Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Texte entier

Charavay, Mantoux, Martin (p. 5-227).



CHAPITRE I


L’ONCLE


« Eh bien, maître Chatelart, avez-vous agi conformément à mes instructions ? » dit en entrant chez le notaire de Damville un homme d’une cinquantaine d’années, aux traits énergiques, à la physionomie grave, ou plutôt sombre, et à la stature imposante.

« J’ai fait mieux, M. Maranday, répondit le notaire d’un air on ne peut plus satisfait, je ne me suis pas contenté d’écrire ainsi que vous me l’avez dit, je — »

Mais il avait déjà poussé la double porte capitonnée qui séparait son cabinet de l’étude où cinq ou six jeunes gens, perchés comme de grands écoliers sur de hauts tabourets devant de gigantesques pupitres, noircissaient du matin au soir du papier timbré.

« A-t-il assez peur que nous l’entendions, le vieux renard ! » murmura tout désappointé le petit clerc qui, placé près de la susdite porte, s’était bien promis de ne pas perdre un mot de la conversation de son patron.

Les plumes fatiguées cessèrent leur grincement monotone et, le maître clerc étant absent, les langues eurent beau jeu.

La personne qui venait d’entrer était bien faite pour exciter la curiosité des habitants d’une petite ville. Depuis près d’un an que M. Maranday avait acheté en cette même étude, et moyennant une somme très considérable, le château de Rochebrune, c’est à peine s’il était sorti de sa propriété, immense d’ailleurs, quoique n’étant pas une propriété de rapport, toute en forêts, et en landes incultes, bonnes tout au plus pour la chasse. À de rares intervalles, on avait aperçu dans le pays le grand landau aux portières toujours baissées dont M. Maranday se servait ordinairement lorsqu’il n’était pas à cheval, comme le jour dont nous parlons, et ce landau si bien protégé contre les regards des curieux n’avait pas peu contribué à intriguer ses voisins.

Était-il marié ou veuf, père de famille ou célibataire, c’est ce que nul ne savait. Il n’avait pas gardé un seul des anciens serviteurs de son prédécesseur ; tous, jusqu’aux gardes-chasses, avaient été remplacés par des domestiques amenés de loin, et qui, bien stylés, fort attachés à leur maître et craignant sans doute de perdre leur place s’ils commettaient la moindre indiscrétion, n’avaient jamais renseigné personne sur ce qui se passait à Rochebrune. Tout ceci avait un air de mystère qui intriguait énormément la petite ville. On s’y livrait à force commentaires sur cet énigmatique M. Maranday. N’était son nom très français, on l’eût facilement pris pour un étranger, avec son teint bronzé, ses longs cheveux rejetés en arrière et sa barbe drue, largement ondulée, à reflets bleuâtres.

Que de suppositions sur son origine, son train de vie pour le moins bizarre et son caractère, qui passait pour très violent. Pierre, le braconnier, en savait quelque chose. Le maître du château l’ayant surpris en train d’escalader le mur du parc, tout élevé qu’il fût, l’avait menacé de son revolver ; Pierre avait dû dégringoler au plus vite pour n’être pas atteint. Avis aux maraudeurs ou aux curieux. Il n’eût pas fait bon s’exposer deux fois au courroux d’un irascible propriétaire qui ne se séparait jamais de ses armes ! À vrai dire, M. Maranday avait tiré en l’air, mais sa réputation n’en était pas moins bien établie. Il y avait gagné de vivre en paix dans sa solitude, loin des regards indiscrets.

Au milieu de tous ces racontars, deux choses étaient indiscutables, son originalité et sa grande fortune ; la seconde faisait pardonner la première. N’avait-il pas à plusieurs reprises envoyé aux pauvres de la commune son offrande en beaux billets bleus ? Le château, payé de même, avait eu sans doute son ameublement renouvelé de fond en comble, car on n’y avait pas vu entrer moins de dix wagons de déménagement, sans compter les innombrables colis expédiés par le chemin de fer. Aussi, eût-on volontiers surnommé M. Maranday le Nabab.

Qui était-il ? d’où venait-il ? et d’où provenait cette fortune colossale, c’est ce que le notaire ne savait guère plus que les autres.

Or, pour la seconde fois depuis quinze jours, on voyait M. Maranday à l’étude de maître Chatelart. Ce fait anormal présageait, au dire des jeunes gens, des choses intéressantes au plus haut degré, d’autant plus que l’absence que venait de faire leur patron leur paraissait coïncider singulièrement avec ces visites successives. Déjà ils prédisaient, qui, un testament, qui, un mariage ; prédictions aussitôt réfutées par leurs camarades, l’individu en question leur semblant trop mûr pour un mariage et trop vert pour songer à prendre ses dispositions dernières.

Pendant ce temps, M. Maranday interrogeait le notaire :

« Ainsi, vous n’avez écrit nulle part ?

— Pardonnez-moi, Monsieur, j’ai écrit le jour même où vous m’avez fait l’honneur de me consulter, mais une fois les premiers renseignements obtenus, j’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas si je vous les donnais complets. Je suis donc allé en personne tant à Paris qu’à Orléans et à Caen, et, sans vous compromettre le moins du monde, je me suis mis à même de vous renseigner d’une manière satisfaisante.

— C’est parfait. Vous avez devancé mes désirs, mon cher M. Chatelart.

— L’habitude des affaires, Monsieur… mais procédons par ordre si vous le voulez bien.

Et M. Chatelart, sortant de sa serviette un volumineux dossier, étala de nombreux papiers devant son client.

— Quand vous m’avez demandé il y a une quinzaine, M. Maranday, le moyen de connaître les membres de votre famille encore existants, dit-il de ce ton important que prennent volontiers ses collègues, je me suis fait fort de les retrouver tous en très peu de temps. J’ai tenu ma promesse. Je puis vous donner des détails circonstanciés et j’espère m’être acquitté de cette mission délicate sans qu’aucun des intéressés en ait eu le moindre soupçon.

Il s’arrêta dans l’espoir d’un compliment qui ne vint pas. Dissimulant son désappointement par des recherches pour le moins inutiles dans ses paperasses, il reprit avec un enthousiasme visiblement diminué :

— Lorsque vous vous êtes expatrié pour chercher cette fortune… que vous avez trouvée en Amérique… ou en Australie ?…

— Peu importe, interrompit son client en coupant court d’un geste poli à toute question indiscrète.

— Enfin, à l’étranger… poursuivit le notaire, déçu pour la seconde fois dans son attente, vous aviez rompu, je crois, avec toute votre famille.

M. Maranday fit un mouvement qui pouvait aussi bien passer pour un signe d’assentiment que de dénégation.

— Cette famille, du reste, était peu nombreuse, reprit maître Chatelart. Fils unique et orphelin de très bonne heure, émancipé à dix-huit ans et mis en possession de votre petit patrimoine, vous n’aviez en fait de proches parents qu’un oncle paternel et une tante du côté maternel. J’ai le regret d’avoir à vous annoncer leur décès à tous deux… Les familles disparaissent vite !…

— Mais leurs enfants ?

— Vos cousins germains ? j’ai le plaisir de vous dire que tous sont encore en vie, fort bien portants, ma foi, et mariés. Tous ont de beaux enfants, mais tous n’occupent pas la même position sociale, ainsi que vous le verrez d’après mes notes.

Il feuilleta négligeamment ses papiers :

— Ce sont d’abord les lettres que l’ancien notaire de votre famille m’a adressées ; Désirez-vous les compulser ?

— Inutile, répondit brièvement M. Maranday.

— Il y avait une assez grande différence d’âge entre vous et vos cousins, continua Me Chatelart, c’est ce qui explique pourquoi vous avez dû fatalement les perdre de vue pendant vos longs voyages.

La prolixité du brave homme arracha à son client un soupir d’impatience.

— La sœur de votre mère, reprit Me Chatelart, avait deux filles ; l’aînée, Madeleine, a épousé un certain monsieur Demontvilliers, qui signe maintenant de Montvilliers en deux mots et mène grand train. Elle n’a qu’une fillette de douze à treize ans, très gâtée, comme toujours en pareil cas — les domestiques ne tarissent pas sur son compte. Elle en fait voir de belles à ses institutrices !… — Ils ont un petit hôtel à Paris et j’ai aperçu Madame et Mademoiselle allant au bois dans leur voiture. Coupé bouton d’or, livrée vert et or, très élégant, mais un peu clinquant… La mère et la fille en grande toilette…

— Bon, fit M. Maranday en écrivant rapidement quelques notes sur son calepin.

— Mes renseignements particuliers me permettent d’ajouter que la position pourrait être moins brillante qu’elle ne le paraît. M. Demontvilliers joue beaucoup à la Bourse, ces dames dépensent gros, et les fournisseurs présentent souvent des notes formidables qu’on ne paye pas toujours. C’est une éducation bien imprudente pour une jeune fille, M. Maranday, surtout lorsque sa dot n’est pas déposée en lieu sûr, ajouta le vieux notaire avec un hochement de tête significatif.

— Passons à mon autre cousine, dit M. Maranday sans laisser percer ni approbation, ni désapprobation.

— Ici, c’est tout autre chose. Ménage d’artiste, peu ou point de fortune, position difficile et une ribambelle d’enfants.

— Filles ou garçons ?

— Quatre garçons et une fille.

— Quel âge a la fille ?

— À peu près le même âge que Mlle Demontvilliers, qu’elle ne connaît pour ainsi dire pas ; le Luxembourg où habite son père, est sans doute trop loin du parc Monceau. Les deux sœurs ont toujours eu des goûts différents et le mariage n’a fait que les accentuer. Si M. Reynard, l’artiste, était un peintre à la mode, Mme de Montvilliers serait très fière de le produire dans ses salons, mais M. Reynard est encore peu connu et sa femme mène une vie très retirée. Dame, il y a à faire dans une maison quand on n’est pas riche et qu’on a cinq enfants. Tout le monde s’en mêle, je crois, car dans leur petit appartement au cinquième étage, il n’y a pas même de bonne, et j’ai vu la petite fille, escortée d’un des garçons, faire des commissions pour sa mère à son retour de classe. Ses frères vont la chercher à tour de rôle. Bien gentils tous les cinq, M. Maranday ! Si vous les aviez vus avec leurs jerseys et leurs bérets bleus, vous auriez pu en être fier. Ils sont tous très travailleurs. Solides avec cela, de beaux gars bien découplés, de fiers gaillards pour défendre la patrie, allez !…

— Abrégeons, je vous prie, dit M. Maranday les sourcils froncés.

« Du diable si je comprends pourquoi cela a l’air de le contrarier, » pensa le notaire, « qu’y a-t-il là-dedans qui puisse froisser un parent ? »

Il reprit :

— Votre oncle paternel avait deux fils. L’un de vos cousins, Charles Maranday, est à Orléans dans la magistrature : intelligence moyenne, fortune moyenne, femme quelconque, quatre enfants, dont deux fillettes banales. Les garçons font leurs études tant bien que mal. Tout est moyen dans cette famille, comme je vous le disais à l’instant ; les fils n’ont jamais pu remporter que des prix de gymnastique. Ah ! Ah ! Ah !

La même contraction énigmatique plissa le front de M. Maranday.

« Décidément, c’est à n’y rien comprendre, » se dit le notaire.

— Votre autre cousin, Alphonse, est en garnison à Caen, ajouta-t-il tout haut. Celui-ci est capitaine, et veuf depuis longtemps. Il a une fille unique d’une douzaine d’années, qu’il adore. L’éducation de l’enfant s’en ressent quelque peu… Il est assez curieux que toutes ces fillettes soient à peu près du même âge, car vos nièces d’Orléans ont aussi l’une treize et l’autre quatorze ans. Je dis vos nièces, M. Maranday, c’est une manière de parler, car ce ne sont que des cousins issus de germain, mais enfin, vous êtes leur oncle à la mode de Bretagne.

— Certainement.

— Nous ne parlons que pour mémoire des cousins au troisième et quatrième degré que vous pouvez avoir encore, la famille Leblanc de Besançon, la famille Lemarchat de Reims…

— De grâce, épargnez-moi, mon cher Monsieur, interrompit M. Maranday.

— Il est de fait que pour un oncle ignorant, il y a quelques instants, le nombre de ses neveux et nièces, vous vous trouvez à la tête d’une jolie petite collection de futurs héritiers ! Il n’y a pas à dire M. Maranday : si leurs pères et mères étaient décédés, votre héritage aurait à être partagé entre cinq filles et six garçons… Mais nous voilà bien, nous autres notaires, à toujours parler d’héritages ou de contrats. Vous avez une santé de fer et vous nous enterrerez tous… Voici la liste que j’ai faite de tous ces enfants, faut-il que je vous la lise ?

— Dites-moi le nom des filles, cela suffira.

— Nous avons donc 1o Mademoiselle Marie-Antoinette… de… Montvilliers, répondit le notaire très moqueur sous son air bénin ; 2o Mademoiselle Valentine Reynard, la fille du peintre ; 3o Mesdemoiselles Élisabeth et Charlotte Maranday (d’Orléans) ; et 4o enfin, Mademoiselle Geneviève Maranday, de Caen, un vrai petit diable.

— Eh bien, mon cher Monsieur, veuillez écrire en mon nom une lettre circulaire à chacune de ces jeunes demoiselles, pour les inviter à venir passer les vacances à Rochebrune.

Maître Chatelard eut un mouvement de surprise.

— Il ne faudra pas comprendre les garçons dans cette invitation ? demanda-t-il.

— Pas même les parents. Les filles seules, vous entendez.

Pour le coup, le notaire bondit, cela sortait tout à fait de l’ordinaire.

— Pardon, Monsieur, mais… ce n’est guère l’habitude en France, de séparer les filles de leur mère, même pour les envoyer chez un oncle à la mode de Bretagne.

— Et surtout chez un oncle que leurs parents connaissent à peine, voulez-vous dire ?

— Je n’aurais pas osé m’exprimer aussi franchement, mais il est bien évident que…

— Bah ! parions que nous arriverons tout de même à nous entendre avec les parents. Vous aurez à vous porter garant de mon honorabilité, Me Chatelard. Vous avez eu entre les mains des papiers de famille qui ne vous permettent pas de douter de ma parenté avec toutes ces bambines. Mon caractère est au-dessus de tout soupçon. Ces fillettes seront traitées comme si elles étaient miennes. Que puis-je vous dire de plus ?

— Certes, ce n’est pas à moi de soulever des objections, mais vous me parlez d’une chose tellement en dehors de nos usages…

— Que voulez-vous, Maître Chatelard, je suis un vieil original, je tiens beaucoup à connaître ces enfants sans être influencé par leurs parents, leur entourage, etc. Mes cousins pourraient se mordre les doigts s’ils s’opposaient à ce caprice d’un oncle à héritage. Dites-leur pour les rassurer sur le sort de leurs filles, que je mettrai auprès d’elles une institutrice de confiance qui sera chargée spécialement de les surveiller. C’est une demoiselle fort estimable que l’on m’a beaucoup recommandée. Elle a déjà fait l’éducation de plusieurs jeunes filles et mes nièces ne risqueront absolument rien avec elle. Il va sans dire que tous les frais de voyage sont à ma charge.

Le notaire s’inclina gravement.

— Mettons que le fait soit sans précédent, ajouta son interlocuteur, il s’agit peut-être ici de l’avenir de ces fillettes, leurs parents ne feraient pas la folie de s’y refuser, sous prétexte que ce n’est pas selon les usages. Vous voyez tous les jours des grands-pères inviter leurs petits-enfants.

— Certainement, murmura Maître Chatelart, ne sachant comment faire comprendre à son singulier client que le mystère qui planait sur sa vie pourrait bien effrayer les mamans des fillettes.

« Somme toute, » se dit-il après réflexion, « ce mystère n’existe peut-être que dans notre imagination. Les gens qui arrivent des colonies ont tous un coup de soleil. » Et il sourit de son mot, qui lui parut très drôle : « Ils ont toujours l’air de faire des extravagances… Bah !… Du moment où une institutrice est là pour veiller sur les petites filles, que peut-il leur arriver de fâcheux ? »

Comme s’il eût deviné les pensées du vieux monsieur, M. Maranday lui tendit une liasse de papiers :

— Je tiens à votre disposition des certificats exceptionnels que l’on m’a fournis sur Mlle Favières, l’institutrice en question. Veuillez, je vous prie, les communiquer à mes cousins s’ils en manifestent le moindre désir. Ils sont tels que la mère la plus scrupuleuse n’hésiterait pas à lui confier sa fille et que le simple fait de voir une personne de cette valeur chez moi, prouverait au besoin ma propre respectabilité, comme disent les Anglais.

— Croyez bien, Monsieur, que je n’ai jamais douté…

— Ainsi, c’est entendu, Maître Chatelart ? vous aurez l’obligeance d’écrire à mes nièces dans le sens que je viens de vous indiquer. Vous leur donnerez rendez-vous à Paris, à la gare de Lyon, le 1er août, à huit heures du matin, pour le train de 8 h. 50. Mlle Favières les attendra dans la salle d’attente des premières. Elle aura pris leurs billets à l’avance et fera le nécessaire pour les bagages, etc. Voici des photographies que vous enverrez aux parents afin qu’ils puissent reconnaître cette demoiselle.

— Vos ordres seront exécutés aujourd’hui même, M. Maranday, répondit le notaire, vous pouvez compter sur moi : les quatre lettres partiront par le courrier de ce soir.

— Un mot encore, ajouta le maître de Rochebrune. Vous direz à mes cousins qu’après une si longue séparation, ils me sont devenus presque étrangers, et que, par conséquent, il est peu surprenant que j’attende pour renouveler connaissance avec eux, d’avoir été… subjugué par le charme de leurs enfants.

— L’enfance a un attrait irrésistible, déclara sentencieusement Me Chatelart.

— J’oubliais un détail qui a son importance, continua M. Maranday ; quels que puissent être mes projets pour mes nièces, au cas où l’une d’elles me paraîtrait digne de mes faveurs, ne manquez pas de dire aux parents que j’entends que leurs filles soient laissées dans une ignorance absolue de mon plus ou moins de fortune. Les enfants ne devraient jamais être mêlés aux questions d’argent. Annoncez-leur deux mois de vacances chez un vieil oncle à manies, et rien de plus. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je saurai récompenser comme il le convient votre dévouement.

Là-dessus, cet oncle étrange prit sa cravache et son chapeau et se disposa à partir. Arrivé à la porte, il se retourna, et de ce ton à la fois ironique et hautain qui lui était familier :

« Vous trouverez dans les papiers que je vous ai remis la liste de quelques-uns de mes amis dont les noms seuls seraient une garantie, en admettant que mes parents élèvent des objections sérieuses contre moi, mais je vous serai obligé, mon cher monsieur, de n’en user que si vous le jugiez indispensable, et non pour satisfaire une vaine curiosité. »

Le notaire se répandit en protestations, mais M. Maranday l’interrompit au beau milieu d’une phrase très embrouillée :

« Duke s’impatiente, » dit-il.

Traversant rapidement l’étude devenue silencieuse, il donna sans compter quelques pièces blanches au domestique qui tenait son cheval, se mit en selle avec une aisance inconnue à Damville, et partit à fond de train dans la direction de Rochebrune.

Quoique aucun des jeunes clercs n’eût jamais goûté aux délices de l’équitation, il n’y en eut pas un qui ne regardât s’éloigner avec envie ce cavalier brillant et ne s’extasiât sur la beauté de Duke, un magnifique alezan doré.

Le petit clerc exprima ainsi la pensée générale :

« A-t-il de la chance, ce particulier-là, rien ne lui manque !… Il a peut-être des millions plein sa caisse. Pourquoi que le ciel n’a pas gratifié mon papa d’une partie de sa fortune au lieu de tout accumuler dans les mêmes mains ? C’est pas juste, vrai, c’est pas juste. »

— Dis-donc, toi, répondit Me Chatelard en lui tirant les oreilles, crois-tu qu’on devient riche à bayer aux corneilles ? Il y a gros à parier que M. Maranday a dix fois plus travaillé dans sa jeunesse que vous ne le ferez, vous autres, dans toute votre vie.

L’enfant, tout confus, baissa la tête :

— J’savais pas qu’vous étiez-là, M. Chatelart…

— Les paresseux ne deviennent jamais riches, mon garçon, sache cela pour ta gouverne. Ce qui n’est pas juste, c’est de vouloir une fortune toute faite ; gagne-la par ton travail.

— N’empêche que si j’étais le neveu de M. Maranday j’hériterais de ses millions sans avoir eu la peine de les gagner !

— Tu crois cela mon ami ? eh bien, je ne t’engagerais pas à t’y fier. Tel que je le connais, je crois qu’il choisira ses héritiers à bon escient, et avec ta paresse et ta négligence tu n’aurais pas grand chance d’être élu. Vois, tu n’es pas même capable de me copier un rôle. Fais attention, si tu ne veux pas que je te renvoie à ta famille.

Le notaire s’enferma de nouveau dans son cabinet pour écrire de sa plus belle écriture la série de lettres qu’il s’était chargé d’envoyer aux parents de M. Maranday, mais cette fois, personne ne broncha dans l’étude, chacun convenant tout bas que ses réprimandes étaient bien méritées.

Pendant qu’il exécutait consciencieusement les quatre copies qu’il ne pouvait songer à confier à ses clercs, il eut tout le temps de réfléchir à son énigmatique client.

« Jamais je n’ai vu pareil original » se dit-il sous forme de conclusion. « Si M. Maranday voulait renouveler connaissance avec des parents perdus de vue depuis longtemps, c’était bien simple d’écrire lui-même à ses deux cousins et à ses deux cousines, et d’inviter successivement chacune des quatre familles. Puis, s’il tenait à avantager l’un des petits, il le faisait à loisir. Il est évident qu’il n’a pas d’enfant puisqu’il m’a fait entendre très clairement qu’il cherchait un héritier. Alors, pourquoi écarter systématiquement des neveux à la mode de Bretagne ? Au lieu de filles qui changeront de nom en se mariant, il était bien plus naturel d’adopter un des garçons et de perpétuer ainsi le nom de Maranday… Comment ces quatre familles vont-elles accueillir ces invitations saugrenues ?…

Cela m’amuserait d’aller à la gare le 1er août pour voir combien de nièces Mlle Favières ramènera à cet oncle improvisé ! Qui sait ?… elles viendront peut-être toutes : on ne risque rien à accepter de venir passer deux mois de vacances dans un château, auprès d’un oncle millionnaire. Les de Montvilliers consentiront avec empressement parce que le mot de château sonne bien quand on parle d’un parent et de villégiature, sans compter le petit côté intérêt. — Ceux-ci… »

Et il écrivit l’adresse :

Mademoiselle Valentine Reynard,
4, rue de Vaugirard,
Paris.

« Ceux-ci sont trop artistes pour être choqués du procédé un peu leste, — car il n’y a pas à dire, c’est assez cavalier de limiter ses invitations de la sorte, en passant par dessus la tête des parents. — Les Reynard verront un séjour à la campagne dans de bonnes conditions et ils auront raison de ne pas se formaliser. Quant au magistrat, je puis m’attendre à échanger force lettres avec lui, mais le militaire acceptera à la bonne franquette… Ma foi, elles viendront toutes ! »

Et Maître Chatelart cacheta sa dernière missive.



CHAPITRE II


LES NIÈCES


Si le digne M. Chatelart s’était trouvé à Paris, à la gare de Lyon, le 1er août à huit heures du matin, il aurait pu constater de visu combien ses conjectures étaient justes.

Tout s’était passé selon ses prévisions. Un échange de lettres ayant suffi pour convaincre les parents de l’identité de M. Maranday, de son honorabilité, et de leur propre intérêt à se conformer à ses caprices, tous les enfants arrivèrent successivement.

Mlle Favières, grande, mince et d’allure fort distinguée, était faite pour les tranquilliser. Elle n’était pas de la première jeunesse, ce qui ne la rendait que plus respectable, et toute sa personne avait un air de sévérité tempérée par une grande douceur, qui en faisait un mentor parfait pour cette petite bande turbulente. Les mamans les plus exigeantes auraient été rassurées par sa présence.

