Les cinq sous de Lavarède/ch11

XI

FRISCO

San Francisco, Frisco, pour les Américains économes de temps et de paroles, est le port le plus important de l’Ouest-Amérique, et sa rade merveilleuse a été célébrée par maints voyageurs.

De toutes les cités américaines, c’est celle qui ressemble le moins à « une ville d’Amérique ». La foule ici est plus bigarrée, moins uniforme. Les plaisirs y sont plus éclatants, moins dissimulés. Les gens sont plus « en dehors », moins hypocrites. L’aspect extérieur est plus gai, moins austère. C’est évidemment le séjour le mieux fait pour plaire à un Européen, qui finirait par mourir d’ennui dans certaines rigides et pudibondes cités de la Nouvelle-Angleterre, par exemple.

Sur le quai de débarquement, encombré de tonneaux, de caisses, de ballots, s’agitait une cohue compacte et bruyante : commerçants, matelots, coolies chinois, porteurs irlandais, se croisaient en tous sens, affairés à ce point qu’ils n’accordaient point un regard aux nouveaux débarqués.

Ceux-ci s’étaient arrêtés, un peu étourdis d’abord, de passer brusquement du calme de la pleine mer au mouvement d’une grande ville. Armand songeait, avec une nuance de tristesse, à ces quelques jours de traversée, pendant lesquels miss Aurett lui avait prodigué les douces causeries et les délicates attentions. On s’habitue vite à se laisser vivre, surtout auprès d’une jolie fille. Aussi le jeune homme voyait presque avec regret arriver l’heure où il devait recommencer la lutte.

— Où allons-nous ? demanda miss Aurett.

La question fit tressaillir Armand, qui, se tournant vers sir Murlyton, lui dit :

— Connaissez-vous la ville ?

— Pas le moins du monde.

— Alors, permettez-moi de vous donner un conseil. Prenez cette large rue plantée d’arbres qui s’ouvre en face de nous, c’est Kearny street. À cinq cents mètres d’ici vous verrez, à côté de la Bourse du commerce, le China-Pacific-Hotel, je vous le recommande.

— Ah ça ! interrompit l’Anglais ébahi, vous êtes déjà venu ici !

Lavarède sourit.

— Pas précisément, mais j’ai lu tant de choses…

Puis changeant de ton :

— Nous voici à terre, je ne souffre presque plus de ma blessure, il faut que je songe à gagner ma vie et à continuer mon voyage.

— Comme cela, tout de suite, dit Murlyton à qui sa fille venait d’adresser un regard expressif.

— Accepter plus longtemps votre hospitalité serait indiscret.

Et, tranquillement, il ajouta :

— Voyez là-bas cet homme entouré d’un tas de pauvres diables de toutes nations. Il embauche des déchargeurs… il m’engagera. C’est le vivre assuré pour deux jours, avec le temps de réfléchir.

Il tendait la main à l’Anglais.

Very curious, murmura celui-ci, chef d’État la-bas, portefaix ici… Very curious.

Mais miss Aurett intervint :

— Mon père, vous oubliez ce qu’à dit le médecin du bord. Au moindre effort violent, sa blessure peut se rouvrir. Il serait inhumain et déloyal de laisser faire M. Lavarède.

Le gentleman se frappa le front :

— Aoh ! c’est juste… Écoutez, mon cher convalescent, votre état réclame encore des soins pendant une huitaine. Accompagnez-nous à l’hôtel que vous avez indiqué.

— Comment… à l’hôtel ?

— Oui, c’est compris dans les soins que je vous redois.

— Et le bifteck aussi ?

— Oui, cela est le prix de ma fille, je rembourse, voilà tout… Les bons comptes font les bons amis.

— Et les bons adversaires, ajouta Armand en souriant.

— Je ne pense pas, conclut Aurett, que M. Lavarède prétende imposer à mon père l’humiliation de rester son débiteur.

Le journaliste n’avait qu’à s’incliner. Il entraîna ses compagnons de voyage et s’engagea avec eux dans Kearny street.

Cette rue, la plus belle de San Francisco, est bordée de monuments. L’ancien et le nouveau City-Hall, la Douane, la Poste, l’Hôtel des Monnaies, la Bourse des Marchands, la Bibliothèque commerciale, tous édifices utiles. Quinze églises alternent avec les théâtres, Baldwin, Californian, etc., les grandes maisons de banque, les hôtels somptueux élevés de dix étages, aux balcons chargés de plantes tropicales.

