Les comtés de Rimouski, de Matane et de Témiscouata/01

LE COMTÉ DE RIMOUSKI.


À l’honorable H. Mercier,
Premier ministre de la province de Québec,


Monsieur le Premier,


J’ai l’honneur de vous exposer, dans le présent rapport, le résultat d’une expédition que je viens de faire dans l’intérieur du comté de Rimouski, pour constater l’état de cette contrée à différents points de vue, et particulièrement au point de vue de l’agriculture et de la colonisation.


I


Dès qu’on a quitté le littoral du Saint-Laurent et qu’on a pénétré quelque peu dans l’intérieur, ce qui frappe avant tout le regard, ce sont les manifestations géologiques du sol. On se trouve en présence d’un pays en apparence montagneux, à cause des nombreux et capricieux soulèvements du sol d’un pays coupé de vallées profondes qui lui donnent l’aspect d’une ondulation en quelque sorte infinie, irrégulière, accidentée et mouvementée, comme celui de larges vagues s’épanchant sur une surface remplie à la fois de précipices et d’escarpements prolongés.

Ces montagnes qui, vues à une certaine distance, semblent passablement élevées, ne sont que des collines souvent très irrégulières, arrondies, de véritables croupes ne renfermant pas un seul rocher, mais en revanche un sol végétal, très riche en ingrédients fertiles et couvert de fort belles forêts des bois les plus recherchés. Les rivières et les cours d’eau sont nombreux. La plupart du temps on dirait qu’ils coulent au fond de véritables abîmes, tant il leur a fallu creuser profondément la couche terrestre, pour se frayer un lit et gagner soit le fleuve, soit les rivières plus grandes auxquelles ils apportent leurs eaux. À des indices irrécusables, on remarque souvent que tout le sol avoisinant est formé d’une épaisse masse d’alluvion qui atteint des hauteurs plus ou moins élevées, et qui forme en grande partie les collines et les soulèvements que l’on aperçoit de tous côtés.

Ajoutons que dans les nombreuses dépressions du sol, parfois même sur les flancs des montagnes, on rencontre des lacs de toutes les dimensions et en nombre tel qu’il est impossible, pour le voyageur qui veut se rendre compte des choses, de ne pas se demander comment ces profonds et tranquilles réservoirs de notre globe ont pris naissance et comment ils se sont alimentés jusqu’à nos jours. Des lacs ! Il y en a partout, à profusion, sur toute la surface de l’Amérique Septentrionale, et même particulièrement dans notre province. Lorsque à la suite de la période glaciaire, qui couvrit la plus grande partie du globe et qui dura des centaines de siècles, d’après les géologues, le continent Nord Américain émergea petit à petit de son linceul de glace, il se montra avec de terribles blessures, les côtes enfoncées, le dos troué en maints endroits, son épaisse croûte entamée et lacérée dans les parties les plus vulnérables. C’est dans ces blessures, restées béantes, que la glace s’arrêta, s’engouffra, se fondit et forma les lacs que nous trouvons aujourd’hui presque à chaque pas, et vers lesquels se dirigent en si grand nombre des pêcheurs avides de sport, sans se douter que dix mille siècles les contemplent.

D’autre part, la masse de glace, surprise par la débâcle et s’effondrant sous son propre poids, dût nécessairement se chercher un débouché et s’efforcer de gagner la haute mer. De là ces rivières et ces cours d’eau qui, après des siècles de labeurs, de tentatives, d’essais répétés pour se frayer un chemin, découpèrent et creusèrent le sol dans les endroits les plus faciles, repoussant de chaque côté d’eux d’énormes masses de terre, de détritus de substances organiques accumulées, qui ont formé les collines et les apparentes montagnes que l’on découvre aujourd’hui. Ce sol est donc en général fertile et voilà pourquoi les terres de l’intérieur de notre province, celles particulièrement qui bordent les cours d’eau, sont incomparablement plus fécondes que celles qui bordent le grand fleuve Saint-Laurent.

Sans doute, je ne veux pas donner cette explication comme irréfutable, ni comme la seule qui puisse être apportée à l’existence du phénomène que je signale ; mais comme je la crois très plausible et comme elle semble justifiée par la nature et la physionomie des lieux, je crois pouvoir sans crainte la présenter dans le rapport que je vous adresse, en laissant aux géologues le soin de la combattre ou de l’appuyer suivant leurs théories personnelles.

