Les cinq sous de Lavarède/ch6

VI

SUR LA TERRE AMÉRICAINE

On le devine sans peine, la disparition de Lavarède fut un gros événement à bord de la Lorraine. Un instant on le crut tombé en mer. Mais sir Murlyton alla parler au commandant après l’escale de Sabanilla et il le rassura. Il avait trouvé dans sa cabine un mot du voyageur ainsi conçu :

« Dans huit ou dix jours, attendez-moi à Colon, à Isthmus’s Hotel, où je vous rejoindrai sans doute. Je ne vois aucun inconvénient à ce que l’infortuné Bouvreuil réintègre son nom et sa cabine, maintenant que je ne navigue plus avec lui ; mais je vous saurai gré d’attendre la prochaine relâche de la Lorraine pour dire la vérité.

» Mes hommages à miss.

Ever yours.
« Armand Lavarède,
« Millionnaire de l’avenir. »

L’Anglais se conforma à ces instructions. Il était vraisemblable qu’Armand était descendu à la Guayra, le port de Caracas en Venezuela, dont il n’est séparé que par moins de cinq lieues.

L’identité de Bouvreuil, constatée par ses papiers, fut attestée par sir Murlyton et par le passager d’illustre marque don José Miraflorès y Courramazas. On se confondit en excuses, mais ces regrets ne furent que superficiels ; car les officiers du bord avaient un faible pour le joyeux aventurier disparu dans l’Amérique du Sud. Et, malgré eux, ils se montrèrent froids et réservés avec l’individu qui leur avait donné tant de tablature pendant la traversée. Il n’en reprit pas moins possession de son rang de passager de première classe. Et le voyage finit pour lui mieux qu’il n’avait commencé.

Mais un doute singulier, un mystère étrange subsista pendant les derniers jours, et l’on parle encore, à bord des transatlantiques, de cette bizarre substitution, qui n’a jamais été complètement expliquée.

Ces événements avaient nécessairement rapproché les quatre passagers qui connaissaient Lavarède.

Don José en profita pour tracer quelques parallèles, exécuter quelques travaux d’approche, afin d’avancer le siège de la petite aux millions.

Ce fut en pure perte. La jeune perle de la Grande-Bretagne demeurait inabordable, tels les carrés de l’infanterie anglaise à Waterloo. Bouvreuil, de son côté, cherchait à déconsidérer l’absent dans l’esprit de sir Murlyton.

— C’est un bohème sans consistance, sans position, sans fortune, disait-il.

— À moins, objectait le rival impassible, qu’il ne gagne dans un an les quatre millions du cousin Richard.

Un haussement d’épaules fut la seule réponse du propriétaire irrité. C’était fort invraisemblable, en effet.

La Lorraine parvint à Colon sans encombre, et, une fois à terre, chacun reprit ses occupations personnelles.

Froidement, mathématiquement, sir Murlyton et miss Aurett descendirent à Isthmus’s Hotel, maison anglaise tenue avec le confortable cher aux insulaires, — d’autant plus cher ici qu’il y coûte les yeux de la tête, Bouvreuil les y suivit. C’était conforme d’ailleurs à son programme du départ : « Article 3, descendre de préférence dans les hôtels anglais. » Au surplus, il n’oubliait pas ce qu’il était venu faire dans l’isthme : représentant d’un groupe important de porteurs de titres, il voulait voir l’état réel des travaux, et se rendre compte par lui-même de la possibilité ou de l’impossibilité d’aboutir, dans un temps donné, à un résultat définitif.

Il avait un rapport à faire, et, pour commencer, il prit le chemin de fer, qu’il parcourut dans toute sa longueur de Colon à Panama, puis de Panama à Colon, espérant qu’il verrait quelque chose d’utile, — voyage très court d’ailleurs, puisque la distance est inférieure à celle de Paris à Montereau. Il fallait d’autres yeux que les siens pour cela, des connaissances spéciales qu’il n’avait point. Il crut très malin de s’aboucher avec des Français qu’il supposait heureux de se rencontrer en ces lointains parages avec un compatriote. Il n’en trouva point d’assez naïf, ou d’assez bavard, pour s’ouvrir à lui, tout futé, tout madré qu’il fût. Il attendit une occasion que sa bonne étoile devait lui envoyer.

Mais, entre temps, il écrivit à sa fille, à sa Pénélope, pour lui dire que Lavarède était invisible et introuvable.

« Errant dans une république quelconque du Sud, et séparé de toute communication régulière par la double chaîne des Cordillères des Andes, il en a pour plusieurs mois avant d’arriver dans un pays où les relations soient aisées et les chemins civilisés, pour ainsi dire. Tu peux être tranquille. L’original de tes rêves ne réussira pas dans sa sotte entreprise. Je ne lui souhaite qu’une chose, c’est de ne pas s’enliser dans la lagune de Maracaïbo, de ne pas se perdre dans les marécages de la Magdalena, ou de ne pas tomber du haut des 5 400 mètres du Tolima, s’il tente de se rapprocher de Panama (ne t’étonnes pas si ton père est devenu si fort en géographie, c’est un ingénieur de l’isthme qui m’a donné ce renseignement).

« Nécessairement, c’est de ce côté-ci qu’il doit revenir, car c’est d’ici seulement que partent les navires dans toutes les directions du monde. Il est assez fou pour essayer de continuer sa route ; mais, avant qu’il s’y hasarde, je soulèverai quelques obstacles qui viendront se joindre au plus dangereux de tous, le temps. En effet, les semaines passent, elles deviennent des mois ; et ton bel Armand sera bien heureux, lorsque sonnera la date fixée, de retrouver la fille au papa Bouvreuil. »

Quant à don José, il était à remarquer qu’une fois débarqué, il avait éteint sa morgue castillane et semblait vouloir se faire tout petit, afin de passer inaperçu. C’est qu’à Colon, on était dans l’État de Panama, l’un de ceux qui forment les États-Unis de Colombie. Et l’aventurier ne tenait pas à se faire remarquer des autorités colombiennes.