— Magnifique ! déclara Murlyton.

— Surtout, répliqua Armand, si l’on songe que cette immense cité a quarante-cinq ans d’existence.

— Seulement, fit Aurett.

— Pas davantage, mademoiselle. En 1847, il n’y avait au bord de la mer qu’un bourg d’un millier d’habitants, Yerba-Buenna, fondé en 1776 par des missionnaires franciscains du Mexique.

— Et, aujourd’hui ?…

— San Francisco compte 300 000 âmes. La découverte des placers y a amené la foule des aventuriers ; cette fièvre s’est calmée, maintenant l’industrie et l’agriculture remplacent le « claim »… Mais, remarqua le Français, nous sommes arrivés.

Devant eux se dressait le China-Pacific-Hotel. Ils pénétrèrent dans le bureau, où le master director Tower était majestueusement assis. Debout, devant lui, se tenait un garçon d’une vingtaine d’années, qui lui parlait avec animation.

À l’arrivée des voyageurs, ce dernier s’éloigna de quelques pas. M. Tower s’inclina légèrement, et s’adressant à l’Anglais.

— Vous voulez des chambres, gentlemen, je devine ?

Le « je devine », I guess, est une locution usuelle en Amérique ; comme le I say, en Angleterre ; le savez-vous, en Belgique et le dis donc, en France. Murlyton répondit à la question.

— En effet, trois chambres… Nous comptons rester huit jours ici.

All right, gentleman ! Vos bagages sont en gare, I guess.

— Nous n’avons pas de bagages.

All right… alors, nous disons : trois personnes, quinze dollars par jour ; huit journées, cent vingt dollars au comptant.

Sir Murlyton tira son portefeuille et remit à M. Tower des banknotes pour la somme annoncée.

L’inconnu qui, un instant auparavant, conversait avec le directeur de l’hôtel, s’était rapproché. Il avait pris un air satisfait en voyant l’Anglais solder son compte. Tandis que M. Tower sonnait les domestiques pour conduire ses clients à leurs chambres, le jeune homme s’inclina devant l’Anglais :

— Vous êtes étranger, sir, demanda-t-il ?

— Pas étranger répliqua le gentleman raide, Anglais.

L’inconnu s’inclina derechef, ce dont Murlyton lui sut gré. La révérence flattait son amour-propre national.

— Donc, vous avez l’honneur d’être Anglais. Eh bien, permettez à un simple « chasseur de pépites » de vous donner un bon conseil.

— Je vous le permets.

— Défiez-vous des voleurs… Beware of pickpockets.

Et, du doigt, montrant la poche où son interlocuteur avait serré son portefeuille :

— Vous avez là de quoi les tenter, reprit le jeune homme.

— Peuh ! pour les prendre là, il faudrait être…

— Adroit, tout simplement. N’oubliez pas, sir, que nos pickpockets se recrutent aussi dans la Grande-Bretagne.

Sur cette réflexion, dont l’Anglais ne parut pas goûter beaucoup le chauvinisme particulier, l’inconnu sortit tranquillement. Au même instant un des domestiques de l’hôtel parut. Sur l’ordre de M. Tower, il pria les voyageurs de le suivre. En trois secondes, l’ascenseur les déposa sur le palier du premier étage.

— C’est ici, dit leur guide, les chambres 13, 15 et 17, ces deux dernières communiquant à l’intérieur.

— À moi le 13, murmura Lavarède.

Et comme Aurett parut contrariée :

— Il m’a déjà porté bonheur en Costa-Rica, ajouta-t-il gaiement.

La jeune fille sourit. Lavarède, laissant ses compagnons s’installer, s’enferma dans sa chambre, banale mais confortable, et procéda à sa toilette. Puis, rafraîchi, convaincu par un regard à la glace que les épreuves précédentes n’avaient pas trop altéré sa bonne mine, le Parisien ouvrit sa croisée et contempla l’immense perspective des rues Montgomery et Kearny.

Les maisons luxueuses qui bordent ces voies sont construites en sapin rouge ; mais, revêtues d’un enduit spécial, elles donnent l’illusion de palais de marbre. Des voitures de toute espèce, des tramways, des omnibus se croisaient incessamment sur la chaussée, tandis que les piétons, affairés, se coudoyaient sur les trottoirs, et de la rue montait un bourdonnement fait de cris, de conversations, de roulements qui réjouissait délicieusement Armand. Ce bruit lui rappelait « son Paris ». Pourtant, il n’aurait pas été « du boulevard » si, en n’importe quel endroit du monde, il n’avait éprouvé le besoin de se déclarer à lui-même que « ça n’avait pas le même cachet ».