Le voyageur qui veut pénétrer dans l’arrière-pays du comté de Rimouski, et de là descendre à peu près parallèlement au fleuve, prendra de préférence la route dite de Saint-Anaclet, paroisse de l’intérieur, située entre Rimouski et Sainte-Luce ; il suivra cette route jusqu’à la cinquième concession de Saint-Anaclet, tournera à gauche et s’engagera dans le chemin Neigette, qui le mènera jusqu’à la paroisse de Saint-Donat, située immédiatement en arrière de la paroisse de Sainte-Luce.

Sur presque tout ce trajet on suit, en s’en écartant de bien peu, la rivière Neigette, qui va se jeter plus loin dans la rivière Métis.

Ici on est entré en plein cœur de la région mamelonnée et onduleuse dont nous venons de parler.

Le pays est si accidenté, tout en bosses et en ravins, qu’on se demande comment l’homme a pu y pénétrer, y faire des chemins et s’y établir. On y voit des maisons, aussi bizarrement situées qu’il est possible de l’imaginer. Parfois il n’y a pas place, sur le même mamelon, pour la maison et ses dépendances ; on aperçoit d’abord l’habitation sur une butte, puis la grange dans un ravin plus bas, en sorte que l’on découvre l’une après l’autre.

Cette région est si accidentée que mon conducteur ne peut s’empêcher de jeter ce cri : « La terre danse ici, monsieur, c’est un quadrille de la nature. » Aussi ne faut-il pas s’étonner si les côtes y succèdent aux côtes ; tout le temps se passe à gravir et à descendre, et cependant ces côtes sont bien peu de chose en comparaison de celles que l’on trouve plus en arrière, entre les paroisses nouvelles de Sainte-Angèle, de Saint-Gabriel et de Saint-Marcelin.

En arrivant au village de Saint-Donat, les collines s’éloignent quelque peu et l’on entre dans une vallée où l’horizon s’élargit et où l’espace redevient libre. Le village en lui-même n’est pas considérable, mais en revanche les terres sont remarquablement fertiles.

On retrouve là les beaux champs de céréales qu’on se rappelle avoir vus dans les régions favorisées de la province ; on remarque des essais d’horticulture, et une égalité d’aisance qui répand comme un parfum de bonne habitation sur tout le parcours du chemin.

On continue, et après avoir fait encore environ huit milles et traversé une étendue de deux ou trois milles comparativement inculte, on voit se dessiner devant soi, sur les bords coquets et sinueux de la rivière Métis, tout à fait au fond d’une gracieuse vallée, le joli et pittoresque village de Sainte-Angèle, qui vient à point reposer agréablement la vue du spectacle trop prolongé des soubresauts du pays avoisinant.

Sainte-Angèle est le joyau de l’intérieur du comté de Rimouski. Non seulement elle doit à la nature des priviléges et des dons spéciaux qui lui donnent la beauté et l’attrait, mais encore elle doit à sa situation géographique d’être comme un centre d’où la colonisation rayonne dans toutes les directions. Elle est placée en effet sur la rivière Métis, à égale distance, sept milles environ, de deux stations de l’Intercolonial, celles de Sainte-Flavie et de Saint-Octave. Elle s’ouvre d’un côté sur le chemin Matapédia, qui va de Sainte-Flavie à la Baie des Chaleurs, et de l’autre sur le nouveau chemin qui a été pratiqué cette année même à travers la forêt, et qui, partant de Sainte-Angèle, suit tout le long la rivière Métis et aboutit au grand lac de ce nom, vingt-et-un milles plus loin. Tout autour du village, s’étageant doucement et harmonieusement, s’élèvent des collines, auxquelles on donne volontiers le nom de montagnes, et qui sont toutes facilement cultivables, les unes même jusqu’à la moitié ou aux trois quarts de leur hauteur.

Toutes ces terres sont d’une remarquable fertilité. On voit onduler les longs épis chargés de grains ; les terres plantureuses d’avoine et de blé rivalisent avec les prairies couvertes d’un foin généreux, et l’on reste étonné de ce spectacle dans un endroit où l’on croyait naturellement que la civilisation avait à peine pénétré, mais c’est là une impression fausse qu’il convient de rectifier sur le champ.

Dans notre pays ce sont surtout les gens des nouveaux établissements qui sont les plus dégourdis et les plus portés à adopter toutes les formes du progrès. N’étant pas retenus par la routine, par la tradition, par l’emploi des vieilles méthodes, par les entraves qu’apportent des gens intéressés, prévenus et facilement alarmés à l’idée d’une amélioration ou d’une transformation quelconque, ils créent de toutes pièces un état nouveau, basé sur les conditions nouvelles de la culture et les progrès récents qu’on y a accomplis

Vous craignez d’arriver là aux dernières limites des habitations, parmi des gens qui ont perdu tout souvenir de leur existence antérieure, ou qui ont toujours vécu isolés et sauvages. Vous vous imaginez qu’ils resteront tout ébahis à votre approche et qu’ils sauront à peine vous répondre ou comment vous recevoir.