Il disparut même complètement pendant deux jours, sans que ses compagnons pussent s’expliquer cette éclipse. Nous qui savons tout, rien ne nous empêche de le dire. Don José, en réalité fils d’un Guaymie, issu de quelque péon indien misérable, était allé jusqu’à Miraflorès, petit bourg situé sur le versant du massif montagneux qui regarde l’océan Pacifique. Là, il avait embrassé sa bonne femme de mère, travaillant à quelque bas emploi dans une exploitation agricole, une cafetale ou hacienda de café. Bon fils, tout au moins, il lui avait laissé quelques piastres, lui en promettant davantage lorsqu’il occuperait son poste de préfet de Cambo.

Voilà donc précisée la nationalité jusqu’ici indécise de ce rastaquouère. Miraflorès était le nom de son village natal. D’origine, il était donc Colombien. Mais ses aventures, qui en avaient fait successivement un Vénézuélien, puis un Guatémaltèque, l’avaient définitivement établi Costaricien. Là, seulement, il s’était prononcé pour l’un des prétendants à la présidence et s’était attaché à sa fortune. Nous avons vu que, pour le moment, José avait bien fait.

Lorsqu’il reparut à Colon, ce fut pour annoncer son départ immédiat.

Par la voie de terre, cela ne lui semblait ni sûr, ni rapide. Des navires de commerce partent constamment pour Limon, le port de Costa-Rica sur l’Atlantique, comme Puntarena est celui du Pacifique. Un chemin de fer isthmique les relie, du reste, l’un à l’autre, depuis quelques années. José retrouva son emphase habituelle pour faire ses adieux à la famille Murlyton.

— Ce n’est point adieu, miss, que je vous dis, mais au revoir. Je vais prendre possession du gouvernement que me confie la nation (185 000 habitants, en y comprenant les Indiens !…), et j’espère vous y revoir et vous y recevoir… Quand le soleil a vu la rose de l’Angleterre, c’est elle désormais qui lui envoie ses rayons. Il n’a plus qu’à s’éteindre devant la beauté blonde et pure !

Le compliment, qui laissa froide « la rose d’Angleterre », enthousiasma Bouvreuil. Il dit à son complice, en l’accompagnant sur le port :

— Quoi qu’il arrive, j’amènerai sir Murlyton à prendre la route de terre.

— On pourrait lui faire savoir que Lavarède est dans l’État de Costa-Rica, dans une ville que je désignerai.

— Oui, ce moyen peut-être…

— J’enverrai des relais de mulets jusqu’à la frontière et, en passant par la Sierra, je me charge du reste !

Bouvreuil, redoutant quand même un retour offensif de Lavarède, n’était pas fâché de se conserver l’aide de José. Cela lui assurait au moins que les millions personnels de la « rose » très dorée n’iraient pas à lui, comme compensation de l’héritage du cousin. Ça valait encore mieux que de faire assassiner son futur gendre.

Cependant la semaine s’écoulait. Le délai fixé par Lavarède approchait, et l’on n’entendait pas encore parler de lui. Bouvreuil se montrait enchanté ; il avait fini par faire la connaissance d’un certain Gérolans, conducteur de travaux, qui lui indiquait un tas de choses peu connues sur le pays, et qu’il appelait « Monsieur l’Ingénieur », gros comme le bras.

Sir Murlyton et miss Aurett demeuraient calmes et tranquilles. Ils occupaient leur temps à des promenades dans la direction opposée aux marais et évitaient de sortir pendant les heures torrides de la journée. Car le climat de Colon est insalubre, justement à cause de la chaleur humide qui y règne et des marécages qui environnent la ville. Mais, quand ils eurent fait trois fois le tour de la statue de Christophe Colomb, — Colon en espagnol, — ils eurent bien vite connu cette petite cité, qu’un criminel incendiaire détruisit en partie en 1885. Colon fut élevé seulement en 1849, lorsqu’on parla du chemin de fer interocéanique, qui précéda le percement du canal.

— À l’origine même, expliqua Gérolans, la ville fut appelée « Aspinwall », dénomination que préfèrent les Américains du Nord, — du nom de leur compatriote, l’un des financiers des États-Unis qui contribuèrent à l’ouverture de la voie. Aspinwall choisit pour l’emplacement de la cité, tête de ligne, la petite île de Manzanilla, ainsi qualifiée à cause des mancenilliers qui y croissaient autrefois. Au début, Stephens, Baldwin, Hugues, Totten préféraient un point plus à l’ouest dans la baie de Limon ; mais l’avis de Trautwine prévalut, la profondeur des eaux est plus considérable au bord de l’îlot et l’on se décida. Seulement, il fallut construire un terre-plein pour relier Manzanilla à la terre ferme et consolider la chaussée qui traverse les marais fangeux de Mindi. Enfin, en 1855, le chemin de fer fonctionna d’un océan à l’autre.

Nos amis en étaient là de leur instruction locale, lorsque Lavarède reparut, au grand désespoir de Bouvreuil, à la joie de miss Aurett, partagée à un degré moindre par l’impassible Murlyton.

— Dites, fit ce dernier, comment vous avez vécu ces jours passés.

— Venez d’abord avec moi jusqu’au port ; et montons sur la Maria-de-la-Sierra-Blanca, le navire qui vient de m’amener. Devant témoins, je vous ferai le récit de mon odyssée, fort simple d’ailleurs.