Des comparaisons, il passa aux souvenirs. Il revit la rue de Châteaudun où, pour la première fois, il s’était rencontré avec la charmante jeune fille qui l’accompagnait autour du monde. Tout à coup il fut tiré de sa rêverie.

Dans la chambre voisine occupée par Murlyton, les sonnettes électriques tintaient furieusement et des éclats de voix arrivaient jusqu’à Lavarède. Il fallait une chose grave pour que l’impassible Anglais en vint aux cris. Très intrigué, voire un peu inquiet, Armand courut à la porte du no 15. Elle était ouverte.

Au milieu de la chambre, Murlyton, la figure écarlate, brandissait une liasse de papiers. Aurett semblait chercher à le calmer.

À l’instant où le journaliste arrivait, un garçon d’hôtel se précipita dans la chambre.

— Master Tower, s’écria l’Anglais, dès qu’il l’aperçut, qu’il vienne de suite… tout de suite.

Le garçon effaré s’éloigna.

— Aoh ! poursuivit le gentleman, en faisant signe au Français d’entrer, je suis furieux… mes chèques, mes banknotes… tout papier blanc !…

— Pardon, vous dites ?

— Mon père a été volé, intervint Aurett. À la place du portefeuille, il n’a plus trouvé qu’une liasse de papier blanc.

— Yes, oui, parfaitement, volé, appuya Murlyton avec une colère croissante… et avec le portefeuille ma montre, mon rasoir, tout !…

M. Tower entra.

— On me dit que vous me demandez ?

— Monsieur, déclara l’Anglais en essayant de reprendre son calme, j’ai été volé… J’avais mon portefeuille en arrivant ici, vous avez pu le constater.

— En effet, vous en avez extrait la somme nécessaire au paiement de la huitaine.

— Bien, depuis ce moment, j’ai parlé à trois personnes ; vous, ce monsieur avec lequel vous causiez et le garçon. L’un des trois est mon voleur.

Le plus tranquillement du monde l’hôtelier répondit :

— Très justement déduit.

— Pas de compliments… Sur qui se portent vos soupçons ?

M. Tower sourit :

— Ma conviction est faite, gentleman. Vous avez été soulagé de votre numéraire par la personne qui se trouvait dans mon bureau.

Les voyageurs se regardèrent stupéfaits.

— Comment ! balbutia Aurett, exprimant la pensée de ses compagnons, vous accusez cette personne vous sembliez pourtant être avec elle dans les meilleurs termes.

Le gros Tower leva l’index en l’air.

— Cela mérite explication. Vous êtes Européenne, mademoiselle, et vous ignorez qu’à San Francisco la police est impuissante. À dix kilomètres de la ville commence la prairie, où se réfugient tous les individus ayant commis un crime.

— Ce n’est pas une raison pour leur ouvrir sa maison, remarqua Lavarède, ni même pour leur serrer la main.

— Attendez un peu. — Les « robbers » de la cité se sont syndiqués et ont établi une Société d’assurance contre eux-mêmes.

— Une assurance ! s’écria Murlyton.

— Oui, gentleman, l’idée était pratique. Nous autres Américains nous comprenons les idées pratiques et la Société fonctionne à la satisfaction générale. Ainsi, moyennant une prime annuelle de deux cents dollars, je suis assuré qu’aucun vol ne sera commis à mon préjudice.

— Cela se voit, ricana l’Anglais.

— Distinguons, je vous prie… Je n’assure pas les voyageurs, mais seulement ma propriété… et je gagne au marché, car nos « robbers » sont si adroits qu’ils enlèveraient la maison et moi dedans, sans que je m’en aperçoive… Ce jeune homme est le caissier des voleurs et il venait toucher la prime.

Et sur cette péroraison concluante, M. Tower se retira sans que personne songeât à le retenir.

Les voyageurs se regardaient en silence. Lavarède, frappé surtout par le côté comique de la situation, retrouva le premier la parole.

— Aimable pays, murmura-t-il entre haut et bas, où les voleurs se syndiquent, où les policemen sont bafoués.

la postiche.