Détrompez-vous. Ce monde-là se compose précisément, à de rares exceptions près, de ce qu’il y a de plus actif et de plus énergique dans nos vieilles paroisses. Plutôt que d’émigrer aux États-Unis, ces colons et ces défricheurs nouveaux ont résolu de tout essayer d’abord sur le sol de leurs pères, et ils se sont enfoncés vaillamment, hardiment, dans le cœur de l’épaisse forêt. Ils apportent avec eux des méthodes nouvelles et un esprit nouveau ; aussi voit-on les établissements qu’ils ont fondés prospérer beaucoup plus vite que les anciens, dotés qu’ils sont de ces améliorations modernes qui simplifient et facilitent toutes les opérations agricoles.

À Sainte-Angèle, il y a au moins une trentaine de moissonneuses en usage, sans compter les autres instruments aratoires, et cela parmi une population qui, il y a trente ans à peine, était absolument sans ressources et extrêmement clairsemée.

Dans ce temps-là le grand chemin de Matapédia, qui a ouvert à l’agriculture toute la vallée de ce nom, n’était pas encore commencé, puisqu’il ne date que de 1863. Aujourd’hui, il est bordé d’établissements sur presque tout son parcours, et depuis Sainte-Flavie qui, à cette époque, constituait à peu près la limite des habitations, jusqu’à Amqui, qui forme l’avant-dernier canton du comté de Matane, on compte plusieurs paroisses, entre le chemin de Matapédia et la ligne de l’Intercolonial. Ce chemin Matapédia, disons le entre parenthèses, a été par bouts une entreprise très longue et très difficile à conduire. En certains endroits il a coûté jusqu’à $400 dollars l’acre, tant les travaux à faire étaient ardus, à cause de la configuration et des résistances de toute nature du terrain. Aujourd’hui il offre une longue et belle voie de communication et de colonisation qui a fait, pour l’ouverture de cette région, autant au moins que l’Intercolonial lui-même.

Non seulement le chemin de Matapédia n’était pas construit il y a trente ans, (c’était une grande voie qui devait devancer la colonisation,) mais encore, et à plus forte raison, n’y avait-il pas de chemin, à peine même un sentier rudimentaire conduisant du littoral du fleuve à l’intérieur. Ceux qui amenaient avec eux cheval et voiture, étaient obligés de les traverser, lorsque les rivières étaient trop profondes, sur des planches mises en travers de deux canots. Ils allaient à l’aventure, choisissant comme ils pouvaient les meilleures terres, suivant les indices extérieurs ; ils s’établissaient, sans songer aux peines, aux labeurs et aux difficultés de l’avenir, là ou ils avaient fait leur choix, loin de toute communication, de tout secours et souvent aussi sans perspective définie devant eux.

C’est ainsi que, de nos jours encore, l’explorateur, qui pénètre à une certaine distance dans la forêt, se trouve inopinément quelquefois en présence d’un établissement rudimentaire, ce que l’on appelle vulgairement un « désert, » en terme de colon.

Il se demande comment ceux qui y demeurent font pour vivre, pour communiquer avec les autres hommes et pour tirer quelque profit de leurs travaux. Les communications ont lieu surtout, et en quelque sorte uniquement, l’hiver. C’est sur la glace des rivières que les défricheurs portent leurs rares produits à la paroisse voisine ; c’est dans les chantiers des forêts, l’hiver, qu’ils vont travailler pour le compte des marchands de bois, et c’est ainsi que se trouve démontrée cette vérité pourtant bien simple et seulement émise de nos jours que, loin d’être des adversaires naturels, le colon et le marchand de bois travaillent au contraire l’un pour l’autre et s’aident mutuellement. Le colon, étant sur les lieux, facilite au marchand son industrie et sa besogne, tout en diminuant sa dépense et, de son côté, le marchand de bois achète, quand il y a lieu, les produits du colon, lui paye en outre son travail et fait vivre de la sorte un homme que la misère et le découragement chasseraient bientôt du sol qu’il a si péniblement fécondé.

