Librairie Paul Ollendorff (p. 215-222).
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XXIII

À bord du cuirassé de l’amiral Hawke, le King-Edward, un colossal navire auprès de quoi le Bayard n’était qu’un yacht, — la fête offerte aux Français fui magnifique.

Ce fut une de ces réjouissances énormes, comme seules les terres exotiques en savent les recettes. Cela commença par une matinée, avec concert et comédie, — ragoût savoureux dans une ville où les théâtres sont inconnus ; — après, on dîna ; on banqueta plutôt, à la manière de Pantagruel ; et le bal fut ouvert par des couples déjà gais et excités ; on dansa jusqu’au matin, et l’on flirta furieusement sur toutes les passerelles, laissées obscures à dessein. Et ce ne fut qu’au plein jour, — après les couleurs envoyées et le God save the King de huit heures, — que le dernier canot emmena le dernier invité. Le souper par petites tables avait tourné en belle et bonne orgie, et le cuirassé était maculé comme un bouge à matelots.

L’amiral d’Orvilliers paya de sa personne, arriva de bonne heure et partit après l’aube. Par ordre, ses aides de camp dansèrent sans merci, et se prodiguèrent. Le camp opposé déployait un acharnement égal, et c’était un assaut de cordialités et de courtoisies. La consigne évidente était d’exagérer. Peu ou prou, tous ces gens savaient qu’ils avaient été près de se combattre ; et le spectre terrible de cette guerre à peine écartée planait encore au-dessus de la fête, pour l’étourdir et l’enivrer davantage. Les femmes surtout, les belles Anglaises que pressaient galamment les officiers français, n’oubliaient pas que ces cavaliers amoureux de leur grâce avaient médité et préparé peut-être le massacre inexpiable de leurs fiancés ou de leurs amants ; et l’odeur de ce sang qu’on avait failli répandre par fleuves, n’était pas sans griser leurs narines sensuelles.

Les climats des Tropiques amollissent et dépriment les mâles, mais les femelles, au contraire, en reçoivent un coup de fouet qui cingle leur ardeur aux plaisirs, — à tous les plaisirs. — Point de mondaine, à Saïgon, qui consente à rentrer dès le cinquième acte du théâtre, à ne pas souper, à se coucher avant l’aurore ; point de femme qui n’exige, en sus des caresses nocturnes, la friandise d’une fréquente sieste endormie à deux. Aux bals, on ferme les volets pour n’être pas chassé par le soleil, et le baccara n’est pas toujours déserté quand sonne midi. — À bord du King-Edward, où le plaisir prenait le masque d’une obligation patriotique, ce fut un délice. Dès le second quadrille, toutes les fleurs avaient été volées, toutes les mains dégantées, toutes les tailles prises. Quand vint le souper, les flirts avaient des airs de rendez-vous en chambres. Un vaisseau est un lieu propice ; il s’y trouve quantité de coins discrets, bien abrités des lampes et des projecteurs. Les demi-vierges y peuvent effeuiller à leur aise leur demi-vertu, et les femmes s’abandonner même davantage. Quelle sécurité, d’ailleurs, d’avoir pour partenaire un marin, un passant près de disparaître, dont le baiser fugitif et sans conséquence restera secret pour toujours, nul et inexistant !

Les Anglais avaient convié toute leur ville cosmopolite. Il y avait là des femmes de tous les pays ; — des Occidentales, fraîches débarquées de la prude Europe, mais déjà fort dégourdies par leurs quatre semaines de paquebot ; — des Coloniales, toutes honnêtes dames selon Brantôme : filles d’Hong-Kong, où l’air est fiévreux ; filles de Shang-Haï, où toutes les maisons ont deux portes ; filles de Nagasaki, où l’exemple japonais est perfide ; filles de Singapore, où les fleurs sentent trop fort ; filles d’Hanoï enfin, et de Saïgon, que les initiés nomment parfois Sodome et Gomorrhe.

Il y en avait d’autres, venues de plus loin ; des immigrantes, apportant à l’Extrême-Orient candidement pervers des perversités pittoresques : des Américaines, flirteuses et frôleuses ; des Créoles de Cuba, nymphomanes ; des Australiennes, qui se décollettent plus bas qu’on n’ose même à New-York, et la légion de voyageuses de toutes races, que le contraste de trop de pays rend vite sceptiques et libertines, et qui courent le monde sans trêve, pour n’être assujetties aux préjugés moraux d’aucun pays.

De ces femmes, il y en eut une qui s’occupa de Fierce. Le hasard les avait mis voisins à table ; ils échangèrent d’abord leurs noms, leurs pays, leurs races, — de quoi faire exacte connaissance, — avec la prompte curiosité des nomades qui n’ont pas le le temps de s’embarrasser dans une discrétion hors de propos. — Elle s’appelait Maud Ivory ; elle était Américaine de New-Orléans, — orpheline et libre, — pas mariée ; elle voyageait depuis trois ans, en compagnie d’une amie de son âge, Alix Routh, fiancée à Bombay, et qui probablement se marierait à leur arrivée dans l’Inde, — après quoi miss Ivory serait seule, et n’en mordrait pas moins large à sa facile existence de touriste avide de plaisirs et de plein air.

— « Nous venons d’Australie et de la Nouvelle-Zélande, disait-elle ; et quand Alix sera mariée, j’irai en Égypte, — d’abord. »

Fierce, curieux, l’interrogeait :

— « Donc, toujours en route ? jamais de repos ? et le home ?

— Plus tard, — plus tard. »

Il revoyait au fond de son cœur un foyer qu’il connaissait bien.

