Les concours du Conservatoire

Heugel (p. 4-7).

LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE


Jusqu’à l’heure où j’écris, et bien que la série des concours de 1896 soit déjà assez avancée, nous n’avons vu se produire encore à aucun d’eux une de ces manifestations aigrelettes ou héroï-comiques comme on en voit régulièrement chaque année. Et pourtant, la chaleur cette fois aurait bien pu monter les têtes, car elle s’est montrée vraiment impertinente et sans pitié, et les ombrages frais du Conservatoire n’étaient pas pour calmer les nerfs des gens naturellement irascibles. J’oubliais cependant : il s’est bien produit une petite manifestation, mais complètement isolée et absolument personnelle, à ce point qu’elle n’a été connue que de ceux qui en étaient tout proches. C’était à l’issue du concours de chant pour les hommes. Lorsque la séance, qui avait été chaude, — oh oui ! — fut terminée, et que M. Théodore Dubois, le nouveau directeur, eut proclamé les récompenses, une petite voix féminine s’éleva, furieuse, dans un coin de l’orchestre et s’écria rageusement : « C’est une infamie ! on n’a rien donné à X…, on a oublié X…, qui a été un des meilleurs du concours. C’est une infamie ! » Puis, la petite voix rageuse, qui ne trouvait point d’écho (car X…, avait été fort mauvais), se perdit dans le brouhaha ordinaire des fins de séances. Renseignement pris, et si ce que l’on m’a dit est vrai, la voix en question était la propriété de l’épouse absolument légitime de X…, dont la fureur alors, si elle n’est pas aussi légitime, est du moins compréhensible. En somme, ce pseudo-scandale a passé complètement inaperçu.

Et sans m’étendre sur ce sujet d’un intérêt médiocre, j’attaque aussitôt le compte rendu des concours de la présente année.

CONTREBASSE

C’est, comme d’ordinaire, par le concours de contrebasse que s’ouvrait la série des grands concours publics. Il est certain qu’au point de vue strictement musical cette séance n’offre qu’un intérêt médiocre, et que le plaisir est relatif d’entendre une demi-douzaine de jeunes gens s’escrimer sur un instrument dont le charme et la douceur ne sont évidemment pas les qualités dominantes. Mais cet intérêt est grand pour qui sait les services que cet instrument puissant rend dans nos orchestres, auxquels il donne l’aplomb, la force et l’équilibre, et combien sont nécessaires l’habileté et la solidité des contrebassistes. On n’a, pour s’en rendre compte, qu’à songer au rôle si important que joue la contrebasse dans la Symphonie pastorale et dans le prodigieux récitatif de la Symphonie avec chœurs de Beethoven. Je cite au hasard ces deux exemples ; mais combien d’autres seraient à invoquer pour justifier la sympathie que la contrebasse inspire à tous les musiciens, sans souhaiter qu’on en veuille faire un instrument de virtuosité, à l’exemple des Dragonetti et des Bottesini !

La classe de M. Viseur, qui présentait cette fois six élèves, m’a paru en progrès sensibles sur l’année dernière. Aussi a-t-elle obtenu quatre nominations, qui ont paru à tous parfaitement justifiées. Le premier solo de Verrimst, qui était choisi pour l’épreuve, est un morceau bien fait, bien conçu pour mettre en relief les qualités de l’exécutant, et qui a le mérite d’être écrit avec style, ce qui n’est pas à dédaigner, même lorsqu’il s’agit de la contrebasse. C’est M. Charon, second prix de l’an dernier, qui, à l’unanimité, s’est vu décerner le premier. C’était justice. Si l’on pourrait souhaiter chez lui un peu plus de son, si l’archet est peut-être parfois un peu court, du moins le jeu est sûr et précis, les doigts sont solides, il n’y a qu’à louer le style et la justesse, et l’ensemble est excellent. J’ajoute qu’il a déchiffré avec beaucoup de sûreté le morceau écrit pour la circonstance par M. Pierné.

Le second prix a été attribué à M. Laporte, dont le jeu dans son ensemble est très satisfaisant. Bon détaché, phrasé intelligent, un certain sentiment du style, telles sont ses qualités. Lui aussi a lu avec habileté. Deux premiers accessits ont été décernés, l’un à M. Chagny, qui concourait pour la première fois, l’autre à M. Boucher, qui avait obtenu le second l’année précédente. M. Chagny se tient mal, en se courbant et en se couchant pour ainsi dire sur son instrument, qui n’en peut mais. Cette réflexion faite, il faut louer la correction de son jeu, qui n’est point sans chaleur, et dont l’ensemble est bien équilibré. On peut en dire à peu près autant de M. Boucher. L’un et l’autre promettent de bons artistes pour nos orchestres. Tous deux ont déchiffré d’une façon satisfaisante.

