Les conscrits de Plô-Meur



LES
CONSCRITS DE PLÔ-MEÛR
(CORNOUAILLES).[1]


I.

Jeunes gens désolés, qui partez pour la France,
Conscrits d’un temps de paix, emmenez l’espérance !
Elle vous guidera loin de nos verts taillis,
Un jour vous reviendrez avec elle au pays. —

II.

Un temps fut (que jamais, Seigneur, il ne renaisse !)
Où tous ceux de vingt ans maudissaient leur jeunesse :
Par bandes chaque année on les voyait partir ;
Hélas ! on ne voyait aucun d’eux revenir.

III.

Les bourgs étaient déserts ; des gens usés par l’âge
Ou des enfans erraient seuls dans chaque village ;
Partout les bras manquaient pour semer et planter,
Et les femmes enfin cessèrent d’enfanter.

IV.

Or, Bonaparte était le chef qui pour ses guerres
Enlevait sans pitié leurs fils aux pauvres mères :
On dit qu’en l’autre monde il est dans un étang,
Il est jusqu’à la bouche en un marais de sang.

V.

Lorsque ceux de Plô-Meûr pour ces grandes tueries
Furent marqués : « Le loup est dans nos bergeries.
« Dirent-ils en pleurant, soumettons-nous au mal
« Et tendons notre gorge aux dents de l’animal. »

VI.

Ils dirent au curé : « Nous partirons dimanche,
« Prenez pour nous bénir l’étole noire et blanche ; »
À leurs parens : « Mettez vos vêtemens de deuil ; »
Au menuisier : « Clouez pour nous tous un cercueil. »

VII.

Horrible chose ! on vit, traversant la bruyère,
Ces jeunes gens porteurs eux-mêmes de leur bière ;
Ils menaient le convoi qui pleurait sur leur corps,
Et, vivans, ils chantaient leur office des morts.

VIII.

Beaucoup de gens pieux des communes voisines
Étaient venus ; leurs croix brillaient sur les collines ;
Sur le bord du chemin quelques-uns à genoux
Disaient : « Allez, chrétiens ! nous prîrons Dieu pour vous. »

IX.

Vers le soir, dans la lande où finit la paroisse,
S’arrêta le convoi ; ce fut l’heure d’angoisse :
Dans la bière on jeta leurs cheveux, leurs habits,
Et tout l’enterrement chanta De Profundis.

X.

Les pères sanglottaient. On eût dit que les femmes
Dans leurs cris forcenés voulaient jeter leurs ames.
Tous appelaient leurs fils en se tordant les bras ;
Comme s’ils étaient morts, eux ne répondaient pas.

XI.

Graves et sans jeter un regard en arrière,
Ils partirent, laissant à Dieu leur vie entière :
Deux à deux ils allaient tout le long des fossés,
Si mornes qu’on eût dit de loin des trépassés.

XII.

Dieu reçut ces martyrs. Dans quelque fosse noire
Leurs os depuis long-temps sont plus blancs que l’ivoire.
Quant aux parens, la mort n’en laissa pas un seul.
Pères et fils tiendraient dans le même linceul. —

XIII.

Jeunes gens désolés qui partez pour la France,
Conscrits d’un temps de paix, à vous bonne espérance !
Le monde est beau, partez ! de retour au pays,
Fièrement vous direz un jour : J’ai vu Paris !


A. Brizeux.
  1. Composé aussi dans l’idiome de Bretagne par M. Brizeux, le chant des Conscrits de Plô-meûr fait partie de ses poésies en langue celtique, imprimées chez E. Duverger. Peu de personnes connaissent aujourd’hui l’acte de résignation héroïque ici consigné ; quant aux croyances populaires sur Napoléon, elles tendent de même à s’effacer.