Les cinq sous de Lavarède/ch13

XIII

THE BOX-PACIFIC-LINE-COMPANY.

Susgrave street est une rue étroite qui aboutit sur le port. C’est là qu’est la taverne de la Soupe-à-la-queue-de-Bœuf, « Oxtail-Tavern », où déjeune l’Irlandais Vincents, l’employé du Box, signalé à Armand par son Chinois aux deux mille dollars.

Le mardi, à midi, ayant brossé son complet de coupe anglaise et lissé sa moustache brune, Lavarède entra en ce cabaret, les yeux pétillants de joyeuse espérance. Il traversa, sans le regarder, le public de marins, d’ouvriers du port et de bas employés entassés aux tables, s’approcha du comptoir et s’adressa à la patronne, grosse commère couperosée, qui éclatait dans sa robe.

— Pardon, madame, un renseignement, s’il vous plaît ?

— Tout ce que vous voudrez, gentleman, répondit la forte dame en minaudant.

— Mille fois bonne. N’auriez-vous pas, parmi vos utiles, un sir Vincents ?

— Si bien.

— Est-il ici en ce moment ?

La tavernière parcourut la salle du regard, et la bouche en cœur :

— Il y est. Tenez, là-bas dans le coin. Celui qui est assis à la petite table ronde.

— Tout seul ?

— Oui, il préfère cela.

Armand lança à l’aubergiste un coup d’œil qui pensa la faire pâmer d’aise, et se dirigea vers le personnage qu’elle lui avait désigné. Gros, court, les cheveux blonds-roux, Vincents, installé dans un angle de la salle, mangeait gloutonnement en lisant un journal. Ses poings charnus allaient et venaient sans qu’il levât la tête, et il était à ce point absorbé par sa double occupation que, seul peut-être de l’établissement, il n’avait pas remarqué l’entrée du Parisien.

Celui-ci prit tranquillement un escabeau, s’assit en face de l’employé du Box-Pacific, et appliquant la main sur le journal ?

— C’est à M. Vincents que j’ai le plaisir de parler, demanda-t-il ?

L’homme toisa celui qui le dérangeait ainsi. Sûrement, il était mécontent d’être troublé dans son repas, mais le journaliste ne s’émut pas pour si peu :

— Vous ne me connaissez pas, reprit-il, c’est tout naturel… j’arrive de France. Je cherche un cousin qui habite la ville. Il se nomme Vincents et il a droit à la moitié d’un héritage. Le gaillard a quitté le pays il y a de longues années ; je ne l’ai jamais vu, alors je parcours Frisco, visitant tous les Vincents… Peut-être êtes-vous le bon !

— Moi ? grogna son interlocuteur.

— Dame ! c’est possible. Au reste, nous allons bien le voir. Mais je déjeunerai en même temps, cela sera plus agréable pour causer. Y a-t-il du vin présentable ici ?

Le visage de Vincents se dérida.

— Oui, seulement, il est cher.

— Bah ! je ne vise pas à l’économie… Vous ne refuserez pas de me faire raison.

Cette fois, la figure de Vincents devint presque aimable. Comment ne pas bien accueillir, du reste, un inconnu qui vous propose un héritage et du vin généreux ?… Sur son ordre le « boy » qui faisait le service leur apporta un plat quelconque et plaça devant eux une bouteille cachetée et deux verres. Lavrède les remplit aussitôt, et choquant le verre de son vis-a-vis :

— À votre santé, dit-il, et puissiez-vous être mon cousin ! Ceci sans compliment, vous avez une physionomie qui me va…

Son commensal cligna des yeux, lampa d’un trait le vin qui lui avait été versé, puis faisant claquer la langue :

— Fameux tout de même, murmura-t-il, dommage que l’on n’en puisse pas faire son ordinaire.

— On le pourrait, reprit le Parisien en baissant la voix, si l’on avait la chance d’hériter.

— Ah ! ça, oui, seulement… Voyons, parlons donc de l’affaire en question.

— Je ne demande pas mieux, puisque j’ai fait le voyage d’Amérique exprès… Mais laissez-moi manger un peu, je meurs de faim.

Le boy venait de servir Lavarède, et pendant un instant, le journaliste parut s’absorber dans la dégustation du ragoût au pipermint placé devant lui. Vincents l’observait en dessous, avec une impatience qu’il eût sans doute exprimée, si Armand n’avait pris soin de remplir son verre à plusieurs reprises. On ne bouscule pas l’homme qui distribue si généreusement le « lait de la vigne ». Enfin il jugea son sujet bien à point, et, entamant une seconde bouteille que le garçon lui présentait avec le respect du débitant pour le client qui fait de la dépense :

— Mon cher monsieur Vincents, dit-il, vous concevez que mon enquête est délicate et que, pour n’être pas victime d’un aventurier quelconque, j’ai dû m’entourer de précautions.