Mme Maranday, qui ne s’était décidée qu’à grand peine à se séparer de ses filles, poussa un soupir de soulagement en l’apercevant dans la salle d’attente. Arrivée avant les autres au rendez-vous, elle eut tout le loisir d’adresser à Mlle Favières ses recommandations maternelles. Élisabeth était un peu brusque avec sa sœur, Charlotte un peu désobéissante ; c’était la première fois qu’elles étaient séparées de leur mère, les pauvres petites, ce serait dur pour elles… Puis, ne prendraient-elles pas froid sans personne auprès d’elles pour leur nouer un foulard autour du cou en temps opportun, elles étaient si étourdies ! Charlotte avait facilement mal à la gorge, Élisabeth toussait pour un rien…

« N’ayez aucune crainte, Madame, » répondit Mlle Favières en réprimant un sourire, « sans être mère, je sais soigner les enfants, et le climat des environs de Grenoble, où est situé le château de Rochebrune, est certainement un des meilleurs de France. »

Pendant ce petit colloque, Élisabeth et Charlotte, peu accoutumées à voyager, se serraient contre Mme Maranday comme deux oiseaux frileux, n’ayant jamais essayé leurs ailes, et tout effarés à la pensée de quitter leur nid. Elles étaient depuis la veille à Paris, où elles n’avaient fait que de courtes apparitions à deux ou trois époques de leur vie, et tout ce qu’elles voyaient les remplissait d’étonnement. Cette gare immense, ce tohu-bohu des voyageurs les ahurissaient.

Petites et maigres, vêtues avec une simplicité monacale qui ne les avantageait pas, elles montraient des mines effacées sous leurs petits chapeaux de paille portant pour tout ornement un gros nœud marron chiffonné sans goût. Leurs cheveux d’un blond terne, plaqués sur les tempes, tombaient droits en une seule natte attachée par un ruban brun. Avec cela, les mêmes petits nez camards, la même bouche largement fendue et les mêmes yeux gris-bleus de leur mère. On eût dit deux réductions photographiques de la même personne, prises à un an de distance. Leurs robes beiges semblaient taillées dans une vieille robe de Mme Maranday et cousues par elle, et il n’était pas jusqu’à leurs rubans qui ne fussent fripés comme s’ils eussent déjà servi. L’éducation des trois frères coûtait cher et on économisait sur la toilette des enfants. La mère n’était pas beaucoup plus élégante avec sa robe tout unie, ses bandeaux plats et sa petite capote perlée.

Les fillettes ouvrirent de grands yeux lorsqu’à huit heures précises, heure militaire, le capitaine fit son apparition avec la pétulante Geneviève. Les changements de garnison n’avaient jamais assez rapproché l’officier du magistrat pour que leurs enfants se connussent intimement. Quoique Orléans ne fût pas à une grande distance de Caen, les petites Maranday n’avaient pas vu leur cousine depuis deux ans, et à cet âge, deux ans semblent une éternité. Qu’elle avait grandi ! c’était à peine si on la reconnaissait !…

Avec sa robe d’andrinople rouge, son petit béret posé de travers sur des cheveux noirs comme du jais, frisottant légèrement sur le front et à l’extrémité des longues mèches folles éparpillées sur son dos, Geneviève ressemblait à un petit diablotin échappé d’une boîte à surprise, à un joyeux lutin dont le rire éclatait en fusées toutes les cinq minutes. Ses yeux noirs étincelaient de gaîté et de malice, et toute sa petite personne frétillante respirait le bonheur. Elle était vive comme la poudre et ne tenait pas en place, au grand désespoir de ses professeurs, sauf de son professeur de gymnastique.

« J’aurais bien dû naître garçon, » disait-elle souvent quand on essayait de la gronder.

À de certains détails, gants déboutonnés, bottines mal lacées, robe déjà froissée et cheveux ébouriffés à cette heure matinale, on reconnaissait la fillette élevée sans mère. Elle se suspendait au bras de son papa avec toute l’assurance d’une enfant gâtée, et son petit sac de voyage, son manteau attaché par une courroie avec son parapluie de manière à ne former qu’un seul paquet, prouvaient la petite femme ferrée sur l’art de voyager.

À la voir à côté de ses cousines, on eût dit un brillant oiseau-mouche entre deux moineaux au morne plumage.

« Nous sommes ponctuels, » fit le capitaine en tirant son chronomètre, « l’exactitude ne consiste pas à arriver à un rendez-vous avant l’heure, mais bien à l’heure exacte. »

Puis, après avoir échangé quelques paroles avec Mlle Favières, il s’absorba dans une conversation avec sa belle-sœur tandis que les petites filles renouaient connaissance.

« Quel original que le cousin Isidore, lui disait-il. Rester trente ans sans donner signe de vie et se rappeler tout à coup à notre souvenir par une invitation tant soit peu bizarre, c’est bien lui !… Somme toute, je ne suis pas fâché qu’il m’ait demandé Geneviève ; je ne savais qu’en faire pendant les grandes manœuvres, et je pensais justement à vous l’envoyer. Un séjour dans les montagnes lui fera beaucoup de bien. »

À ce moment, toute une bande bruyante fit irruption dans la salle d’attente au grand amusement des voyageurs qui s’y trouvaient.

« Parions que voilà Mlle Favières, » dit très haut un jeune garçon d’une quinzaine d’années qui paraissait en être le chef.

Ces quatre lycéens escortant une grande fillette élancée ne pouvaient être que les jeunes Reynard. En effet, l’aîné des enfants vint poliment saluer l’institutrice, et s’étant assuré de son identité, il lui donna une lettre :

« Maman a la migraine ce matin, lui expliqua-t-il gravement, et papa ayant une commande très importante à terminer, je suis chargé de remettre Titine entre vos mains Mademoiselle, mais nous ne la quitterons qu’à la dernière minute, si vous nous le permettez. Nous pouvons aller sur le quai, nous avons des passes. »

Et il montrait fièrement la rondelle de carton orange, décoration d’un nouveau genre, qui se balançait sur sa poitrine comme sur celle de ses frères.

— J’aurais bien pu venir seul, ajouta-t-il, mais toute la smalah a poussé de beaux cris quand j’en ai parlé.

— Dame ! nous tenions à accompagner Titine, dit un second frère.

— Je crois bien, s’écria un troisième, il n’y en a pas deux comme elle, Mademoiselle.

— Qu’allons-nous devenir sans elle ? dit le quatrième d’un ton piteux. D’abord, qui est-ce qui me fera réciter mes leçons ?

— Et qui est-ce qui m’aidera pour mes problèmes ? reprit le troisième.

— Bah ! s’écria Valentine toute rougissante, si ce n’est que cela, vous vous passerez facilement de moi ! Daniel me remplacera auprès de toi, Lolo, et Stanislas, qui est autrement fort que moi en mathématiques, te fera comprendre tes problèmes cent fois mieux, mon petit Jacques.

— Ils ne sont pas aussi patients que toi, dirent les deux frères avec un ensemble parfait. Et nos chaussettes, qui les raccommodera ? et tes plats sucrés du dimanche…

— Taisez-vous, conscrits, interrompit l’aîné, vous allez faire pleurer Valentine. Croiriez-vous qu’elle ne voulait pas partir, Mademoiselle ? elle ne voulait pas quitter maman ; papa a dû se fâcher.

— Vraiment ? fit Mlle Favières.

— Oui. Mademoiselle, c’est comme cela. Elle sait pourtant bien que le médecin a dit qu’elle avait grandi trop vite et qu’il lui fallait l’air de la campagne. Voyez comme elle est pâle.

— Pas en ce moment, balbutia Valentine dont les joues se coloraient à la moindre émotion.

— Si vous saviez combien nous sommes contents de l’invitation de l’oncle, reprit Daniel, car on était joliment embarrassé pour obéir au docteur ! Amuse-toi bien, Titine, et ne pense pas à nous. Si elle pleure, vous la gronderez, n’est-ce pas, Mademoiselle ?

— Je n’y manquerai pas, répondit Mlle Favières en souriant ; mais vous, mon petit ami, n’irez-vous pas à la campagne ?

— Oh ! nous, nous ne sommes pas malades, et nous faisons de bonnes parties au Luxembourg, cela vaut les champs.

— C’est notre jardin, le Luxembourg, dit Lolo en confidence, et il y a une fameuse cour dans notre maison, allez !

Puis s’apercevant qu’un groupe de personnes le regardait :

— Le beau capitaine ! s’écria-t-il avec une admiration profonde. Cette petite fille en rouge, c’est comme qui dirait la cantinière, n’est-ce pas ?

— Tout juste, répondit Geneviève que rien n’intimidait, je suis la petite vivandière de mon papa ; s’il y a la guerre, je pars avec lui.

— S’il y a la guerre, nous nous battrons tous les quatre et Valentine sera dans l’ambulance, riposta Lolo d’un air martial.

— Cette future ambulancière et ces jeunes soldats en herbe, étant aussi des neveux à la mode de Bretagne de M. Isidore Maranday, sont, par le fait, un peu cousins de vos filles, dit aimablement Mlle Favières à Mme Maranday et à son beau-frère le capitaine.

— Pas possible ! s’écrièrent les enfants qui n’avaient pas perdu un mot de l’explication, nous ne savions pas que nous avions tant de cousines !

— Ah bien ! vous allez joliment vous amuser là-bas, dit celui que ses frères appelaient Lolo : c’est moi qui voudrais en être des invités à l’oncle ! Pourquoi donc qu’il ne nous a pas engagés aussi ? sa maison est donc trop petite ?

— Nous ne nous serions pas fait prier comme Titine pour accepter ! ajouta Jacques avec un soupir.

Se faire prier pour aller en vacances dans un château ! Les trois cousines considérèrent Valentine avec stupéfaction, et Élisabeth dit à demi-voix à sa sœur :

— Ce n’est pas moi qui serais venue si on avait invité mes frères.

— Les garçons ne sont bons qu’à taquiner les filles, répondit Charlotte sur le même ton.

Les lycéens n’entendirent point cette attaque directe, mais Mlle Favières avait de bonnes oreilles, et elle n’en perdit pas une syllabe. Elle ne fut pas sans en tirer ses conclusions.

— Ne croyez-vous pas, Mademoiselle, dit le capitaine en consultant de nouveau sa montre, qu’il serait temps de nous occuper des bagages ?

— Voici le numéro de notre voiture, s’écria l’aîné des lycéens, la malle de Valentine est encore dessus.

— Et les nôtres sont à la consigne, dit Mme Maranday.

— J’ai déjà les billets, commença Mlle Favières, mais…

— Alors, permettez-moi de vous éviter la corvée de l’enregistrement des bagages, interrompit le capitaine.

— J’attends encore une autre petite cousine de M. Isidore Maranday, continua l’institutrice, mais elle est tellement en retard, que je me demande si elle viendra. Il vaut mieux, je crois, ne pas attendre davantage. Puisque vous avez l’obligeance de veiller sur nos bagages, Monsieur, et qu’il est nécessaire que chacun reconnaisse les siens, nous allons tous vous accompagner, puis nous reviendrons ici, quoique l’heure du rendez-vous soit passée depuis longtemps.

On s’achemina donc vers la salle des pas-perdus.

— Quelle troupe ! s’écria le petit Jacques en poussant son frère du coude. Il y avait de quoi se retourner pour nous voir défiler à la queue leu-leu devant le contrôleur !

— Elles vont être cinq, au château de l’oncle, fit remarquer Stanislas.

— C’est vrai, Titine ? Tu nous raconteras tous vos jeux, dit Lolo. La petite brune a l’air bien gentille, cela m’irait de jouer avec elle.

Mais Valentine ne paraissait pas ravie de la perspective.

— Je croyais que je serais seule, murmura-t-elle. C’était déjà bien assez d’avoir à vivre chez un oncle qu’on ne connaît pas, sans avoir encore à s’entendre avec quatre petites filles.

— Alors, tu ne les aimeras pas mieux que nous ? demanda Jacques, un peu inquiet quand même.

Jamais ! déclara Valentine avec emphase. Je n’aime que vous, vous le savez bien.

Lolo lui sauta au cou dans son enthousiasme.

— Tu nous diras comment qu’il est, l’habit de l’oncle, lui dit-il entre deux baisers.

— Comment veux-tu qu’il soit ? comme tous les habits du monde.

— Pas du tout, puisqu’il est tout cousu d’or, cela doit se voir !

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Il est joliment beaucoup riche, cet oncle-là, poursuivit Lolo tout plein de son sujet, il devrait bien acheter un tableau à papa !… Si tu le lui disais, Titine, il le ferait peut-être ?

— Oh ! si j’osais !… mais qui t’a dit qu’il était « tout cousu d’or ? »

— C’est la dame !…

Daniel, consulté par sa sœur, s’empressa de lui donner des renseignements plus conformes à la vérité, mais Lolo, occupé à regarder les allées et venues des voitures, n’y prit garde.

— Qu’il est drôle, ce Lolo, dit Valentine d’un ton maternel. Il n’y a que lui pour transformer l’oncle Isidore en l’oncle Cousu d’or !… »

Cependant, l’heure s’avancait et Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers n’avait pas encore fait son apparition. La question des bagages était résolue, et nos voyageuses prêtes à passer sur le quai, lorsque Mlle Favières, en allant jeter un dernier regard sur la cour d’arrivée, aperçut une voiture de maître qui entrait à fond de train. Elle reconnut aussitôt le fameux coupé « bouton d’or » dont la renommée était parvenue jusqu’à elle, mais elle chercha vainement l’élégante Mme de Montvilliers, ou le « gentleman » des plus corrects qu’elle comptait voir avec cette dernière fillette. La voiture ne contenait que deux personnes : une gouvernante à cheveux jaunes et une petite fille très rouge et très excitée qui parlait et gesticulait violemment. Même sans savoir l’anglais, il était facile de deviner la cause de cet accès de colère. Mlle Favières, qui possédait à fond cette langue, sourit en entendant l’enfant reprocher à sa gouvernante de l’avoir mise en retard. Elle s’approcha vivement et lui posant la main sur le bras :

— Il est inutile que vous alliez dans la salle d’attente, lui dit-elle, vous êtes Mlle de Montvilliers, n’est-ce pas ?

Aôh ! vous êtes la mademoiselle Favières, s’écria la gouvernante avec un accent des plus prononcés.

— Je suis l’envoyée de M. Isidore Maranday, répondit Mlle Favières, mais il faut nous hâter, le temps presse.

— Là ! je vous le disais ! s’écria Marie-Antoinette de plus en plus irritée, c’est votre faute, Miss Dora, vous n’en finissiez pas de me coiffer.

— Oh ! mademoiselle, balbutia la pauvre gouvernante, vous savez bien que c’est vous qui ne vouliez pas vous lever !

— Tiens, est-ce une heure, de se lever à sept heures !…

— Ne perdons pas de temps, dit Mlle Favières d’un ton qui n’admettait point de réplique. Venez, mon enfant ?…

— Et mes malles ?

— Il est trop tard, on ne les prendrait plus.

— Je ne partirai pas sans mes malles, cria l’enfant gâtée en frappant du pied avec rage.

— Il fallait arriver plus tôt, lui dit Mlle Favières très calme. Venez, vous dis-je, on vous les expédiera par le prochain train.

— Je m’en chargerai volontiers, dit le capitaine qui avait assisté à tout ce petit débat.

Miss Dora remercia chaleureusement le bon M. Maranday, tandis que son indocile élève, matée pour la première fois de sa vie, les suivait en grommelant :

« Méchante Dora ! me voilà bien, grâce à vous. Je vous déteste !… »

Les autres enfants n’en revenaient pas. Comment une fillette d’un aspect aussi angélique avec sa robe blanche, ses yeux d’azur et ses cheveux éployés sur ses épaules comme une nappe d’or, pouvait-elle se donner ainsi en spectacle à toute une gare !

« Elle est terriblement mal élevée », dit Lolo, oublieux des nombreuses fois où il s’était roulé sur le parquet à la moindre contrariété.

Les deux petites Maranday semblaient pétrifiées d’étonnement. Leur mère profita de l’occasion pour leur adresser un sermon dans les règles sur les dangers de se laisser aller à la colère.

« En particulier sur les voies publiques », ajouta plaisamment Geneviève.

Il fallut se précipiter vers le wagon réservé que l’oncle Isidore avait retenu pour ses nièces, et c’était très heureux qu’il ait eu cette bonne idée, car on eût été bien embarrassé pour caser, à la dernière heure, six personnes dans le même compartiment. Les retardataires couraient effarés sans pouvoir trouver de place, les contrôleurs demandaient les billets, la locomotive annonçait par ses coups de sifflet stridents et répétés que le départ était proche ; chacun échangeait des adieux autour de nos voyageuses, mais elles étaient bien trop absorbées par leurs propres impressions pour faire la moindre attention aux autres.

Élisabeth et Charlotte tenaient leur mère étroitement embrassée. Celle-ci leur faisait force recommandations typiques :

« Soyez sages, ne vous disputez pas, ne vous donnez pas d’indigestions !… Écrivez-moi sans faute deux fois par semaine ! »

Le capitaine, toujours obligeant, prêtait son concours à Mlle Favières, pour ranger dans le filet du wagon les menus paquets que la pauvre Miss Dora lui tendait. Mlle de Montvilliers, nonchalamment étendue dans un coin les regardait faire sans qu’il lui vînt à la pensée de les aider. Elle était de plus en plus boudeuse, et sa jolie figure en était très enlaidie.

« En voiture, messieurs les voyageurs ! en voiture ! » criait le conducteur en poussant successivement les portières de chaque compartiment.

Geneviève disparut tout entière dans les bras du bon capitaine.

« Adieu, petit diable rose, amuse-toi bien, ne tracasse pas trop ton vieil oncle, et ne te casse ni bras ni jambes… Vous veillerez sur elle, mademoiselle Favières, je vous la recommande. »

Et il sauta prestement à bas du wagon, que la smalah des Reynard aurait aussitôt envahi, s’il n’y eût mis bon ordre.

Valentine, montée la dernière, et rouge encore des embrassades de ses quatre frères, se retenait bravement de pleurer. Debout devant la glace baissée, elle s’apprêtait à agiter son mouchoir selon l’usage traditionnel, en attendant qu’il lui servît à essuyer ses larmes, tandis que les lycéens brandissaient leurs képis comme autant de drapeaux, et criaient déjà à tue-tête :

« Adieu, adieu, bon voyage, Titine !… »

« Dis à l’oncle Cousu d’or qu’il nous fasse venir aussi », ajouta Lolo au moment où le train s’ébranlait pour partir. « C’est très mal de nous laisser rôtir à Paris par cette chaleur !… »

Élisabeth et Charlotte, à genoux sur la banquette, de chaque côté de Valentine, et Geneviève, haussée sur la pointe des pieds pour regarder son père par dessus l’épaule d’Élisabeth, répondaient de leur côté :

« Adieu maman… Adieu petit père !… adieu tous. »

Ce qui n’empêchait pas que tout le monde s’y reconnût très bien dans ce croisement d’adieux.

Mlle Favières, debout derrière Valentine, complétait par son fin visage expressif le joli tableau formé par ces quatre petites têtes encadrées dans la portière. Elle aussi considéra longuement les parents de ses nouvelles élèves. Un rayon de soleil, filtrant à travers la toiture vitrée de la gare, les illuminait tous. Il faisait étinceler les galons du capitaine, mettait comme une auréole d’or au front des lycéens, et changeait en diamants les perles de jais du chapeau de la bonne Mme Maranday, dont la figure un peu commune était transfigurée par l’émotion.

Tous adressèrent aux voyageuses des signes amicaux jusqu’à ce que le train se perdît au loin, et, faute de mieux, la pauvre miss Dora agitait frénétiquement son ombrelle, quoique sa maussade petite élève ne fût pas à la portière.

Toujours étendue dans le coin où elle s’était jetée en arrivant, son petit pied battant violemment une mesure précipitée, tandis que ses sourcils froncés et sa lèvre inférieure mordillée par de petites dents blanches, témoignaient d’une mauvaise humeur persistante, Mademoiselle Marie-Antoinette de Montvilliers n’était rien moins qu’angélique malgré sa robe blanche et ses yeux bleu de ciel. C’est à peine si elle consentit à ouvrir la bouche pour répondre à Mlle Favières, qui, surprise de l’avoir vue venir sous la seule conduite d’une gouvernante, lui demandait des nouvelles de ses parents.

« Papa est en voyage, et maman est encore couchée, » daigna-t-elle dire.



Et avec un haussement d’épaules significatif :

« Elle ne se lève qu’à onze heures, maman, et moi jamais avant neuf heures… C’est idiot de faire partir les express de si grand matin. Quand nous voyageons, nous prenons le sleeping. On dîne, on se couche, on s’endort, et quand on se réveille, on est arrivé !… »

« Mais c’est voyager comme un paquet, cela, s’écria Geneviève, autant vaudrait être un colis postal !… Papa et moi, nous prenons toujours les trains de jour, et je descends à toutes les stations un peu importantes pour me dégourdir les jambes. »

Ainsi engagée, la conversation ne tarda pas à devenir générale ; la gêne ne dure guère entre fillettes du même âge. Élisabeth et Charlotte furent moins longues à s’apprivoiser que Mlle Favières ne l’aurait cru au premier abord. Bientôt elles jacassaient comme deux petites pies avec Geneviève, plus gaie qu’une alouette. L’espiègle, qui était déjà allée à Lyon, s’amusait à leur raconter des histoires impossibles sur tout ce qu’elle voyait :

« Ici, nous avons fait une partie de campagne avec papa et tous les officiers de son régiment, quand nous étions en garnison à Paris… Là, l’ordonnance de papa est tombé à l’eau en voulant cueillir des roseaux pour orner notre salon… Je suis venue cinquante fois par ici, Mesdemoiselles. »

Peu à peu, Mlle Marie-Antoinette oublia ses grands airs et ses bouderies, et se mit de la partie. Mlle Favières les écoutait, souvent égayée, et plus souvent encore édifiée sur les caractères, par un mot, une saillie, un trait d’égoïsme, de vanité, de paresse, par lesquels les fillettes se dévoilaient ingénument. Mais elle observa que Valentine restait morne et désolée dans son petit coin, longtemps après que son petit mouchoir eût été remis dans sa poche. Rien ne la déridait ; elle ne répondait que par monosyllabes, et quand il lui était impossible de faire autrement.

« Serait-elle boudeuse ? » se dit Mlle Favières.

Elle ignorait que ce petit cœur était gros de larmes, que les plaisanteries de Geneviève, loin d’égayer Valentine, lui rappelaient cruellement les joies passées. Ces parties de plaisir dont parlait Geneviève, elle les avait faites de son côté avec ses frères chéris, cette chute grotesque de l’ordonnance, Lolo ne l’avait-il pas exécutée dans tous ses détails quelques semaines auparavant, en voulant cueillir des myosotis pour sa sœur. Quelle frayeur on avait eue !… Heureusement le ruisseau était peu profond et le grand frère assez fort pour retirer sain et sauf le petit imprudent. Les prochaines parties se feraient sans Valentine !… et sa gorge se contractait, et ses yeux se gonflaient…

C’était elle qui eût pu dire en toute réalité jusqu’à Fontainebleau qu’elle connaissait par cœur tous les moindres détails de la route. Et Fontainebleau même, que de souvenirs ne réveillait-il pas en elle ! les meilleurs de sa vie, peut-être, un été en plein air, et mille jeux autour du chevalet du père, pendant qu’il peignait son chef-d’œuvre, un « sous bois » merveilleux qui avait obtenu une médaille, et que seules ses dimensions anormales avaient empêché de vendre.

Ainsi, chacun des mots joyeux de ses compagnes augmentait ses chagrins, chacun des sites un peu pittoresques la ramenait vers son père bien aimé, et sa petite mine allongée et son silence persistant faisaient penser à Mlle Favières : « Serait-elle maussade ? » tandis que les deux petites sœurs confiaient tout bas à Geneviève, en se la montrant du doigt, que « la petite rousse » n’était guère aimable.

« Avec les roux, c’est tout bon, tout mauvais », affirma la brune Geneviève. Et secouant avec fierté son épaisse toison, « c’est abominable d’avoir des cheveux pareils à des épluchures de carottes roulées sur elles-mêmes. »

Du coup, Mlles Maranday furent réconciliées avec leur natte pâle. D’ailleurs, cette fillette si grande, si blanche, avec des cheveux si rouges et des yeux dont on ne pouvait définir la couleur tant ils changeaient selon les lumières, leur semblait franchement laide et encore plus déplaisante. Elle les intimidait par son attitude et son mutisme obstiné. Comment pouvait-on rester immobile des heures entières ? Marie-Antoinette, étendue tout de son long sur la banquette, sans souci des autres, leur paraissait plus sympathique, malgré ses accès de colère et de mauvaise humeur.






CHAPITRE III


LE COURRIER DE ROCHEBRUNE


Le jeudi qui suivit l’arrivée des cinq petites filles à Rochebrune, le facteur emporta une véritable collection de lettres. Chacune d’elles était en quelque sorte typique, et donnait une idée assez juste de l’impression que pouvaient produire le château et son propriétaire sur ces jeunes imaginations.