ALTO

Entre toutes les réformes que les réformateurs infatigables du Conservatoire ne cessent de réclamer depuis longues années, se trouvait la création d’une classe d’alto. Les voilà satisfaits, et la classe est créée. Pour ma part, j’avoue n’en avoir jamais reconnu la nécessité. Qu’est-ce, en effet, que l’alto ? un instrument dont le format est un peu plus grand que celui du violon, mais dont le mécanisme est absolument le même, et qui ne présente aucune difficulté particulière. Il s’agit seulement, pour obtenir la justesse, d’écarter les doigts d’une façon imperceptible, puis, au point de vue de la lecture, de connaître la clé d’ut 4e ligne, ce qui n’est pas absolument la mer à boire. Mais quel est le violoniste qui n’a pas joué, qui ne joue pas l’alto ? Pour ma part, à treize ans, je gagnais ma vie en faisant ma partie d’alto à l’orchestre, malgré la petitesse de mes mains à cet âge, car c’est ainsi que je débutai dans cette brillante carrière, et à dix-huit ans, j’avais joué l’alto de tous les quatuors d’Haydn et de Mozart, parce que, dans nos petites réunions de jeunes gens pour faire de la musique d’ensemble, chacun de nous tenait l’alto à tour de rôle. Il en est assurément de même aujourd’hui. À quoi donc sert une classe d’alto ? Est-ce qu’on créera aussi une classe spéciale de petite flûte, sous prétexte que ladite petite flûte justifie son nom en étant plus petite que la grande ? Cela me paraîtrait tout aussi utile.

Quant à la musique spéciale d’alto, elle n’est pas absolument commune et elle l’est si peu qu’au Conservatoire de Bruxelles, où il existe une classe d’alto, je vois qu’au concours de fin d’année on fait jouer aux élèves des études de violon de Kreutzer, de Fiorillo et de Campagnoli — en les transposant d’une quinte, naturellement. Cela ne justifie-t-il pas l’inutilité que je constate ? La classe d’alto est donc simplement une classe de violon à la quinte. Il n’était vraiment pas besoin de faire tant de bruit. Mentionnons toutefois l’existence de quelques Méthodes d’alto dues à Woldemar, à Martinn et à Bruni. Il y a aussi quatre concertos de Rolla pour l’alto, un autre concert de Ghebart, un de Bernard Lorenziti, un de Woldemar, des duos d’altos de Schœnebeck, Cambini, Martinn, Christian Stumpff, Teniers… Mais je crois qu’on aurait de la peine à former un répertoire étendu pour l’instrument. Comme petite excentricité, on peut signaler un quintette d’Uhran pour trois altos, violoncelle et contrebasse, avec timbales ad libitum.

Enfin, les altophiles seront satisfaits, et le Conservatoire possède aujourd’hui une classe d’alto, qu’on n’aurait su d’ailleurs placer en de meilleures mains qu’en celles de M. Laforge. (Je crois bien que M. Laforge préférerait avoir une classe de violon. Enfin !…) On avait fait choix, comme morceau de concours, d’un concertstück de L. Firket. Qui ça, Firket ? J’ai eu quelque peine à le savoir. J’y suis parvenu pourtant. Firket était un artiste belge qui a tenu jusqu’à son extrême vieillesse la partie de premier alto à l’orchestre de la Monnaie de Bruxelles et qui était en même temps titulaire de la classe d’alto au Conservatoire, où il a été remplacé à sa mort, il y a trois ans, je crois, par M. Van Hout, le professeur actuel. Voilà tout ce que j’en puis dire, et j’arrive enfin au concours, dont le morceau de lecture à vue était écrit par M. Charles Lefebvre.

Point de premier prix pour ce concours, mais deux seconds prix, attribués à MM. Denayer et Henri Brun. M. Denayer est assurément supérieur à tous ses camarades. Il a de bons doigts, un archet facile, une grande justesse et une rare sûreté d’exécution. Avec cela un heureux phrasé et le sentiment du style. Ensemble excellent et lecture irréprochable. Sa supériorité est telle que je suis étonné qu’on ne lui ait pas donné un premier prix. Je regrette de n’en pouvoir dire autant de M. Henri Brun, dont le jeu est gros, lourd, sans grâce, l’exécution petite, incomplète, l’archet savonneux, avec des doigts insuffisants. Je crois que ce jeune homme peut acquérir, en travaillant, les nombreuses qualités qui lui manquent, mais il a bien besoin de travailler.