Quelques minutes après, Lavarède commença :

— À la Guayra, nous avons abordé la nuit déjà venue. J’en ai profité pour revenir à terre avec le bateau de la santé, qui m’a pris pour un déserteur de l’équipage. Comme, dans toutes les républiques du Sud, on manque d’habitants, et surtout de spécialistes, on accueille fort bien les Européens qui passent par là avec armes et bagages. Si cela se fait un peu moins en Venezuela, je ne vous apprends rien en vous rappelant que le Paraguay, l’Argentine, etc., attirent à eux les émigrants du vieux monde par tous les moyens, avouables et inavouables. Me voilà donc reçu à la Guayra, et même nourri. Le soir, je m’informai du chemin de Caracas, vingt kilomètres à peine… Je me mis en route et j’arrivai le matin à la ville.

— Que diable y alliez-vous faire ?

— J’avais mon idée… Je me fis indiquer le Bazar français et me présentai à mon ancien ami Jordan, devenu l’un des plus gros négociants de la région. Je lui exposai mon cas. Il en rit beaucoup et promit de m’aider, ce qui lui était bien facile, comme vous l’allez voir.

— Le Bazar français ?… mais c’est un marché de tous les produits européens, textiles, fabriqués et comestibles.

— Justement ; l’idée est bonne, hein ?

— Oui, mais comme toutes les bonnes idées, c’est un Anglais qui l’a eue le premier… Chez nous, à Londres, à Bayswater, vous pouvez voir un établissement de ce genre, le « Whiteley ».

Lavarède n’était pas disposé à discuter avec Murlyton sur ce point de chauvinisme mercantile ; il poursuivit :

— L’ami Jordan a déjà fondé plusieurs succursales de sa maison, mais il en rêve d’autres. Il m’offrit de m’en occuper, d’aller d’abord surveiller celle qui commence à Sabanilla, puis d’inspecter la côte américaine et d’aller jusqu’à Veracruz, en m’arrêtant partout où cela me semblerait utile. Il mettait à ma disposition pour cet objet son vapeur Maria-de-la-Sierra-Blanca, sur lequel nous sommes actuellement, qui est commandé par le capitaine Delgado, que j’ai l’honneur de vous présenter, et qui m’a rapidement conduit ici, le seul pays où il m’ait « semblé utile » de m’arrêter, selon mes instructions, puisque c’était ici que je vous avais donné rendez-vous.

— Fort bien ; mais où avez-vous eu de l’argent ?

Le piège était trop visible. Lavarède n’y tomba pas.

— Mais, cher monsieur, point n’était besoin d’argent pour tout cela… Jordan m’a nourri, j’ai travaillé pour lui, nous étions quittes.

« Le señor Delgado peut vous affirmer que je suis, depuis huit jours, un employé comme il n’en a jamais vu. »

Le marin opina du bonnet.

— Jamais, n’appuya-t-il, je n’ai rencontré une personne aussi désintéressée que ce Français.

— Merci du certificat, fit Lavarède en riant, ce sera votre adieu, car je vous quitte.

— Comment ? Nous ne continuons pas le cabotage sur la mer des Antilles ?… Mais nous devons aller jusqu’au golfe du Mexique… Que va dire M. Jordan ?

— N’ayez aucune crainte, il est au courant et a voulu seulement m’aider à franchir une étape difficile… Donc, séparons-nous et que Dios vous garde.

— Je vous invite à dîner, fit Murlyton en riant. C’est rester, je pense, dans les conditions de la lutte ; mais, outre que cela sera agréable à ma fille, je vous assure que vous m’amusez infiniment.

— Enchanté vraiment, dit Lavarède, qui ne mentait point, car il était heureux de se retrouver avec la jeune miss.

En dînant, la conversation reprit :

— Vous allez me dire, fit l’Anglais, par où et comment nous devons continuer notre tour du monde maintenant que vous n’avez plus le vapeur du capitaine Delgado.

— Par où ? mais par l’Amérique centrale… puis le Mexique, puis San-Francisco, puis…

— Bon, bon… mais comment ?

— Comment ? ah ! pardieu ! sur nos jambes.

By God !

— Et sans perdre de temps même, car je n’ai que douze mois… Si vous êtes trop fatigué, arrêtez-vous… moi je continuerai dès demain, 14 mai.

— Mais ce soir, puisque nous ne partons pas à la minute, où allez-vous dormir ?

— Que cela ne vous inquiète pas. J’ai trouvé, en venant à Isthmus’s Hotel, un ancien surveillant de l’École du génie maritime, M. Gérolans, que j’ai connu à Brest et qui me donne l’hospitalité. Donc, à demain matin…, bonne nuit, mademoiselle.

Resté seul, Murlyton murmura :

— Ce diable d’homme ! quelle volonté ! Il serait digne d’être mon compatriote.

— Oui, fit miss Aurett, mais aussi quelle gaieté ! Il est bien de sa race.

Le lendemain matin, Bouvreuil était arrivé le premier chez « son ami » Gérolans. Auparavant, il avait écrit à don José pour lui annoncer la réapparition de Lavarède, et son désir de continuer sa route par la voie de terre, faute d’autre moyen gratuit. Il avait appris ces choses par Gérolans, qui ne croyait pas mal faire, d’ailleurs, en les disant.

L’Anglais et sa fille les rejoignirent bientôt.

— Je ne sais pas si vous connaissez le pays, dit Gérolans à Lavarède, mais je crois que vous aurez de la peine à trouver un chemin tracé. Vous allez, à moins d’une journée d’ici, vous heurter à des forêts impénétrables, repaires de serpents et de bêtes fauves, qui ne sont habitées que par les métis, les Zambos noirs, les aventuriers de toute couleur, chercheurs de caoutchouc et de tangua. Le mieux qui puisse vous arriver serait encore de rencontrer une tribu indienne de mœurs douces, il y en a. Mais il y en a aussi des autres, les Valientes, fiers, indépendants et parfois féroces.