« Cher petit père adoré, » écrivait Geneviève, « ton petit conscrit n’est pas une grande écrivassière, mais je t’ai promis une lettre tous les huit jours et tu l’auras. J’ai tant de choses à te dire que je ne sais par où commencer. Te parlerai-je du voyage ? ce ne sera pas bien intéressant de te donner un itinéraire détaillé. (Voyez le Guide Joanne en pareil cas). Il suffit de te dire que le trajet a été long, long, long ! J’ai cru que nous n’arriverions jamais. Songe que j’étais seule pour égayer notre wagon. Mlle Favières était grave comme un juge, (il ne lui manquait que la loge), Charlotte et Élisabeth me regardaient bouche bée, riant à se tordre de mes moindres paroles, mais ne m’aidaient en rien. C’était à peu près aussi commode de causer avec elles que de jouer au volant avec un partenaire maladroit qui vous le renvoie toujours de travers. Y a-t-il quelque chose d’aussi insipide qu’une partie de grâces ou de volant dans de pareilles conditions ?… Marie-Antoinette dormait, sous prétexte qu’elle s’était levée trop tôt, et Valentine a une manière à elle de dormir les yeux ouverts qui ne vaut guère mieux pour ses voisines : Comme amusement, c’était modéré.

» Au fait, j’y pense ; tu ne te rappelles peut-être pas les noms de ces deux nouvelles petites cousines. Je te dirai donc, pour que tu ne les confondes pas, que Valentine est celle qui est arrivée à la gare, flanquée de ses quatre frères — comme qui dirait quatre hommes et un caporal, ou la sœur des quatre fils Aymon — et Marie-Antoinette est la petite en blanc qui était si en retard.

» J’ai épuisé pour nous distraire jusqu’à ma dernière cartouche, au propre et au figuré, car les cartouches de chez Boissier étaient délicieuses avec leur crème à la noisette. Nous en avons fait une telle consommation, que la boîte dont tu m’avais munie, comme un amour de Papa que tu es, a été vite vidée. Je l’ai lancée par la portière, et elle est allée tomber sur le nez d’un garde-barrière tout ébaubi, ce qui nous a bien fait rire.

» Pour ne pas mourir d’ennui dans le compartiment où nous étions parquées, nous avons essayé de tout, mais notre plus grande ressource a été de manger, nous avons fait trois repas, sans compter les intermèdes. Mon Dieu, que Charlotte est gourmande, si tu savais ! cela m’étonne qu’elle n’ait pas été malade après tout ce qu’elle a avalé. Dans les intervalles, nous avons fini par faire comme les boas constrictors, et nous nous sommes laissées aller à une somnolence béate.

» Nous sommes arrivées très tard à Grenoble. Le landau de l’oncle nous attendait. Si tu nous avais vues écarquillant nos yeux pour tout voir, tu aurais ri. Que pouvions-nous distinguer à cette heure ? Entre dix et onze heures du soir, toutes les villes se ressemblent, surtout quand on les traverse en voiture fermée. J’ai aperçu vaguement des montagnes qui se profilaient ; puis, notre premier moment d’excitation passé, nous avons recommencé de sommeiller. Enfin, au bout de deux mortelles heures, par des chemins toujours montants, nous sommes arrivées à Rochebrune. L’oncle est venu à notre rencontre pour nous souhaiter la bienvenue. Qu’il a l’air grave et sévère l’oncle Isidore ! Non, vois-tu, un oncle, si bon qu’il puisse être, ne vaut jamais un papa, et surtout un papa comme toi ! Oh ! que je t’embrasserais si je te tenais et avec quelle joie je te tirerais les moustaches !… L’oncle Isidore a une longue barbe, lui ; mais je n’oserais jamais la lui tirer !…

» Tu comprends que nous n’avons pas beaucoup causé le premier soir. On nous avait préparé un souper, oh ! un souper, je ne te dis que ça, mais personne n’était en état d’y faire honneur, et nous soupirions toutes après nos lits. Nous sommes logées princièrement dans une des ailes du château, avec Mlle Favières pour nous garder. Nous avons chacune notre chambre, à l’enfilade ; et, le soir, nous laissons notre porte ouverte, Charlotte et moi, pour bavarder de loin, avant de nous endormir. Le premier jour, je te prie de croire que nous n’avons pas perdu trop de temps ; mais après, nous nous sommes rattrapées. Elle est gentille, Charlotte, elle me suit comme mon ombre, à ce point que sa sœur en est jalouse. Ma foi, tant pis, Élisabeth n’a qu’à être plus complaisante pour Charlotte si elle veut être sa préférée !…

» Le château est immense. Il y a tout un autre corps de logis où l’Oncle a ses appartements particuliers, et où on nous a défendu d’aller. Entre ce bâtiment et le nôtre, il y a des salons sans fin : petit salon, grand salon, salon de réception, salle de billard, etc. Rien que ça de luxe ! C’est drôle que nous ne puissions pas aller voir l’Oncle chez lui. À quoi travaille-t-il donc qu’il a si peur d’être dérangé ?

» Je ne comprends pas très bien non plus pourquoi il nous a fait venir : tantôt nous ne le voyons pas de la journée, tantôt il ne nous quitte pas. Je te le dirai tout bas, petit père chéri, j’ai un peu, un tout petit peu peur de lui. Il me fait l’effet de Barbe-Bleue quand il s’enferme comme cela tout seul. Hier soir, j’ai presque donné une attaque de nerfs à Charlotte en lui disant que si nous allions dans la tourelle qui s’élève vis-à-vis la nôtre, du côté où il nous est interdit de jeter les yeux, nous y découvririons peut-être, comme jadis chez Barbe-Bleue, des secrets épouvantables. Que deviendrions-nous, si nous nous trouvions jamais face à face avec les huit femmes sans tête dont la vue glaça d’horreur Anne, ma sœur Anne, et sa tremblante sœur ?… Nous n’aurions pas même la ressource d’appeler à notre secours les quatre lycéens dont Valentine veut sans cesse nous narrer les prouesses.

» Que n’es-tu là, toi, papa aimé, avec ton grand sabre et toute ta panoplie. J’entends d’ici que tu te moques de moi et de mes sottes frayeurs ; c’est pour rire, va, la fille de mon père ne peut pas avoir peur !

» Voilà bien des pages que je barbouille pour ne pas t’apprendre grand chose. J’ajouterai donc que le château est magnifique ; le parc grand à s’y perdre, très peu soigné, mais il n’en est que plus charmant ; Mlle Favières, très bonne pour nous ; je l’aimerais beaucoup si ce n’était qu’elle tient essentiellement à nous faire travailler (ce qui est l’abomination des abominations, puisque nous sommes en vacances !) que je cours et danse dans le jardin chaque fois que je puis lui échapper ; que ces demoiselles sont assez gentilles pour que nous fassions de bonnes parties ensemble, et que, si tu pouvais venir me chercher, nous ferions de belles excursions tous les deux. À quoi ça sert, les montagnes, quand on ne grimpe pas dessus ? Nous avons beau être perchées assez haut sur notre mont, nous sommes entourées de montagnes encore plus hautes que je voudrais gravir… Au fait, je ne détesterais pas d’y aller en ballon, parce qu’en montagne, ce qui est ennuyeux, c’est d’être obligé de toujours redescendre pour remonter.

» Mais je bavarde, je bavarde, et voilà qu’il va falloir mettre une demi-douzaine de timbres à ma lettre. Heureusement que je suis riche. L’Oncle nous a donné à chacune un billet de… devine un peu… un billet de cent francs. Il me semble que je suis devenue tout d’un coup millionnaire. Je ne suis pas comme Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers, moi ! je n’en ai pas plein ma bourse, de ces billets bleus !…

» Au revoir, petit père à moi, une longue lettre pareille d’une paresseuse comme moi vaut bien un million de baisers. Je te les réclamerai au retour. En attendant, je t’en envoie un régiment de la part de

Ton petit diable rose,
Geneviève. »


Les cousines de Geneviève n’en avaient pas, à beaucoup près, écrit si long. Elles n’avaient ni l’exubérance de la fillette, ni cette vivacité de plume qui faisait que, malgré sa paresse, ce n’était pour elle ni une fatigue ni un ennui de raconter mille folies à son indulgent papa, sûre qu’elle était de toujours l’intéresser par son gentil babil.

Élisabeth et Charlotte, élevées plus sévèrement, n’osaient se laisser aller à tant d’expansion. Elles s’inquiétaient surtout de bien barrer leurs t, de bien boucler leurs e et de faire rentrer leurs lettres dans l’alignement réglementaire. Ce n’est pas elles qui eussent jamais osé envoyer des missives où les lignes s’enchevêtraient, couraient de la cave au grenier, ou bien oscillaient en zigzags monstrueux. Geneviève envoyait ses idées à mesure qu’elles éclosaient dans sa folle cervelle, sans souci de la construction grammaticale. Charlotte et Élisabeth s’inquiétaient bien davantage de l’orthographe et de la syntaxe. Cela nuisait parfois aux idées.

Voici leurs deux lettres :

Celle de l’aînée d’abord.

« Mon cher papa et ma chère maman,

» Nous avons fait un très bon voyage et nous ne sommes pas fatiguées du tout. J’espère que ma bonne mère n’est pas fatiguée non plus de son voyage de retour et que tout le monde va bien à la maison. Avez-vous trouvé le temps long sans nous ? C’est très amusant de voyager ; je voudrais bien que l’oncle Isidore nous invitât tous les étés. Il a un beau jardin plein de fleurs et un verger rempli de fruits. Je recommande toujours à Charlotte de ne pas trop manger d’abricots, mais elle ne m’écoute pas comme elle devrait écouter une sœur aînée. Heureusement, elle prend dix fois plus d’exercice ici qu’à Orléans, et elle n’a pas encore eu d’indigestions, quoiqu’elle mange comme quatre.

» L’Oncle est très extraordinaire avec son grand chapeau, sa grande barbe noire et ses airs rébarbatifs, mais il est très bon pour nous. Il nous a dit de bien profiter de nos vacances, et nous nous en donnons de jouer et de courir. Nous travaillons aussi avec Mlle Favières ; je suis généralement première en orthographe et en calcul, Charlotte me suit de près, et Valentine nous bat pour tout le reste. Geneviève en ferait autant si elle voulait s’en donner la peine, mais qu’elle est étourdie ! Quant à Marie-Antoinette, elle ne sait pas travailler sans sa gouvernante. Elle a de bonnes places à son cours, mais c’est parce que Miss Dora lui serine ses leçons et lui mâche ses devoirs. Si j’étais la maîtresse du cours, je donnerais les bonnes notes à Miss Dora et non pas à Marie-Antoinette. Ce n’est pas malin de travailler de cette manière. La paresseuse passe son temps étendue sur un canapé ou dans un fauteuil, et la pauvre Miss Dora la poursuit de chambre en chambre, un livre à la main, pour lui répéter ses fables ou son histoire jusqu’à ce qu’elle les sache. Elle est bien forcée de les apprendre, à moins de se boucher les oreilles. Je ne voudrais pas être sa gouvernante pour tout l’or du monde.



» Oh ! le beau cadeau que l’Oncle nous a fait ! devinez ce qu’il nous a donné ? un beau billet de cent francs ! Tu me le mettras à la caisse d’épargne quand je reviendrai, n’est ce pas mon cher papa ? J’ai peur que Charlotte ne dépense tout le sien en sucreries, mais l’oncle a défendu de nous donner des conseils sur la manière d’employer notre argent, et je n’ose rien dire à ma sœur. Vrai, il faut être par trop gourmande pour penser à acheter des bonbons quand on a tous les jours des desserts comme ceux que nous avons. La cuisinière de mon oncle fait la cuisine dans la perfection ; il a dit hier que son omelette soufflée était un chef-d’œuvre. Valentine est la seule qui n’en ait pas tâté, elle dit que quand elle n’a plus faim, elle n’a pas plus d’appétit pour le dessert que pour autre chose ; ce n’est pas comme Charlotte qui en a redemandé trois fois.

» Adieu, mon cher Papa et ma chère Maman, ne soyez pas inquiets de nous ; la pièce d’eau n’est pas profonde, et quand même elle le serait, nous ne sommes pas assez bêtes pour nous y jeter. Nous ne risquons donc absolument rien.

» Je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que mes frères.

» Votre petite fille qui vous aime.

Élisabeth. »

1er P. S. Mes frères se taquinent-ils toujours autant ? Croiriez-vous que Valentine prétend que les siens ne la taquinent jamais ! Comme si c’était possible !…

2e P. S. Cette étourdie de Charlotte a perdu ses gants neufs. Elle n’en fait jamais d’autres. »

Charlotte avait glissé dans l’enveloppe de sa sœur un billet croisé dans tous les sens :

« Ma chère Maman,

» Je suis sûre qu’Élisabeth te raconte tout ce que nous faisons et qu’il ne me reste plus rien à te dire. Je m’amuse beaucoup ; on peut faire tant de choses quand on est cinq pour jouer ! c’est juste le nombre pour les quatre coins, et quand nous faisons des parties où il ne faut être que quatre, Valentine nous dit toujours qu’elle ne tient pas à en être, qu’elle aime mieux lire, ainsi tout le monde est content.

» Geneviève est bien drôle. Je n’ai jamais vu de petite fille aussi amusante ; elle nous fait rire tout le temps avec ses bêtises. Elle me raconte de grandes histoires qui me font trembler, et tout d’un coup, elle éclate de rire en me disant que ce n’est pas vrai, que c’est seulement pour voir la mine que je fais. Je ne sais jamais quand elle parle sérieusement.

» J’ai perdu mes beaux gants neufs. Élisabeth te l’a-t-elle dit ? elle m’a assez grondée quand je les ai perdus. Je m’en suis aperçue le lendemain de notre arrivée ; c’est probablement en aidant Mlle Favières à sortir nos paquets du train que je les aurai laissé tomber. Si Élisabeth était restée avec nous dans le wagon pour nous aider au lieu d’en sortir la première, elle les aurait peut-être vus par terre et je ne les aurais pas perdus. Est-ce qu’il va falloir que je change mon joli billet de cent francs pour en racheter d’autres ? Je sais bien que c’est le pays, parce que j’ai appris dans ma géographie qu’il y a des fabriques de gants de peau à Grenoble, mais je ne sais pas si nous irons bientôt en ville. Nous ne sommes pas encore allées plus loin que Damville et chacun se mettait sur sa porte pour nous regarder passer. Était-ce parce que nous étions six, avec Mlle Favières, et qu’on n’est pas habitué à voir la voiture de l’oncle si bien garnie ? Geneviève prétend que c’est à cause de sa robe rouge, et moi je crois que c’est la robe brodée de Marie-Antoinette et sa grande plume blanche que tout le monde regarde.

» Cela ne fait rien ! s’il faut que je remplace tout ce que je perds, il ne me restera bientôt rien de mon beau billet. Et moi qui voulais te rapporter quelque chose, comment ferai-je ?

» Adieu ma chère Maman, je t’embrasse bien fort ainsi que Papa et mes frères.

Ta petite,
Charlotte. »



La lettre de Marie-Antoinette était encore plus courte :


« Ma chère Maman,

» Pourquoi n’as-tu pas envoyez Miss Dora avec moi ? je croyait qu’elle avait voyager par un autre train avec mes bagages, et quand mes malles sont enfin arrivé, Dora n’était pas là pour les défaire. C’est insupportable. Je suis obligée de m’habillée presque toujours toute seule. Il ne manque pas de domestique ici, mais l’oncle à ses idées à lui et il ne veut pas qu’on nous serve de femme de chambres. Mlle Favière ne m’aide que quand je ne peux absolument pas m’en tirer. J’ai essayée de me fâcher, mais avec elle, cela ne prend pas et puis j’ai un peu honte, parce que ces demoiselles savent toutes s’habiller sans le secours de personne et qu’elles se moque de moi. Je ne vois pas pourquoi elles s’en moquent, car elles sont très mal mises, mais ici on ne voit personne, c’est assez bien pour les gens du pays. J’aimerais bien mieux être à Trouville ou à Vichy. Il me tarde que les vacances soient fini ; Il y a de belles choses chez l’oncle, mais à quoi bon quand il n’y a aucun visiteur pour les admirer ?

» Tu diras à la couturière que je lui ferai faire tout de suite en rentrant le costume de dégisement que tu n’as pas voulu comander parce qu’il coûtait trop cher, tu sais bien, le costume de marquise, je le payerai moi-même, l’Oncle m’a donné cent francs. Je tâcherait de ne pas les dépenser jusque-là.

» Papa est-il de retour ?

» Je vous embrasse tous les deux.

» Votre fille,
» Marie-Antoinette de Montvilliers. »


Quant à Valentine, sa missive très volumineuse, portait en maint endroit des taches dont l’origine était évidente. On avait dû pleurer à plusieurs reprises en l’écrivant :

« Cher papa, chère maman, cher tout le monde !

» Que je voudrais être auprès de vous ! Si vous saviez combien je me sens seule dans ce grand château isolé ! Je pense tout le temps à ce que vous faites tous, et, le soir, je suis si triste quand je me dis que je ne peux pas aller vous embrasser et border Lolo dans son petit lit, avant de me coucher moi-même !…

» J’espère que je vous manque un peu, oh ! rien qu’un tout petit peu, mais vous — non, vrai, je n’ai pas de mots pour vous dire combien vous me manquez… Et pourtant, c’est bien joli ici et on pourrait y être si heureux !… Que ne sommes-nous encore au temps des fées et que ne puis-je, d’un coup de baguette, vous transporter à Rochebrune. Papa, il y a une grande belle serre attenant au salon. Quel bel atelier j’en ferais pour toi, si le château de l’Oncle était à moi ! Maman aurait son petit salon dans la pièce à côté, une charmante petite pièce vert d’eau. Les meubles sont recouverts de satin d’un vert pâle, pâle, pâle ; les tentures sont du même satin, et le plafond d’un rose si tendre qu’on dirait d’un lever de soleil perpétuel. Une grande glace sans tain donne sur la serre. N’est-ce pas, petite mère, que tu serais bien là pour travailler ? Mais tu ne travaillerais plus jamais si j’étais riche ! Nous ne saurions plus ce que c’est que les bas à repriser, et les jerseys à raccommoder à la maille, et les robes à retourner !…

» La grande belle bibliothèque toute en chêne sculpté, avec ses rayons pleins de livres, tapissant du haut en bas deux de ses murailles, serait une merveilleuse salle d’études pour les garçons. Que de livres, Daniel, si tu savais !… Et quels jeux on ferait dans la salle de billard, dans le grand fumoir où l’oncle ne fume presque jamais, mais où il a réuni toutes les curiosités rapportées de ses voyages. Un vrai musée, Stanislas, tu y passerais des heures !… Et il y a un poney à l’écurie, je l’ai vu, Jacques, un poney qui a l’air si doux que papa ne te refuserait pas de le monter. Pour Lolo, il y a une balançoire, un trapèze. Oh ! ce serait le paradis terrestre, si nous avions tout cela à nous.

» Imaginez-vous un vrai vieux château, pas une imitation, ni une — comment faut-il dire ? — une restauration, mais un château qui date de trois cents ans, avec des tourelles, des clochetons, des murs dix fois épais comme ceux de notre maison de Paris ; un escalier monumental à double spirale, je crois, comme celui du château de Vizille, où l’Oncle nous a menées l’autre jour. Et des escaliers intérieurs, des fenêtres à tout petits carreaux plombés, sauf dans la partie neuve ; enfin toutes les choses dont on lit la description dans les livres. Il y avait autrefois des remparts et un pont-levis, les uns sont à moitié démolis, ils disparaissent sous les ronces et le lierre ; l’autre a disparu et on a comblé les fossés.

» Rochebrune est, comme l’indique son nom, perché sur un rocher aride, bruni par le soleil, et si escarpé qu’on ne peut y pénétrer que d’un seul côté. Je ne sais pas si je m’explique bien. Je veux dire que le château surplombe la vallée, et que, de ce côté, il serait absolument impossible de pénétrer, tant la montagne est à pic. Il n’y a qu’une seule entrée qui donne dans le parc. Oh ! ce parc, qu’il est joli, papa ! Quels beaux couchers de soleil tu peindrais. Les sapins sont si verts, les montagnes si grandioses autour de nous. Quand je les vois si belles, j’en oublie ma tristesse. Le jardin et le verger m’intéressent fort peu, mais le parc (ou plutôt la forêt, car c’est immense), on y passerait sa vie.



» Eh bien, malgré toutes ses richesses, l’Oncle n’est pas

plus heureux que moi ! Il semble même l’être moins encore, car je l’observe souvent quand il est auprès de nous, et je le vois fréquemment soupirer. À quoi cela lui sert-il d’avoir tant de belles choses ? Il ne paraît pas s’en soucier. Il entre à peine dans sa bibliothèque, jamais dans ses grands salons, ni dans son fumoir. Il a une serre, jamais il n’y va ; des fleurs dans son jardin, jamais il n’en cueille. On oublie d’en mettre sur sa table, et les vases de Sèvres qui ornent le salon sont toujours vides. Ah ! si c’était à moi, la maison serait fleurie dans tous les coins, l’antichambre en serait pleine, les vastes corridors aussi. Il n’y aurait pas une fenêtre qui n’eût son écran de verdure pour l’hiver. Je me dis quelque fois que si Rochebrune est triste en ce moment par ces belles journées d’été, il doit être lugubre dans la mauvaise saison, et je plains de tout mon cœur le pauvre oncle cousu d’or, comme dit Lolo. Oui, je le plains, malgré sa fortune, car il n’a pas d’enfants et je suis sûre qu’il est malheureux. Je voudrais pouvoir le consoler, mais je n’ose pas ; j’ai peur qu’il me croie intéressée, flatteuse, que sais-je ! S’il était pauvre, je lui aurais déjà dit combien il me fait pitié. J’ai toujours envie de lui crier : ne restez pas ici tout seul cet hiver, revenez avec moi à Paris, il n’y a pas beaucoup de place rue de Vaugirard, mais nous vous y recevrions de grand cœur. N’est-ce pas, petite mère ? Oh ! je donnerais je ne sais quoi pour ne pas savoir…

» Est-ce parce que j’ai comme un poids énorme sur la poitrine que je trouve tout le monde triste à Rochebrune ? À l’exception de mes cousines (nous avons pris l’habitude de nous traiter de cousines) à l’exception de ces demoiselles, qui sont gaies comme des oiseaux, chacun a des mines de saules pleureurs. Les domestiques semblent des croque-morts ; ils vont et viennent comme des ombres, sans jamais sourire, surtout lorsque l’oncle sort de ses appartements particuliers où il passe la majeure partie de ses journées, et où il nous est défendu d’aller.

» Vraiment, avant que nous soyons ici, ce devait être le château de la Belle au Bois dormant. Geneviève, qui est très drôle quelquefois, l’appelle le château de Barbe-Bleue, et prétend que, bien sûr, l’Oncle cache au moins six femmes égorgées dans son cabinet. Il est si sombre parfois que ce serait à le croire. Mais il est aussi bien bon quand il veut !

» C’est maintenant que je vais vous dire quelque chose d’ektrordinaire, comme dit Maître Lolo, je l’ai gardé pour la bonne bouche. Je suis devenue immensément riche, grâce à la générosité de l’Oncle. Jacques, Stanislas, Daniel, ouvrez de grands yeux ! J’ai là, sorti de ma bourse, et posé sur mon buvard à côté de moi, un chiffon de papier bleu qui vaut cent francs.

» Oui, messieurs mes frères, CENT francs !

» Que n’allons-nous pas acheter avec cela ? Maman commencera par prendre une femme de ménage pendant un mois afin de se reposer — quand ce ne serait que pour que je ne me sente pas si égoïste d’être à la campagne au bon air, tandis que vous souffrez de la chaleur à Paris. — Papa ne peut pas se passer plus longtemps d’un veston léger ; je le sais bien, moi, qu’il étouffe avec son veston bleu de l’an passé. Vite à la Belle-Jardinière, Papa. Tu emmèneras les garçons, car on renouvellera en même temps les jerseys des quatre frères Aymon (c’est cette maligne Geneviève qui s’est permis d’appeler ainsi notre quatuor).

» Je te défends d’économiser, petite maman chérie ! À quoi bon ? je ne veux pas un sou de cet argent, tu entends ? pas même un centime ; j’ai tout ce qu’il me faut et n’ai besoin de rien. Si par hasard il reste quelques francs, achète un livre à Daniel, un album à Stanislas, une boîte de couleurs à Jacques et un régiment de soldats de plomb à Lolo.

» Je n’ose pas ajouter : achète deux bourriches de pétunias pour mettre sur le balcon, car je te connais, jamais tu n’achètes rien pour toi, mais cela me ferait tant de plaisir de savoir que nos fleurs fanées sont remplacées, que tu devrais bien faire ce que je te demande. Toi qui aimes tant les fleurs ! si j’étais riche, je t’en expédierais tous les jours !… Mais, que dis-je, je suis riche, puisque je possède cent francs : deux mille sous ! hein ! Lolo, que de sucres d’orge cela représente !