Deux premiers accessits, à MM. Pierre Brun et Casadesus. M. Pierre Brun, qui n’est point parent de M. Henri Brun (on les croyait jumeaux parce que, portant le même nom, ils sont exactement du même âge (17 ans et 8 mois), me paraît avec sa récompense moindre, lui être de beaucoup supérieur. Il a de la hardiesse, de l’élégance, un bon archet, du style et du brillant. C’est un tempérament d’artiste. Chez M. Casadesus l’exécution est grosse, incomplète et sans distinction ; certaines qualités secondaires pourtant, de l’assurance et le sentiment du style.

Des quatre autres concurrents je ne vois à signaler que M. Viguier, qui a de la vigueur et de l’assurance et qui ne manque pas de qualités, mais dont la justesse a laissé à désirer dans les traits.

Et maintenant, vive la classe d’alto, qui ne sera autre chose qu’un déversoir pour les jeunes gens qui auront éprouvé des malheurs à l’examen d’entrée pour les classes de violon.

VIOLONCELLE

Le concours de violoncelle mettait en ligne onze élèves, qui nous ont fait entendre l’allegro du 9e concerto de Romberg, morceau bien fait pour l’instrument mais qui ne brille pas par la fraîcheur des idées et dont les traits semblent calqués trop servilement sur ceux des concertos de violon de Viotti. Le morceau à déchiffrer, d’un rythme un peu trop vague, était dû à MM. Hillemacher.

Trois premiers prix ont été décernés : à M. Desmonts, élève de M. Rabaud, M. Pollain, élève de M. Delsart, et Mlle de Buffon, élève de M. Rabaud. M. Desmonts avait obtenu un second prix en 1894 ; les deux autres n’ont fait qu’un saut de leur second accessit de l’an dernier au premier prix de cette année. M. Desmonts a de la hardiesse, du feu, de l’élan, de l’expérience, un joli son, un phrasé délicat, un jeu élégant et un bon archet. C’est presque très bien sans être parfait, à cause de certains détails qui ont été manqués. M. Pollain se fait remarquer par des doigts habiles, un archet élégant, du goût, et en général par un joli jeu, bien égal, qui n’escamote rien, et dans lequel tout est bien soigné, bien fait et mis en pleine lumière. Comme celui-ci, Mlle de Buffon est en très grand progrès. Chez elle le jeu est sûr, hardi, la justesse est bonne, l’ensemble très net, sinon toujours élégant. Je lui reprocherai seulement de sabrer certaines phrases et de manquer de délicatesse. Elle devra s’attacher à acquérir le charme qui lui manque encore.

Dirais-je que le second prix attribué à M. Deblauwe m’a un peu étonné ? Je suis toujours désolé quand l’opinion que j’exprime peut chagriner quelqu’un de ces jeunes gens, que nous devons toujours, aussi à dire la vérité, ou ce que je crois tel, et lorsqu’il m’arrive d’être sévère, je le fais dans leur propre intérêt et pour leur faire connaître leurs défauts. Or, je trouve que le jeu de M. Deblauwe est sage jusqu’à la froideur, qu’il manque d’élan et, ce qui est plus grave encore, parfois de justesse. Je vois là certaines qualités d’ensemble, mais c’est tout, et je crois que M. Deblauwe, qui est élève de M. Rabaud, aura à mettre les bouchées doubles, et même triples, s’il veut atteindre son premier prix.

À côté de cela, le jury se refuse à décerner un premier accessit, et il n’en accorde qu’un second à M. Agnellet élève de M. Delsart, qui, à mon sens, a été l’un des participants les plus distingués de ce concours. Ce jeune homme a un joli son, de bons doigts, de l’élégance, de la sûreté, et l’ensemble de son jeu se distingue par le goût et la grâce du phrasé. Il ne manque qu’un peu plus d’ampleur et de hardiesse. J’ajoute qu’il a très bien lu.