— « Et l’amour ?

— L’amour ? » — Elle le regarda, provocante :

— « Quand cela me plaît. »

Il n’avait pas songé à cet amour-là. Après le dîner, ils se promenèrent sur le spardeck, transformé en jardin. Elle respirait large, en fille hardie et sensuelle, sa poitrine soulevant son corsage, sa main appesantie sur le bras qui la soutenait. Lui la regardait parfois, et ne pouvait s’empêcher de la trouver belle, avec son profil de faunesse, ses yeux voluptueux et durs, et son orgueilleuse toison d’or déferlant en vague.

L’amie fiancée à Bombay vint les rejoindre ; un enseigne anglais lui donnait le bras. Tous quatre s’appuyèrent aux lisses de l’arrière. La rade pointillée de feux était chaude et odorante ; les palmiers et les fougères qu’on avait amoncelés sur le pont y mettaient de la solitude et du secret. Près d’eux, dans son encorbellement, un canon Nordenfeldt allongeait sa volée fine, d’un acier qui luisait comme de l’argent.

L’Anglais, haut gaillard fort en couleur, commença d’assiéger sa partenaire. Miss Routh ne fit pas bien farouche résistance. La nuit s’entremettait, complaisante. Des baisers furent volés, des gestes s’ébauchèrent. Sur le bras de Fierce la main de miss Ivory s’énervait.

Lui sentait une marée trouble dans ses veines. Il voulut la refouler, réagir ; il plaisanta :

— « Gare à vous, monsieur ; miss Alix n’a plus le cœur libre…

— Bah ! railla miss Ivory. Bombay est loin, — far from here !  »

Oui. D’autres villes aussi, et d’autres serments.

Cependant, choquée peut-être d’une caresse trop précise, miss Routh repoussa tout à coup son compagnon, et attira miss Ivory pour une confidence. Accoudées au garde-fou, les deux jeunes filles chuchotèrent en se frôlant. L’Anglais, penaud en face de Fierce, chercha une contenance, et, machinalement, ouvrit la culasse du Nordenfeldt.

— « Jolie pièce, dit Fierce, pour rompre le silence.

— Jolie, » répéta l’Anglais.

Ils ne songeaient point à ce qu’ils disaient : ils attendaient seulement que les Américaines eussent fini leur messe basse ; et ils causaient métier, leurs pensées absentes.

— « Vingt-quatre livres ?

— Oui.

— Combien de canons pareils ?

— Seize. Bonne batterie contre les torpilleurs… »

Fierce prit les leviers de culasse ; le bloc pivota, glissa dans son puits. L’âme apparut, ronde et noire, rayée en paraboles. — Le canon se laissait faire comme par la main d’un ami. — Un effort léger relevait le bloc, et l’appuyait de nouveau contre le trou refermé ; l’acier heurtait l’acier d’un choc mat. Fierce chercha le pistolet et pressa la détente ; le ressort claqua.

Alentour, c’était spacieux, abrité du vent. On devait être à l’aise, sur ce pont confortable, — même pendant une lugubre nuit de bataille, — pour la chasse aux torpilleurs, pour l’affût des misérables coquilles de noix vainement ruées à travers les lames, meurtries, ruisselantes, vaincues d’avance…

Au bruit du canon manié, les Américaines se rapprochaient, curieuses. L’Anglais ferma la culasse.

— « Choses de guerre ; — bagatelles. »

Il accentua railleusement les mots : — things of war, humbug, — et riant, reprit le bras de miss Routh. Fierce eut une distraction : un vieux geste mal oublié lui revint sans qu’il y prit garde : son bras droit, au lieu de s’offrir, encercla la taille de miss Ivory, tandis que sa main gauche lui serrait les doigts. Elle s’abandonna, et il n’osa plus lâcher la taille complaisante. Un remords le troublait, pourtant.

Alors l’Américaine, surprise et piquée de la retenue de son cavalier, déploya son artifice de flirteuse. Elle l’engagea dans des phrases galantes qui tournèrent aux déclarations ; elle l’énerva de propos scabreux ; elle feignit de se refuser pour mieux s’offrir ; elle l’excita, l’affola, lui mit le sang en feu et la tête à l’envers. L’autre couple, en même temps, ne contenait plus ses envies libertines ; et la face rouge de l’Anglais pâlissait par intervalles. Les deux filles, endurcies au jeu et froides comme des chattes, se guettaient avec des rires, et s’enhardissaient l’une l’autre.

Une table était proche ; ils soupèrent. Quelques lampes éteintes faisaient du clair-obscur. Tout de suite, les verres furent échangés, les genoux se pressèrent. Miss Routh, se penchant soudain, offrit à son cavalier la moitié du letchi qu’elle serrait dans ses lèvres. Le baiser dura, avec un bruit de dents heurtées.

— « Une fiancée ! » s’indigna miss Ivory, railleuse ; son bras tendu vers un pickle, frôlait lentement la bouche de Fierce.

Fierce ne baisa pas le bras. — Fiancé. — Le mot le perçait au cœur. Une honte atroce éclatait dans sa conscience. Ainsi donc, si vite, le passé sale le ressaisissait ? Il était vraiment, vraiment, le malade incurable, le chien qui retourne à sa fange ? Le membre gangrené, qu’on coupe ?

Sur sa cuisse, une cuisse pesa ; une chair demi-nue touchait sa chair intime, le chevauchait, le possédait.

Mais des larmes de dégoût montaient à ses yeux, et cette nuit-là il ne trahit pas plus avant.