» Vous aurez une lettre chargée demain ou après-demain, mais pour cela, il faut que j’aille en ville, à Dampierre, sinon à Grenoble.

» N’est-ce pas que l’oncle est bon, malgré son regard sombre et ses manières brusques, malgré ses bizarreries et son nom biscornu ? Si j’osais, je lui parlerais de vous et je le forcerais bien à vous aimer, mais voilà ! je n’ose pas, et il doit me prendre pour une petite niaise, pour une ingrate, tout au moins. C’est à peine si je lui ai dit merci, hier, tant je m’attendais peu à ce cadeau, et tant j’étais heureuse du bonheur en perspective pour vous tous. Ma première pensée a été pour vous, pour toi, chère Maman.

» Adieu, mes chers chéris, vous qui m’aimez malgré mes cheveux rouges et mon nez en trompette, malgré mes tabliers bleus et mes robes d’indienne, je vous envoie des milliards de baisers, que je charge Lolo de distribuer à chacun, de la part de

» Votre petite,
» Titine. »






CHAPITRE IV


INCOMPRISE


« Tout nouveau, tout beau, » dit le proverbe. Pendant la première quinzaine de leur séjour à Rochebrune, les nièces de l’Oncle Isidore se montrèrent si douces, si aimables, en un mot, si parfaites, qu’on eût dit non pas cinq petites filles ordinaires, avec une certaine quantité de défauts et de qualités, de bons et de mauvais instincts qu’elles s’efforçaient de réprimer ou de cultiver, mais d’un groupe de chérubins aux blanches ailes.

On leur demandait si peu que vraiment la sagesse ne devait pas leur coûter beaucoup. Tout les amusait, tout les intéressait dans ce grand château. Les leçons de Mlle Favières étaient si courtes qu’elles semblaient à peine des leçons ; loin de peser aux fillettes, elles leur rendaient au contraire plus agréables les nombreuses heures de récréation.

Sur les cinq petites filles, il y en avait quatre qui se trouvaient parfaitement heureuses de leur nouvelle existence, et qui n’avaient pas grand mérite à se faire voir sous leur plus beau jour. Il est si facile d’être sage quand on est heureux.

Pourquoi Élisabeth et Charlotte auraient-elles « grogné », n’ayant point de frères taquins auprès d’elles, et pourquoi se seraient-elles querellées ? Elles avaient tout en si grande abondance que leurs petites jalousies n’avaient plus de raison d’être. L’ainée tenait moins à garder ses prérogatives puisque, du rang « d’aînée » elle venait de passer subitement à celui « d’égale », ses cousines ayant le même âge et les mêmes droits qu’elle. La gourmandise, qui était le péché mignon de Charlotte, était moins sensible dans cette riche demeure où il y avait tant de friandises à sa disposition. D’ailleurs, les deux sœurs se tenaient sur leurs gardes ; l’une veillait sur son caractère, l’autre sur ses actions. Pour ceux qui, ainsi que l’Oncle Isidore, les voyaient seulement une partie de la journée, elles paraissaient donc impeccables.

L’indolence de Marie-Antoinette passait inaperçue. Quoi de plus naturel que de rester de longues heures étendue sur la mousse, sous le dôme d’émeraude des sapins de la forêt ? chacun en faisait autant par ces chaleurs du mois d’août. Quant à ses colères, personne n’en avait vu d’échantillon depuis son arrivée. Elle avait une certaine dose d’amour-propre, et tenait à ne pas rester au-dessous de ses cousines dans l’espèce de concours qu’elle sentait institué entre elles. Satisfaite de la supériorité d’élégance qu’elle s’était reconnue dans sa petite cervelle, Mlle de Montvilliers trônait dans toute la gloire de ses robes brodées, de ses grands chapeaux à plume, de ses longs gants de Suède, de ses hautes bottines mordorées et de ses larges ceintures de moire, que nul ne pouvait songer à éclipser autour d’elle. Sous l’auréole d’or pâle de ses cheveux aux boucles flottantes, ses yeux semblaient deux bleuets perdus dans la folle avoine mûrissante. On eût dit la douceur personnifiée, et jamais aucun mouvement d’humeur ou de dépit ne venait empourprer ses joues délicatement rosées. Mlle Favières souriait en pensant à la houpette de poudre de riz que la précoce coquette emportait partout dans sa poche, à l’instar de sa maman, et qui n’était pas étrangère à ces couleurs discrètes ; mais l’Oncle Isidore était un peu myope, et Mlle Favières s’était fait une règle de lui laisser faire ses découvertes tout seul.

Geneviève l’étourdie, n’avait encore commis aucune bévue, et sa paresse ordinaire n’allait pas jusqu’à la rendre incapable d’un effort d’une quinzaine. Elle avait à peu près fait la conquête de son oncle par sa gaîté et sa bonne humeur que rien ne troublait, pas même les airs soucieux de M. Maranday.

Cependant, ainsi que vous avez dû le voir par la fin de la lettre de Valentine, l’une des petites filles n’était ni heureuse, ni bien jugée, par les grandes personnes comme par les enfants, et c’était Valentine. Elle l’avait bien deviné ; l’Oncle trompé par les apparences, rebuté par sa froideur qu’il prenait pour de la maussaderie, par sa timidité qui semblait presque de la bêtise, trouvait que, parmi les petites cousines dont le sort l’avait gratifié, une seule était peu sympathique : Valentine. En vain Mlle Favières essayait de protester, l’original personnage ne lui en laissait pas le temps :

« Elle n’a rien pour elle, cette enfant, rien, pas même l’enjouement et l’insouciance de l’enfance, voyez-la se promener à l’écart ; elle n’a pas seulement su se faire aimer de ses camarades. »

C’était vrai. On ne sait pourquoi, une ligue s’était formée contre Valentine. Ses cheveux fauves, aux tons éclatants du cuivre poli, avaient le don de déplaire à ces demoiselles, qui ne lui marchandaient pas les railleries ; son petit nez aux ailes mobiles recevait mille quolibets, et son teint pâle exaspérait ces fillettes, cruelles sans s’en douter.

Valentine tenait-elle baissés ses grands yeux changeants ? « elle faisait l’hypocrite ». Les levait-elle ? « Quel regard d’acier ». Refusait-elle de se mêler aux jeux ? « Comme elle nous dédaigne ! Sans doute elle se croit trop grande pour jouer avec nous ». Recherchait-elle la société de ses compagnies ? « Quelle mouche la pique aujourd’hui ? »

C’était une petite guerre implacable de sous-entendus, de piqûres d’aiguille sans cesse renouvelées, à peine compréhensibles pour ceux qui n’y étaient point initiés, féroces pour celle qui les recevait, surtout étant donnée sa nature de sensitive qu’un rien froissait.

Comme il n’arrive que trop souvent en pareil cas, Valentine s’était repliée sur elle-même, et, sourde aux avances de la bonne Mlle Favières, elle finit par englober dans la même aversion ses amis et ses ennemis, M. Maranday qu’elle craignait et Mlle Favières qu’elle croyait mal disposée pour elle.

Habituée à être le centre de tant d’affections, la petite femme, remplaçante de sa maman, indispensable partout, à la cuisine comme à l’atelier, où son père la faisait souvent poser, car lui ne dédaignait pas ses superbes cheveux rutilants, elle se sentait tout à fait dépaysée dans ce nouveau milieu. Son oisiveté lui pesait. Pour un peu, elle fût allée proposer à la cuisinière de l’aider au moins à mettre le couvert, ou à la femme de chambre de lui permettre d’arranger des fleurs dans des vases. Elle, tour à tour grande sœur avec ses petits frères, et tout à fait maternelle dans ce rôle, ou enfant, plus que son âge, avec ses grands frères à qui elle obéissait sans un murmure, elle se trouvait toute esseulée parmi ces fillettes qui la tourmentaient sans pitié. « Pourquoi Charlotte et Élisabeth parlaient-elles toujours des taquineries des garçons, pensait-elle tristement, les filles sont bien plus taquines. » Qu’importait aux « quatre frères Aymon » une robe plus ou moins neuve, un chapeau plus ou moins élégant ? Pour être simplement vêtue, on n’en jouait pas moins bien, au contraire.

Lorsque, en écrivant à sa mère, Valentine avait dit : « J’ai tout ce qu’il me faut, je n’ai besoin de rien » elle n’avait pas dit toute la vérité. Une égoïste aurait renouvelé au plus vite sa petite toilette, non pas seulement pour échapper aux moqueries, mais aussi parce qu’il est tout naturel d’aimer les jolies choses, les robes élégantes de façon et d’étoffe, les couleurs claires, les mille colifichets dont les fillettes raffolent. Valentine tenait de son père le sens du beau sous toutes les formes ; elle aimait instinctivement tout ce qui flattait ses goûts artistiques. Voilà pourquoi elle souffrait tant de la laideur qu’elle croyait avoir à un degré phénoménal ; voilà pourquoi elle souffrait un peu, — Oh ! un tout petit peu, — de ne pas être aussi bien mise que ses cousines. Mais lorsque l’Oncle Isidore lui avait mis dans la main ce billet de cent francs, en lui disant comme aux autres de l’employer à sa guise, il faut le dire à sa louange, Valentine n’avait pas eu un instant la pensée d’en disposer pour elle. Elle n’était pas de celles qui pourraient avoir pour devise : moi d’abord.

Sa susceptibilité était en train de lui jouer un mauvais tour. Pourquoi se retirer du jeu si on la blessait ? Pourquoi pleurer en cachette, parfois même ouvertement ? Somme toute, ces plaisanteries, pour ne pas être de bon goût, n’étaient pas bien méchantes. Il fallait riposter ; il y avait entre Charlotte et Geneviève, plus d’une passe d’armes qui ne les laissaient pas moins bonnes amies. Tout ceci, une mère l’eût dit à Valentine dès les premiers jours de son arrivée, mais Mme Reynard n’était pas là et Mlle Favières, tenue à distance par la froideur de Valentine, n’osait parler. Il en résultait que la petite fille s’ennuyait à mourir, selon son expression, et qu’elle était loin d’être aimable pour les uns ou les autres.

Et pourtant, elle aurait dû tant s’amuser à Rochebrune. Si, au lieu de choyer, pour ainsi dire, son chagrin d’être séparée de sa famille, elle avait secoué bravement sa tristesse et cherché à découvrir les bons côtés de son séjour au château, elle eût trouvé autour d’elle mille sujets de bonheur et de plaisirs. Comme elle était loin d’être sotte, elle finit par se créer des distractions : avec des livres, de la musique, un bon piano, un grand jardin, on ne peut pas s’ennuyer longtemps. Et puis, on se lasse de pleurer sur soi-même. Il arriva donc qu’au bout d’une quinzaine de jours, et alors même que la dose de sagesse de ses cousines était bien près d’être épuisée, Valentine, faisant un retour sur le passé, n’était pas loin de s’apercevoir qu’une partie de ses peines n’existait que dans son imagination. Il lui restait à se faire connaître sous son véritable jour, et ce devait être long, grâce aux malentendus de toutes sortes qui s’étaient produits depuis le départ de Paris. La fillette devait apprendre à ses dépens qu’il peut entrer de l’égoïsme dans les plus grands chagrins, et que les tristesses les plus légitimes éloignent, de nous nos meilleurs amis, si elles nous rendent trop concentrés, trop susceptibles, en un mot, trop personnels. Pour être aimé, il ne suffit pas d’être animé des meilleures intentions, il ne suffit même pas, comme le croyait Valentine « d’être bonne et de ne vouloir de mal à personne », pour être aimé, il faut être aimable.

L’apparence n’est certainement pas tout, mais comme nous ne possédons pas de lunettes qui nous permettent de lire du premier coup dans le cœur de nos voisins, l’apparence exerce, vous le savez, une grande influence sur nos jugements. Il s’en suit que l’on a quelque tendance à croire les gens un peu moins bons qu’ils ne paraissent, car il nous vient rarement à l’idée que bien des natures soient un peu comme les châtaignes très douces à l’intérieur, très déplaisantes à l’extérieur. Contrairement à ses cousines qui s’efforçaient de cacher leurs défauts, Valentine exagérant les siens de peur de sembler hypocrite, n’avait laissé voir de son caractère que les piquants. Qui donc pouvait deviner que sous ces dehors peu gracieux se cachait un petit cœur d’or ; que ces petites mains rouges ne demandaient qu’à se dévouer au service des autres ; que, loin du foyer paternel, cette petite figure pâle était comme congelée, qu’il lui fallait, pour la dérider, un peu de bonheur à distribuer autour d’elle, des caresses à donner et à recevoir ? Mlle Favières même s’y trompait presque, malgré sa perspicacité, et quoique la petite scène d’adieux de la gare lui eût fait juger Valentine très favorablement au premier abord.

Ajoutons à la décharge de la fillette que, comme l’avait dit son frère, elle était fatiguée par une croissance trop rapide ; cela expliquait un état nerveux qui la rendait plus impressionnable que ses cousines. Elle avait des timidités qui faisaient rire aux larmes Geneviève élevée en garçon. Et, petite Parisienne qui ne connaissait la vie champêtre que par quelques parties de campagne, elle montrait des étonnements inquiets qui amusaient énormément ces demoiselles. Marie-Antoinette en avait bien d’autres, mais, soit respect de ses belles toilettes, soit parce que son petit orgueil la rendait invulnérable, on avait vite cessé de la taquiner sur ce sujet. Avec Valentine qui ripostait mal et qui souffrait, c’était bien plus amusant. Qu’on avait donc ri le jour où elle s’était laissé sans méfiance fourrer dans le cou et dans les bras ces épis d’herbe qui semblent « grimper » comme des bêtes vivantes ! sa sensibilité exagérée la faisait crier comme sous l’empire d’une véritable douleur, tandis que les autres considéraient ce petit chatouillement comme un jeu. Une piqûre de cousin la mettait hors d’elle, aussi la traitait-on de douillette ; et on ne lui épargnait pas l’épithète malsonnante de poltronne, qui, dans la bouche de Geneviève, constituait la pire injure, lorsqu’elle se refusait à traverser le petit pont rustique jeté sur un minuscule ruisseau : « la balustrade manquait ! » La belle affaire vraiment !… Geneviève le faisait dix fois de suite en courant sans avoir le moindre vertige.



« Comprenez-vous qu’on ait peur pour si peu ? » disait Charlotte, devenue le fidèle écho de Geneviève.

Ce qui n’empêchait pas que, dans les longues parties de cache-cache organisées le soir, à la nuit tombante, le cœur de ces mêmes fillettes, si braves et si hardies en plein jour, battait bien fort. Lorsqu’on se cachait dans les massifs ombreux, on avait soin de choisir ceux qui donnaient sur les avenues éclairées par la lune. Il faisait si noir dans les bois, les arbres grimaçants semblaient des fantômes hideux ; la moindre feuille tombante leur paraissait révéler la présence d’ennemis formidables, d’autant plus effrayants qu’on ne les voyait point. C’était bien la peine de faire tant d’embarras, n’est-ce pas ?

Un jour pourtant, Valentine sut prouver qu’elle ne manquait pas de courage quand il en était véritablement besoin, et non par pure bravade, ou pour se faire remarquer. Voici en quelle occasion :

Un des jeux favoris des enfants était, avons-nous dit, de jouer à cache-cache. C’était à qui inventerait les cachettes les plus bizarres pour n’être pas découvert, lorsque, pour changer le jeu ordinaire, une seule petite fille se cachait et les quatre autres « cherchaient ! » Cette écervelée de Geneviève ne s’était-elle pas dissimulée une certaine fois à la cave, derrière un énorme tas de charbon, d’où elle était sortie plus noire qu’un charbonnier, au grand détriment de sa robe rose. Les granges étaient surtout mises à contribution. Charlotte, pour marcher sur les traces de Geneviève, s’était glissée un jour dans le grenier à foin, où elle s’était si bien ensevelie dans le fourrage parfumé qu’elle avait presque failli étouffer. Mais à Geneviève revenait la palme pour les cachettes biscornues, sacs de pommes de terre, tonneaux vides, grands baquets à faire la lessive, tout lui était bon, pourvu qu’elle réussît à intriguer ses compagnes pendant des demi-heures.

Un après-midi donc, Valentine, en veine d’être aimable, avait accepté d’être de la partie. Mettant de côté ses petites terreurs ordinaires, elle s’était promis de chercher aussi une cachette merveilleuse. Laissant ses cousines « au but » où elles bavardaient comme une nuée d’oiseaux babillards pour tromper les longueurs de l’attente, elle se dirigea vers les granges et les étables. Où se cacher ? Elle jeta en passant un coup d’œil circulaire sur l’écurie. Non. Ces stalles vides à côté des boxes occupées par les quatre ou cinq chevaux de l’oncle, ne la tentaient point. L’odeur des étables pas davantage. Elle n’appréciait pas les coups de pieds des chevaux ou des vaches, d’ailleurs la veille encore, n’avait-on pas trouvé Geneviève nichée dans le râtelier des chevaux où elle avait grimpé Dieu sait comme, et s’était si bien couverte de foin qu’on était entré vingt fois dans l’écurie sans l’apercevoir. La grange ? mais c’était le premier endroit où on la chercherait.

Où aller ? se demandait Valentine. Ah ! la remise !… Là, plusieurs voitures vides dans lesquelles on serait très bien, soit sous la banquette de la calèche, soit sous le grand tablier du cabriolet. Oui, mais Marie-Antoinette y avait déjà pensé… Oh !… une idée. Cette grande armoire à doubles battants, si vaste qu’on eût dit un petit office, serait une cachette incomparable. Jérôme, le palefrenier, y serre ses brosses et ses étrilles, ses harnais el ses courroies, ses seaux et tout le matériel dont il se sert pour entretenir le brillant des voitures et la santé des chevaux.

Habituellement, l’armoire est fermée à clef ; ce jour-là, elle est entr’ouverte, et la clef est dans la serrure, il suffira de pousser la porte sur soi pour la refermer. Elle est très propre, cette armoire, et ceci est une raison déterminante pour Valentine qui est soigneuse de toute sa personne comme un petit chat.

Vite, dans l’armoire. C’est une vraie petite chambre pour une personne de la taille de la fillette ! Il y a même un œil de bœuf donnant sur la vallée derrière la maison. On y est vraiment fort bien.

Tiens ! par l’œil de bœuf, on aperçoit au loin les montagnes, si vertes au premier plan, si brunes au second, avec leurs crêtes escarpées zigzaguant sur le ciel bleu. Le soleil va se cacher derrière ces montagnes ; on le voit empourprer toute la cime des hauts pics du fond. Quelles splendides teintes dorées prend l’horizon entier. Les roches deviennent d’un rose admirable, on les croirait subitement recouvertes de bruyères fleuries. Le soleil semble un énorme ballon rouge perdu sur le haut du mont. Il glisse insensiblement de l’autre côté et disparaît. Et voilà le ciel qui passe par tous les tons de la gamme du rouge, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la vallée se trouve plongée dans l’obscurité, tandis que les sommets restent baignés de lumière. Puis, tout se fond dans des nuances violacées qui deviennent bientôt grisailles, et enfin blanchâtres, et le crépuscule descend sur la terre.

Alors, Valentine se retourne subitement. Mais comment se fait-il que ses compagnes ne l’aient pas encore découverte dans sa cachette ? Est-il possible qu’elle se soit absorbée dans la vue de ce spectacle magique à un tel point qu’elle en ait oublié toute notion du temps ? Vraiment, c’est plus beau qu’une féerie du Châtelet…

La petite fille, toute frissonnante, saute du tabouret sur lequel elle s’était juchée et s’apprête à sortir. Puisque ses cousines ne l’ont pas trouvée, il est de bonne guerre de sortir inaperçue, et de retourner au but en gardant pour soi le secret de sa cachette.

Mais en voilà bien d’une autre : il n’y a pas moyen d’ouvrir la porte.

Valentine croyait n’avoir fait que la pousser et il se trouve qu’elle est fermée à clef.

Jérôme, le palefrenier, avait donné un tour de clef en passant, sans se douter qu’il y eût quelqu’un dedans, et Valentine, toute à sa contemplation, n’avait rien entendu. Elle croit d’abord à une plaisanterie de ses cousines. Elle ne doute pas que les fillettes ne soient là, cachées, toutes prêtes à se moquer de ses frayeurs. Elle feint de rire ; elle tapote un petit air de sa composition, chantonne, bien décidée à être gaie et de bonne humeur :

Au clair de la lune.
Mon ami Pierrot,
Ouvre-moi ta porte…

Rien ne lui répond. Elle tape un peu plus fort, ébranle la porte sous ses coups de poing, crie :

« Allons, ouvrez, mesdemoiselles, c’est assez ! »

Vraiment, la plaisanterie a suffisamment duré. La nuit tombe vite en été, ce n’est pas très agréable de se trouver enfermée en une grande armoire dans les ténèbres, Valentine croit déjà sentir des rats lui grimper aux jambes. Les minutes lui semblent des siècles. C’est un mauvais tour à jouer à quelqu’un. Geneviève même aurait peur à sa place, elle le sait bien. Et Marie-Antoinette, quels cris elle pousserait !…

Mille histoires reviennent à la mémoire de Valentine. N’a-t-elle pas ouï dire qu’un jour une mariée de Bretagne, jouant à ce même jeu de cache-cache le jour de ses noces, s’était avisée de se fourrer dans un grand coffre au grenier, et avait refermé sur elle un couvercle trop lourd qu’il lui avait été impossible de soulever ensuite. De sorte qu’on avait fureté, appelé, fouillé dans toute la maison sans songer à la chercher dans le coffre où elle était évanouie faute d’air, la pauvre petite mariée. Longtemps, longtemps après, on l’avait retrouvée morte.

Quelle horreur si Valentine allait s’évanouir aussi. Déjà, il lui semblait que l’air était devenu lourd, suffocant, et qu’elle étouffait dans sa cachette… Un peu de réflexion lui prouva que ses craintes étaient sans fondement sérieux. Il est certain que c’était peu amusant d’être enfermée là, peut-être pour toute la nuit, mais grâce à l’œil de bœuf, il n’y avait nul danger d’être asphyxiée.

« Je leur montrerai que je ne suis pas poltronne ! » s’écria la petite fille en serrant fortement les dents l’une contre l’autre et fronçant le sourcil avec une énergie d’autant plus grande qu’elle était plus nouvelle.

Elle renfonça ses larmes :

« Je ne veux pas qu’elles me voient les yeux rouges, se dit-elle, je ne veux pas pleurer ! je ne pleurerai pas ! »

Elle s’efforça donc de faire bonne contenance. Pour oublier sa situation, elle essaya de penser à mille autres choses ; elle récita les unes après les autres toutes les poésies qu’elle avait apprises par cœur ; elle s’interdit toute pensée amollissante de la rue de Vaugirard et des quatre frères Aymon ; mais l’heure du dîner était sonnée depuis longtemps, et son estomac criait famine, ce qui s’ajoutait à toutes ses angoisses. Nul n’ignore qu’il est plus difficile d’être brave à jeun qu’après un bon repas ; puis, la perspective d’une nuit blanche était peu réjouissante.

« Pourvu qu’il y ait de la lune cette nuit et point de rats » se disait la pauvre petite, trahissant ainsi ses deux grandes frayeurs.

Elle frissonna, non de peur mais de froid. Si au moins elle avait eu un manteau pour se couvrir, une couverture…

« Mais j’y pense, s’écria-t-elle, il n’est pas possible qu’il n’y ait point sur un des rayons de cette armoire des couvertures pour les chevaux. Je ne demanderais qu’à en trouver une pour me déclarer satisfaite de mon sort. »

Elle chercha à tâtons dans tous les coins, sa petite main heurta à mille obstacles inconnus, — et non sans pousser de petits cris lorsque certains contacts de brosses lui faisaient croire à une rencontre fortuite avec des souris. — Oh ! bonheur ! ses doigts sentent un épais tissu. Elle tire plus fort. Une lourde couverture lui dégringole sur la tête. De joie, elle en oublie ses pires appréhensions, et rit en s’enroulant complètement dans cette étoffe si chaude quoique si rugueuse. Elle n’en est plus à s’inquiéter de l’odeur chevaline qui lui déplaisait tant auparavant.

« Je dois ressembler à un Arabe », dit-elle gaîment. Les Bédouins que j’ai vus au Jardin d’Acclimatation n’ont jamais d’autre lit. Si je faisais comme eux ? Qui dort dîne : Je sentirai moins la faim… C’est drôle de souffrir de la faim chez un oncle si riche !… »

Et elle s’étendit par terre, les bras repliés sur le tabouret et la joue sur ses deux mains. Malgré cette position assez peu confortable, il faut l’avouer, elle ne tarda pas à s’endormir.