Et on n’a rien donné à un autre élève de M. Delsart, M. Rabatel, qui, lui aussi, a déployé de bonne qualités : un beau son, un gentil phrasé, du goût, des doigts habiles et un jeu distingué ! Ce n’est pas sa faute si ses cordes sifflaient par cette température sénégalienne, et si sa transpiration était telle que la touche de son instrument ruisselait quand il a eu terminé son morceau.

Je n’ai rien à dire des autres élèves non récompensés, sinon que tous m’ont paru jouer faux à dire d’expert, ce qui explique suffisamment l’indifférence du jury à leur égard.

CHANT (Hommes).

Le concours de chant pour les hommes n’a donné, dans son ensemble, que des résultats médiocres. Il n’y a pas lieu de s’en étonner outre mesure si l’on songe que sur les dix-sept élèves qui y prenaient part, treize n’avaient obtenu encore aucune récompense, dont huit concouraient pour la première fois. Et sur les quatre autres, il y avait seulement un second prix et trois seconds accessits. On ne pouvait donc guère s’attendre à une lutte brillante comme il s’en établit parfois entre plusieurs élèves qui doivent, par leur passé, aspirer aux plus hautes récompenses.

C’est M. Beyle, élève de M. Bussine, le second prix de l’an passé, qui a décroché la timbale, sous forme de l’unique premier prix décerné, et il n’y avait vraiment pas moyen d’en donner d’autres. C’est un ténor vigoureux, qui a déployé de la chaleur dans l’air d’Hérodiade, qu’il a chanté avec une certaine grandeur, avec une bonne et solide articulation. Nous le retrouverons dans les deux concours d’opéra et d’opéra-comique, ainsi que M. Vieuille, élève de M. Masson, un baryton qui a enlevé un second prix avec un morceau d’un choix excellent et comme on voudrait en entendre plus souvent, un air superbe de la Fête d’Alexandre, de Hændel. Il n’y a pas à tricher avec cette musique-là, et il faut payer de sa personne, argent comptant. Si elle est diantrement difficile dans sa simplicité, au moins est-elle de nature à mettre en relief les qualités de celui qui s’attaque à elle, c’est-à-dire la pose de la voix, l’habileté de la vocalisation, le style et le phrasé. Tout cela n’est certainement pas complet encore dans l’exécution très intéressante de M. Vieuille, mais tout cela s’y trouve dans des proportions très satisfaisantes. Avec une suite de bon travail, ce jeune homme est en bon chemin.

Trois premiers accessits ont été adjugés à MM. Gresse, élève de M. Edmond Duvernoy, Cremel, élève de M. Warot, et Dumentier, élève de M. Masson. M. Gresse, qui est, si je ne me trompe, le fils de l’artiste de l’Opéra, s’est fait entendre dans un air de la Reine de Saba. Sa voix est une basse chantante solide et étendue. L’articulation est bonne et le chanteur n’est point sans qualités, mais il traîne trop la plupart de ses phrases, ce qui donne à l’ensemble de l’exécution une lourdeur et une froideur fâcheuses. Ah ! que nos jeunes chanteurs ont donc de peine à se décider à chanter en mesure. « La mesure ! quelle est cette bête-là ? » disait une cantatrice, c’est-à-dire une braillarde, du temps de Rameau. Or, « cette bête-là », c’est tout simplement l’âme de la musique, et il serait bon qu’on voulût enfin s’en rendre compte. — Je crois bien que c’est surtout à la puissance et à la qualité de la belle voix de ténor qu’il a déployée dans l’air du quatrième acte de l’Africaine que M. Cremel doit la récompense qui est venue le trouver à son premier concours. Pour ce qui est de l’artiste, j’ai regret à dire que tout est à faire chez lui, et qu’il ne sait encore ni émettre un son ni attaquer une note. Heureusement, l’étoffe est bonne chez lui, et s’il consent à travailler comme il convient, il a tout ce qu’il faut pour en tirer un bon parti. — M. Dumontier est un joli ténor de grâce, qui a chanté ou plutôt qui a soupiré l’air adorable : Unis dès la plus tendre enfance, de l’Iphigénie en Tauride de Gluck. C’est qu’en effet, pour obtenir le charme et la douceur, il lui arrive d’éteindre la voix de telle façon qu’on a peine à l’entendre. Il fera bien de se méfier de l’excès de ce procédé. Il fait ce qu’il peut d’ailleurs, et dans cet air admirable, mais d’un style si difficile, il a fait preuve d’intelligence et de bonne volonté.