— Sans doute, mais…

— Vous ne pouvez être confondu avec les aigrefins si nombreux en cette ville. Vous êtes un citoyen honorable, vivant de son travail et auquel mon estime est acquise. Mon entrée en matière avait seulement pour but de vous prier de vouloir bien répondre à certaines questions préliminaires indispensables.

— Vous n’avez qu’à interroger, je répondrai.

L’employé était visiblement sur des charbons. Il avait hâte de savoir.

— Bon, murmura Lavarède, le poisson est ferré, il n’y a plus qu’à tirer la ligne.

Et gracieusement :

— Connaissez-vous le lieu de votre naissance, monsieur Vincents ?

L’homme eut un mouvement d’épaules :

— By god !… En voilà une demande. Je suis resté jusqu’à vingt ans au pays.

— Qui se nomme ?

— Ladbroke-Hill, à six milles de Dublin… Irlande !

Le Parisien simula une surprise joyeuse, et par réflexion, le visage de Vincents s’éclaira :

— Vous continuez l’interrogatoire, demanda-t-il timidement ?

— Je crois bien, vous êtes fils de ?…

— De José-Williams Vincents, de Ladbroke, et de Marie-Paulina Crooks, de Noxleburg.

— Très bien.

— Très bien, dit l’employé haletant, suis-je votre cousin ?

— Presque…


Le déjeuner.

— Comment presque ?

— Oui, il ne reste qu’un point à éclaircir.

— Faites vite.

Affolé à la pensée d’hériter, Vincents avait une si étrange figure que le journaliste fut sur le point d’éclater de rire, ce qui, sans nul doute, aurait compromis le succès de sa négociation… Il se contint, non sans peine, et poursuivit :

— N’avez-vous pas souvenir d’une vieille parente qui habitait Dublin ? Riche et très avare, elle ne voyait jamais ses parents, craignant sans doute que les pauvres gens ne lui empruntassent quelque chose  ?

L’employé parut chercher :

— Non, dit-il enfin avec effort, tremblant que sa réponse ne mît fin à son rêve doré ; mais cela n’a rien d’étonnant… Le père est mort quand j’avais douze ans, et la mère l’a suivi en terre au bout de quelque mois.

— Cherchez bien, la tante Margareth ?

— Margareth, s’écria Vincents triomphant, je connais ce nom-là.

— Parbleu ! pensa Lavarède, il est assez commun en Irlande. Puis, avec une gravité parfaitement jouée, le jeune homme tendit les mains à son interlocuteur en disant :

— Cousin…

L’autre ne le laissa pas achever.

— Cousin, répéta-t-il.

— Nous le sommes, cela ne fait plus de doute pour moi. Écoutez donc : la tante Margareth est décédée laissant huit mille livres sterling, deux cent mille francs à partager par moitié entre vous et moi, à la condition que nous toucherons tous deux le même jour. Elle a voulu sûrement réparer ainsi ses torts envers les deux branches de la famille.

Et au pauvre diable qui l’écoutait bouche bée, il raconta comment lui-même, étant quelque peu pressé d’argent, s’était décidé à venir en personne retrouver son cousin. Il lui dit être descendu au China-Pacific-Hotel, dans Montgomery street, ce qui fit ouvrir de grands yeux au besogneux Vincents.

— De ce train-là, remarqua ce dernier, vos quatre mille livres ne vous conduiront pas loin. Moi, je ne ferai pas le grand seigneur… J’achèterai de la terre en Irlande et je vivrai en fermier.

Lavarède ne se souciait pas de connaître les projets d’avenir de son pseudo-parent, il l’interrompit donc pour demander :

— À quelle heure devez-vous rentrer à votre office ?

— À deux heures.

— Il est moins cinq.

— Que m’importe maintenant. J’ai envie de leur donner ma démission.

Armand sursauta :

— Ah ! non, pas ça, s’écria-t-il.

En une seconde, il voyait réduit en poudre son plan si péniblement dressé.

— Pourquoi… « pas ça ».

— Mais parce que…

Il ne pouvait pourtant pas lui répondre : « Parce que j’ai besoin de vous pour pénétrer dans le dock de la Compagnie. »

Cherchant ses mots, il dit :

— Parce que… les formalités seront longues chez les notaires des United States, qui doivent se mettre en relations avec ceux de Dublin, représentant la tante Margareth, et avec celui de Paris chargé de mes intérêts… Si vous donniez votre démission aujourd’hui vous risqueriez de rester un bon mois sur le pavé.

— C’est juste, mais c’est dommage aussi… car j’aurais bien voulu éviter la corvée qui m’incombe demain.

— Laquelle donc ? fit le Parisien du ton le plus naïf du monde, tandis qu’il remerciait mentalement le « Dieu des voyageurs » d’avoir amené la transition, tant désirée.

— La garde de nuit auprès des « Sleeping Yellows », autrement dit, les « Chinois défunts ».

Lavarède prit l’air surpris d’un touriste ignorant et se laissa bénévolement expliquer par l’employé le fonctionnement de la Box-Pacific.