Cependant, tout le monde était en émoi au château. Les cousines, lasses de chercher, lasses d’appeler, avaient donné l’alarme. On ne parlait de rien moins que d’organiser des battues dans la forêt, lorsque le cocher, en quête de lanternes, étant entré dans la remise, eut à ouvrir la fameuse armoire et découvrit Valentine profondément endormie.

« Ah bien, si je m’attendais à vous trouver là, Mam’zelle ! » s’écria-t-il.

Et après qu’il eut appris toute l’histoire.

« Faut avouer que vous n’êtes pas peureuse ! ajouta-t-il, j’en connais qui auraient fait un joli potin à vot’ place ! »

Valentine ne se sentait pas de joie de se voir décerner un brevet de courage, et elle se promit d’en avoir fini pour toute sa vie avec ses frayeurs d’autrefois.

« Sais-tu, lui dit Geneviève quand le cocher l’eut ramenée en triomphe, que tu aurais bien pu passer la nuit entière dans ton armoire ?

— Je le sais, répondit-elle,

— Et tu n’avais pas peur ?

— Pas trop.

— Décidément, on nous a changé notre Valentine ! » déclarèrent les fillettes étonnées.






CHAPITRE V


SOUS BOIS


« Avouez que nous ne sommes pas bien malheureuses chez l’Oncle cousu d’or, dit un jour Élisabeth, ponctuant ses paroles par un baillement qui ne venait pas précisément à l’appui de ce qu’elle disait.

— C’est-à-dire que nous sommes ici comme des coqs en pâte, déclara Charlotte en découvrant ses petites quenottes blanches dans un bâillement non moins accentué.

Geneviève partit d’un éclat de rire : — Mais regardez-les donc comme elles ont l’air de s’amuser !…

Valentine leva les yeux de dessus son livre, et sourit.

Étendues sur l’épais tapis de mousse frisée qui leur faisait une moëlleuse couche sous les sombres sapins aux senteurs balsamiques, le regard perdu au loin, tantôt suivant le vol capricieux d’un oiseau, tantôt la marche des nuages sur le ciel azuré, les deux petites sœurs rêvaient, tandis que Marie-Antoinette, les paupières closes, semblait dormir sous le voile bleu qui abritait son teint délicat. Elle avait les mains soigneusement gantées et un gigantesque parasol blanc doublé de vert la protégeait contre les rayons du soleil filtrant à travers le dôme de verdure des sapins. Jamais la petite coquette ne serait sortie sans avoir pris toutes ces précautions contre le hâle et les moustiques.

L’espiègle Geneviève, assise à califourchon sur une lourde branche d’arbre touchant presque terre, comme entraînée par son poids, se balançait avec de grandes torsions de son petit corps souple. Son épaisse toison brune était toute piquetée de fines aiguilles de pin, mais peu lui importait. Cinq minutes auparavant, n’était-elle pas debout sur cette même branche, au risque de tomber, pour attraper des cônes luisants où perlaient des gouttes de résine ? Sa robe était déchirée, ses doigts poisseux, sa main portait une profonde estafilade encore saignante, mais Geneviève n’eût pas été Geneviève, si elle avait prêté la moindre attention à des détails si minimes.

« Que ne suis-je oiseau ou écureuil ! » disait-elle souvent, désolée de ne pouvoir grimper partout.

Pour Valentine, elle griffonnait au crayon une interminable lettre à l’adresse de Stanislas. Un ouvrage de tapisserie, un autre livre ouvert à ses côtés, témoignaient de ses occupations précédentes.

Des petits paniers contenant encore des restes de gâteaux et de fruits, des écorces d’oranges et des noyaux épars autour du lieu de campement, prouvaient surabondamment qu’on y avait fait bonne chère. Enfin, des poupées, adossées au tronc d’un arbre voisin, montraient que les habitantes de ce petit coin perdu dans les sapins n’étaient pas encore bien âgées, malgré les grands airs qu’elles prenaient parfois. Même, Marie-Antoinette possédait une magnifique poupée articulée aussi grande qu’un bébé de quatre ans, dont elle s’occupait peu pour son propre compte, mais dont elle faisait grand étalage, et qu’elle prêtait volontiers afin qu’on n’oubliât point qu’elle en était l’heureuse propriétaire. Les toilettes luxueuses de cette jeune personne étaient une source de ravissements et d’extases perpétuelles pour Élisabeth et Charlotte qui ne dédaignaient pas, comme Geneviève, le jeu de la poupée. Valentine ne s’en souciait guère, mais elle avait, par moments, des tendresses subites pour une certaine « fille » qui lui avait été donnée deux ans auparavant, et qu’elle préférait de beaucoup aux nombreuses poupées de toutes tailles et de tous costumes, qu’un oncle prévoyant avait chargé Mlle Favières d’acheter à Paris pour ses nièces.

« Je vous admire, de bailler ainsi, reprit Geneviève en dépouillant nerveusement, brin à brin, un grand panache de feuilles qui lui servait tour à tour d’éventail ou de fouet pour exciter l’ardeur d’un coursier imaginaire. « Faites quelque chose, si vous vous ennuyez, remuez-vous, amusez-vous, mais ne restez pas là comme des momies. »

— Grand merci, lui répondit Élisabeth, il fait trop chaud pour prendre de l’exercice comme tu en prends.

— C’est une vraie fournaise, ajouta sa sœur.

— Que diriez-vous donc si vous étiez à Paris, s’écria Valentine, avec un soupir à l’adresse des chers absents.

Marie-Antoinette ouvrit un œil pour répondre languissamment :

— Personne n’est à Paris au mois d’août. On va à Trouville, à Évian, à Vichy, quand on ne fait pas de plus longs voyages, mais rester à Paris, fi donc ! il n’y a plus maintenant que les petites gens qui n’ont pas le moyen d’aller en villégiature.

Valentine, sa voisine, rougit jusqu’au blanc des yeux. Elle avait toute prête une riposte qui lui donnait une démangeaison de parler, mais elle se retint.

— Si jamais je suis riche, dit-elle seulement, je ferai bâtir au bord de la mer une grande maison où je recevrai tous les petits enfants pauvres de Paris pour leur remettre des roses sur les joues.

— Quelle philanthropique ! dit méchamment Marie-Antoinette.

— Ah ! ah ! ah !

— Eh bien quoi ? de quoi riez-vous mesdemoiselles ?

— Ce sont les tropiques qui en sont cause, s’écria Geneviève. Que diable venaient-ils faire dans cette galère ? tu sauras pour une autre fois qu’on dit un philanthrope, et non un philanthropique…

— J’aime mieux me tromper en parlant que d’employer des expressions comme les tiennes, dit Marie-Antoinette d’un air pincé.

— En quoi ma manière de parler peut-elle te choquer ? demanda Geneviève.

— « Que diable ! » des expressions de garnison ! murmura Marie-Antoinette.

— Ah ça, pardon ! Mademoiselle, riposta la petite fille, c’est du Molière tout pur. Nous connaissons nos classiques nous autres. Vous n’en pourriez peut-être pas dire autant. Quoique militaire, mon papa est tout aussi distingué que les papas des Mademoiselle Pimbêche et compagnie.

— Oh ! ne vous querellez pas, je vous en prie, interrompit Charlotte suppliante. Jouons plutôt.

— À quoi ? demanda sa sœur d’un ton bourru, tandis que Geneviève paraissait prête à bouder contre son habitude.

Mais aussi, pourquoi avait-on touché à son papa ?

Ces demoiselles commençaient à trouver les journées longues. Elles avaient déjà épuisé le charme des principales distractions de Rochebrune. On ne peut jouer indéfiniment aux grâces, au volant, au tonneau, ni même au croquet ou au lawn-tennis. Les fillettes en avaient été folles les premiers jours, mais on se lasse de tout, même du lawn-tennis et du croquet, surtout quand on joue toujours avec les mêmes partenaires. La chaleur aidant, on avait rêvé d’autres jeux moins fatigants, on avait essayé sans plus de succès des poupées, des dessins, des livres, etc., avec le désœuvrement était arrivé l’ennui, et par suite, les disputes.



— C’est drôle, tout de même, d’être ici, dit Élisabeth songeuse. Pourquoi l’Oncle nous a-t-il fait venir après s’être passé de nous pendant des années ? Quelle mouche l’a piqué tout à coup de nous inviter ?

Valentine leva vivement la tête, ouvrit la bouche comme pour parler, et la referma, toute rougissante.

— Il est certain que ce n’est pas pour que nous le distrayions par notre agréable société, dit Geneviève, car nous le voyons de moins en moins. Il paraît à peine aux heures des repas depuis le commencement de la semaine.

— Je voudrais bien savoir quelles sont les occupations mystérieuses qui le retiennent dans ses appartements, insinua timidement Charlotte.

— Je t’ai déjà dit que nous avions affaire à une seconde édition du sire de Barbe-Bleue ! s’écria Geneviève. Un de ces quatre matins, je passerai par dessus la défense, et j’irai, furetant partout, jusqu’à ce que je découvre la porte du cabinet où il a pendu ses sept femmes.

— Comment pourrais-tu le faire quand il n’en bouge pas de son cabinet ? dit Élisabeth en haussant les épaules.

— Bast, il s’absente assez souvent pour que nous ayons le champ libre.

— Une belle idée pour te faire renvoyer ignominieusement à ton papa, dit Élisabeth. L’Oncle ne doit pas admettre qu’on lui désobéisse.

— C’est ça qui m’est égal, murmura « le diablotin » en veine de méchanceté, je ne lui en demanderai pas la permission.

— Je le dirai à mon oncle, fit Marie-Antoinette rageuse.

— Vas-y, rapporteuse, je t’y engage.

— Mesdemoiselles, de grâce, pas de disputes, dit la douce voix de Valentine.

Ainsi qu’un paratonnerre attire la foudre, cette timide observation attira sur la tête de la pauvre Valentine les colères réunies de toutes ces demoiselles.

— Voyez Mlle Prêchi-Prêcha, la Perfection même ! s’écria-t-on de tous côtés.

— Au lieu de nous sermonner, dit Élisabeth en s’étirant longuement, tu ferais bien mieux de nous suggérer un amusement.

— Que pourrions-nous faire pour nous amuser ? répéta Charlotte, nous sommes comme Adam et Eve dans le Paradis terrestre. Nous avons tant joui de ce qui nous est permis que nous n’avons plus envie que de ce qui nous est défendu.

— Faisons une partie de barres, proposa Valentine, quoiqu’elle n’eût aucun goût pour les exercices violents.

— Pour être nouveau, c’est nouveau, dit Geneviève moqueuse.

— Sans compter que c’est bien trouvé par cette chaleur.

— Dansons des rondes.

— Comme des bébés de quatre ans.

— Faisons la classe à nos poupées.

— Nous l’avons faite hier.

— D’ailleurs, nous sommes lasses des poupées à toutes les sauces, ajouta Geneviève.

— Jouons des charades, reprit Valentine.

— Devant qui ?

— Hum !…

— Le fait est que nous manquons de spectateurs.

— À moins que Valentine ne compte jouer ses charades devant Mlle Favières et l’Oncle.

— Pourquoi pas ?

— Qui est-ce qui le lui proposera ?

— Pas moi.

— Ni moi.

— Ni moi non plus.

— Pas de chance ! Valentine, avec tes propositions.

— Je donne ma part au chat… Trouve mieux, toi, Geneviève.

— Ma foi, je vote pour… pour… Tiens ! mais, ce ne serait pas déjà si bête.

— Quoi donc ? parle !…

— Mesdemoiselles, déclara Geneviève en se levant toute droite.

— Écoutez, écoutez l’orateur !…


.

— Pourquoi pas l’oratrice ? fit Marie-Antoinette, qui n’était pas encore bien remise de sa petite mortification.

— Pourquoi pas aussi l’orateuse ? lui dit Geneviève.

— Dame ! puisque les femmes, comme dit papa, veulent se mêler de faire ce que les hommes faisaient seuls autrefois, il faut avoir d’autres noms pour elles.

— Tu crois que les femmes ne pourraient pas être aussi bons orateurs que ces messieurs ?

— On ne leur a jamais reproché d’être muette, riposta Marie-Antoinette.

— Peu nous importe le mot, dit Élisabeth qui était assez pratique, orateur, orateuse, ou oratrice dis-nous ce que tu avais à nous dire.

— Vous mériteriez que je me fasse prier maintenant pour vous punir de m’avoir taquinée, mais je suis bonne enfant, et voici mon idée : nous allons toutes, tant que nous sommes, chercher chacune un joli projet d’amusement. Cela en fera cinq à mettre à exécution.

— Comment ? quoi ? ce n’est pas une idée ça !…

— Comprenez-moi donc mieux ! nous avons un grand château, un parc, mille jeux connus, et nous ne nous amusons pas précisément.

— D’accord.

— Moi d’abord, je m’ennuie carrément, déclara Marie-Antoinette. Passe encore si le château de l’Oncle était près d’Uriage et qu’on nous y menât souvent. Uriage, c’est gai, c’est joli, on dirait un petit décor de théâtre, une boîte de joujoux de Nuremberg. On y danse, on s’y amuse, il y a un casino, on y voit des toilettes et des gens chic, on est vu !… mais ici, c’est pire qu’un couvent.

— Raison de plus pour inventer des plaisirs, Geneviève n’a pas tort du tout.

— Geneviève a tout à fait raison, insista Charlotte, nous en avons assez des jeux connus : cherchons-en d’inconnus.

— Ah ! tu te décides à y arriver !

— La grande question est d’en trouver, poursuivit Charlotte. Il faudrait imaginer un jeu qui nous donnât autant de plaisir à préparer qu’à exécuter.

— Tout juste. Je vois qu’à force de réflexion, vous parvenez à me comprendre. Ce n’est pas dommage !

— Les grands esprits ne sont jamais compris du premier coup, dit Marie-Antoinette toujours persifleuse.

— Cependant, quand on a affaire à de grands philosophiques comme toi, insinua Geneviève sur le même ton.

— Oh ! assez, assez ! firent les autres.

— Plaisanterie à part, reprit Geneviève, si l’Oncle nous permettait de lui désigner chacune un genre de divertissement inédit jusqu’ici à Rochebrune, que choisiriez-vous ?

Les fillettes parurent se recueillir profondément.

— Ne parlez pas toutes à la fois, Mesdemoiselles, fit Geneviève. Allons, il n’en coûte pas beaucoup de faire des projets. Que demanderais-tu à l’Oncle, toi, Marie-Antoinette ?

— Un bal.

— Un bal en été ?

— Pourquoi pas ? Allez voir dans les casinos si l’on ne danse pas tous les soirs.

— Tu aimes donc bien la danse ?

— Plus que tout.

— Cela me passe que tu aimes à te trémousser en cadence, toi qui as toujours si peur de te fatiguer.

— Moi, je voudrais que nous jouions la comédie, dit Élisabeth, ce serait si amusant de se déguiser.

— Oh ! apprendre un rôle, vous n’y pensez pas ! s’écria Marie-Antoinette, c’est déjà bien assez d’avoir à travailler tous les matins avec Mlle Favières.

— Laisse donc, c’est si vite appris.

— Va pour une comédie ! Au reste, cela nous occupera de préparer nos costumes et de répéter.

— Sera-ce devant les sapins de la forêt que vous donnerez votre représentation ? demanda Marie-Antoinette.

— Qu’avons-nous besoin d’auditoire ! répondit Élisabeth impatientée ; le plus amusant, là-dedans, ce sont les répétitions.

— Continuons, dit Geneviève. Nous n’avons encore que deux projets. Quels sont les autres ?

— Moi, fit Charlotte, je rêverais une partie de campagne, loin, loin… Partir le matin, rester toute la journée dehors, et faire soi-même son dîner.

— Il serait fameux ton dîner.

— Je te crois !

— Je ne voudrais pas en goûter pour tout l’or du monde. Je n’ai pas confiance dans les cordons-bleus de ton espèce.

— Moi, si, dit une autre voix. Charlotte est assez gourmande pour savoir cuisiner de bons petits plats.

— Moi, j’aimerais une fête champêtre dans le parc, avec des lampions dans les arbres, dit Valentine.

— Et un feu d’artifice pour terminer, comme au 14 Juillet ? insinua malicieusement Marie-Antoinette.

— Je ne demandais pas de feu d’artifice, mais je ne me plaindrai pas si l’Oncle nous en octroie un.

— Est-ce drôle que Valentine, notre Minerve, veuille un bal, tout comme Marie-Antoinette, s’écria Geneviève.

— Et des danses ?

— Certainement.

— Je crois que ma fête ne serait pas tout à fait pareille à la sienne, répondit Valentine. Qui inviterais-tu à ton bal, Marie-Antoinette ?

— Toutes mes petites amies, leurs frères et leurs cousins, et, à leur défaut, tous les enfants des châteaux environnants, car enfin, il doit y avoir des châteaux par ici. À Grenoble, même, je suis sûre qu’on trouverait quelques bonnes familles.

— Eh bien, moi, dit Valentine, j’aurais pour invités tous les enfants des environs, pauvres ou riches, mais surtout les pauvres. Je n’aime pas cette pensée que nous sommes seules à jouir de toutes ces belles choses, et je voudrais pouvoir donner une journée de plaisir à tous les enfants qui n’en ont jamais.

— Les petits pauvres ne sont pas décoratifs, dit Marie-Antoinette.

— Oh ! fit Élisabeth scandalisée.

— Je ne vois pas un bal composé uniquement de petits déguenillés.

— Quant à cela, rien n’empêche de les habiller, dit doucement Valentine.

— Comment donc ! nous pourrions pousser le dévouement jusqu’à nous abîmer les doigts à leur coudre des robes, n’est-ce pas ?

— Ce ne serait déjà pas une si mauvaise idée, s’écria Geneviève.

— Oh ! la, la, les jolis points que tu leur ferais, toi, en particulier.

— Mais l’intention y serait, du moins.

— Comme résultat, ce serait peut-être insuffisant ; ils dureraient bien deux jours, des vêtements cousus par toi !…

— Ah ! c’est ainsi ? vous me mettez au défi de faire quelque chose de bien en couture ? J’allais vous avouer que si, pour mon compte particulier, j’avais un poney, tous mes vœux seraient comblés ; mais j’ai honte de mon égoïsme, et alors voici mes deux-projets, Mesdemoiselles : L’un, très sérieux, est de confectionner pendant les heures où nous nous ennuyons à force de nous amuser, toute une série de vêtements destinés à la plus pauvre famille du village voisin.



— Bravo, Geneviève, dit Charlotte en battant des mains.

— Je mets mon aiguille à ta disposition, ajouta Valentine.

— Quant à mon projet no 2, poursuivit Geneviève, la sage Valentine ne l’approuvera pas autant : il consiste à fourrager dans les greniers de l’Oncle, à la recherche de vieilleries, qui, pour nous, sont des nouveautés. Nous y trouverons peut-être de quoi faire nos costumes pour cette fameuse comédie que réclame Élisabeth. La serre nous fournira un superbe théâtre, si l’Oncle veut nous la prêter.

— Le voudra-t-il ! c’est là la question.

— Ne vous en inquiétez pas. Mesdemoiselles, je lui arracherai son consentement de vive force s’il est nécessaire, déclama Geneviève en brandissant comme une épée son panache veuf de verdure. Je lui prouverai que le premier devoir d’un oncle qui appelle ses nièces auprès de lui, est de faire les trente-six volontés des susdites nièces.

Charlotte l’appuya bruyamment :

— Je te soutiendrai !

— Tu viens déjà de manquer une belle occasion de me soutenir, s’écria Geneviève, qu’un faux mouvement venait de précipiter sur la mousse verte.

Puis, reprenant son poste :

— Récapitulons, dit-elle. Primo, il faut distinguer dans nos rêves ceux qui sont pratiques et ceux qui ne le sont pas. Sans compter mes propres projets, nous avons à l’ordre du jour :

Un bal,

Une comédie,

Un dîner sur l’herbe,

Une fête champêtre

Le premier me paraît impraticable.

— Ce n’était pas la peine de me demander ce que je voulais, dit Marie-Antoinette.

— Pourquoi es-tu si ambitieuse ? Pour Valentine comme pour Marie-Antoinette, je doute que l’Oncle nous accorde jamais son autorisation, mais la comédie et la partie de campagne ne souffriront aucune difficulté, ou je me trompe fort. Aidez-moi à coudre, et je me charge d’être votre interprète « auprès des autorités. »

— C’est pour tout de bon, ce projet de couture ?

— Évidemment ! tâchons d’être bonnes à quelque chose, nous qui n’avons jamais servi à rien. »






CHAPITRE VI


AU GRENIER


À entendre Geneviève, ce fameux jour où il y avait eu de si grands conciliabules sous les sapins du parc, on aurait cru que ces demoiselles allaient demander le soir même à M. Maranday l’autorisation d’exécuter leurs projets. Cependant, après maintes considérations et des meetings sans fin dans le coin ombreux qui leur servait de salle de conférences, les fillettes avaient résolu d’un commun accord de bien combiner leurs petites affaires avant d’en référer à l’Oncle. Il s’agissait, disait Geneviève, d’enlever d’assaut le consentement tant désiré et de ne pas risquer de tout compromettre, en s’y prenant à contre-temps.

« Soyons opportunistes, avait dit la fillette — d’un air grave à mourir de rire — préparons notre terrain, et apprêtons, sans en parler à personne, tout ce qu’il nous sera possible de faire seules. Il faut que, pour la comédie, par exemple, une fois la permission obtenue, on puisse fixer séance tenante la date de la représentation. Comment l’Oncle pourrait-il nous refuser, quand, à toutes ses objections, nous répondrons : nous sommes prêtes, nos costumes même le sont… »

On se livrait à des recherches interminables dans la partie de la bibliothèque réservée aux enfants. Ce n’était pas facile de faire un choix parmi les petites pièces à l’usage des jeunes personnes. Pas une de celles que trouvaient les cinq cousines n’avait le don de leur plaire. Il fallait réunir tant de conditions, pensez-donc !

Cette comédie ne devait être ni trop longue, ni trop courte ; ni trop sérieuse, ni trop « classique », ni surtout trop enfantine. Les berquinades sont passées de mode ! Cinq rôles de « femmes » étaient nécessaires. Mais quels rôles ! À l’exception de Valentine, qui se déclara prête à accepter n’importe lequel, ou même à ne pas jouer du tout, si le chef-d’œuvre tant cherché ne comportait que quatre personnages, chacune voulait être au premier plan, et aucune n’acceptait un caractère antipathique. Geneviève proposa comme ressource suprême de se déguiser en homme. Mais rien ne semblait convenir aux jeunes lectrices, devenues de féroces critiques.

« Pourquoi fait-on parler ainsi les petites filles ? s’écria un jour Charlotte impatientée, ce n’est pas là notre manière de causer ni d’agir. On nous fait plus bébêtes que nature ! »

Et, de dépit, elle lança sa brochure au plafond :

« Ne trouverons-nous donc jamais d’auteurs qui nous connaissent réellement et nous peignent comme nous sommes, au lieu de faire de nous des marionnettes de chez Guignol ou de mauvaises copies des grandes personnes ! ajouta Geneviève.

— Écris-en une toi-même, alors, de comédie, s’écria Marie-Antoinette dans un français rien moins qu’élégant.

— Si j’osais !… murmura Valentine.

— La critique est aisée, mais l’art…

— Est Hippolyte, interrompit Geneviève, terminant à sa façon cet axiome célèbre.

— Comprends pas, dit Marie-Antoinette, dédaigneuse.

— Dame, si la critique est Thésée, l’art peut bien être Hippolyte.

Celles qui saisirent la plaisanterie, éclatèrent de rire. Marie-Antoinette fit la moue.

— Je ne vois pas pourquoi nous n’en arriverions pas à écrire nous-mêmes une petite comédie, reprit Valentine.

Aussitôt, des quolibets l’assaillirent de toutes parts.

— Montre-nous donc la couleur de tes bas.

— Nous ignorions que nous avions l’heur de compter parmi nous un auteur dramatique.

— Une George Sand en herbe,

— Ou plutôt un poète élégiaque, car avec ses airs de saule pleureur, Valentine ne peut écrire que des lamentations imitées de Jérémie.

Valentine faillit perdre patience :

— C’est bon ! n’en parlons plus ! D’ailleurs je n’ai jamais prétendu la faire seule, cette comédie.

— Mais enfin, s’écria Geneviève, qui était restée silencieuse depuis quelques instants, est-ce que nous n’avons pas bientôt fini de nous quereller ? Qu’y a-t-il de saugrenu dans la proposition de Valentine ! Il est bien certain que nous n’avons pas la prétention d’écrire des merveilles.