— Aoh ! fit sir Murlyton d’un air lugubre, je regrette beaucoup d’être venu ici… nulle part on ne tolérerait une pareille situation.

— Pardonnez-moi, elle existe dans toutes les parties du monde. Les Touaregs du Sahara ne forment-ils pas un véritable syndicat ? La première tribu que rencontre une caravane prélève un droit de passage ; après quoi, les marchands, leurs bêtes et leurs colis n’ont plus rien à craindre. Quelques cavaliers les escortent ou les précédent, afin d’apprendre aux autres pillards du désert que le droit de passage a été acquitté. Dans l’Asie antérieure, de nombreuses peuplades kurdes procèdent de même à la satisfaction générale. Enfin, en pleine Europe, l’association des bandits italiens, la Maffia, n’est-elle pas prospère ?

Aurett écoutait en souriant.

— Fort bien, dit-elle enfin, mon père a donc été dépouillé en Amérique aussi bien qu’on peut l’être en Afrique, en Asie ou en Europe… mais cela n’empêche pas qu’il ne soit pour l’instant totalement démuni d’argent.

— Il ne me reste pas un farthing, appuya le gentleman avec une piteuse grimace.

— Je possède cinq sous, reprit Armand, c’était déjà un peu juste pour faire le tour du monde tout seul ; mais à trois personnes, ce sera sûrement insuffisant. Et voyez l’ennui : comme vous ne pouvez continuer à me suivre, je suis immobilisé ici, je perds du temps.

L’Anglais le regarda.

— Vous avez raison. Je vais aller au bureau du télégraphe le plus proche et « câbler », comme on dit ici, à mon banquier.

Il s’assit, rédigea un télégramme et le relut à voix haute, comme pour demander l’approbation de ses auditeurs.

« Harris, Goldener and sons, Gracechurch-street-London-England.

« Folio 237. — Envoyez par retour mandat télégraphique deux mille livres. China and Pacific. Kearny Hôtel, San Francisco ».

« Edward Murlyton. »

Le telegraph-office, établi dans Sacramento street, est voisin. Tous trois y arrivèrent bientôt. Mais là, une nouvelle déception les attendait. C’était la journée de guigne décidément !… L’employé qui reçoit la dépêche réclame pour la transmission un dollar par mot, soit vingt-six dollars. En vain sir Murlyton lui explique son aventure, donne son adresse, affirme que la maison Harris, Goldener and sons s’empressera de faire honneur à sa signature, le commis ne veut rien entendre.

— Contre vingt-six dollars, je transmets… L’administration ne fait pas crédit.

Et sur cette-réponse, il ferme son guichet au nez des voyageurs déconfits.

La nuit tombait quand l’Anglais, très affecté, rentra à l’hôtel. Aurett était presque aussi abattue que son père ; et l’anxiété peinte sur son visage étouffait toute velléité joyeuse chez le Parisien.

Le dîner fut silencieux et, la dernière bouchée avalée, sir Murlyton et la jeune fille se retirèrent dans leurs chambres. Lavarède s’ennuya une demi-heure au parloir, parmi des inconnus de toutes nationalités et, à son tour, rentra chez lui.

Le lendemain, vers neuf heures, miss Aurett buvait mélancoliquement une tasse de thé dans laquelle elle trempait des rôties. Elle était venue retrouver son père qui, pas plus qu’elle, n’avait dormi. Tous deux étaient pâles et une pensée fastidieuse leur revenait toujours.

— Nous sommes à quatre mille lieues de notre pays, sans un penny en poche.

— Et avec cela, continua à haute voix la jeune fille, si ce jeune homme trouve le moyen de continuer son voyage, nous n’avons pas le droit de le retenir.

— Ah ! si cet employé du télégraphe avait consenti à me faire crédit !

— Oui, mais il n’a pas voulu, c’était son droit…

— C’est bien ce qui m’embarrasse. Je ne sais que faire : aller chez notre consul ? Mais mon voleur a emporté mes papiers en même temps que mes banknotes. Il faudra une enquête, quinze jours peut-être… et pourtant je ne vois pas d’autre moyen.

À ce moment, un coup discret fut frappé à la porte et l’un des stewarts parut.

M. Armand Lavarède, dit-il, demande si, malgré l’heure matinale, monsieur peut le recevoir. Il aurait à l’entretenir d’une affaire importante.

Sir Murlyton regarda sa fille ; les yeux de miss Aurett exprimaient l’espoir. Le seul nom du Français l’avait rassérénée.