La série des récompenses s’est close par deux seconds accessits décernés à M. Béchard, élève de M. Bax, et à M. Laffitte, élève de M. Crosti. Je ne voudrais pas bêcher M. Béchard, mais j’avoue que je ne trouve pas grand’chose à dire de lui, sinon qu’il a chanté l’air de baryton de Don Carlos sans que j’aie trouvé le moyen de découvrir chez lui une qualité saillante ou un défaut caractérisé. Cela m’a paru simplement d’un incolore absolu. — Quant à M. Laffitte, un jeune ténor dont la voix est d’assez bonne qualité, il m’a semblé qu’il ne comprenait rien, mais là, absolument rien à l’air du Freischütz, qui est évidemment d’un style trop difficile pour un chanteur aussi neuf, et qui d’ailleurs n’est pas parfaitement adapté à sa voix. Voilà deux chanteurs — qui sont les deux plus jeunes du concours — qu’il faudra réentendre l’an prochain pour les juger en connaissance de cause et d’une façon moins sommaire. D’ici là, ils auront eu le temps de se former.

Je regrette de n’avoir pas vu attribuer aussi un second accessit à M. Reder, élève de M. Warot, qui me paraissait digne de cet encouragement. Ce jeune homme a chanté l’air du premier acte du Pardon de Ploërmel : « De l’or, de l’or ! » avec une très belle voix de baryton franche et sonore, sans crier, en phrasant bien, avec goût et sobriété. J’ai idée que celui-là se distinguera à une prochaine épreuve, car il a de l’étoffe et de l’avenir. Parmi les élèves non couronnés et qui me semblent doués pour plus tard, je signalerai M. Sizes (Duvernoy), qui a dit l’air d’Hérodiade : Vision fugitive, M. Edwy (Archaimbaud), qui, comme son camarade Reder, mais moins heureusement, a chanté l’air du Pardon, et M. Hans (Léon Duprez), qui s’est fait entendre dans l’air de Guillaume Tell : Asile héréditaire. Il y a, je crois, chez ces jeunes gens encore inexpérimentés, des promesses qui se réaliseront.

CHANT (Femmes).

Le concours des femmes a été plus faible encore, s’il se peut, que celui des hommes, et ce qui le prouve, c’est le nombre et la nature des récompenses, qui ne dépassent pas quatre, avec absence de premier prix. Mais ici, la même réflexion est à faire que pour la précédente journée : sur seize élèves qui entraient en lice, quatorze n’avaient encore obtenu aucune récompense, dont onze concouraient pour la première fois. Et comme les deux seules élèves antérieurement couronnées, Mlles Guiraudon et Allusson, second prix et premier accessit de 1893, ne se sont pas trouvées à la hauteur de ce qu’on était en droit d’attendre d’elles, la débâcle a été générale. Il est à craindre, malheureusement, que les deux séances d’opéra et d’opéra-comique ne se ressentent douloureusement de cette faiblesse du double concours de chant, et que nos théâtres n’aient pas grand’chose à récolter cette fois au Conservatoire. C’est une année maigre, il faut en prendre son parti. La suivante sera probablement meilleure.

J’ai dit qu’il n’avait pas été décerné de premier prix, et je suis obligé d’ajouter que le second prix lui-même n’est pas de qualité supérieure. Il me semble que le jury a dû avoir quelque peine à le découvrir. C’est une Suédoise, Mlle Ackté, élève de M. Edmond Duvernoy, qui a bénéficié de cette recherche délicate. Je croirais volontiers que c’est surtout à la qualité de sa voix, qui est fort jolie, qu’elle doit cette distinction, car elle a chanté la valse de l’Ombre, du Pardon de Ploërmel, d’une façon bien singulière, sans rythme et sans mesure, avec une vocalisation dont les détails sont loin d’être satisfaisants, et sans l’ombre du sentiment musical. C’est à croire que cette jeune fille ne connaît pas même les premiers éléments du solfège. Je ne nie pas qu’il y ait en elle de l’étoffe (il y a d’abord l’instrument, ce qui est l’essentiel), mais je crois qu’il lui faudra diantrement travailler pour se tenir, l’an prochain, à la hauteur du succès qu’elle vient d’obtenir.