C’est dans ces défrichements, perdus en quelque sorte au milieu des forêts, et qui resteraient longtemps ignorés, si le besoin fiévreux de se répandre et de conquérir à la hâte tout son domaine terrestre ne sollicitait l’homme à en reculer sans cesse les limites habitées ou connues, c’est dans ces défrichements, dis-je, que nous trouvons, pour bien dire, notre berceau, l’image fidèle de ce que fut notre patrie à ses premiers jours. On y voit les hommes dans leur nature même, aux prises avec tout ce qui les entoure, et c’est ainsi que nous apprenons à connaître par le détail intime comment se sont formées les sociétés qui, plus tard, vivent en pleine civilisation.

Ceux qui, comme moi, ont pu pénétrer dans les pauvres huttes où s’abritent tant de courages patients, tant d’héroïques résignations, ceux qui, comme moi, ont vu ce que peuvent accomplir ces défricheurs uniques, que rien ne rebute, que la fatigue de tous les jours accable, mais ne décourage pas ; qui arrivent dans les bois, assez souvent sans les instruments les plus nécessaires, sans les choses indispensables et qui, cependant, abattent la forêt et trouvent, ou plutôt inventent des ressources qu’ils n’auraient jamais autrement soupçonnées ; ceux enfin, qui ont pu comme moi contempler ce spectacle mille fois attachant et émouvant, savent tout ce qui est contenu dans ce mot de défricheur, si indifférent, si banal en apparence, et si humble qu’il n’éveille que l’idée vague d’une cabane au fond des bois et d’un abattis d’arbres fumants fait tout autour d’elle, en attendant que quelques touffes de blé poussent au milieu des souches noircies par le feu.

C’est là l’histoire de chaque défrichement successif, même de nos jours où tant de sollicitude s’attache à la colonisation et où l’on cherche par tant de manières à venir en aide au défricheur, soit par un budget spécial, soit par des sociétés de colonisation qui se chargent des frais d’établissement, soit enfin, même par des loteries, comme celle qu’a fondée, il y a quelques années, l’apôtre par excellence de la colonisation, monseigneur Labelle.

Ce n’est pas le riche qui colonise, c’est celui qui n’a que sa hache et qui, avec ce seul outil, parvient à ouvrir de vastes étendues de forêt, à créer pour nous de nouvelles demeures, de nouvelles richesses, à féconder des contrées nouvelles où notre race pourra se développer de plus en plus à l’aise, en conquérant de plus en plus le sol. Le défricheur ! voilà l’homme qui doit obtenir de n’importe quel gouvernement la plus grande part d’attention, de sollicitude et d’aide, de même que la colonisation doit être le premier et le plus important article de n’importe quel programme ministériel.


II


La paroisse de Sainte-Angèle, que son éloignement relatif a empêché de se développer d’une façon appréciable dans ses commencements, date à peine de trente-six ans ; elle compte aujourd’hui de mille à onze cents âmes. Ses terres sont, admirables : mentionnons entre autres la propriété de M. François Corriveau, un de ces cultivateurs intelligents qui font de la culture raisonnée, qui s’instruisent tous les jours et dont l’exemple répand autour d’eux comme une bienfaisante semence. Il a des prairies de foin et des champs d’avoine et de blé qui ne le cèdent en rien aux meilleurs champs du pays. Et cependant, Corriveau trouve que l’agriculture ne donne pas en proportion de ce qu’elle coûte de peines et de labeurs : « Le marché est trop loin, dit-il, en parlant de la station de Sainte-Flavie, il faut faire sept milles de chemin pour aller vendre notre foin ou nos céréales, nous gagnons bien plus à vendre nos animaux ; eux, du moins, nous coûtent peu et rapportent largement, outre que nous les vendons sur les lieux mêmes aux commerçants d’animaux qui viennent les acheter. » Nouvel exemple qui prouve une fois encore que l’agriculture proprement dite n’est pas du tout un emploi lucratif dans notre province, et que c’est l’élevage bien entendu qui, seul, peut faire la fortune de nos cultivateurs.

La rivière Métis, qui n’a jamais plus de dix à douze pieds de profondeur et que l’on peut passer à gué en différents endroits, traverse le village de Sainte-Angèle tout entier, et lui donne cet aspect riant et pittoresque qui frappe immédiatement le voyageur et lui rappelle quelques-uns des sites qui l’ont charmé le plus sur les bords de la rivière Rouge, dans les cantons du Nord, en arrière de Saint-Jérôme.

La rivière Métis sort du grand lac qui porte son nom, lequel est, à proprement parler, divisé en trois lacs successifs, d’inégales dimensions et réunis entre eux par des passes. On appelle le premier de ces lacs le lac Supérieur, le deuxième le lac à la Croix, et le troisième le lac à l’Anguille.