— Qu’il vienne, fit-il.

Un instant après, le jeune homme faisait son entrée. Il était souriant. Tout dans sa personne trahissait le contentement. La jeune Anglaise pensa que si M. Armand paraissait satisfait, c’est qu’il avait dû trouver un moyen de mettre fin à leurs ennuis.

— Je vais droit au fait, déclara Lavarède, après un rapide shake hand à ses amis. Adversaires courtois, nous faisons le tour du monde ensemble. Or, pendant que j’étais blessé, incapable de poursuivre ma route, vous m’avez soigné, choyé, dorloté et transporté, je suis donc votre débiteur.

— Du tout, interrompit l’Anglais, je restituais… Vous avez été blessé en protégeant ma fille.

Armand leva les bras au ciel d’un air désolé :

— Vous sortez de la question. J’ai le droit de dépenser un peu de sang en chemin ; le testament du cousin Richard ne m’impose que l’économie de l’argent. Or, accepter votre hospitalité, c’est presque faillir aux conventions. Aussi je viens vous prier de… de me permettre de vous trouver les vingt-six dollars dont vous avez besoin pour câbler à Londres.

Murlyton se leva tout ému.

— Comment ! vous voulez ?… vous pouvez ?…

Aurett ne bougea pas. Dès l’arrivée de son compagnon de voyage, n’avait-elle pas deviné qu’il venait pour cela ?… mais ses grands yeux se fixèrent sur le jeune homme avec une expression très douce. Cependant Lavarède répliquait :

— Je puis vous procurer la somme… C’est mon intérêt d’ailleurs. Je ne veux pas m’arrêter longtemps dans cette ville et mon départ est subordonné au vôtre…

— Mais comment arriverez-vous ?

— J’arriverai à tenir ce que je vous promets le plus simplement du monde. L’alchimie moderne me permettra de transformer en bons dollars les cinq sous que la générosité de mon cousin m’a accordés et que mes ennemis m’ont pas songé à prendre sur la cheminée quand ils m’ont volé mes vêtements chez la señora Concha. Ils ne savaient pas ce que l’on peut faire avec vingt-cinq centimes, mais moi, je le sais, aussi les ai-je précieusement conservés.

— Mais quelle alchimie ?

— Ah ! sir, respectez mon secret. Je m’occuperai de cette affaire après le déjeuner. Je vous autorise à suivre mes démarches, à distance, — car peut-être choquerai-je quelque peu vos préjugés. Là, maintenant que nous sommes d’accord, faites trêve à vos ennuis jusqu’à trois heures, et parlons d’autre chose. Tenez, parlons de la ville où nous sommes.

— Jusqu’à trois heures ?

— Parfaitement… Pour vous occuper, permettez-moi de vous faire visiter Frisco.

Que faire sans argent, à moins que l’on ne vague ?… Ils virent ainsi les villas d’architectures variées, construites sur les hauteurs, Montgomery, le Parc du Nord, Cliffhouse, l’auberge de la Falaise d’où l’on découvre un des plus admirables panoramas du monde. Ici, la cité dominée par ses trois gares d’Oakland, du South et du North-Pacific qui la relient à New-York, Mexico et aux territoires du Dominion ; là, une rade encombrée, le fort du Présidio, la mer que les voiles piquent de taches blanches et les steams de panachés gris ; de ce lointain émerge le Seal-Rock, avec ses troupeaux de phoques protégés par le gouvernement fédéral. Lavarède expliquait tout.

— Voyez, disait-il, ces bandes de verdure qui coupent le fouillis des maisons. Elles indiquent l’emplacement des cimetières de Lone-Mount, des Francs-Maçons et des Old-Fellows. C’est là que les amoureux vont parler de l’avenir auprès des pierres qui scellent le passé… comme ils le font en Orient.

Et comme Aurett faisait un mouvement.

— Que voulez-vous, miss ? tout est étrange, ici. Considérez cet îlot de constructions où les maisons semblent pressées les unes contre les autres : C’est la ville chinoise.

— Voyons la ville chinoise, mon cher cicérone.