— Ce tableau n’est pas encourageant, répondit Lavarède, mais il ne m’arrête pas. À défaut de chemin tracé par l’homme, la nature en a fait un, puisque les plages suivent les deux côtés de l’isthme pour nous mener dans les républiques voisines. La Cordillère elle-même n’est-elle pas une route ? Elle est parallèle aux deux mers et les villages nombreux, soit d’Indiens, soit d’immigrants, doivent nécessairement communiquer entre eux. De plus, si l’on rencontre dans les forêts des animaux qui mangent, logiquement on en trouve aussi dont la mission est d’être mangés, des comestibles, comme le cobaye ; enfin, au besoin, on s’ouvre un chemin avec le machete.

— Je vous en donne deux, nous n’en manquons pas ici. Je vais même faire mieux : nous avons, nous autres, agents du canal, certaines facilités de circulation sur le chemin de fer, je vais vous emmener jusqu’au milieu de l’isthme, au col de la Culebra, en pleine Sierra. Dans le personnel placé sous mes ordres, j’ai remarqué un Indien de Putriganti, l’Espiritu-Santo des Espagnols, qui connaît l’ouest de l’Estado del Istmo jusqu’au Chiriqui. Il est très affectueux pour les blancs depuis qu’un médecin français a sauvé sa femme en danger de mort. S’il consent à vous accompagner, il vous sera d’une réelle utilité.

— C’est mon étoile qui l’envoie, fit Armand en riant, ne suis-je pas aussi un peu docteur ?

Et la petite caravane partit, emmenant Bouvreuil, sous la conduite de Gérolans. Si Lavarède avait fait de la médecine, il était aussi ingénieur, et les travaux qu’il avait sous les yeux devaient l’intéresser vivement. Bouvreuil, de son côté, tenait trop à connaître la vérité pour que la conversation ne tombât pas bientôt sur le spectacle qui commençait à les frapper.

— Le canal, dit Gérolans, traverse d’abord, depuis Colon jusqu’à Monkey-Hill et Lion-Hill, une plaine basse, où les travaux ont été très faciles. C’est ensuite, entre Gatum et Tabernilla, au bas du massif de Gamboa, que l’on a eu du fil à retordre.

— Gatum est ce bourg important, là, sur la droite ?

— Oui, c’est l’entrepôt de bananes le plus considérable du Centre-Amérique, je crois. L’exportation vers New-York est devenue telle qu’on a aménagé des bateaux tout exprès pour embarquer et conserver des quantités énormes de ce fruit.

— N’étions-nous pas sur la rive droite d’une rivière ? Serait-ce le fameux Chagres dont parlent tant les ingénieurs ?

— Oui, on passe sur sa rive gauche au pont de fer de Barbacoas. Ici le Chagres a l’air bienveillant, mais plus loin il est terrible… D’abord, voyez autour de vous, maintenant, ces marais, où il a fallu creuser trente kilomètres de tranchées… Le sous-sol est imperméable, et nous avons perdu ici des milliers d’existences humaines.

En effet, à perte de vue, la plaine est parsemée de flaques d’eau aux reflets plombés. Sur ces marigots boueux flotte un brouillard perpétuel. Les voyageurs se sentaient enveloppés par une atmosphère lourde, écœurante, saumâtre, qui provoquait la nausée.

— Ici, reprit Gérolans, des sueurs abondantes épuisent l’homme. La soif inextinguible le tient. Et, nouveau Tantale, il ne peut boire l’eau qui l’entoure, ce serait boire la mort. Sans parler des moustiques, des chiques, des niguas, dont les suçoirs venimeux fouillaient la peau des travailleurs.

Enfin, on sortit de cet enfer.

— Mais, dit Bouvreuil, est-ce qu’on n’aurait pas pu éviter cette contrée ?

— C’était le plus court chemin pour arriver au col de la Cordillère.

— En ce cas, dit Lavarède qui était devenu très sérieux, on aurait eu à meilleur marché de temps, d’existences et d’argent le même travail en commençant par l’assèchement des marais. Nos ingénieurs ont déjà fait ce prodige en France, et les Italiens les imitent dans la campagne de Rome.

On avait quitté le chemin de fer depuis peu, et Gérolans conduisait ses amis au delà de Tabernilla. De là, on dominait de nouvelles tranchées où tout était bouleversé. Après les marécages, le tracé rencontre le Chagres, rivière torrentielle, dont les promoteurs de l’entreprise semblent n’avoir tenu aucun compte.

— C’est cependant un cours d’eau particulier, dit Gérolans, puisque, si l’on peut le passer presque à pied sec à de certains moments, il arrive qu’en deux heures, après une pluie, son niveau monte de six à sept mètres. Alors les eaux, dévalant les pentes avec impétuosité, entraînent des blocs de rochers énormes. Ces jours-là, la tranchée était comblée, les travaux de plusieurs semaines perdus… On recommençait, le Chagres recommençait aussi. C’eût été du dernier comique si cela n’avait eu de lugubres conséquences.

— Mais le simple bon sens indiquerait à un particulier le danger d’établir un chantier auprès d’un voisin aussi incommode, aussi remuant !…

— C’est justement l’observation qu’a faite devant moi le conseiller d’État envoyé par le gouvernement français.

à panama.

— Eh bien, fit gravement Lavarède, se tournant vers ses amis, tout à l’heure j’ai parlé avec légèreté… Il est certain que l’on ne pouvait songer à dessécher un marais de cette étendue, entretenu par les torrents qui viennent s’y perdre. Avant tout, il fallait creuser un lit au Chagres et le détourner du tracé du canal, ensuite l’assainissement de la plaine marécageuse n’était plus qu’un jeu d’enfant.

Bouvreuil, ébaubi, écoutait de toutes ses oreilles. Cependant, un doute le prit. Il interrogea sir Murlyton.

— Ces choses vous paraissent-elles possibles ?