Le premier accessit a été attribué à une autre élève de M. Duvernoy, Mlle Defodon, qui s’est fait entendre dans un air de la Prise de Troie, de Berlioz. Ici nous sommes en présence d’une superbe voix de mezzo-soprano, une belle voix corsée, étendue et juste, d’une pâte à la fois onctueuse et solide, qui fera merveille à la scène lorsqu’un travail intelligent aura complété ses qualités naturelles. Je crois qu’il y aura d’ailleurs dans cette jeune personne un tempérament d’artiste. C’est encore neuf et parfois un peu gauche d’exécution, mais avec de bonnes intentions dans la diction et dans le phrasé.

Deux seconds accessits ont récompensé les efforts de Mlle Christianne, élève de M. Léon Duprez, et de Mlle Truck, élève de M. Masson. Mlle Christianne, dont la voix est bien jolie, a chanté l’air du troisième acte du Songe d’une Nuit d’été, dans lequel elle a fait preuve d’une vocalisation encore bien incomplète et bien imparfaite ; mais certaines phrases ont été dites d’une façon heureuse et non sans quelque élégance. — Mlle Truck, qui est fort jolie et qui paraissait avoir grand’peur, s’est produite dans l’air admirable d’Obéron. La voix est belle, solide, étendue, le chant est sage, correct, il était même, au commencement, correct jusqu’à la froideur ; heureusement la cantatrice, en prenant un peu possession d’elle-même, s’est animée, et a fait preuve, vers la fin, de chaleur et d’élan. Ç’a été là l’une des notes intéressantes de la journée, et je considère cette jeune femme comme l’une des espérances de l’an prochain.

L’espérance de cette année était en Mlle Guiraudon, qui ne pouvait aspirer qu’au premier prix et qui, malheureusement, était souffrante et fatiguée. Chanteuse de tempérament, elle s’est efforcée de donner à l’air du Freischütz la chaleur et l’expression scénique qu’il réclame. Mais ses efforts ont trahi sa volonté, et il était manifestement impossible de lui accorder la seule récompense qu’elle pût ambitionner. — Mlle Alusson, qui, de son côté, courait après un second prix, n’a pu l’atteindre en chantant la valse du Pardon de Ploërmel. Elle a de l’habileté, de l’adresse et de l’aplomb, elle a même beaucoup d’aplomb, mais son exécution est sèche et roide, et manque essentiellement de grâce. Il me semble pourtant qu’en travaillant elle a ce qu’il faut pour arriver.

Parmi les autres élèves non récompensées, je manifesterai un regret à l’égard de Mlle Dreux, qui me paraissait mériter un accessit pour la façon aimable dont elle a chanté l’air du Pré-aux-Clercs (massacré un peu plus loin par une autre concurrente qu’il est inutile de nommer). Cette jeune fille a une jolie voix, et sa vocalisation agréable ne manque ni de hardiesse ni d’habileté. — Pour le reste, le silence est de rigueur.

HARPE

Le concours de harpe, bien qu’il ne réunit que cinq élèves, aura été l’un des plus brillants et des plus intéressants de l’année, et la classe de M. Hasselmans se maintient à la hauteur de la renommée qu’elle a si légitimement conquise dès l’arrivée de cet excellent professeur. Sur ses cinq sujets, cette fois tous féminins, quatre se sont montré plus ou moins remarquables, bien que trois récompenses seulement aient été décernées, — ce que, pour ma part, j’ai regretté infiniment, — et la séance a été de qualité vraiment supérieure.

Le morceau d’exécution était un concerto de Zabel, accompagné par le quatuor à cordes auquel on avait adjoint un harmonium dont, je l’avoue, la sonorité ne me plaît que médiocrement en la circonstance, car elle ne se marie vraiment pas avec celle des autres instruments. La page de lecture à vue, d’un joli sentiment, avait été écrite par M. Pugno. Qu’est-ce que ce Zabel, auteur du concerto en question ? Il me serait impossible de le dire. J’ai eu beau chercher et m’enquérir, j’ai été moins heureux cette fois que pour le concerto d’alto de Firket, et de ma chasse je suis revenu bredouille. Il n’importe ; le morceau ne manque point d’intérêt, et il a cet avantage de bien faire ressortir les qualités de l’exécutant, tant sous le rapport du style qu’au point de vue du sentiment ou de la virtuosité. On ne saurait lui demander plus.