— Entre les squares Lafayette et Alta-Plaza, s’empressa de continuer Armand, sont groupés trente pâtés de maisons, édifiées à la façon chinoise, et séparées par des ruelles étroites encombrées d’immondices. Celles des maisons qui ont été achetées toutes construites, logent maintenant dix fois plus de monde qu’auparavant. C’est là le siège des six grandes Compagnies d’immigration. Ah ! ces Compagnies !… En France on se plaint des bureaux de placement. Que pourraient dire les sujets du fils du Ciel ? Ces sociétés ont, sur toute la côte de l’empire du Milieu, des agents qui racolent les émigrants, — employés ici comme coolies, domestiques, artisans, blanchisseurs, et cœtera. On les embarque sous la seule condition qu’en cas de décès leur corps sera rapatrié.

« Notez, ajouta le journaliste, que les Compagnies ont leurs lois, leurs tribunaux, devant qui se jugent sans appel tous les conflits entre Célestes.

Il était temps de rentrer à l’hôtel. Après le repas, volontairement prolongé, une courte sieste dans le parloir conduisit les voyageurs à l’heure indiquée par le Parisien.

— Trois heures ! s’écrièrent miss Aurett et son père.

Armand s’inclina, et cinq minutes plus tard, tous trois arpentaient le trottoir de Kearny street. Le Français marchait en avant. Il semblait inspecter le terrain.

Arrivé devant la Bourse des Marchands, assiégée par une foule compacte de spéculateurs, il eut un geste de satisfaction.

Alors Murlyton et Aurett assistèrent à un spectacle incompréhensible pour elle. Lavarède tira son mouchoir de sa poche, le déplia, le secoua, et enfin l’étala sur le trottoir avec l’air absorbé d’un homme se livrant à une opération capitale. Après quoi, il fit le tour du carré de batiste, murmurant des paroles inintelligibles, agitant les bras.

Fouillant dans son gousset, il prit un à un les cinq sols qui composaient tout son bagage et les déposa en ligne sinueuse sur le mouchoir.

Ce manège avait attiré l’attention des groupes voisins. Un passant, puis deux, puis dix s’étaient arrêtés. Quand le Parisien eut terminé, un cercle s’était formé.

Gracieusement, il salua et, en excellent anglais, il débita le petit boniment que voici :

— Originaire de ce pays libre, je fus élevé en France. C’est là que je fis la merveilleuse découverte dont je viens doter ma patrie. Durant tout le moyen âge, les savants, alors dénommés alchimistes, ont cherché la pierre philosophale, la métamorphose d’un métal vil en or pur… Eh bien, ce que ces admirables travailleurs ont vainement cherché, le hasard me l’a fait découvrir. Oui, gentlemen, dans mes mains le bronze devient argent. Un cent se transforme en dollar… Tenez… voici un sou de France, vous allez assister à la curieuse expérience. Mais si je vous livre mon secret, veuillez encourager l’opérateur. Allons, la main à la poche, profitez de l’occasion, gentlemen.

— Eh ! remarqua un spectateur qui venait de se glisser dans le cercle, si la méthode était infaillible, l’inventeur n’aurait pas besoin de faire appel à la générosité publique.

Lavarède regarda l’interrupteur et demeura court. C’était Bouvreuil en personne. Miss Aurett l’avait reconnu tout d’abord.

— Mon père, dit-elle à sir Murlyton avec une nuance d’effroi, voilà ce vilain homme !

Comment se trouvait-il là ? De la façon la plus aisément explicable. Arrivé le matin même par le South-Pacific-Railway, le père de Pénélope, à qui il restait près de quatre mille francs encore, et ses lettres de crédit, s’était tenu ce langage :

— Le sieur Armand est un boulevardier. C’est donc sur la promenade la plus fréquentée, sur le boulevard de l’endroit, que j’ai chance de le retrouver.

Il s’était informé, et comme on le voit, l’événement lui donnait raison.

Un murmure approbateur avait accueilli son observation, encore que, faite en français, elle dût être traduite par quelqu’un. Mais le Parisien avait repris tout son aplomb, la supériorité que lui donnait l’usage de la langue du pays aidant.

— Gentlemen, s’écria-t-il, celui qui vient de parler n’a pas l’âme d’un philanthrope… Il ne comprend rien à la délicatesse. Si je vous demande votre obole, c’est pour ne pas avoir l’air de vous faire l’aumône. Il n’a pas vu cela, il ne veut pas lâcher un cent… Il est de ces gens qui prétendent recevoir sans donner… C’est peut-être même un usurier !

Et d’une voix éclatante :

— C’en est un, gentlemen !… Voyez les caractéristiques de la race : le nez épaté, le regard fuyant, les lèvres minces, s’ouvrant sur des dents de chacal. Oh ! l’odieuse et basse physionomie !