Afin d’établir une communication entre Sainte-Angèle et l’intérieur de la région, le gouvernement provincial, sur les instances du docteur Fiset, député fédéral, et de Son Excellence Mgr C. Guay, P. A. et nouvel apôtre de la colonisation, a fait ouvrir un chemin jusqu’au lac à l’Anguille, à vingt-et-un milles du village de Sainte-Angèle. Ce chemin suit à peu près régulièrement le cours de la rivière Métis.

Dans l’espace de cinq semaines seulement, l’été dernier, MM. Corriveau et Elzéar Pelletier, chargés de cette entreprise, sont parvenus à ouvrir et à mettre en excellent état dix-sept milles de chemin et n’ont été obligés d’interrompre leur travail que faute de fonds pour le continuer, après avoir dépensé la somme assurément minime de $600 dollars, en comparaison d’un ouvrage de cette importance.

J’ai parcouru ce chemin et j’y ai trouvé des établissements isolés, comme ceux auxquels je fais allusion plus haut. Les gens qui les habitent n’ont communiqué jusqu’ici avec Sainte-Angèle que par la rivière Métis, y transportant leurs produits et en rapportant leurs provisions, l’hiver, sur la glace. Ils sont généralement au service de la maison Price, qui fait faire des chantiers le long de la rivière et dans toute la contrée environnante. Quoique le pin soit généralement épuisé, on trouve encore dans la forêt quantité d’épinette, dont la maison Price fait une grande exploitation. Le feu a passé il y a une trentaine d’années sur toute la surface de ce pays et a dévoré la forêt, tout en laissant, çà et là, quelques arbres géants, dont on voit encore les troncs le long du chemin nouveau, que nous appellerons le chemin Fiset, si Monsieur le premier ministre veut bien y consentir. Ces arbres sont surtout des merisiers, et ils avaient pour compagnons de beaux érables, de grands bois blancs et des ormes aux vastes branches. Ils ont aujourd’hui disparu et ont été remplacés par une pousse nouvelle, qui n’atteindra jamais malheureusement la vigueur ni la valeur de celle qui l’a précédée.

À peine est-on sorti de la forêt, dans laquelle on vient de parcourir dix-sept milles, sur un chemin de colonisation, que l’on éprouve un immense soulagement, on aspire avec transport l’air libre, comme si l’on sortait d’un tunnel, et c’est avec une véritable effusion que l’on salue de nouveau la campagne au loin découverte, les longs champs chargés de moissons, et les blanches habitations qui émergent de la vallée.

Le lendemain, après une bonne nuit de repos et un déjeuner dans lequel ont figuré avec orgueil les énormes patates nouvelles des champs de François Corriveau et son bon pain de ménage, remarquablement léger et appétissant, on dit adieu à la paroisse de Sainte-Angèle et l’on entame presque aussitôt une série d’ascensions formidables, coupées d’autant de descentes presque périlleuses, afin de gagner la paroisse voisine de Saint-Gabriel. Il est évident que l’archange Gabriel, en poursuivant Lucifer à travers l’espace, a dû le jeter de colère en cet endroit et que Lucifer, en rebondissant, y a creusé les abîmes qu’on y trouve et au milieu desquels passe aujourd’hui le chemin Taché, excellente route ouverte il y a déjà bon nombre d’années, pour permettre aux colons de s’établir en arrière des anciennes seigneuries. Mais malheureusement, on n’avait pas fait faire des études préliminaires assez complètes pour déterminer une localisation avantageuse du chemin ; aussi l’a-t-on ouvert, comme on le voit aujourd’hui, dans une région pleine de côtes interminables, tandis que si on l’avait reculé de quelques milles seulement en arrière, on le faisait passer, dans la plus grande partie de sa longueur, sur un terrain planche et offrant tous les avantages possibles à la colonisation. Tel qu’il est, le chemin Taché n’est présentement utilisable que par tronçons, et voilà pourquoi il est si souvent interrompu, entre le comté de Bellechasse, où il commence, et celui de Rimouski, où il vient aboutir. En outre, tout en ouvrant cet immense chemin en arrière des concessions seigneuriales, on avait complètement oublié de lui donner des débouchés sur les paroisses du littoral, ce qui a été cause qu’un grand nombre de colons, qui s’y étaient établis pleins d’espérance en l’avenir, en sont partis découragés, et le chemin, n’étant plus entretenu, est retourné en maints endroits à l’état inculte et est rempli de hautes herbes et de plantes sauvages qui y croissent en liberté.