— Cela m’étonne, dit l’incorrigible Marie-Antoinette.

— Rien ne nous empêcherait de choisir soit un sujet historique, soit un conte de fées ; nous en ferions quelque chose qui tiendrait le milieu entre une charade et un tableau vivant, et je vous assure que ce ne serait pas plus inepte que ce que nous avons vu jusqu’à présent en fait de comédies pour la jeunesse. Voyez, par exemple, cette saynette où deux petites filles costumées en cuisinières taillent une bavette aux dépens de leurs maîtres. Trouvez-vous beaucoup de sel dans ces soi-disant traits d’esprit ?

— Assurément non.

— Et celle-ci, où des petites filles se disputent à propos d’un cadeau de fête ?

— Geneviève a raison, c’est absurde.

— Alors, mesdemoiselles, dit Geneviève en grimpant sur la table, tribune improvisée, pour mieux haranguer ses compagnes, je vous donne trois jours (nombre fatidique) pour découvrir un sujet de pièce. Dans trois jours, nous nous réunirons ici même pour choisir, par un concours secret, celui qui obtiendra le plus de voix, et nous unirons nos efforts pour mener à bien le susdit projet. Est-ce dit ?

— C’est dit.

Il était à remarquer que, dans ce petit cercle de fillettes, les idées souvent assez originales de Valentine, toujours repoussées au premier abord, recevaient tous les suffrages lorsqu’elles étaient commentées, « revues et corrigées » par Geneviève, comme disait celle-ci. L’amusante petite fille était si vite devenue le boute-en-train de la bande.

Pendant trois jours, on les vit constamment feuilleter un gros in-folio, dictionnaire ou encyclopédie, dans lequel elles cherchaient des « sujets ». Toujours munies d’un calepin et d’un crayon, elles prenaient des notes en cachette, biffaient et rebiffaient leurs brouillons, tout cela avec des airs mystérieux qui amusaient prodigieusement Mlle Favières, mise au courant par quelques mots échappés à ses élèves. La bonne demoiselle était enchantée de voir les enfants trouver d’elles-mêmes quelque nouveau jeu. Ce grand château lui paraissait un peu morose pour cette jeunesse, et elle faisait son possible pour égayer les cinq cousines, qui ne s’y prêtaient pas souvent.

Consultée pour la forme, et parce qu’il fallait bien avoir recours à elle pour acheter les matériaux nécessaires à la confection des vêtements destinés aux petits pauvres inconnus, elle s’était offerte pour tailler et préparer l’ouvrage. Elle avait même risqué quelques conseils qui avaient été assez mal accueillis, bien que fort sages ; chacune en voulant faire à sa tête, elle avait fini par laisser ses élèves libres.

Les enfants ne savaient trop comment procéder pour leurs achats. On avait parlé d’abord d’une souscription pour faire face aux premières dépenses.

« Moi, je donne trente francs, avait dit généreusement Geneviève ; grâce à l’Oncle, je puis me permettre d’être extravagante.

— J’en suis pour autant », avait riposté Marie-Antoinette qui ne voulait pas se laisser dépasser, quoique, au fond, elle se souciât peu des « petits pauvres ».

Mais Élisabeth et Charlotte avaient trouvé que c’était une grosse somme et qu’elles ne pouvaient disposer ainsi de leur argent sans en avoir écrit à leur mère.

— Vous savez bien que nous sommes convenues de ne mettre personne dans la confidence s’était écriée Geneviève, ne donnez rien du tout si vous voulez, mais ne détruisez pas le charme de la chose en en parlant de tous côtés : c’est déjà bien assez d’avoir eu à en instruire Mlle Favières.

Faute de s’entendre, et sur les fonds nécessaires, et sur leur emploi, les jeunes filles finirent par se résoudre à faire séparément leurs emplettes comme bon leur semblerait.

On courut les magasins de Grenoble pendant toute une journée, au grand bonheur de Marie-Antoinette, qui, selon Geneviève, se trouvait dans son élément au milieu des fanfreluches et des chiffons. Il fallait la voir demander, ordonner, faire déplier vingt pièces, et froisser avec bonheur dans ses doigts les soies et les rubans, pour en arriver à prendre une étoffe mi-soie, mi-coton, aux couleurs criardes, qui n’avait ni solidité, ni utilité réelle pour les enfants à qui elle était destinée. Mlle Favières haussa les épaules après avoir fait sans succès quelques observations.



« C’est mon argent, je suis bien libre d’acheter ce que je veux », avait répondu très impoliment la fillette.

Et elle ajouta, sans réfléchir à l’étoffe choisie, un chapeau tout garni beaucoup trop élégant. Ce ne fut que le lendemain qu’elle s’aperçut que, trompée par l’obscurité du magasin, elle avait pris un chapeau vert pour terminer une toilette où le rouge dominait.

Il était assez curieux d’observer le caractère des fillettes d’après leur manière d’agir en cette occasion. Geneviève semblait n’avoir nulle idée de la valeur de l’argent, elle achetait, achetait linge, robes, jupons, si bien qu’il fallut couper court à son beau zèle, car sa bourse entière n’aurait pas suffi à solder son compte.


« Jamais vous ne viendrez à bout de ce travail, mon enfant, lui dit Mlle Favières pour l’arrêter ; d’ailleurs, est-ce bien raisonnable de confectionner tant de choses au hasard ? Laissez-moi m’informer dans le pays ; il ne doit malheureusement pas manquer de familles à secourir : nous choisirons la plus nécessiteuse et la plus méritante, et vous ferez alors à coup sûr des vêtements à la taille de chacun.

— Bah ! répondit la jeune fille, nous trouverons toujours des gens à qui cela ira, on ne fait pas autrement dans les magasins de nouveautés. »

Élisabeth, très prudente, avait acheté du madapolam pour de la lingerie. Sa sœur avait pris de quoi confectionner deux petites robes, l’une en laine pour l’hiver, l’autre en tissu plus léger, et enfin, Valentine avait demandé dans tous les magasins où on était entré, des coupons d’indienne très bon marché, mais généralement de couleurs claires.

« Qu’en veut-elle faire ? » se disaient ses compagnes entre elles. « Fi ! l’avare ! elle prend toujours tout ce qu’il y a de meilleur marché !… »

Mlle Favières, qu’elle avait instruite de ses projets, souriait bénévolement. Un peu plus tard, ces demoiselles découvrirent que Valentine pouvait bien avoir eu raison dans son choix. Chacun de ses coupons se transforma rapidement en petits tabliers de toutes tailles, faciles et amusants à coudre, terminés en quelques heures, et parfaits pour cacher une vieille robe. Alors, tandis que les autres fillettes gémissaient sur un ouvrage « qui n’avançait pas », un corsage difficile à ajuster ou du lingue uni, peu intéressant, Valentine étalait avec une petite satisfaction d’amour-propre ses tabliers si simples et si coquets.

Ce beau zèle de couture dura bien toute une semaine ; puis il se ralentit, et, sauf pour Valentine et Élisabeth qui étaient très fidèles à tout ce qu’elles entreprenaient, on ne vit plus apparaître qu’à de très rares intervalles les grands travaux de couture entrepris avec tant d’ardeur. Il me souvient même que le jardinier trouva à deux reprises, dans le jardin, les petites robes commencées par Geneviève, et comme, chaque fois, il avait plu à torrents pendant la nuit, les deux robes étaient singulièrement abîmées quand il les lui rapporta. Elle était si étourdie, cette Geneviève.

Le temps s’était mis à la pluie ; M. Maranday, prétextant un accès de rhumatisme, vivait enfermé dans ses appartements avec un personnage énigmatique, aux grands favoris jaunes et à l’accent étranger, probablement son secrétaire, que les enfants n’apercevaient que de loin en loin, car il prenait ses repas dans le corps du logis dont l’entrée leur était interdite.

Les recherches littéraires proposées par Geneviève eurent le don de distraire les cousines pendant ces journées de pluie. Quand arriva le moment de procéder au scrutin secret, chacune avait cru mettre la main sur un sujet plein d’intérêt, mais, déguisant son écriture, elle avait transcrit son projet sur un papier soigneusement renfermé dans une enveloppe cachetée.

Geneviève fit le tour de la chambre, un coffret à la main, et recueillit les élucubrations de ses compagnes, auxquelles elle joignit la sienne. Ces préparatifs extraordinaires ajoutaient un certain charme à la cérémonie. Les petits cœurs battaient d’émotion. Toutes s’efforçaient de se composer une physionomie impassible. On eût dit une distribution de prix.



Le grand juge, Geneviève, déplia le premier papier, et lut :

La Belle et la Bête.

Oh ! oh ! dit-elle en riant, pour la Belle, tout le monde s’offrira, mais pour la Bête, qui fera son rôle ?… Passons à un autre :

Marie Stuart.

— Ce serait très joli d’avoir une Marie Stuart avec une grande collerette et un bonnet de velours, dit Valentine.

— Hum ! irions-nous jusqu’au bout ? Je ne comprends pas très bien comment nous nous y prendrions pour monter un échafaud. En tous cas, ce n’est pas moi qui prêterais ma tête.

— Allons, allons, pas de commentaires.

— Numéro trois, très nouveau celui-là, reprit Geneviève railleuse :

Cendrillon.

— Ce ne serait pas déjà si mauvais, s’écria Charlotte, se trahissant ainsi, nous aurions juste le nombre de rôles nécessaire.

— Comment cela ?

— La fée, Cendrillon, ses deux sœurs, autant de jolis personnages. Je serais la fée, avec une robe blanche toute couverte d’étoiles d’or.

— Pas gênée, de garder pour elle tout ce qu’il y a de mieux, dit Marie-Antoinette, c’est bien plutôt moi qui devrais être la fée.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— A-t-on jamais vu des fées brunes ? fit la petite coquette en secouant d’un air mutin ses belles boucles blondes.

— Dis tout de suite que tu veux l’accaparer.

— S’il faut parler dès maintenant, dit bien vite Élisabeth, je me réserve le rôle de Cendrillon.

— Je vous admire, mesdemoiselles, riposta Marie-Antoinette. Si l’une fait Cendrillon et l’autre la fée, qu’est-ce qui me restera ?

— Les sœurs de Cendrillon n’ont pas grand’chose à dire, cela ferait ton affaire, à toi si paresseuse.

— Et elles ont de bien plus belles toilettes que Cendrillon, ajouta Charlotte.

— Valentine serait la seconde sœur, et moi, le Prince Charmant ; ça me sourirait assez, dit Geneviève. Mais voyons les autres…

La Cigale et la Fourmi.

— Ce n’est pas une pièce !

— C’est ce qui te trompe, s’écria Valentine… On écrit un joli petit dialogue.

— Qui, on ? toi ?…

— Cela prête à une très jolie action… C’est l’été, on voit des danseuses et des chanteuses, des artistes enfin.

— Oh ! quand elle dit : « artiste », cette Valentine, elle en a plein la bouche.

— La Fourmi ne travaille pas seulement, reprit Valentine toute pleine de son sujet, elle veut bien s’amuser, à condition de ne rien dépenser. Elle amasse, elle amasse toujours. On la voit compter ses pièces d’or. La Cigale dépense sans réfléchir, mais pour les autres comme pour elle-même. Elle a la main ouverte à tout venant.

Nuit et jour, à tout venant,
Je chantais, ne vous déplaise.

interrompit une voix moqueuse.

— Vient l’hiver, continua Valentine, la Cigale n’a plus rien dans ses poches ; elle cherche de l’aide partout ; les parasites qu’elle a nourris ont disparu, les compagnons de plaisir ont fui…

Elle s’en va crier famine…
Chez la fourmi sa voisine !

— Non, mesdemoiselles, vous vous trompez. C’est la Fourmi qui a réfléchi et qui vient trouver la Cigale pour lui dire : ma vie serait bien triste sans vous, qui représentez la poésie et l’art. J’ai joui de vos chants cet été sans rien débourser ; il y a place pour vous maintenant à mon foyer pendant l’hiver. Vous n’êtes même pas ma débitrice, car à la saison prochaine, quand vous serez remise de vos fatigues, vous m’aiderez à remplir mes greniers vides ; non pour moi, mais pour vos pareilles, afin de pouvoir les servir à l’occasion. Vous apprendrez ainsi à joindre l’utile à l’agréable…

— Mais écoutez-la donc refaire la Fontaine !

— Assez de plaisanteries, mesdemoiselles, nous avons encore une enveloppe à décacheter.

— Voyons, voyons.

— Geneviève a peut-être gardé le meilleur pour la fin, dit Marie-Antoinette.

— Eh bien ! parle, qu’attends-tu ? qu’est-ce que c’est ?

Jeanne d’Arc, dit Geneviève à demi-voix, et comme si elle craignait à son tour les critiques.

— Jeanne d’Arc ! pourquoi pas ? dirent les unes.

— Jeanne d’Arc ! répétèrent les deux autres, que pourrions-nous faire d’un pareil sujet ? d’ailleurs, il n’y a qu’un rôle de femme.

— Moi, j’y vois une foule de tableaux, s’écria Valentine, qui « s’emballait » vite, même sur les idées des autres.

— Dis un peu, fit Élisabeth, très ergoteuse de sa nature.

— D’abord, une scène dans les champs, avec des apparitions, comme à l’Hippodrome, dit Marie-Antoinette.

— Du tout : une scène dans sa famille. Elle a des sœurs très positives, qui la taquinent parce qu’elle laisse perdre ses brebis, mais elle ne pense qu’à la France, si malheureuse à cette époque.

— Viennent alors les apparitions, dit Geneviève.

— Un bon rôle pour celles de ces demoiselles qui voulaient faire des fées tout à l’heure, repartit Valentine.

— C’est ma foi vrai, remarqua Charlotte.

— Mais les archers ? Et le roi ? et la prise d’Orléans ? demanda Élisabeth. Ce n’est pas possible, il faudrait trop de personnages. Nous avons tous les ans une fête dans notre ville en l’honneur de Jeanne d’Arc, pour l’anniversaire de la prise d’Orléans, mais c’est bien autre chose ! Oh ! si vous voyiez la procession, les costumes, les étendards !…

Et Geneviève, très animée :

— Je dis, moi, que nous pourrions représenter tout cela à notre manière, quand nous n’en ferions qu’une succession de tableaux vivants.

— Aux voix, aux voix, dirent ses compagnes.

Un premier tour de scrutin donna, comme résultat imprévu :

Une Jeanne d’Arc.

Une La Belle et la Bête.

Une Marie Stuart.

Une Cendrillon.

Une La Cigale et la Fourmi.

— Oh ! c’est trop drôle, s’écrièrent les fillettes en riant de tout leur cœur. Chacune a voté pour soi.

— Papa dit que cela se produit quelquefois dans de graves assemblées, ajouta Geneviève.

— Ce qu’il y a de plus étonnant, reprit Valentine, c’est que moi, qui avais pensé d’abord à la Cigale et à la Fourmi, j’avais changé d’avis au dernier moment et voté pour Jeanne d’Arc.

— Et moi, qui avais songé la première à Jeanne d’Arc, dit Geneviève, j’ai fait tout le contraire ; frappée des impossibilités que vous m’avez signalées, j’ai abandonné mon idée et choisi La Cigale.

— Recommençons, dit-on en chœur.

Cette fois, il y eut deux voix pour Jeanne d’Arc, deux pour Cendrillon, une pour Marie Stuart.

— La majorité n’y est pas encore, s’écria Geneviève, n’arriverons-nous donc jamais à nous entendre ? Nous finirons par être obligées de tirer à la courte-paille.

— Je crois, dit Valentine, que nous ferions mieux de ne passer à notre dernier tour de scrutin, que lorsque nous aurons exploré les vieilleries avec lesquelles nous pourrons confectionner nos décors et nos costumes. Alors, selon que nous aurons trouvé des étoffes et des meubles pouvant convenir à l’un ou à l’autre de nos projets, il nous sera facile de nous décider.

— Bravo ! Bravo !…

— Faisons, séance tenante, une expédition au grenier, proposa Geneviève. Il y a assez longtemps que ça me trotte par la cervelle.

— Nous ne demandons pas la permission à l’Oncle ? dit timidement Élisabeth.

— À quoi bon ? ce qu’on met au grenier n’a jamais grande valeur.

— J’ai un peu peur de courir toute seule dans ces longs couloirs et ces escaliers qui n’en finissent pas, dit Charlotte.

— Sans compter que nous allons nous remplir de poussière et de toiles d’araignées, ajouta Marie-Antoinette d’un ton dédaigneux.

— Ma foi, restez si vous voulez, reprit Geneviève, mais moi, je pars ! Qui m’aime me suive. Les peureuses n’ont qu’à rester.

Aussitôt Valentine s’écria :

— Je te suis !

— Et moi idem, ajouta Charlotte après quelques instants de réflexion.

— Consultez donc votre chère Mlle Favières, insinua Marie-Antoinette ironique. Comme elle vous défendra d’y aller, aussi sûr que je suis ici, vous vous serez fait à bon marché une réputation de courage.

Cette raillerie coupa court aux derniers scrupules de Valentine. Tout, plutôt que d’être encore accusée de manquer de vaillance.

Les trois fillettes partirent bravement, Geneviève en avant, Charlotte à l’arrière-garde, une paire de pincettes à la main, car il faut tout prévoir.

Depuis qu’elles habitaient le château, elles ne s’étaient jamais aventurées dans les combles, et ceci, joint à la crainte de déplaire à l’Oncle, ne laissait pas que de troubler un peu les plus braves. Une fois parvenues au haut du dernier escalier, elles se regardèrent sans mot dire. Par où commencer ? quelle porte ouvrir parmi toutes celles qui s’offraient à leurs yeux ? La pensée du cabinet de Barbe-Bleue leur traversa l’esprit : Qu’allaient-elles découvrir ?

— En avant ! s’écria Geneviève en poussant la porte qui lui faisait face.

Elles se trouvèrent alors dans une immense galerie très encombrée de meubles de vieux chêne, restes de l’ancien ameublement du château, blancs de la poussière accumulée sur leurs sculptures depuis des années.

Les enfants continuèrent leurs explorations, au milieu d’un enchevêtrement de poutres descendant jusqu’au plancher.

Il fallait tantôt monter, tantôt descendre, suivant les constructions des diverses parties du vieux château, et, parfois, le toit était tellement en pente, qu’un homme de taille ordinaire n’eut pu se tenir debout qu’au milieu du grenier.

— On se croirait dans la carène d’un navire renversé, dit Valentine, qui avait beaucoup lu. Voyez ces poutres : ne dirait-on pas des mâts plongeant dans la cale ?

Charlotte n’était pas trop rassurée dans cette demi-obscurité :

— Si nous retournions sur nos pas ? dit-elle, nous allons nous égarer.

— Laisse donc, répondit Geneviève, à force de marcher nous nous retrouverons à notre point de départ.

— Jusqu’ici nous n’avons pas découvert grand’chose d’intéressant, fit Valentine en s’engageant dans un couloir interminable au bout duquel étaient deux portes. Cela devient monotone.

L’une des portes était fermée à clef, l’autre donnait accès dans une grande chambre pleine de malles, de caisses entr’ouvertes, de meubles éclopés, canapés boiteux, fauteuils éventrés, chaises défoncées, pêle-mêle avec d’autres en meilleur état. Il y avait jusqu’à un rouet, que Geneviève s’empressa immédiatement d’essayer de faire tourner, et un tas de ferraille dans lequel on distinguait des barres de fer qui pouvaient à la rigueur passer pour des lances et des piques.

— De mieux en mieux, s’écria Valentine ravie, nous allons pouvoir monter Jeanne d’Arc.

— À moins que nous ne trouvions des merveilles dans ces caisses, et que nous n’en revenions à Cendrillon dit Charlotte.

Mais la plupart des caisses étaient vides.

— Moi, dit Geneviève en furetant dans une boîte remplie de clefs et de cadenas, ce qui me tente le plus, c’est de pénétrer dans les endroits clos.

Et elle introduisit successivement une demi-douzaine de clefs dans la serrure de la porte voisine :

— C’est trop fort, aucune ne va !… gémit-elle.

— Tu perds ton temps, lui dit Charlotte, tandis que Valentine lui apportait en riant un trousseau de clefs tombé derrière un divan.

— Il y a peut-être ton affaire là-dedans.

— Essaye toi-même, dit Geneviève dépitée. Tiens ! mais on dirait que ta clef entre. En a-t-elle une chance, cette Valentine !

— Gare aux sept femmes de Barbe-Bleue, murmura Charlotte quand la porte glissa sur ses gonds avec un grincement de mauvais augure.

Les trois petites filles poussèrent un cri de surprise… et de bonheur, en apercevant d’énormes bahuts, et des coffres qui semblaient recéler des trésors sans fin. Oubliant toutes leurs appréhensions, elles se jetèrent dessus comme des abeilles sur un pot de confitures. Elles s’extasiaient, riaient, battaient des mains, auraient voulu tout déplier, tout admirer à la fois :

— Oh ! mesdemoiselles, quelle admirable soie de Chine ! il y a de quoi faire un manteau de cour royal.

— Et cette robe à grands ramages !

— Et ce chapeau à plumes !

— Oh ! ce panache est trop beau !

— Voyez ce drapeau !

— Et cette housse ! Voilà pour le cheval de Jeanne d’Arc.

— Admirez ces mignonnes petites pantoufles brodées de perles, n’est-ce pas tout juste ce qu’il nous faut pour Cendrillon ?

— Que c’est beau, mais que c’est beau !

— Si tout cela pouvait parler, dit Valentine pensive, que d’histoires nous entendrions ! J’aimerais à savoir qui a porté cette robe Pompadour…

Ses amies pensaient à bien autre chose.

— Quel dommage, qu’il n’y ait pas de glaces ici, s’écria Charlotte en drapant sur sa tête une étoffe orientale aux reflets brillants.

— L’Oncle ne nous permettra jamais de nous servir de si belles choses, dit Valentine avec un soupir.

Et elle déplia lentement une courte veste de satin rose brodée d’or, comme les toréadors en portent.

Geneviève et Charlotte étaient trop occupées à déplacer la première feuille d’un paravent de dimensions colossales pour lui répondre :

— Que cherchez-vous dans ce coin ? leur demanda Valentine intriguée.

Et, venant à leur secours, elle arriva juste au moment où les fillettes faisaient une découverte bien inattendue.

Il y avait là tout un assortiment de jouets d’enfants en fort bon état : un cheval mécanique, une bicyclette, un petit établi de menuisier, des fusils, des sabres, des tambours et jusqu’à un costume de général Tom Pouce, auquel rien ne manquait, pas même le bicorne.

— En voilà, une trouvaille ! fit Charlotte en maniant successivement fusil, sabre et tambour. Nous pourrions avoir tout un régiment si nous étions en nombre suffisant.

— D’où cela peut-il venir ? dit Valentine, toute songeuse.

— Les anciens propriétaires de Rochebrune avaient sans doute des fils ? répondit Charlotte.

— C’est bien étonnant qu’ils aient oublié leurs joujoux ici…

— Que nous importe, interrompit Geneviève, l’essentiel est que nous les ayons trouvés, Justement, je mourais d’envie d’avoir une bicyclette. Quelle belle idée ils ont eue de la laisser, ces enfants.



Et Geneviève d’essayer le cheval mécanique, tandis que Charlotte mesurait l’uniforme doré sur toutes les coutures, et que Valentine examinait pensivement les livres jetés pêle-mêle sur un coin de l’établi de menuiserie ; tous livres de voyages et d’aventures extraordinaires : Mayne-Reid, Jules Verne, etc.

— Cela m’amuserait beaucoup de connaître l’enfant à qui tous ces jouets ont appartenu, dit-elle, je me le représente plein de fougue, ne rêvant que Robinsons, naufrages et guerres. Qui sait où il est maintenant et ce qu’il fait.

— Il est peut-être assez vieux pour être ton grand-père, dit Geneviève, toujours montée sur son cheval.

— Oh ! non, car j’ai trouvé parmi ces bouquins un volume qu’on a donné l’an passé à mon frère, pour ses étrennes.

— Et il n’y a pas si longtemps que l’on fait des bicyclettes, ajouta Charlotte.

— Alors, il est peut-être mort !… lança au hasard Geneviève.

Un frisson agita les trois fillettes à cette seule pensée. L’idée de la mort impressionne toujours les enfants. Mais cachant sa peur par pure fanfaronnade :

— S’il était encore ici et qu’il puisse nous voir nous emparer de ses affaires, il serait furieux ! s’écria Geneviève en sautant à bas de sa monture. Maintenant, son cheval est à moi par droit de conquête, comme dit papa, et je ne le lui rendrai pas.