Les assistants riaient. Bouvreuil qui en comprenait assez pour juger bon de quitter la place, alla se mettre en observation à quelques pas de là.

— Plaisante, mon bel ami, grommelait-il, je t’ai retrouvé… je saurai bien te faire regretter tes quolibets !

Ayant ri, les curieux payèrent. Les « cents » tombaient, pluie de cuivre qu’Armand recueillait avec soin, entraînant les hésitants.

— Allons, gentlemen, encore dix cents… plus que cinq, trois, deux !

Deux pièces de monnaie sonnèrent sur le sol. Le jeune homme alors remit son mouchoir, ses sous et sa recette dans sa poche, puis gravement :

— L’expérience est terminée ; vous le voyez, avec un sou, je viens de me procurer un dollar. L’exercice auquel vous avez assisté est ce que les camelots parisiens appellent : « La Postiche ».

Un rire argentin accueillit cette péroraison. C’était miss Aurett. À qui lui eut dit, trois mois auparavant, qu’elle admirerait un journaliste français en pareille occurrence, elle eût répondu par un démenti catégorique. Le « cant » britannique ne permettait pas une semblable aberration. Et pourtant, la chose impossible, invraisemblable se réalisait sans qu’au fond d’elle-même elle sentit une révolte. Il est vrai qu’elle était éloignée de la correcte Angleterre et que Lavarède « charlatanisait » pour elle.

La gaieté d’une jolie personne est communicative. Les assistants se dispersèrent avec des mines épanouies.

Good humbug ! disaient-ils.

Seul, un homme à la barbe rousse inculte, aux vêtements tachés de glèbe, un « gratteur de placers », comme on désigne là-bas les « tard-venus », qui glanent les rares parcelles d’or oubliées dans les gisements abandonnés, arma son revolver, et d’une voix rauque :

— Part à deux, mon négociant ; je t’ai jeté un « cent », je me contenterai d’un demi-dollar de bénéfice… pour l’alchimiste, s’il vous plaît.

Il tenait Armand en joue.

L’Anglaise vit le mouvement et poussa un cri. Sir Murlyton fit un pas pour s’interposer, mais le Parisien l’arrêta du geste. Mettant, lui aussi, le revolver à la main, il fit face à son adversaire. Celui-ci pressa sur la détente. Une balle siffla aux oreilles du journaliste et alla trouer le chapeau d’un passant, — un véritable Américain, celui-là, qui se retourna en maugréant :


Part à deux, mon négociant…

— Assommants, ces gens qui s’expliquent dans la rue !…

Et il s’en alla en brossant le poil de son chapeau.

Armand tira à son tour et avec tant de bonheur qu’il brisa la crosse de l’arme de son agresseur, dont la main fut traversée du même coup.

— Est-ce assez, demanda-t-il ?

Yes, maugréa le blessé, all right !

Le saluant légèrement de la tête, Lavarède se disposait à s’éloigner. Il avait hâte de rejoindre ses amis qu’il voyait à dix pas de lui, comme cloués au sol, le gentleman très rouge, la jeune fille subitement pâlie. Mais un nouvel incident le retarda encore. Un Chinois, qu’à sa tunique bleue, à sa calotte surmontée d’un globule d’ambre, on reconnaissait pour un lettré de deuxième classe, lui barra le passage. Ce « Céleste » s’était arrêté un des premiers auprès du jeune homme. Il avait assisté à toute la scène avec un air de satisfaction ardente.

— Vous avez du sang-froid, monsieur, dit-il en anglais nasillé.

Le Français le regarda en souriant :

— Est-ce une deuxième querelle ?

— Non, une question seulement ! Vous êtes courageux et vous avez besoin d’argent ?

— Alors, c’est une affaire que vous allez me proposer ?

— Juste !

— Faites vite, des amis m’attendent.

— Il s’agit d’une besogne dangereuse, bien rétribuée.

Armand hésita. Il n’avait aucune raison pour se lancer dans une entreprise hasardeuse ; car, maintenant, avec le dollar qu’il possédait, il était sûr de se procurer la somme promise à sir Murlyton ; mais un secret instinct l’intéressait à la proposition de ce Chinois. Et puis, il ne risquait rien à voir venir.

— Je reste libre de refuser si les conditions ne me conviennent pas ?

— Oui.

— Que faut-il faire ?