Un certain nombre de côtes franchies, on arrive presque sans s’en douter au modeste village de Saint-Gabriel, situé sur un large plateau, dont le sol, de très bonne qualité, donne à peu près tous les produits communs à notre province. On voit au loin, se découpant sur le ciel vif, la crête acérée des Montagnes Bleues, qui sont un rameau détaché des Appalaches. Cette chaîne peu élevée, mais dont le bleu intense se dégage vigoureusement dans une atmosphère limpide, produit un effet saisissant à première vue, mais qui devient bientôt familier et même agréable.

Saint-Gabriel est une petite paroisse qui date de vingt-cinq ans tout au plus. Son premier habitant, le père Piton, y a demeuré absolument seul pendant quatre à cinq ans. Dans bon nombre de colonies nouvelles on trouve ainsi de ces types étranges, soit amoureux de solitude, soit poussés par un besoin irrésistible d’aller en avant de tous les autres, qui ont trouvé le moyen de vivre, de se suffire à eux-mêmes et à leur petite famille, dans un isolement complet. Ce goût, heureusement, est surtout remarquable chez les célibataires endurcis, gens ennemis de leur race et en commerce familier avec les bêtes des bois, qu’ils ne se gênent pas cependant de chasser à outrance. On a vu jusqu’à ces derniers temps, sur le penchant de l’une des collines les plus abruptes de Saint-Gabriel, un vieux garçon retiré dans une chaumière, qui était séparée par des abîmes des premières habitations. Mais le cœur a fini par lui manquer et la contagion de l’exemple des paroissiens de Saint-Gabriel, dont les familles comptent des moyennes de dix à douze enfants, l’a gagné au point qu’il s’est décidé à conquérir à son tour le lot de cent acres offert gratuitement au père modèle ; il a donc pris femme, ce qui a eu le bon effet, entre autres, de lui faire abandonner sa chaumière et de le rapprocher considérablement de ses co-indigènes.

On voit encore à Saint-Gabriel, quelques habitations en bois brut, mais celles-là se transforment rapidement, et même sous nos yeux. On y cultive surtout l’avoine, qui est vendue dans les chantiers des marchands de bois.

Les habitants, qui ne retirent pas assez de leurs terres pour leur subsistance, travaillent eux-mêmes dans ces chantiers, ou font des billots destinés à la vente. Ceux qui retirent suffisamment de leurs terres pour vivre dans l’indépendance sont l’infime exception. Sans les chantiers la vie serait rude dans ce pays ; heureusement qu’un certain nombre d’habitants trouvent à vendre leurs animaux aux commerçants de passage. On ne s’étonnera pas après cela si dans cette paroisse même si jeune, si peu avancée que tous les bras y seraient nécessaires à la culture, l’émigration aux États-Unis est néanmoins encore relativement considérable. Et comment en serait-il autrement ? Nos compatriotes sont aujourd’hui tellement nombreux dans les États de la Nouvelle Angleterre, notamment dans le New-Hampshire et le Massachusetts, qu’ils y ont formé d’importantes colonies, gardant leur autonomie propre, leur caractère national, leur physionomie distincte, leurs usages, leurs coutumes et, qu’en outre de tout cela, ils ont leurs propres églises, leurs couvents, leurs hôpitaux, en un mot, une autre province de Québec transportée aux États-Unis et pouvant remplacer avantageusement, sous bien des rapports, le Canada des aïeux.

Une jeune fille, que j’ai rencontrée sur mon chemin et qui était venue passer quelques semaines dans son endroit natal, qu’elle avait quitté tout enfant et où elle n’était pas revenue depuis dix-huit ans passés, me répondait, avec un haussement d’épaules très expressif, à certaines questions que je lui faisais sur le rapatriement : « Ah ! bien oui, il n’y a pas de danger ; je trouve donc ça misérable par ici ! On est si bien à Fall River ; là les Canadiens sont chez eux, ils vivent tous ensemble, ils peuplent une ville à eux seuls, La Flin, et ne sont jamais en peine de trouver de l’ouvrage. » (La Flin veut probablement dire Flint, nom d’une petite rivière qui traverse la ville de Fall River). C’est ainsi que nos Canadiens francisent les noms anglais chez les Américains eux-mêmes ; histoire de prendre une revanche sur l’anglification dont nous sommes affligés chez nous.

Qu’il me soit permis de placer ici quelques remarques très sensées et très justes, faites au sujet du rapatriement par un homme en état de juger, qui est allé visiter l’année dernière la plupart des centres canadiens du Massachusetts et du New-Hampshire.