Nous avons ici un brillant premier prix en la personne d’une fillette de quinze ans, Mlle Pauline Linder, jolie comme un cœur, et qui s’est trouvée emporter d’emblée la suprême récompense, que le public, je le crois bien, lui avait décernée de lui-même avant que le jury se fût prononcé. Son jeu bien fondu, et dont l’ensemble est excellent, joint la grâce à la hardiesse, le goût à l’éclat ; agilité des doigts, brillant dans l’exécution, sonorité charmante, avec cela la chaleur et la vigueur nécessaire, elle réunit toutes les qualités qui d’avance assuraient son succès. Cela est tout à fait charmant. J’ajoute qu’elle a très gentiment lu.

Plus jeune de trois ans, Mlle Stroobants, qui n’en a que douze, s’est vu attribuer le second prix, qui succède pour elle au premier accessit de l’an dernier. Celle-ci a montré de la grâce, de l’agilité, de la facilité dans une exécution correcte et bien sentie. Bien que la vigueur ne lui soit point étrangère, on lui souhaiterait seulement un son plus ample et plus corsé, et c’est à cela qu’elle devra surtout s’attacher. Elle a lu avec beaucoup de goût.

C’est encore une enfant, Mlle Houssin, âgée de treize ans, qui a obtenu le premier accessit. Mlle Houssin est la fille de l’excellent artiste à qui l’on doit la belle statue de Mme Desbordes-Valmore que la ville de Douai inaugurait, il y a quinze jours à peine. Elle décèle aussi une gentille nature d’artiste. Son exécution, d’un ensemble agréable, très nette, très correcte, se distingue par une bonne qualité de son, un goût déjà formé et un heureux sentiment musical.

C’est avec peine que j’ai vu le jury se montrer plus sévère que de raison envers Mlle Luigini, qui avait obtenu un premier accessit en 1894 et qui le trouvait, par conséquent, à son dernier concours. Par l’autorité de son jeu, par son habileté, par la grande sûreté de son exécution, par l’excellence de son mécanisme, cette jeune fille, à qui il ne manque peut-être qu’un peut de chaleur, me paraissait bien mériter de partager le second prix avec Mlle Stroobants. En réalité son concours a été remarquable, et, à moins de raisons que le jury peut seul connaître, il me paraît qu’il y a eu là de sa part un oubli fâcheux.

PIANO (Hommes).

Les classes masculines de piano n’ont fait figurer cette fois sur la liste du concours que les noms de treize jeunes lutteurs. Il y a longtemps, je crois, que pareil fait ne s’était produit, et je serais bien aise qu’il s’établit une coutume et qu’on ne produisît en effet, à cette épreuve importante, que ceux-là seuls qui sont dignes d’y prendre part sinon toujours avec succès, du moins d’une façon parfaitement honorable. On épargnerait ainsi au public, et surtout au jury, l’audition de non-valeurs qui ne peuvent que le fatiguer, quand elles ne faussent pas son jugement par la confusion qu’elles amènent naturellement dans son esprit.

Cette fois, c’est la classe de M. Diémer qui triomphe sur toute la ligne. Sur sept élèves présentés elle obtient six des huit récompenses décernées, et quelques-unes de ces récompenses lui préparent encore une année prochaine très brillante. L’ensemble du concours a été d’ailleurs remarquable, et a mis en évidence une fois de plus la supériorité de notre enseignement instrumental au Conservatoire. Le morceau choisi était, à tous les points de vue, d’une rare difficulté : difficulté d’exécution et difficulté d’interprétation, c’est-à-dire de style, de couleur et de caractère. C’était la quatrième ballade de Chopin (en fa mineur). Je regrette toujours qu’on joue du Chopin au Conservatoire, où l’on ne devrait pas sortir du classique — et l’on m’accordera bien, pour admirable qu’elle soit, que la musique de Chopin n’est ni de formes ni de tendances classiques. Mais enfin, puisqu’on voulait encore s’adresser à ce maître, il était sans doute difficile de mieux choisir.

Le triomphateur de la journée a été le jeune Cortot, élève de M. Diémer, qui s’est vu attribuer, à l’unanimité, l’unique premier prix décerné. Il m’a semblé tout d’abord qu’il prenait le mouvement un peu trop lent, ce qui me faisait craindre que le morceau ne perdît ainsi une partie de son nerf et de son accent. Mais cette crainte a vite disparu. Bientôt l’artiste s’est animé, ses doigts superbes ont donné à cette œuvre si curieuse la couleur et la vigueur qu’elle comporte, et il l’a jouée jusqu’à la fin avec un feu, un éclat, une verve, un brio qu’aucun de ses camarades n’a pu atteindre. Son succès a été très grand auprès du public, et l’on voit qu’il n’a été ni moins complet ni moins considérable auprès du jury.