— Venez ce soir, à dix heures, à l’angle sud du square Alta-Plaza.

— À la limite de la ville chinoise ?

— C’est cela ! On vous conduira à l’endroit où vous apprendrez ce que l’on attend de vous.

— À dix heures, je serai au rendez-vous.

Et, en aparté, il murmura :

— Mâtin !… en voilà de la couleur locale.

Sur ce, le lettré à bouton d’ambre tira de son côté et Lavarède du sien.

— Ah ! s’écria Murlyton, je n’aurais pas permis que vous cherchiez de l’argent pour moi si j’avais su que vous deviez encore risquer vos jours.

— Ne parlons plus de cela, interrompit le jeune homme. Très pittoresque, n’est-ce pas, ce duel dans la rue ? Cela me fera une chronique amusante… au retour. Pour le moment, allons à l’office du Californian-Times.

Au bureau du journal, l’Anglais stylé par Lavarède obtint, pour un dollar, l’insertion de l’annonce suivante :

« Moyen sûr de gagner aux courses. Écrire V. R., 271, au bureau du journal. Joindre dix cents. »

— Avec cette annonce, dit le jeune homme a ses compagnons en sortant, nous aurons demain ce qu’il nous faut et au delà.

— C’est bien possible, remarqua l’Anglais, la bêtise humaine est incommensurable, mais quel est le moyen sûr que vous promettez ?

Lavarède haussa les épaules et, en riant :

— Ne jouer que sur les gagnants.

— Oh ! déclara vivement miss Aurett, cela n’est pas honnête !

La remarque parut blesser le Français.

— Vous vous trompez, mademoiselle ; nous avons besoin de quelques dollars, je les emprunte comme je puis, avec la certitude de ne faire tort à personne. Demain nous irons au Californian. Nous ouvrirons les lettres à nous adressées jusqu’à concurrence de vingt-six dollars ; sir Murlyton câblera à Londres. Puis, la réponse de votre banquier étant arrivée, nous remettrons dix cents dans chacune des missives décachetées que nous rapporterons au journal. Monsieur votre père voudra bien alors faire passer une nouvelle annonce dont voici le sens : « Le moyen sûr de gagner aux courses n’existe pas. Nos correspondants n’ont qu’à se présenter au Californian-Times, où, après justification, les sommes versées leur seront remboursées. » Coût, trois ou quatre dollars. Ce sera mon courtage.

La jeune fille avait rougi en écoutant ces explications. Elle avait honte de sa mauvaise pensée et elle l’avoua franchement.

— Voulez-vous me pardonner, monsieur Lavarède ? dit-elle en lui tendant la main.

— Une susceptibilité qui vous fait honneur, riposta le Français qui avait retrouvé toute sa bonne humeur, mais je vous en félicite et suis presque heureux de la petite mortification qu’elle m’a valu.

À cette réplique, la rougeur de l’Anglaise s’accentua encore ; mais les voyageurs atteignaient le China-Pacific-Hotel, et leur pensées changèrent de direction à la vue de Bouvreuil qui pénétrait à leur suite dans le vestibule. Le propriétaire les avait « filés » et, certain de connaître enfin leur gîte, il allait prendre une chambre dans la maison, afin d’être à même de surveiller son gendre, comme il s’obstinait à désigner Lavarède. Celui-ci toisa l’homme d’affaires.

— C’est encore vous, monsieur Bouvreuil ?

— Ce sera toujours moi.

— Vous êtes décidé à ne pas me quitter ?…

— Et à vous ramener en Europe, ruiné et repentant, oui.

— Alors, vous songez quand même à me marier ?…

— À ma fille Pénélope, quand vous aurez échoué dans votre folle entreprise… Parfaitement !

— En ce cas, monsieur Bouvreuil, préparez vos jambes. J’ai l’intention de vous faire courir.

— Je courrai.

— Même de vous distancer, moins pour hériter de mon cousin que pour ne plus vous voir.

Et, tournant le dos à son ennemi, Armand sauta dans l’ascenseur où les Anglais avaient déjà pris place, laissant Bouvreuil de fort méchante humeur. Mais sans doute la réflexion calma le délégué des porteurs de Panama, car, une heure plus tard, après avoir retenu sa chambre chez M. Tower, il se rendait au télégraphe et faisait passer à sa fille, à Sens (Yonne), cette dépêche :

« San Francisco. Retrouvé fugitif. Bon espoir. »