— Pas plus que je ne lui rendrai cet uniforme qui me va si bien, ajouta Charlotte.

— Valentine, déjà plongée dans Les Aventures du célèbre Pépé, ne les entendit même pas.

Ces paroles étaient à peine sorties de leur bouche qu’une lourde main s’abattait sur l’épaule de Geneviève et de Charlotte, les faisait pirouetter et leur arrachait les objets qu’elles tenaient, tandis qu’un être noir, énorme, aux dents blanches et aux yeux étincelants, glapissait quelques mots sur un ton de colère dans une langue inconnue.

Les deux petites filles poussèrent un cri de terreur et s’enfuirent précipitamment, suivies de près par Valentine, qui avait laissé échapper son livre sans demander son reste.

C’était une véritable panique. Selon l’expression de Geneviève, on eût dit qu’elles avaient le diable à leurs trousses.






CHAPITRE VII


BARBE-BLEUE


Lorsque Valentine, Geneviève et Charlotte, fuyant l’apparition du grenier, s’étaient jetées au hasard dans le premier escalier venu, elles étaient en proie à une telle frayeur qu’elles savaient à peine de quel côté elles se dirigeaient. Leur épouvante s’accrut encore, lorsqu’elles s’aperçurent, en arrivant au bas de l’escalier, qu’elles pénétraient dans une partie du château totalement inconnue.

« Nous devons être dans les appartements de l’Oncle », murmura Geneviève.

Ceci n’était pas fait pour les rassurer. Que dirait M. Maranday, s’il les trouvait errant dans un endroit défendu ? Placées entre deux dangers qui leur semblaient également formidables, elles n’osaient ni avancer, ni reculer. Fort heureusement, l’ennemi ne les avait point poursuivies, mais elles craignaient à tout instant de le voir reparaître, et vous ne les eussiez pas fait remonter au grenier pour un empire.

Qu’était-ce que cet individu mystérieux devant lequel elles fuyaient.

« Un diable », disait Geneviève.

« Un revenant », ajoutait Charlotte.

Valentine ne disait rien, mais son imagination vive et sa nervosité maladive lui suggéraient les choses les plus saugrenues.

Quelle que fût la personne, homme ou femme, qui les avait tant effrayées, les petites filles ne pouvaient songer à rester longtemps serrées l’une contre l’autre, dans ce couloir sombre. Faisant appel à tout son courage, Geneviève, qui passait à bon droit pour la plus brave, tourna le premier bouton de porte qui lui tomba sous la main. Son cœur battait bien fort. Si elles allaient se trouver nez à nez avec M. Maranday ? Un oncle « ordinaire » eût difficilement pardonné une telle intrusion, mais cet oncle si bizarre ne l’excuserait jamais.

Et les trois petites filles eurent la même pensée :

« Pourquoi avons-nous désobéi ? pourquoi sommes-nous allées au-delà des limites permises ? »

Par bonheur, il n’y avait personne dans la pièce où entrèrent les trois fillettes, et, avec la mobilité d’impressions que possède l’enfance, elles oublièrent un instant leurs folles frayeurs pour y jeter un regard de curiosité.

Si c’était là l’endroit où l’oncle Isidore passait ses journées sous prétexte de travailler ou de guérir ses rhumatismes, vraiment, c’était à le croire atteint de folie. Imaginez une vaste chambre tapissée du haut en bas de chromos, d’images d’Épinal, de gravures plus ou moins bien choisies. Des oiseaux empaillés, des papillons aux couleurs éclatantes, remplissaient un cadre et une vitrine, et, sous un grand palmier, dans un coin où des lauriers roses, des arbustes verts, des camélias et autres plantes exotiques formaient comme une petite serre, on apercevait une chaise longue jonchée de journaux illustrés.

Des oiseaux apprivoisés voletaient sur les branches, et un singe, gros comme le poing, poussait des cris stridents, du haut d’une bibliothèque où il s’était réfugié, tandis qu’un perroquet, juché sur son perchoir, criait :

« Anda !… Anda !… »

Sur un guéridon, non loin de la chaise longue, étaient quelques fins outils d’acier et des découpages sur bois ; sur une petite table carrée, une boîte d’aquarelle et une étude encore fraîche. Partout, des livres de tous formats. Une guitare traînait sur un meuble ; une boîte à violon entr’ouverte, laissait voir un instrument de petite taille. Une « servante » étalait des crèmes et des gâteaux, luxueusement servis dans de la porcelaine de Sèvres.

Les fillettes ne firent qu’entrevoir toutes ces choses comme dans un rêve. Épouvantées de leur audace, elles refermèrent précipitamment la porte et cherchèrent fièvreusement une autre issue.

Cette fois, elles se trouvèrent dans un grand vestibule, communiquant par une porte vitrée avec l’aile du château qu’elles habitaient. Elles étaient sauvées. Personne ne les avait vues. On ignorerait à jamais leur escapade.

Avec un soupir de soulagement elles coururent se réfugier dans la chambre de Geneviève, et pendant un grand quart d’heure, ce ne furent qu’exclamations et paroles entrecoupées :

« Oh ! mesdemoiselles !…

— Quelle aventure !…

— Quelle peur nous avons eue !…

— Parle pour toi, Charlotte, s’écria Geneviève en reprenant soudain tout son aplomb. Moi, je n’ai pas eu peur un instant.

— Avec ça !… Alors, pourquoi as-tu fui ?

— Dame, je ne tenais pas à rester toute seule là-haut. Je vous ai suivies.

— Du tout, c’est moi qui étais la dernière, dit Valentine.

Et, changeant de ton :

— Comprenez-vous quelque chose à la chambre de l’Oncle ?

— Et cet homme noir ?

— Ce n’était pas un homme, c’était une femme.

— Du tout, il était bien trop grand pour être une femme.

Elle avait comme une toque rouge sur la tête.

— Comme s’il ne pouvait pas avoir un bonnet rouge, un fez, comme mon oncle, l’autre jour.

— Quelles dents !

— Et quels yeux !

— Moi, je n’ai rien vu, déclara Valentine. Je lisais tranquillement quand je vous ai entendues hurler. J’ai aperçu une grande masse noire, et je me suis sauvée.

— Qu’est-ce que c’était au juste ? une bête ou « une gens. »

— Peut-être un gros single.

— Mais non, puisque cela a parlé… Au fait, dans quelle langue nous a-t-il parlé ?

— Que veux-tu que j’en sache ?

— Je suis sûre que ce n’est pas de l’allemand.

— Et moi, je suis sûre que ce n’est pas de l’anglais.

— Eh bien ! et le perroquet ?

— Il est Turc, il a dit : Allah, Allah.

Landa plutôt. Il a peut-être appartenu à quelqu’un qui s’appelait Landa.

Valentine demanda subitement :

— Est-ce que l’Oncle est veuf ?

— Je ne crois pas. Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Rien. Une idée. C’est peut-être la chambre de sa femme que nous venons de voir. Le singe et le perroquet lui appartenaient sans doute. L’Oncle est si grave que je ne me le représente pas jouant avec un perroquet ou un singe.

— Ni moi non plus, dit Charlotte.

Geneviève déclara d’un ton de haute sagesse :

— Il paraît que les gens qui ont beaucoup voyagé et qui ont habité longtemps les pays chauds sont tous un peu timbrés.

— Qui t’a dit cela ? demanda Charlotte.

— Papa, un jour, bien avant qu’il soit question de l’oncle Isidore. C’est drôle qu’on se rappelle comme ça tout d’un coup un tas de choses qu’on a lues, ou qu’on a entendu dire long-temps auparavant.

Il est certain qu’il est excentrique, notre oncle, appuya Charlotte. Mais tout ça ne nous dit pas qui nous a fait peur là-haut.

Comme les trois petites filles n’étaient pas assez enfants pour croire de sang-froid à la possibilité d’avoir rencontré au grenier un diable ou un revenant, après avoir épuisé toutes les conjectures imaginables, elles finirent par conclure que l’être qui les avait surprises ne pouvait être qu’un nègre ou une négresse.

— Comment avons-nous fait pour n’y pas songer plus tôt ? s’écria Valentine à demi rassurée par cette explication fort plausible. Il est probable que c’est tout bonnement un domestique que l’oncle a ramené de ses voyages.

— Mais pourquoi nous a-t-il arraché nos joujoux des mains ? demanda Charlotte, qu’est-ce que cela pouvait lui faire que nous les prenions !

— Je n’y comprends rien, murmura Geneviève, c’est tout de même vexant d’avoir perdu ce beau bicycle !

— Et cet uniforme !

— Et ces livres !

— Et tous ces trésors du grenier, ajouta Geneviève sur un ton de désespoir toujours croissant. C’est comme dans les contes de fées, lorsque les méchants génies viennent défaire l’ouvrage des bonnes fées. À présent, nous n’oserons jamais demander à l’Oncle la permission de nous servir de tout ce que nous avons vu aujourd’hui. Pas plus que nous n’oserons demander d’explication sur tout ce qui nous intrigue.

— Quel dommage ! dirent à la fois Valentine et Charlotte.

— Nous sommes en plein mystère, reprit Geneviève, très flattée au fond et comme grandie par l’importance qu’elle attribuait à ces découvertes.

Les deux autres n’étaient pas moins excitées et ravies, sans bien s’en rendre compte, de se trouver mêlées à des événements aussi extraordinaires. Leur frayeur même leur était presque un plaisir, maintenant qu’elles étaient hors de danger.

— Nous ferons bien de ne rien raconter à Marie-Antoinette et à Élisabeth, car elles mourraient de peur, continua Geneviève.

— Sans compter qu’Élisabeth n’aurait rien de plus pressé que de rapporter à Mlle Favières, ajouta Charlotte, et nous serions tellement grondées que la seule pensée m’en fait frémir.

— Mais elles vont nous faire mille questions, dit Valentine, et je ne veux pas mentir.

— Qui te parle de mentir ! Nous ne sommes pas obligées de tout dire, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Nous passerons sous silence la seconde partie de notre expédition, et nous leur dirons seulement que nous avons vu, comme dans tous les greniers, force vieux meubles et vieilles étoffes, dont on pourra faire quelque chose le jour où l’Oncle nous le permettra. Quel malheur que cette vieille sorcière soit venue nous empêcher d’emporter nos affaires. »

On aurait dit vraiment que ces jouets étaient leur propriété, tant elles se croyaient lésées par cette perte.

Cependant, l’une des questions qui les intriguaient tant se trouva résolue le soir même, et d’une manière toute naturelle.

Ayant interrogé adroitement Mlle Favières pour savoir si leur oncle avait parmi son personnel un domestique noir, elles reçurent cette réponse :

« Je crois que M. Maranday a, pour son service particulier, une négresse qu’il a ramenée du Brésil, et qui lui est très dévouée. »

Les fillettes n’avaient donc plus aucun motif de peur, mais elles n’en eurent pas pour cela plus envie de retourner au grenier. Une autre idée leur était venue. Les imaginations d’enfants trottent si vile ! La colère évidente de cette négresse, ces jouets, ces vêtements d’enfant, et aussi les tristesses de l’oncle Isidore, prouvaient selon elles que M. Maranday avait eu le malheur de perdre un petit garçon.

Geneviève se hasarda à en parler à Mlle Favières qui répondit évasivement.

« Ne vous occupez donc pas des affaires de Monsieur votre oncle, mon enfant. »

Ainsi rebutée, Geneviève se tourna du côté des domestiques. Tous, semblant obéir à un mot d’ordre, lui dirent :

« Si Mam’zelle a quelque chose à demander sur Monsieur Maranday, elle fera mieux de s’adresser à lui. Nous autres, nous n’avons rien à vous apprendre. »

Le vieux jardinier ajouta même ceci :

« Les petites filles ne doivent pas se mêler de ce qui ne les regarde pas. M’est avis, Mam’zelle Geneviève, que vous ferez bien de n’en pas toucher mot à votre oncle… »

Les petites en conclurent qu’on leur cachait des choses effroyables.

« J’ai mon idée là-dessus », dit Valentine en se frappant le front d’un geste tragique.

Mais elle ne voulut jamais s’expliquer plus clairement.

Si nous jetions les yeux sur le block-notes sur lequel elle écrivait journellement ses impressions, et dont elle détachait les feuillets tous les dimanches pour la lettre hebdomadaire destinée à sa famille, nous apprendrions ce qu’elle ne confiait pas à ses compagnes, de peur de les effrayer.



Voici ce qu’elle écrivait :

« Mercredi. Au risque de passer pour une petite fille romanesque, plus je songe à ce que nous avons trouvé, au grenier, et à la physionomie de la chambre où nous sommes entrées par mégarde, et plus je crois que je devine le secret de l’Oncle. Je vois d’ici Papa se moquer de moi, et dire que l’Oncle n’a pas de secrets, mais…

» Écoutez ce qui est arrivé pas plus tard qu’aujourd’hui et jugez !…

» Imaginez-vous que nous faisions une partie de croquet, — le soleil est revenu, et nous nous hâtons d’en profiter pour reprendre nos jeux en plein air. — Nos aventures au grenier ont jeté un froid sur nos projets de comédie, c’était bien la peine d’en tant parler !… Nous avions donc mis en train une grande partie de croquet, Geneviève et moi. (Nous sommes bien plus liées maintenant toutes les deux. « La journée des découvertes », comme dit Geneviève, nous a rapprochées, je lui reconnais toutes sortes de qualités, et elle commence à me pardonner mes cheveux rouges). Marie-Antoinette avait refusé de jouer. La partie était presque terminée. Le sort m’avait mise avec Charlotte, contre Geneviève et Élisabeth. Il ne s’en fallait plus que de bien peu pour que nous deux Charlotte nous avions gagné. Charlotte avait déjà touché le piquet et j’allais y être aussi, quand en croquant la balle d’Élisabeth, mon pied a glissé et j’ai perdu mon tour ; Élisabeth était si contente qu’elle en a touché deux fois sa balle en me croquant, cela j’en suis sûre. Elle aurait dû passer son tour, car c’est contre les règles du jeu, mais elle est si tricheuse ! elle m’a envoyée loin, loin, jusque sous les fenêtres, qui d’après mes calculs, correspondent à la chambre que nous avons entrevue l’autre jour. J’ai couru après ma balle sans y penser, et pendant que je la cherchais sous les arbres où elle avait roulé, j’ai entendu une voix qui disait :

« La petite brune a triché. »

» J’ai levé les yeux et je n’ai vu personne, mais je suis bien sûre de ne pas avoir rêvé ce que je viens de vous raconter. On m’a parlé, et ce n’était ni mon oncle, ni une voix de femme. Ce n’était pas même un domestique, comme vous pourriez-le croire, c’était une voix d’enfant.

» Comment peut-il y avoir un enfant dans les appartements de l’Oncle ?



» Pourquoi le cache-t-on ?

» Autant de questions que je me pose tout le temps, mais quant à douter qu’il y eût un enfant, pour cela non !…

» Je pense au Masque de Fer, à Gaspard Hauser : l’Oncle est si bizarre ! Il a peut-être voulu faire des expériences sur un enfant. Pour moi, il est une chose sûre et certaine : on tient un petit garçon enfermé dans le corps de logis où il nous est défendu d’aller. Il faut que je sache qui il est. Il faut que je trouve moyen de communiquer avec lui… »

Jeudi matin.

» Encore une nouvelle découverte.

» Je ne suis pas aveugle. Je suis certaine de ce que je dis. J’ai vu, de mes yeux vu, une petite main blanche derrière le volet de cette chambre qui m’intrigue tant. C’est un prisonnier !… Peut-être un esclave ?… Mon oncle a pris au Brésil des habitudes que nous ne connaissons pas en France ; il a peut-être infligé à ce petit garçon une punition exemplaire pour un méfait qui nous paraîtrait insignifiant, à nous autres Européens. Je ne sais comment expliquer cela, mais je suis pleine de compassion pour cet enfant, et je ne puis me le représenter coupable. Je ne veux pas non plus accuser mon oncle qui a toujours été si bon pour moi, aussi je m’y perds… »

» Jeudi soir.

» Je suis allée déposer un bouquet de roses sur l’appui de la fenêtre. J’ai désobéi, puisque nous n’avons pas la permission d’aller de ce côté, mais il me semblait que cela ferait du bien au prisonnier. Oh ! que je le plains de vivre enfermé ! nous avons un temps splendide, ce doit être si triste de rester dans une chambre close quand les arbres sont si frais, les fleurs si parfumées, le ciel si bleu et l’air si pur.

» Ce soir, l’oncle était meilleur que de coutume, il paraissait moins sombre, moins préoccupé, plus heureux enfin. J’avais des remords de ce que j’avais fait, et il me prenait des envies folles de lui demander pardon.

» Je ne dis toujours rien à ces demoiselles de ce que j’ai vu et entendu. De deux choses l’une : ou elles bavarderaient et m’empêcheraient de rien découvrir, sans compter qu’elles causeraient peut-être un tort immense au petit inconnu que je voudrais sauver, ou bien elles se moqueraient de moi, dans le cas où il se trouverait que je me suis forgé des chimères, et qu’il n’y a pas l’ombre d’un mystère dans tout ceci. C’est alors que je ne verrais pas la fin de leurs taquineries ! et elles m’ont déjà tant fait souffrir depuis que je suis ici, que je ne veux pas risquer de m’exposer à leurs railleries.

» Je n’ose me confier à Mlle Favières… Pourquoi ma petite maman chérie n’est-elle pas auprès de moi ! elle me guiderait, elle me conseillerait, elle saurait, bien mieux que moi, venir en aide à ce pauvre enfant et demander sa grâce à mon oncle. Mon ami inconnu est sans doute coupable, mais quelle que puisse être sa faute, et n’aurait-il été au cachot que le temps que nous avons passé ici, je dirais qu’il a expié ses torts, et grandement. S’il se repent, mon oncle ne peut exiger davantage d’un enfant !… »

» Vendredi.

» Ô miracle ! L’oncle s’est occupé de nous toute la soirée, il nous a fait causer ; ces demoiselles ont beaucoup ri, et elles ont plaisanté avec lui comme si elles n’en avaient jamais eu peur. Il a insinué que des affaires imprévues l’avaient obligé « à nous laisser livrées à nos propres ressources, beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu. » Ce n’est pas là ce que je me proposais en vous invitant, nous a-t-il dit avec un léger soupir.

» Geneviève a sauté sur ses genoux pour l’embrasser ; elle est si câline !… et si hardie !… ce n’est pas comme moi, qui suis restée plantée devant lui comme un terme, sans oser lui donner la moindre marque de sympathie. Que je serais donc contente de ne pas savoir ce que je sais. (Ce n’est pas à l’enfant que je fais allusion, c’est à l’autre chose que vous connaissez, et qui me gêne toujours tant auprès de lui.)



» Il s’est enquis de nos jeux et de nos occupations. Geneviève s’est empressée de lui conter tout ce que nous avions décidé l’autre jour sous les sapins. Cela a eu l’air de l’amuser.

» — Ainsi, dit-il, chacune de vous a fait un souhait comme dans les contes de fées ? eh bien ! soyez heureuses, mes chères petites, car je vous octroie, à toutes, ce que vous désirez.

» — Même mon bal, s’est écriée Marie-Antoinette enchantée.

» — Quant à cela, petite ambitieuse, a-t-il dit, il faut m’accorder un peu de crédit ; on n’organise pas un bal en deux jours. Cela dépendra, du reste, de choses indépendantes de ma volonté, mais, si je suis obligé de vous refuser ce grand plaisir, je tâcherai de trouver une compensation. Les plus modérées dans leurs désirs seront naturellement les premières servies. Qui donc a demandé une partie de campagne.

» — C’est Charlotte, a répondu sa sœur.

» — Nous avons un temps parfait pour cela. Réjouis-toi donc, Charlotte, nous ferons un pique-nique demain.

» — Bien loin dans les bois ?

» — Où tu voudras.

» — Et le déjeuner ?…

» — Tu commanderas ce que tu désireras, ou plutôt, non, vous commanderez chacune votre plat.

» — Oh ! ce serait si amusant de le faire cuire nous-mêmes.

» — Vous le voulez ? très bien, mes enfants, nous verrons laquelle de vous est la meilleure cuisinière.

» Charlotte était aux anges.

» Si je pouvais, je demanderais à rester et je tâcherais de mettre leur absence à profil, pour communiquer avec le prisonnier, mais le moyen !…

» Ces demoiselles ne cessaient de s’entretenir de leur partie de plaisir. Elles ont émis une foule d’idées quant aux mets à emporter : Geneviève ne parlait de rien moins que d’avoir des glaces, et Charlotte, une crème au chocolat. Pour être pratique, c’était pratique…

» À force d’en rire et d’en causer, nous avons décidé que nous aurions un dîner surprise (une invention de Geneviève, le mot et la chose) et que nul ne saurait à l’avance le nom du plat que les autres choisiraient.

» L’Oncle s’amusait à leur faire dire des bêtises ; il leur proposait des mets impossibles, et les suppliait en grâce de ne pas l’empoisonner. Jamais je ne l’ai vu si gai.

» À un certain moment, il s’est penché vers Mlle Favières et lui a dit une phrase que j’ai dû entendre de travers, car voici ce que j’ai entendu :

» — Ah ! si Louisa était ici…

» Mais, j’y pense ! mon prisonnier serait-il une prisonnière ?

» La négresse n’a pas reparu. Je suis surprise qu’elle ne se soit pas plainte de nous à mon oncle.

» J’oubliais : j’ai aperçu cet après-midi Mlle Favières qui sortait de l’aile sud ; (celle où il nous est enjoint de ne jamais aller) il paraît que la défense ne s’adressait pas à elle.

» Geneviève lui a crié étourdiment :

» — Avez-vous vu le singe, Mademoiselle ?

» — Quel singe, s’est-elle écriée.

» — Mettons que j’ai rêvé, a répondu Geneviève, de ce ton mi-badin, mi-impertinent qu’elle prend quelquefois.

» — Et le perroquet, a dit Charlotte, savez-vous s’il parle anglais ou italien ?

» Mlle Favières s’est arrêté court et nous a regardées toutes les trois avec stupéfaction.

» — Vous me faites l’effet d’en savoir plus long qu’il ne faudrait sur des choses qui ne vous concernent pas, nous a-t-elle dit sévèrement, prenez garde que cela ne vous joue un mauvais tour.

» — Sommes-nous donc ici chez Barbe-Bleue ? a répondu hardiment Geneviève… ce qui lui a valu une punition bien méritée.

» En tous cas, mon oncle n’est pas fâché, car ses manières étaient celles d’un homme heureux et il semblait on ne peut plus satisfait de nous toutes… »






CHAPITRE VIII


UN PIQUE-NIQUE


Le soleil se leva radieux le matin du jour fixé par M. Maranday pour une partie de campagne. Quoiqu’on ne dût partir qu’à sept heures, les enfants étaient debout dès l’aube, à l’exception de Marie-Antoinette, qui n’avait pu vaincre sa paresse ordinaire, et qu’il fallut éveiller vers six heures et demie.

Du coup celle-ci en eut contre la femme de chambre une de ces grandes colères comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps. Elle ne se possédait plus, tapait du pied, rageait, envoyait ses bottines à gauche et ses bas à droite, en un mot, se comportait comme un bébé de quatre ans fort mal élevé.

Mlle Favières, accourue au bruit, la menaça d’aller chercher son oncle, mais ce qui la calma plus vite encore, ce fut d’apercevoir dans la psyché son joli visage tout défiguré. Ses yeux rougis lui sortaient de la tête, selon l’expression de la bonne ; sa bouche grimaçait, ses joues étaient de la couleur d’une tomate ; bref c’était à ne pas la reconnaître, tant elle était enlaidie.

Tel fut le récit que la domestique, témoin de cet accès de rage, fit à la cuisine. Je vous laisse à penser si l’on s’amusa aux dépens de Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers, qui, avec ses grands airs et ses manières hautaines, n’avait pas un ami dans la domesticité.

» Je ne suis qu’une fille sans éducation, disait la fille de ferme, mais j’aurais honte de me mettre dans un pareil état. Ce n’est pas la peine d’être une belle petite demoiselle parée de beaux affiquets, pour agir comme nous ne le ferions pas, nous autres.

Si Monsieur l’avait vue répondit la cuisinière, il en aurait à peine cru ses yeux. Avec ses petites mines de Sainte-Nitouche, aurait-on jamais pensé qu’elle était si rageuse !…

— Monsieur ne le supportera pas longtemps, ajouta le cocher qui se trouvait là.

— La colère et la désobéissance nous ont coûté trop cher, dit le sommelier.

Il va mieux n’est-ce pas ? demanda la cuisinière.

— Beaucoup mieux, répondit le sommelier ; il a demandé de lui-même à sortir aujourd’hui.