— Je pense, répondit l’Anglais, que c’est la raison même qui parle.

— Vraiment, demanda Bouvreuil à Gérolans, il est réalisable de détourner un cours d’eau ?

— Parbleu… quelquefois un simple barrage suffit. Nous en avons dix ou douze bien connus en France… Ce serait faisable ici aussi. Depuis Tabernilla, les escarpements commencent. De cette ville à Obraco, en passant par Manuel et Gorgona, — la ligne de partage des eaux est un peu à l’ouest de cette dernière localité, — la Cordillère mamelonne le sol, emprisonnant dans ses ondulations le lac Gamboa, d’où paraît sortir le Chagres, qui est aussi alimenté par un autre torrent venant de l’est. Eh bien ! un barrage de bonne taille et d’épaisseur suffisante pourrait envoyer la rivière par une autre nervure de la Sierra.

— Alors, Lavarède a peut-être trouvé le secret de la continuation des travaux interrompus ?

— Peut-être… car le reste ne sera pas plus difficile à exécuter que ne l’a été le commencement dans la plaine de Monkey-Hill. Au delà du massif, vers le Pacifique, par la vallée du Rio-Grande, le tracé rejoint la vaste baie de Panama en suivant une ligne presque droite.

— Oh ! la ligne droite… c’est dangereux avec les accidents naturels.

— Non ; après la dépression de l’arête centrale et montueuse, on ne traverse plus qu’une région féconde et boisée, où, au milieu de la plus riche végétation du monde, s’élèvent les bourgs pittoresques d’Emperador, Paraiso, Miraflorès, Corosel, La Boca, pour aboutir en face des îles Perico et Flamenco.

— Mais, parbleu ! c’est mon rapport que Lavarède vient de me dicter, exclama Bouvreuil… Ah ! quel homme ! Si seulement il était mon gendre, il aurait bientôt décuplé ma fortune.

L’instinct égoïste reparaissait. M. Vautour ne voyait que l’exploitation à son profit d’une force et d’une intelligence. Lavarède y gagnait cependant que l’idée des représailles féroces, des représailles à la mode de don José, ne hantait plus l’esprit de son adversaire.

Cependant Gérolans avait envoyé chercher son Indien, qui habitait San Pablo, au sud du tracé, sur le chemin de Bahio-Soldado.

Grand, découplé, le teint cuivré, le regard très doux, l’Indien était de race pure, — ce qui est maintenant exceptionnel dans l’État de Panama. Par sa régularité, sa correcte obéissance, il était devenu chef d’équipe ; c’était un des très rares aborigènes demeurés au service de la Compagnie. Au début, ils étaient nombreux ainsi que les noirs. Mais les marécages les eurent bientôt fait disparaître.

Et l’on sait que l’on a dû recruter, pour les remplacer, jusqu’à des nègres d’Afrique, des Annamites et des Chinois. La région des marais a tout absorbé !…

— Ramon, lui dit Gérolans, voici un de mes compatriotes, mon ami, ingénieur et docteur, qui doit aller en Costa-Rica… Veux-tu le guider ?

L’Indien, superbe et digne, le regardait. Grave, sans parler, il lui tendit la main. Armand se méprit au geste.

— Ajoute, dit-il en souriant, que je voyage sans argent.

La main de Ramon resta tendue. Instinctivement, Lavarède y plaça la sienne. Un éclair d’orgueil joyeux parut sur le visage de l’Indien. On l’avait traité en égal, non en serviteur.

— Ton ami est le mien, caporal, dit-il à Gérolans.

— Tiens, pourquoi caporal ? fit Armand.

— C’est comme s’il disait cacique ou chef.

— Mais les blancs disent « capitaine » pour cacique.

— Ah !… c’est l’amplification, l’exagération qui leur est restée de la langue castillane.

— Ainsi, dit Lavarède, tu veux bien quitter ta place ici ?

— Oh ! fit l’Indien avec mélancolie, je n’y restais que par reconnaissance pour le médecin de la Compagnie qui a guéri mon Iloé… Tous ceux de ma race qui ne sont pas morts dans la « tranchée de l’enfer » sont retournés cultiver les terres de leur tribu… Je vais partir avec joie pour ne plus revenir. Le chemin que tu dois suivre est celui qui mène à ma montagne ; nous le prendrons ensemble, avec ta compagne et la mienne.

Il avait désigné miss Aurett qui rougit.

Shocking, murmura sir Murlyton.

— Cette jeune fille n’est pas ma compagne.

— Bien… Iloé saluera ta sœur ce soir, dans ma maison, à San Pablo.

Il parut inutile d’expliquer à l’Indien que miss Aurett n’était pas une parente. Gérolans fit signe de s’en tenir là.

— Mais, objecta Lavarède, je ne suis pas seul, j’ai ma tribu, dit-il gaiement en montrant Murlyton un peu effaré.

— Ils marcheront dans ton sentier… Toi, tu es Français et médecin, pour cela je t’aime et te respecte… Tu es ingénieur, je dois t’obéir… Mais d’abord, puisque tu es Français, viens, je vais te conduire en un point où tu auras fierté et contentement.


Miss Aurett et Iloé.

Les autres suivirent. Comme on passait par la Gorgona, Gérolans comprit et sourit. La petite troupe prit un sentier de la montagne, monta longtemps, et, lorsqu’on fut parvenu au Cerro-Grande, l’Indien marcha droit vers un arbre élevé, fit signe à Lavarède d’y grimper et dit ces seuls mots :

— C’est ici.

— Oh ! dit le Français… que c’est beau !…

En un clin d’œil, tous les autres étaient également montés sur des arbres voisins, pour voir ce qui était si beau ; seul, l’Indien attendait, placide. Le spectacle était vraiment merveilleux. De ce point, on aperçoit les deux versants de la Cordillère et les deux océans immenses où viennent finir, sur le Pacifique, la vallée du Rio-Grande, et, sur l’Atlantique, celle du Chagres. Le tracé du canal, interrompu à la montagne, paraissait comme un infiniment petit effort humain en face de l’imposante nature.