— Brrrou ! murmura-t-il quand Vincents eut fini. Cela doit faire une singulière impression de passer la nuit au milieu de ces cercueils.

— C’est assommant.

— Pas banal au moins comme aventure de voyage, et si c’était possible, j’aimerais assez le faire… pour le raconter à mon retour.

— Cela se peut, s’écria son interlocuteur enchanté, et si le cœur vous en dit ?…

— Ma foi oui.

— Rien de plus simple. Demain, j’entre par la porte de l’administration ; vous restez au dehors. Je vous ouvre la porte donnant sur le quai… c’est par là que l’on enlève les colis pour les embarquer… et ni vu ni connu, nous sommes chez nous jusqu’au matin. Apportez du wisky.

Avec peine Armand put cacher sa joie. Sa ruse avait complètement réussi. Le gardien s’offrait lui-même à lui faciliter l’entrée du dock. Maintenant, il s’agissait de quitter Oxtail-Tavern sans bourse délier, puisqu’il n’avait toujours en poche que ses vingt-cinq centimes.

— Cousin, dit-il, une proposition ?

— J’accepte d’avance.

— Étant de garde demain, vous obtiendrez facilement de votre administration congé pour cet après-midi ?

— Peut-être bien que oui.

— Allons le demander ensemble. Ensuite, nous nous rendrons à mon hôtel, où nous dînerons.

— Mais je ne sais si je dois… balbutia l’employé tout ému à l’idée de prendre son repas à une table de premier ordre.

— Acceptez donc.

— Allons soit…

Le quart d’heure de Rabelais était arrivé, mais il avait été préparé de main de maître, et quand Lavarède, après s’être fouillé, déclara d’un air ennuyé qu’il n’avait que des valeurs françaises, Vincents lui assura noblement qu’il ne l’aurait pas laissé régler la dépense. Il alla même plus loin. Il exigea de son nouvel ami qu’il acceptait encore le déjeuner le lendemain à l’Oxtail-Tavern, politesse à laquelle Armand répondit :

— Soit ! mais je vous aurai le soir au China.

— Parfait ! le déjeuner à moi, le souper à vous.

Et radieux, le gros homme pensait :

— Je fais une excellente affaire comme ça, car, à l’Hôtel, c’est meilleur et plus cher.

En rentrant chez lui, le journaliste rencontra sir Murlyton qui sortait. Le digne gentleman était radieux. Il avait reçu la réponse des banquiers de Londres, touché son argent à l’office central des postes et reportait au California-Times, les lettres ouvertes par lui, après y avoir honnêtement remis les dix cents empruntés aux naïfs correspondants. L’annonce indiquée par Lavarède réglerait définitivement la question. Un instant, le Parisien quitta son pseudo-cousin et, à voix basse, il dit à l’Anglais :

— Profitez de votre promenade pour retenir votre passage à bord du Heavenway.

— Nous partons donc ?

— En avez-vous douté ?

Et, désignant Vincents :

— Ce brave garçon m’en fournit le moyen, sans s’en douter, bien entendu. Il vous contera cela au dîner. Je l’ai invité pour ce soir et demain.

— Mais, fit Murlyton, deux dîners vont vous coûter plus de vingt-cinq centimes.

Armand secoua la tête.

— Pas le moins du monde. Vous avez payé à master Tower huit journées pleines.

— Oui, mais je ne vois pas…

— Attendez. Nous sommes arrivés samedi ici. L’hôtel me doit donc tous les repas jusqu’au déjeuner du samedi inclusivement. Or, je quitte la maison mercredi soir, ayant encore droit pour les jeudi, vendredi et samedi, à cinq repas. J’en prélève deux pour cet homme. Quant aux trois autres, je les emporte. M. Tower reste donc mon débiteur pour ma chambre, qui devient vacante deux jours avant le terme fixé.

— Très justement raisonné, déclara l’Anglais, je vais retenir les places à la Box-Pacific.

Le soir, au dîner, Vincents, à qui le Parisien fit raconter l’histoire de leur connaissance, amusa énormément le gentleman et sa fille. Seulement quand il fut parti, miss Aurett dit doucement à Lavarède :

— Le pauvre homme me fait de la peine. Il croit à son héritage et sa désillusion sera grande.

— Bon. Je lui ménage une consolation.

— Laquelle ?

Il hésita une seconde ; puis, prenant son parti :

— C’est un secret que vous me demandez-là ?

Aurett le regarda bien en face et, avec un accent singulier :

— Oui, je le demande. Il y a une ombre dans ma pensée, chassez-là !

— J’obéis. Je destine à Vincents les deux mille dollars de mes amis les Chinois.

Le visage de la jeune fille s’illumina d’un sourire ; elle tendit la main à son interlocuteur et la serra vigoureusement avec ce seul mot :

— Merci !

Rentrée dans sa chambre, elle se déclara sérieusement qu’elle était très satisfaite de parcourir le monde en compagnie de Lavarède. Mais, par un sentiment de réserve bizarre, elle ne dit rien de tout cela à l’honorable sir Murlyton.