« Les Canadiens-français sont dans une bien meilleure position qu’ils ne l’étaient il y a quinze ans. Ils forment maintenant des groupes importants dans chaque ville ; ils ont leurs églises, leurs couvents, avocats, médecins, marchands, fournisseurs, etc., dont un grand nombre sont très riches. N’allez pas croire qu’ils consentent à travailler au rapatriement. Bien au contraire, ils font tout ce qu’ils peuvent pour l’empêcher, et essaient d’augmenter leur nombre en engageant leurs amis à venir les rejoindre. Ils voient et comprennent qu’ils augmentent en influence et qu’ils seront bientôt en position de faire sentir leur influence à la Chambre des Représentants. Les curés sont aussi désireux de les voir augmenter en nombre et en influence, de sorte que, quelque plaisir qu’ils puissent éprouver à voir prospérer la province de Québec, ils ne feront jamais rien pour le rapatriement.

« Cependant un grand nombre d’ouvriers entretiennent encore l’espoir de pouvoir un jour revenir à Québec, avec un capital suffisant pour s’établir sur une ferme. Mais comme la majorité d’entre eux appartient à la classe la plus pauvre, il leur faut quelque temps pour réaliser leur projet ; ils ne sont pas aussi économes qu’ils l’étaient au Canada, il y a beaucoup d’occasions de dépenses et les salaires sont bas, à cause de la grande concurrence.

« Les jeunes gens nés ici et ceux qui, arrivés jeunes, y ont été élevés, à peu d’exceptions près, ne reviendront jamais demeurer à Québec. Ils sont essentiellement américains, et autant vaudrait essayer de persuader aux Canadiens de retourner aux terres de la vieille France que d’induire ceux-là à retourner au Canada.

« Le nombre des Canadiens français augmente d’une façon étonnante dans la Nouvelle-Angleterre. Ils ont des avantages immenses sur les autres émigrés. Les chefs des fabriques leur donnent invariablement la préférence, leurs amis ici font des arrangements pour les recevoir, de sorte que, lorsqu’ils arrivent par familles entières, ils trouvent leurs logements prêts et peuvent obtenir à crédit de leurs co-nationaux ce dont ils ont besoin pour les premiers mois de ménage. Ils obtiennent de l’ouvrage immédiatement ; ordinairement leur place à la fabrique les attend. L’augmentation naturelle est aussi rapide que dans la province de Québec. Il n’y a aucune diminution sous le rapport de la fécondité. »


III


Avant de quitter Saint-Gabriel, jetons un coup d’œil à notre droite sur le fameux mont Comis, qui a une altitude de deux mille trente six (2,036) pieds au-dessus du niveau du fleuve et auquel se rattachent de nombreuses traditions, qui mériteraient d’être vérifiées par une étude scientifique approfondie ; entre autres, on y avait découvert jadis des ossements de baleine, des coquillages et des squelettes de poissons divers, mais ces ossements n’ayant pu être retrouvés à la suite de quelques tentatives, plus ou moins sérieuses, sont restés à l’état de tradition. Cette tradition, néanmoins, est persistante.

Le mont Comis est situé entre Saint-Donat et Saint-Gabriel. En le regardant attentivement, on ne tarde pas à découvrir une sorte de dépression dans sa couronne. C’est dans cette dépression que repose, entre des flancs granitiques, un fort beau lac de quinze à vingt arpents de longueur et d’une profondeur inconnue. Est inconnu également le débouché du lac ; on suppose qu’il a lieu par quelques crevasses souterraines, et que par là ses eaux s’écoulent dans un deuxième lac que l’on a également constaté à mi-hauteur de la montagne. Le lac supérieur est absolument dépourvu de poisson, tandis que le deuxième en contient abondamment. À la base du mont Comis, du côté sud, on trouve sept autres lacs, que les plus hardis et les plus véridiques des pêcheurs s’accordent à reconnaître comme le merveilleux séjour des meilleures truites qui existent et qui existeront jamais dans notre province.

Entre Saint-Gabriel et Saint-Marcelin le pays a une apparence misérable, qu’on aurait tort toutefois d’attribuer à la qualité de la terre. On n’y voit guère comme habitations que des huttes en rondines ; (Log houses) bien peu sont en bois équarri et un grand nombre ont été abandonnées. Elles sont là, avec leurs portes cadenassées et les ouvertures, qui leur servaient de fenêtres, masquées de planches, au milieu des champs remplis de souches pourrissant petit à petit, et où la végétation primitive a repris son empire, à mesure que l’homme les a désertés.