— Superbe point de vue !…

— Et rare, ajouta Gérolans, car avec la végétation tropicale de l’isthme, on ne peut nulle part ailleurs avoir une vue d’ensemble.

— Merci, Ramon, de m’avoir conduit ici, dit Lavarède en redescendant à terre.

— C’est l’arbre du Français, fit simplement l’Indien.

— Que signifie ?…

Ce fut Gérolans qui dut expliquer, pendant que l’on reprenait la route de San Pablo.

— En 1880, un lieutenant de vaisseau, M. L. Bonaparte Wyse, qui fut le plus ardent apôtre de l’œuvre du canal, avec un autre officier de notre marine, M. Armand Reclus, finit, à force de recherches, par découvrir ce point de la Sierra, où l’on a sous les yeux la démonstration que les travaux doivent aboutir. Sir Murlyton avait l’air aussi satisfait que Lavarède.

— Vous êtes content, dit-il, et moi aussi…

— Pas tant que moi, répondit Lavarède, puisqu’il s’agit de la découverte faite par un de mes compatriotes.

— Et je dis, riposta l’Anglais, que je suis plus content que vous, moi… car, si c’est un officier de la marine française qui a vu, le premier, l’endroit où les deux mers sont ainsi rapprochées, c’est un officier de la marine anglaise qui a prévu, le premier, la place où devait venir votre compatriote.

C’est exact d’ailleurs, et la fierté britannique avait raison. En 1831, le commandant Peacok détermina sommairement, mais avec un coup d’œil sûr, la ligne qu’aurait à suivre une voie de communication entre les deux océans ; le chemin de fer, puis le canal ont justifié ses prévisions. De même aussi, l’Écossais Paterson fut l’un des premiers à deviner l’importance de l’isthme américain, qu’il appelait « la clef du monde » et qu’il voulait conquérir pour sa patrie. Celui-là fut battu et chassé, en 1700, par le général espagnol Thomas Herrera, qui, pour ce fait, a sa statue à Panama.

— D’ailleurs, on le sait, dit Lavarède qui était devenu sérieux, ce n’est pas de nos jours seulement qu’il a été question du percement de l’isthme américain. Le premier qui y ait songé n’est autre que Charles-Quint, sur l’avis de Saavedra, qui, en 1523, chargea Cortez de chercher el secreto del estrecho, « le secret du détroit ». En 1528, le Portugais Galvão proposait hardiment l’exécution du projet à l’empereur ; et Gomara, auteur d’une Histoire des Indes, parue quelques années après, indique même trois tracés différents.

— Mais alors, émit Murlyton, pourquoi a-t-il fallu trois siècles pour que les études fussent reprises sur les indications de Humboldt ?

— Parce que le successeur de Charles-Quint, le dévot Philippe II, ne voulut point modifier la nature, de peur de changer ce que Dieu avait fait… et l’humanité a dû attendre qu’un aventurier français, le baron Thierry, qui fut plus tard roi de la Nouvelle-Zélande, obtint en 1825 une concession dont il ne put profiter, et dont le président Bolivar fit étudier le tracé en 1829… Depuis, il n’y a pas eu moins de seize projets dus à des ingénieurs de toutes nations.

— Tu sais beaucoup de choses du passé, fit tout à coup l’Indien à Lavarède ; mais tu ignores peut-être certaines choses du présent que j’ai vues, moi, et qui t’expliqueront pourquoi les travaux ont été si difficiles et si pénibles.

— Que veux-tu dire ?

— Que la situation faite aux ouvriers était atroce. L’eau des marais était mortelle, la chaleur accablante et débilitante… Où les hommes, les blancs surtout, pouvaient-ils refaire leurs forces épuisées ? Dans des cantines non surveillées, où les tarifs réglés par la Compagnie n’étaient pas observés. Ainsi, certains mercantis vendaient l’eau de France une demi-piastre la bouteille. Si tu songes que le pays des marigots n’a pas d’eau potable, tu vois que les travailleurs étaient condamnés à périr par la soif ou par la dysenterie.

— Il n’est pas possible que cela soit !…

— Si, intervint Gérolans, Ramon n’exagère malheureusement pas. Ce qu’il appelle l’eau de France est l’eau de Saint-Galmier, que les débitants ont osé vendre 2 fr. 50 la bouteille. Aussi, des émeutes fréquentes ont eu lieu. On pillait, on brûlait quelques officines… Mais le métier était si bon qu’après deux ou trois désastres de ce genre ces estimables négociants quittaient l’isthme avec de sérieuses économies.

— Hélas ! de combien de pauvres diables ce défaut de surveillance a-t-il causé la mort !…

— Là encore, interrompit Ramon, tes compatriotes ont largement payé leur tribut. Après l’anéantissement des équipes françaises, on en a formé de tous pays, de toutes couleurs, des hommes de peau blanche, noire ou cuivrée… Mais tu comprends pourquoi mes frères, les Indiens du Chiriqui, et aussi les Zambos noirs de l’isthme, ont obstinément refusé de participer aux travaux.

Bouvreuil prenait des notes. C’étaient autant d’éléments que cette enquête lui fournissait pour son rapport. Mais où le rédigerait-il ? Quand l’enverrait-il ? Il n’en savait plus rien.

Lorsque l’Indien eut rejoint sa voiture, une volante, et y eut installé Lavarède, miss Aurett et Murlyton, l’usurier n’osa pas y demander place. Franchement, Lavarède eût été bien naïf de l’emmener avec lui.