C’est un autre élève de M. Diémer, un bambin de quatuorze ans, le petit Lazare Lévy, qui a obtenu le second prix, unique aussi, de la journée. Il est drôle comme tout, ce petit, et tout à fait intéressant. Je n’oserais affirmer qu’il a donné au morceau la couleur qui lui convient, mais il l’a joué avec grâce, avec goût, avec sentiment, et l’agilité de ses doigts, la vigueur de ses poignets, la netteté et la sûreté de son exécution ont fait merveille. Avec cela, myope d’une façon ridicule, il a dû se tenir debout pour lire le morceau à vue, se collant le nez sur son papier sans pouvoir regarder son clavier, ce qui ne l’a pas empêché de déchiffrer très bien et avec goût le morceau à vue écrit par M. Widor.

Un fait assez rare s’est produit ensuite ; les quatre seconds accessits de l’année dernière, MM. Lhérie, Estyle, Gallon et Grovlez, se sont vu décerner les quatre premiers accessits. Le premier appartient à la classe de M. de Bériot, les trois autres sont élèves de M. Diémer. M. Lhérie se distingue par un joli son, de bons doigts, de la grâce dans le phrasé, des traits fins et délicats, qualités qui constituent un très bon ensemble. — M. Estyle reproduit les mêmes qualités, à un degré peut-être supérieur. Le son chez lui est clair et transparent, le phrasé plein d’élégance, et l’agilité des doigts est remarquable. — Si le jeu de M. Gallon est brillant il est aussi un peu lourd, et si son exécution est ferme et précise on peut lui reprocher de manquer d’un peu de grâce. — Chez M. Grovlez au contraire l’exécution est très distinguée, entremêlée d’élégance et de vigueur, et le mécanisme est d’une rare habileté.

Enfin deux seconds accessits sont venus trouver MM. Roussel, élève de M. Diémer, et Bernard, élève de M. de Bériot. M. Roussel a des doigts élégants, un bon phrasé, un joli son, un jeu moelleux, bien fondu et d’un ensemble excellent. — L’exécution de M. Bernard manque absolument de personnalité : mais elle est très correcte, bien équilibrée, et tous les détails sont rendus avec le plus grand soin.

Les deux seconds prix des années précédentes, M. Motte-Lacroix (1894) et M. Decreus (1895), se sont laissé distancer cette fois, M. Motte-Lacroix a fait preuve pourtant d’excellentes qualités ; il a la grâce et l’élégance, et il m’a paru surtout avoir très heureusement compris le caractère du morceau. Mais son jeu voudrait plus d’ampleur et touche parfois à la mièvrerie. Quant à M. Decreus, on peut louer chez lui la beauté du son et l’habileté du mécanisme ; mais lui aussi manque de nerf, et surtout de personnalité.

Néanmoins, on a vu que la journée avait été brillante, et que notre école de piano continue de soutenir sa vieille renommée. Nous verrons la semaine prochaine ce qu’il en sera des classes féminines.

Arthur Pougin.

P.-S. — Il m’est impossible de donner aujourd’hui le compte rendu du double concours de déclamation dramatique, qui s’est terminé vendredi à sept heures du soir. Je dois me borner, pour le moment, à en faire connaître les résultats :

Tragédie (Hommes).

Pas de 1er prix.

2e Prix : M. Dorival, élève de M. Silvain.

1ers Accessits : MM. Vayre, élève de M. Worms, et Froment, élève de M. Silvain.

Pas de 2e accessit.

Femmes.

Pas de 1er prix.

2e Prix : Mlle Maille, élève de M. Silvain.

1er Accessit : Mlle Page, élève de M. Dupont-Vernon.

2e Accessit : Mlle Even, élève de M. Leloir.

Comédie (Hommes).

1er Prix : M. Prince, élève de M. Worms.

2e Prix : M. Garbagny, élève de M. de Féraudy.

1er Accessit : M. Berthier, élève de M. de Féraudy.

2e Accessit : M. Caillard, élève de M. Leloir.

Femmes.

Pas de 1er prix :

2e Prix : Mlle Maufroy, élève de M. de Féraudy.

1er Accessit : Mme Dehelly-Stratsaert, élève de M. Delaunay, et Mlle Even, élève de M. Leloir.

2e Accessit : Mlle Norahc, élève de M. de Féraudy.

À huitaine le compte rendu.
A. P.