Les côtes continuent et se succèdent avec une véritable émulation. On aperçoit au loin la route, monter, monter toujours et l’on se demande avec terreur si jamais on arrivera à pouvoir gravir ces interminables hauteurs. On y arrive toutefois, mais on croit avoir fait vingt lieues. On interroge la campagne et l’on ne voit nulle part ce qui s’appelle Saint-Marcelin. Enfin, après avoir dépassé une route qui conduit du chemin Taché, où nous sommes, au chemin Neigette, six milles plus bas, route nouvellement ouverte, grâce à la diligence du docteur Fiset et du dernier député local, feu le colonel Martin, premier débouché enfin qui ait été donné au chemin Taché, on aperçoit quelques rares habitations se rapprochant d’une maison ordinaire, surmonté d’un semblant de clocher. C’est là Saint-Marcelin, avec sa petite chapelle où les pauvres gens de l’endroit se rassemblent bien rarement, parce que le curé de la paroisse voisine n’y vient qu’à des intervalles éloignés, et même n’y est pas venu du tout dans l’été de 1890.

Malgré la pauvreté de l’endroit, les habitants ne semblent pas encore trop mécontents de leur sort. Ils travaillent dans les chantiers, font leurs étoffes chez eux, tiennent leurs maisons propres et ne vous montrent, quand vous les visitez, que des visages épanouis et florissants. Les enfants ont une apparence de vigueur et de santé vraiment étonnante. J’en ai vu deux, de quatre à six ans tout au plus, qui revenaient du bois, en conduisant eux-mêmes un cheval attelé à une paire de menoires, auxquelles était retenu un billot fraîchement découpé.

Après une courte halte dans la maison de monsieur Gagné, la maison par excellence de Saint-Marcelin, nous faisons, encore quatre milles dans le chemin Taché, en plein bois et à travers de hautes herbes, que le cheval repousse de son poitrail ; on tourne à droite et l’on prend la route de Sainte-Blandine, deuxième débouché du chemin Taché, nouvellement ouvert, aussi lui, et complété cette année seulement.

Quant au chemin Taché, il continue encore dix ou douze milles plus loin, dans les mêmes conditions que ci-devant, et ensuite il devient tout à fait impraticable. Il était dans un bon état il y a quelques années, mais on l’a abandonné depuis parce qu’il n’avait pas de débouché ; maintenant, il est probable que les colons vont de nouveau aller s’y établir. Notons que les arbres de la forêt qu’il traverse sont remarquablement hauts et vigoureux ; ce sont pour la plupart des merisiers, des bouleaux et des épinettes.

Le voyageur est surpris de la régularité et de la fermeté de la route de Sainte-Blandine, ouverte en pleine forêt et où les côtes non plus ne manquent pas, jusqu’à une distance d’environ quatre milles du littoral.

Les six premiers milles de la route de Sainte-Blandine se font dans les bois ; puis petit à petit les « déserts » se dessinent, s’agrandissent, augmentent en nombre et enfin apparaît la campagne ouverte et les premiers rangs de Sainte-Blandine, paroisse située à neuf milles en arrière de Rimouski et d’une apparence bien médiocre, si on la compare aux magnifiques terres que nous avons vues peu de temps auparavant à Sainte-Angèle.

Ici, monsieur le Premier, se termine mon rapport sur ce qui concerne cette partie de l’intérieur du comté de Rimouski. Je me permettrai d’y ajouter un dernier mot en manière de conclusion et je l’adresse surtout à vous, dont le patriotisme, toujours en activité, promet de renouveler à courte échéance la surface du pays et de réaliser ses destinées longtemps pressenties, mais bien des fois retardées. Quand on aura construit entre le comté de Bellechasse et le lac Témiscouata un chemin de fer qui, se prolongeant ensuite jusqu’à Matapédia, se réunira à ce dernier endroit au chemin de fer de la Baie des Chaleurs, et que, à partir de Gaspé, on aura construit une nouvelle voie ferrée contournant la Gaspésie, touchant en passant à Matane et venant enfin se raccorder à l’Intercolonial, en arrière de Métis, on aura entouré toute la moitié inférieure de la partie sud de notre province d’un collier de fer, plus précieux que tous les colliers de perles et de diamants, et qui sera la richesse du grand nombre en même temps qu’une œuvre immense accomplie par un gouvernement qui aura eu l’intelligence de sa mission et la volonté de l’accomplir.

Agréez, Monsieur le Premier,
Mon respectueux hommage,
Arthur Buies.

Rimouski, 15 septembre 1890.