Avec Gérolans, Bouvreuil reprit le chemin de fer et revint à Colon pour attendre la réponse de don José. D’abord, il câbla un télégramme à l’adresse de Pénélope, lui disant :

« Je ne reviens pas encore, je pars pour je ne sais où en suivant Lavarède. C’est un homme étonnant. Va te reposer à Sens dans notre maison de campagne, attends des nouvelles. »

Pendant ce temps, la petite caravane était arrivée dans l’habitation de Ramon. L’Anglaise reçut de l’Indienne Iloé la plus fraternelle hospitalité. Lavarède, Murlyton et l’Indien bivouaquèrent tant bien que mal, et il fut convenu que l’on se mettrait en route le lendemain matin.

Lavarède n’avait-il pas raison de se fier à sa bonne étoile ? La chance, matée par un peu d’initiative, ne le servait-elle pas, chaque fois qu’il se trouvait aux prises avec un embarras quelconque, en lui amenant une aide imprévue ?

Telles étaient les réflexions que se faisait notre héros, en cheminant, de grand matin, sur la route qui conduit de San-Pablo vers Chorerra, en laissant Arrayan à sa gauche.

Le mot « route » paraîtrait un peu prétentieux à un Européen, accoutumé à nos grandes voies bien entretenues. En tous ces pays isthmiques, jusques et y compris le Mexique, ce sont des chemins, parfois tracés, d’autres fois devinés, où les voitures cahotent à qui mieux mieux, où les mules seules marchent. Souvent ce n’est qu’un sentier.

— Mais tout de même, dit-il à voix haute, quelle splendide végétation !

— Telle, murmura l’Indien, qu’elle couvrira bientôt les travaux du canal si on les interrompt longtemps.

Ce disant, il désignait la région que nos voyageurs laissaient en arrière.

Les trois hommes, Armand, Ramon et Murlyton, marchaient de compagnie. Iloé et miss Aurett étaient dans la volante, avec les bagages, conduites par une mule pittoresquement harnachée, qui se dirigeait toute seule, sans qu’il fût besoin d’un arriero pour la guider. De l’œil, la bête suivait son maître. Les deux jeunes femmes étaient devenues tout de suite bonnes amies. La simplicité naïve de l’Indienne avait charmé la pureté de l’Anglaise, et réciproquement.

— Ainsi, dit Iloé, ce jeune homme n’est ni ton époux ni ton frère, comme nous l’avions cru… et tu le suis partout !

— En compagnie de mon père, fit Aurett en rougissant.

— Mais tu t’intéresses beaucoup à lui… Est-il donc ton fiancé ?

— Non, non…

— Cependant, tu as de l’affection pour lui ?

— Moi !…


Sur la route de San Pablo.

— Oui, cela se voit, cela se devine à ton trouble, à ton émotion, lorsque tu parles des dangers qu’il a courus, de ceux qu’il court encore.

— C’est un noble cœur, c’est mon ami, voilà tout.

— Ah ! répondit simplement l’Indienne en jetant sur sa compagne un regard qui la gêna visiblement.

Puis les deux femmes demeurèrent silencieuses. Les Indiens parlent peu. Miss Aurett songeait et se demandait si la naïve Iloé n’avait pas deviné juste. En tout cas, si elle s’attachait à son compagnon de route, c’était encore d’une façon tout inconsciente. En elle-même elle se révoltait à l’idée que son affection pût paraître assez tendre pour motiver une telle supposition.

À ce moment, Ramon se pencha vers une plante dont il cueillit quelques touffes ; il les remit à sa femme qui les serra précieusement. Lavarède demanda une explication.

— C’est le guaco, répondit l’Indien, la plante qui guérit la morsure du coral.

— Ah ! le joli petit serpent qui ressemble à un bracelet de femme ?

— Joli, en effet, avec sa couleur rouge, ses anneaux d’or et de velours ; petit aussi, car il ne dépasse pas vingt ou vingt-cinq centimètres… mais terrible ; sa morsure donne la mort instantanément.

— Brrr ! fit Armand, et tu peux nous en préserver ?

— Oui, à l’aide de cette plante. L’Esprit créateur n’a-t-il pas mis toujours le remède à côté du mal !

— C’est juste.

Sir Murlyton, qui avait écouté sans parler, se mit à marcher avec prudence, regardant à terre avec soin.

— Que fais-tu là ? demanda l’Indien en souriant.

— Je cherche s’il n’y a pas de petit serpent.

— Vraiment ! alors ne regarde pas à tes pieds… C’est en haut qu’il faut surveiller.

— Comment cela ? dirent les deux hommes.

— Oui… le coral se tient roulé à l’extrémité des branches qui pendent et tombent sur les chemins. Tu le prendrais facilement pour une fleur.

À point nommé l’expérience put être faite. Un bouquet de bois empiétait sur la route : c’étaient un conacaste, sorte d’acajou de qualité inférieure ; un madera-negra, qu’on appelle madre de cacao, parce que le cacao croît sous son ombre ; un chapulastapa, au bois brun, réputé le plus bel arbre de ces climats. À la pointe d’une branche sous laquelle allait passer la voiture, un point rouge commença de s’agiter. Ramon prit une baguette flexible, et d’un coup sec abattit le coral, fendu en deux. Une forte odeur d’amande amère s’en dégagea tout aussitôt.

— L’acide prussique, fit Armand.

L’animal était tombé sur une touffe verdoyante. Sir Murlyton, à la demande de sa fille, le voulut prendre, afin de le conserver comme souvenir. Mais il retira vivement sa main en poussant un cri de douleur.

— Est-ce que le coral est encore vivant ?… demanda Lavarède.

— Non, fit l’Indien ; mais cet arbuste où repose son cadavre est un chichicaste, et ton ami s’y est piqué… Tiens, voici ton serpent, donne-le à la jeune fille.

— Mais tu ne t’y es pas piqué, toi ?

— Il suffit de retenir son haleine pour toucher impunément l’arbuste-ortie.

Certes, Armand savait bien des choses, mais il ignorait celle-là.

— On s’instruit en voyageant, dit-il en souriant à sir Murlyton, qui en fut quitte pour presser sur son bobo une feuille de quita-calzones que lui donna Ramon.

Il y eut peu d’incidents ensuite. Le paysage changea.

Ce n’étaient plus les puissantes végétations tropicales, les fleurs aux couleurs vives, les fruits aux formes étranges ; mais de l’herbe épaisse et dure que l’on appelle para, et qui constitue un fourrage spécial, merveilleux et nourrissant. Cette modification indiquait le voisinage d’haciendas et de ranchos, exploitations agricoles, dont les maîtres sont toujours appelés des « Espagnols », quelle que soit leur nationalité.

Pour l’Indien, pour le pauvre, tout bourgeois est un « Espagnol » et a droit à un salut très humble, presque une génuflexion, accompagnée des mots :

« Votre Grâce. »

Cette entrée en conversation remonte loin, à deux siècles en arrière, à la conquête.

L’étonnement de Lavarède fut considérable en apercevant, non loin du chemin, un cerf absolument semblable à ses congénères de la forêt de Fontainebleau. L’animal avait quitté les hauts taillis de la savane pour venir brouter le para. Mal lui en prit. Ramon l’abattit d’une balle, et ainsi, avec quelques galettes ou tortillas préparées par Iloé, il assura la subsistance de la petite caravane.

Un autre étonnement attendait notre ami, une heure plus tard. Il vit un péon qui, gravement, plaçait de gros cailloux les uns sur les autres.

— Que fais-tu là, José ? demanda-t-il.

Tous les Indiens répondent au nom de José, comme toutes les indiennes à celui de Maria. Du Mexique à l’Amérique du Sud, cette tradition subsiste encore.

— Votre Grâce le voit. Je fais une « colonne de sûreté ».

Lavarède ouvrit ses yeux et ses oreilles. Mais il fallut que Ramon lui expliquât cette nuageuse explication.

— Un Indien qui s’absente de chez lui ramasse vingt-deux pierres, pas une de plus, pas une de moins. Il les entasse… et, à son retour, si la colonne n’a pas bougé, c’est que sa femme n’a pas cessé de penser à lui.

Malgré sa gravité native, Murlyton ne put s’empêcher de sourire.

— Mais le vent, mais la pluie, mais l’orage ne peuvent-ils ébranler ce léger édifice ?…

L’autre Indien regarda les Européens.

— Sans doute, fit-il ; mais encore faut-il que le saint d’Esquipulas le permette.

Autre demande d’explication.

— Ce saint miraculeux, dit Ramon, est un grand christ nègre, que l’on voit loin d’ici, dans le Guatemala. Il a souffert tous les maux sur la terre, plus la haine de sa femme. Et, comme c’était un Jésus pauvre, qui aimait les Indiens, ses pareils, il a fait ce miracle pour ses amis des savanes.

Cette légende fut débitée sans aucune intention de plaisanterie, mais aussi sans exaltation, comme une chose naturelle, et de si bonne foi que Lavarède n’osa pas avoir l’air d’en douter, pour ne pas chagriner son ami.

Vers le soir, on rentra dans la savane. Armand n’avait pas voulu s’arrêter à Chorerra, ni dans les villages ladinos, c’est-à-dire occupés par les descendants des anciens conquérants, métis d’Espagnols et d’Indiennes. Là, il eût fallu de l’argent pour payer son gîte.

Avec les couvertures et des branchages, Ramon eut bientôt installé un abri, Iloé fit cuire un quartier de cerf. Murlyton fit circuler l’old brandy de ses réserves. Et la nuit se passa à peu près tranquille.

Nous disons « à peu près », car les niguas et les moustiques tourmentèrent violemment les Anglais.

Toutefois, miss Aurett en prit son parti en brave. Au fond, les aventures amusaient cette enfant.

Quant à Lavarède, sur le conseil et l’exemple de Ramon, il était allé se nicher sur les plus hautes branches d’un almendro, auxquelles se mêlaient, à quinze mètres d’altitude, celles d’un cèdre, son voisin. Il s’établit, à cheval, bien appuyé à gauche et à droite, et, enveloppé dans une couverture de la mule, il dormit comme un juge. Le vol des mosquitos est lourd et bas. Là, il n’avait à redouter que les vampires, ces chauves-souris des tropiques. Mais Ramon les chassa en fumant une certaine plante aromatisée.

Au petit jour, nos amis se regardèrent. La pauvre petite Aurett avait l’épaule enflée abominablement, parce qu’en dormant elle avait un peu écarté l’épaisse couverture de drap feutré dans laquelle Iloé l’avait roulée, et les méchantes bestioles nocturnes avaient été à l’assaut de sa chair fraîche. L’infortuné Murlyton, lui, n’avait plus visage humain. Le nez enflé, les paupières gonflées, les joues soulevées par d’énormes cloches, lui faisaient un masque que la pitié même n’empêchait pas de trouver comique. Dans sa pharmacie de voyage, il prit de l’alcali et du phénol, qui guérirent à peu près ses blessures.

Un autre péril est encore à craindre dans ces sortes de voyages : les fièvres. Murlyton avait son remède : la quinine. Mais Ramon en indiqua un autre, plus simple, plus pratique.

— Tu éviteras la fièvre en buvant du grog au rhum, dit-il à Lavarède ; j’en ai dans mes bagages, c’est du rhum des Antilles. Ensuite tu mangeras peu et tu prendras un bain froid tous les jours.

— Manger peu est aisé, répondit notre ami en riant. Quant au bain froid, nous rencontrons assez de rios sur la route pour faciliter cette hygiénique opération.