— C’est probablement pour cela qu’on emmène un peu loin les jeunes demoiselles, dit le cocher.

— Le reverrons-nous jamais comme autrefois ? reprit la cuisinière ; cela me serre le cœur de voir ces petites filles si vives et si gaies lorsque lui est enfermé depuis plus d’un an.

— Chut ! les voici. Que désirez-vous, Mesdemoiselles ? vous auriez dû nous sonner, au lieu de vous déranger.

— C’était bien plus amusant de venir ici, répondit Geneviève, en admiration devant les casseroles de cuivre, brillantes comme de l’or, et les carreaux fraîchement récurés. Votre cuisine est aussi belle qu’un salon, Madame la cuisinière.

— Vous trouvez ? s’écria celle-ci très flattée.

— Et votre crème d’hier soir était délicieuse, ajouta la gourmande petite Charlotte en se léchant les lèvres comme un petit chat friand.

— On vous en refera, mignonne. Voyons, que voulez-vous, mes bijoux ?

— Nous venons vous apporter la liste des choses qu’il nous faut pour faire notre déjeuner, lui répondit Geneviève. Surtout, lisez tout bas, c’est un secret.

En effet, les petites filles tenaient chacune un papier à la main, et Charlotte avait mission de remettre sans le déplier, celui de Marie-Antoinette.

La grosse cuisinière jeta les yeux sur les deux premières notes et sourit. À la troisième, elle partit d’un éclat de lire, qui augmenta à la quatrième, et devint convulsif à la cinquième.

— Ne vous moquez pas de nous, lui dit Geneviève très sérieuse, il n’y a pas de quoi rire.

— Oh ! si vous saviez, Mademoiselle, ah ! ah ! ah !

— Je ne veux rien savoir. Mettez tout ce que nous vous demandons dans autant de paniers que nous sommes de personnes, et ne dites rien à l’oncle, afin que nous ayons une surprise.

— Pour une surprise, vous en aurez une, s’écria la brave femme. »

Mais les fillettes étaient reparties aussi vite qu’elles étaient venues, poursuivies par les gros rires des domestiques, auxquels la cuisinière avait passé les fameuses listes.

Cependant, tout le monde était prêt. Le grand landau était là, attelé de deux magnifiques chevaux qui piaffaient ; le cocher, sur son siège, n’attendait qu’un signe pour partir. Geneviève postulait pour monter à côté de lui et avoir l’honneur de tenir les guides pendant les montées. M. Maranday, tout souriant, avait sur les épaules le plaid dont il avait l’habitude de s’envelopper, et, sur la tête, son éternel feutre noir à larges bords. Il faisait diverses recommandations à son secrétaire, et jetait souvent les yeux sur une certaine fenêtre de l’aile sud, dont les rideaux s’agitaient visiblement, comme Valentine ne manqua pas de l’observer. Mlle Favières semblait rajeunie dans son costume de promenade, sous sa grande ombrelle blanche. Chacun jouissait déjà du plaisir de courir les bois par une belle journée du mois d’août.

Les fillettes ne tenaient pas en place. Elles dansaient, sautaient, riaient, parlaient toutes à la fois, et se groupaient autour de la voiture, comme si elles eussent voulu la prendre d’assaut. Les oiseaux gazouillaient dans les arbres du parc ; les volubilis commençaient à ouvrir leurs grandes coupoles renversées, rouges et bleues ; le parfum des roses et du réséda des corbeilles placées autour du perron embaumait le jardin. Valentine courut chercher le plus beau bouton frais éclos pour l’offrir gauchement à son oncle.

C’était peut-être la première fois qu’elle s’adressait directement à lui. Jusque-là, une timidité invincible l’avait paralysée, mais l’Oncle qu’elle découvrait alors lui semblait tout autre et comme dégagé d’un poids énorme. Il insista pour qu’elle passât elle-même la fleur à sa boutonnière, ce qu’elle fit en rougissant de joie. Puis elle courut chercher une magnifique rose-thé pour Mlle Favières, qui eut l’air très sensible à cette petite attention, et elle rapporta toute une provision de roses de Bengale pour ses cousines. Elle voulait que tout le monde fût fleuri en ce jour de fête.

Mais Marie-Antoinette ne se pressait point d’arriver.

« D’où vient que je ne vois que quatre petites filles lors que je croyais avoir cinq nièces ? demanda M. Maranday. Je ne suis pas d’une patience à toute épreuve, Mesdemoiselles, et je vous préviens que si Mlle Marie-Antoinette n’est pas ici dans cinq minutes, nous partons sans elle. »

Son ton démentait ses paroles, mais les petites filles s’y trompèrent.

« Comment ose-t-elle faire attendre l’Oncle ? » se dirent-elles effrayées, tandis que Valentine grimpait les escaliers quatre à quatre pour venir en aide à la retardataire.

Quelques instants après, Mademoiselle de Montvilliers faisait son apparition, toute pimpante dans une coquette robe de soie crème, semée de gracieuses fleurettes multicolores. Une ceinture bouffante à gros nœud rose, une ombrelle de même couleur, et un chapeau de paille de riz sur lequel était jetée une gerbe de fleurs, si bien imitées qu’on eût dit des fleurs naturelles, complétaient son costume.



Ses compagnes ouvrirent de grands yeux, et Élisabeth et Charlotte poussèrent un soupir de regret en pensant à leur modeste robe de toile écrue.

« Le printemps en personne, une vraie petite bergère Watteau… » déclara M. Maranday, charmé de cette jolie gravure de mode. Et il lui pardonna son inexactitude avec une inconséquence bien masculine.

Mais Mlle Favières hocha la tête, en regardant ces bottines mordorées à hauts talons Louis XV, et ce costume peu pratique pour une partie de campagne :

« Vous ne craignez pas d’abîmer votre toilette à tout jamais, mon enfant ? lui dit-elle, cela vous gênera pour jouer, d’être si élégante. »

Elle n’osa insister, car la fillette avait déjà trop fait attendre M. Maranday, et il y avait impossibilité matérielle à lui faire changer de robe.

Tout le monde était déjà en voiture lorsque Valentine revint tout essoufflée, un gros châle sur le bras.

« Nous avons failli attendre, comme disait Napoléon, » prononça majestueusement Marie-Antoinette.

Cela provoqua une telle hilarité, que Mlle Favières s’écria :

— Vous qui riez tant, êtes-vous plus savantes que votre cousine ? Qui a dit ce mot célèbre.

Seule Valentine répondit sans hésitation : « Louis XIV. »

Fouette cocher !

Le landau semblait une corbeille de roses, avec tous ces frais minois. Quand on traversa le village voisin et la petite ville de Damville, tout le monde se mit aux portes. M. Maranday et Marie-Antoinette faisaient sensation. La jolie toilette de l’une et le type étrange de l’autre attiraient tous les regards.

On ne manqua pas de remarquer à Damville le changement de physionomie de M. Maranday, et on l’attribua aussitôt à l’influence de cette jeunesse autour de lui.

« Ça le rajeunit, quoi, cet homme » dit une bonne femme exprimant ainsi la pensée générale « n’y a rien de tel que la famille !… »


Le landau avançait vivement, conduit par deux bons trotteurs. Les fillettes étaient enchantées ; sauf Marie-Antoinette, elles n’avaient pas été gâtées sous le rapport des voitures, et elles jouissaient béatement de ce luxueux équipage et de la rapidité de leur course. C’était charmant d’être entraînées si vite. Une petite brise folle leur caressant le visage éparpillait leurs cheveux soyeux ; le ciel n’avait pas un nuage…

Les oiseaux les saluaient au passage et les liserons roses et blancs du bord de la route ouvraient tout grand leurs jolis yeux comme pour les mieux voir. Des parfums subtils embaumaient l’atmosphère, comme si toutes les fleurettes des champs eussent agité en leur honneur leurs cassolettes aux senteurs pénétrantes.

Ce fut plus beau encore, lorsque après avoir traversé la vallée, au sortir de la colline sur laquelle était situé Rochebrune, on s’engagea sur le versant opposé, dans les hautes montagnes qui bordent la vallée du Grésivaudan.

Oh ! ces sapins aux lourdes branches et aux formes pyramidales, dont la cime élégante se terminait par une unique aiguille fine et gracieuse ! ces ruisselets cristallins rencontrés à tout instant, tantôt bondissant sur les cailloux, tantôt perdus sous la verdure, d’où ils ressortaient en cascades jaillissantes, et comme ivres de joie et de jeunesse pour aller de nouveau se cacher sournoisement sous les roches ! Oh ! ces mousses si légères et si variées, fraîches et molles, étoilées de rouges fraises des bois aux fleurs de neige… Et ces hautes fougères dentelées, ces digitales pourpres, ces anémones sylvie, si coquettes dans leur blancheur immaculée. Tout d’un coup, sans transition, d’épais tapis de myrtilles aux baies bleues, et des ronces aux fruits juteux, dont quelques-uns commençaient à noircir, au grand bonheur de ces demoiselles, qui de temps à autre demandaient en grâce à descendre pour revenir, les mains pleines de trésors bientôt croqués ou jetés, à mesure que d’autres venaient les remplacer…

Quelle joie lorsqu’on découvrit sur la pente d’un talus les premiers cyclamens aux teintes violacées, aux formes exotiques avec leurs larges feuilles lustrées !

Puis vinrent les vastes étendues couvertes de bruyères à perte de vue. Et, tout en haut, Valentine tomba en extase devant des grandes gentianes violettes, des fleurs d’arnica, semblables à d’énormes marguerites d’or, et plus rares encore, quelques mignonnes gentianes de la petite espèce ouvrant tout près du sol leur corolle d’un bleu si vif, si intense qu’on eût dit une petite âme humaine, un regard éclatant au milieu des microscopiques fleurettes qui faisaient le fond de cette végétation alpestre.

Valentine oubliant toute timidité, poussait de telles exclamations que M. Maranday se mit à lui parler comme à une grande personne des merveilles florales qu’il avait vues au Mexique, de ces orchidées si bizarrement contournées, de ces fleurs-oiseaux, fleurs-insectes douées d’une vie presque animale.

Bien avant d’arriver au lieu fixé pour le pique-nique, Valentine et son oncle étaient si grands amis que celui-ci s’était engagé à déballer pour sa petite nièce ses herbiers et collections rapportés de maints pays lointains.

« Vous avez donc été partout » ! s’écria la fillette en joignant les mains avec admiration.

« J’ai vécu longtemps au Mexique et dans l’Amérique du Sud », riposta M. Maranday, mais une ombre passa sur son front et la fillette n’osa continuer de l’interroger.

Marie-Antoinette boudait parce qu’au lieu de se diriger vers Uriage, ou tout au moins vers Allevard, comme elle l’avait cru d’abord, on allait « dans un pays perdu, en pleine montagne », à un endroit appelé les Sept-Lacs et bien connu des touristes. Élisabeth et Charlotte parlaient peu, la présence de M. Maranday les gênait, mais la pétulante Geneviève, du haut du siège d’où elle dominait toute la joyeuse bande, riait, bavardait, lançait mille saillies dont le cocher riait tout bas.

« Est-ce qu’il n’est pas midi ? s’écria-t-elle tout à coup. Mon estomac me tient lieu de montre.

— Ton estomac est un vrai chronomètre, lui répondit M. Maranday, mais grâce aux retardataires, nous n’arriverons pas de bonne heure aux lacs.

Le cocher, consulté, déclara :

— Nous n’y serons pas avant une heure.

— Et le temps de faire notre dîner ! gémit Charlotte, nous ne mangerons jamais, et j’ai si faim !

— Si nous nous arrêtions ici ? proposa Mlle Favières.

— Pourquoi pas ? fit M. Maranday, tandis que les fillettes s’écriaient :

— Oh ! oui, je vous en prie, mon oncle ! N’allons pas plus loin.

— Attendons de trouver un ruisseau, dit M. Maranday, je ne conçois point de bivouac sans eau.

— D’ailleurs, déclara Geneviève d’un petit air entendu, il est nécessaire de donner à boire aux chevaux.

Elle prenait très au sérieux sa position de conducteur. On fit halte dès que la fillette, qui avait une vue perçante, eut crié comme une vigie :

— De l’eau, de l’eau ! mon oncle, quel bonheur ! ce sera si amusant de faire notre dîner à la mode bohémienne.

M. Maranday et Mlle Favières échangèrent un sourire. Ils avaient une confiance médiocre dans le succès des jeunes « Bohémiennes. »

Mais déjà, chacun avait sauté à terre, et l’on s’empressait autour du cocher : « Jean, ma bourriche ! » s’écriaient toutes les petites filles. Une réflexion de M. Maranday les arrêta court :

— Avec quoi comptez-vous faire votre feu, mes enfants ?

— Avec du bois mort, répondit imperturbablement Geneviève.

— Que vous trouverez où ?…

— C’est vrai tout de même ! nous ne sommes plus dans la forêt. Comment allons-nous faire ?… Il n’y a plus de bois.

— Mais il y a quantité de bruyères sèches, dit triomphalement Geneviève.

— Va pour les bruyères.

On s’empressa d’en ramasser et de les réunir en un tas auquel on s’efforça de mettre le feu, mais c’était plus facile à dire qu’à faire ; on produisait surtout de la fumée, peu ou presque point de flamme et pas du tout de chaleur.

— C’est pourtant comme cela que cela se fait dans les livres, dit Geneviève avec un gros soupir.

— De ce train-là, nous déjeunerons bien à sept heures du soir, dit Marie-Antoinette qui, très confortablement assise sur un des coussins de la voiture, laissait les autres s’escrimer sans penser à les aider.

Il fallut que l’oncle s’en mêlât. L’habitude de bivouaquer le lui rendait aisé. Il construisit un foyer avec de grosses pierres plates et fit son feu « selon les règles de l’art » après que Mlle Favières eut déposé, tout au fond, des objets mystérieux qu’elle ne permit à personne de regarder. Bientôt la flamme s’éleva claire et brillante, grâce aux quelques sarments mis dans le coffre de la voiture par précaution.

— Place aux cuisinières, maintenant, dit M. Maranday. Si nous continuons à agir avec cette sage lenteur, nous aurons un déjeuner-dînatoire ou même un souper.

— Heureusement que j’ai choisi quelque chose de vite fait, déclara Geneviève,

— Et moi aussi, dit Charlotte.

— Et moi aussi, ajoutèrent les trois autres.

— C’est en effet très heureux, dit Mlle Favières, car le grand air a dû vous ouvrir l’appétit.

On procéda au déballage des provisions. Déjà, par les soins de Jean et de Mlle Favières, une grande nappe était étendue par terre, on y avait rangé les soucoupes qui tenaient lieu d’assiettes, les pains dorés, et les salières. Pour le reste, on attendait les cuisinières improvisées. Il fallait les voir affairées autour des bourriches étiquetées à leur nom !…

M. Maranday affectait une grande curiosité :

— Que va-t-il sortir de là ? disait-il en humant l’air, mon odorat ne me révèle encore rien. Et vous, Mademoiselle ?

— Absolument rien, répondit Mlle Favières sur le même ton de badinage.

Geneviève ayant la première réussi à s’y retrouver parmi les ficelles et les papiers, exhiba des œufs bien blancs, bien rangés côte à côte.

— Il n’y en a point de cassés, dit-elle avec un soupir de satisfaction.

— Qu’en veux-tu faire ? lui demanda son oncle.

— Une omelette. Je n’en ai jamais fait, mais ce doit être si facile.

— Va pour une omelette. As-tu une poêle ?

— Oui, oui, la voici :

À cette vue, Valentine, qui s’approchait, sa bourriche d’une main et une poêle de l’autre, poussa un petit oh ! désolé en montrant à son oncle des œufs identiquement rangés dans une couche de foin.

— Encore des œufs ? lui demanda celui-ci.

— Je pensais faire une omelette, dit-elle d’un ton piteux.

— Bah ! nous serons peut-être de force à en avaler deux, ne te chagrine pas pour si peu, répondit paternellement M. Maranday.

Mais quand Charlotte, brandissant comme une bannière une troisième poêle, vint lui présenter un panier où une troisième douzaine d’œufs s’étalait dans son éclatante blancheur,

— Une omelette encore ? s’exclama-t-il.



Sur un signe de tête affirmatif, mais désespéré, ni lui, ni Mlle Favières ne purent garder plus longtemps leur sérieux, tandis que le pauvre Jean, témoin impassible en apparence, se mordait les lèvres pour ne pas éclater.

L’arrivée d’Élisabeth avec une provision d’œufs toute pareille et une nouvelle poêle mit le comble à la gaîté des grandes personnes. Et lorsque Marie-Antoinette, toujours en retard, survint la dernière portant avec précaution une gigantesque poêle emmanchée au bout d’un long bâton et une corbeille remplie de ces éternels œufs, M. Maranday et Mlle Favières furent pris d’un rire fou, inextinguible, auquel Jean fit écho de derrière la voiture où il était allé se cacher.

Le plus drôle en cette affaire, c’était les mines effarées des fillettes, sur lesquelles se peignaient tour à tour la surprise, la stupéfaction la plus profonde, l’humiliation la plus grande, la colère et le dépit. Des larmes roulaient dans tous les yeux, jusqu’à ce que, gagnées par la contagion, les enfants ne virent plus que le haut comique de cette petite scène. Geneviève, leader comme toujours, elles suivirent l’exemple des grandes personnes, et se mirent à rire aussi, mais de ce rire de l’enfance que rien ne peut arrêter, si bien qu’elles finirent par en pleurer, par se tordre et par se rouler par terre. L’attitude de Marie-Antoinette, qui seule boudait toujours, les excitait encore. On n’entendait que des oh ! oh ! oh ! des ah ! ah ! ah ! et des hi ! hi ! hi !

« Il y a des années que je n’ai tant ri, déclara M. Maranday lorsque l’hilarité générale fut un peu calmée.

— Mais aussi, quelle idée baroque ! dit Mlle Favières.

— Comment deviner que nous aurions toutes la même pensée ? s’écria Geneviève. Miséricorde ! qu’allons-nous faire de tous ces œufs-là ?

— Une omelette pour Gargantua, insinua malicieusement l’Oncle.

— Je ne comprends pas que la cuisinière ait pu en réunir une telle quantité en si peu de temps, dit Valentine, considérant d’un œil mélancolique les cinq bourriches déposées aux pieds de M. Maranday comme une offrande à un dieu mystérieux, n’acceptant que des œufs, et rien que des œufs.

— Ça s’est bien trouvé, mademoiselle Valentine, lui dit le cocher, Joséphine venait justement d’en acheter pour sa provision d’hiver, conservés dans de la chaux.

— Mais rien ne nous empêche de varier la manière de les préparer, répartit Valentine. J’avais choisi une omelette parce que c’est mon triomphe.

— Et moi, parce que c’est bien simple, dit Élisabeth.

— Et si vite fait, ajouta Marie-Antoinette.

— Et si bon tout chaud, dit Charlotte la gourmande, j’en voulais une aux confitures pour le dessert.

— Quand je pense, reprit Geneviève, que je voulais faire une omelette parce que je croyais que personne n’en aurait l’idée !

— Tu as bien réussi !

Et les voilà reparties à rire ; mais elles riaient jaune, comme on dit vulgairement, car elles avaient grand’faim, et la perspective de se nourrir uniquement d’œufs ne leur souriait point.

— Si seulement nous étions à Rochebrune, dit Valentine, il y a cinquante-trois recettes pour accommoder les œufs, mais encore faut-il avoir quelque chose à y ajouter, et ici, nous n’avons que du beurre.

— Vas-tu pas nous faire un cours de cuisine ? interrompit Marie-Antoinette en haussant les épaules, pour moi j’aime mieux, me passer de dîner que de m’occuper de ces insupportables œufs.

— Elle a peur pour sa belle toilette, dit Geneviève à demi voix.

— Et quand ce serait ! fit-elle rageuse.

— Notre beau feu ne durera pas longtemps, dit Mlle Favières, je vous engage à en profiter sans plus tarder, quelle que soit votre façon d’utiliser vos œufs. Avec les simples ressources dont nous disposons, que vous nous les donniez à la coque, brouillés, pochés, sur le plat ou, tout bonnement, sous la cendre, ne perdez pas de temps. Mais comme on n’arrivait pas à s’entendre, chacune tenant absolument à son omelette :

— Instituons un concours, proposa Mlle Favières.

— Un concours d’un nouveau genre, dit M. Maranday ; je promets un prix à l’œuvre la mieux réussie.

Les petites cuisinières se précipitèrent sur les tabliers qu’une domestique attentive avait mis dans chaque bourriche. On faillit se battre pour savoir qui commencerait. On tira au sort. Geneviève eut la priorité : il fallait la voir casser gravement ses œufs, les battre et les verser avec précaution dans la poêle que Jean tenait au-dessus de la flamme. Hélas ! dans sa précipitation, au moment où elle la servait, elle l’envoya rouler dans le feu.

— À mon tour maintenant, dit Élisabeth empressée.

Cette fois l’omelette fut brûlée.

— À moi, s’écria Charlotte, ne doutant de rien. Dorée, cuite à point, superbe, fut son chef-d’œuvre. Par malheur elle avait oublié le sel.

Pour Marie-Antoinette, faute de l’avoir battue, elle obtint une omelette dure, où l’albumine de l’œuf coagulée formait comme de petits cailloux blancs dans un océan jaunâtre. En revanche, sa jolie robe reçut une tache qui la perdit à tout jamais.



Vint enfin le tour de Valentine. Elle tremblait quoi qu’elle en eût fait si souvent pour ses frères… Ô bonheur !

— Jamais Joséphine ne nous en a fait de meilleures, déclara son oncle, et Mlle Favières ajouta :

— Valentine est un vrai cordon bleu.

On lui décerna donc le prix à l’unanimité. Et elle dut refaire successivement trois omelettes pour satisfaire tout le monde.

Après quoi, on découvrit sous la cendre d’exquises pommes de terre, que Mlle Favières y avait déposées, puis M. Maranday fit griller sur les charbons ardents des biftecks qui furent trouvés délicieux, et enfin, un pâté de foie gras glissé dans le coffre de la voiture par un oncle prévoyant, en compagnie de gâteaux, de fruits et de biscuits, termina dignement ce déjeuner mémorable.

Je laisse à penser si l’on s’amusa ! Le café, fait sur les restes mourants du feu de M. Maranday, fut déclaré parfait. C’était si doux de déjeuner là, sur ce plateau, avec cette superbe vallée sous les yeux, que les fillettes s’extasiaient continuellement. Le plus joli de l’histoire, selon Geneviève, fut que, parties pour voir les Sept-Lacs, on s’attarda tant et si bien dans cette halte, que c’eût été folie d’essayer de pousser aussi loin à pareille heure, de sorte qu’on revint à Rochebrune sans avoir vu un seul lac. »

— Qu’importe, dit Geneviève ; nous les verrons une autre fois. Nous nous sommes terriblement amusées. »

On n’arriva au château qu’à la nuit noire, mais c’était si poétique ce retour au clair de lune ! Les étoiles s’allumaient innombrables dans un ciel pur ; les sapins allongeaient de grandes ombres sur la route blanche, et c’était si calme dans la forêt, si paisible dans les villages endormis, si nouveau pour ces fillettes ravies, qu’elles ne savaient comment exprimer leurs sensations. Enveloppées dans les châles que Mlle Favières avait eu la précaution d’emporter, elles ne sentaient pas la fraîcheur de la nuit. Elles chantaient en chœur tous les refrains qui leur revenaient à la mémoire, et, miracle des miracles, M. Maranday, de sa belle voix de basse-taille, leur fit entendre une chanson populaire mexicaine.

« C’est un amour d’oncle que nous avons maintenant, » murmura Charlotte à l’oreille de Valentine.

Celle-ci ne répondit pas. Sa pensée était tantôt avec ses frères chéris et ses bons parents qu’elle aurait tant voulu avoir auprès d’elle, et tantôt avec celui qu’elle appelait « le prisonnier. »

Que n’avait-il eu, lui aussi, cette belle journée de plaisir !






CHAPITRE IX


COUPABLE


« Laquelle de vous a écrit ceci, mesdemoiselles ? » dit M. Maranday en entrant dans la chambre qui servait de salle d’étude aux petites cousines.

C’était le lendemain de l’excursion aux Sept Lacs. Ces demoiselles étaient en train d’écrire à leurs parents. À l’exception de Marie-Antoinette qui avait bâclé en quelques minutes son petit billet à sa mère et qui paressait sur un canapé, elles étaient toutes très affairées, le nez penché sur de nombreux feuillets de papier à lettre épars sur la table, et les doigts plus ou moins tachés ; il y avait tant à dire, tant à raconter cette semaine.

Quand je dis qu’elles étaient toutes là, je me trompe : Valentine n’avait pas paru depuis le déjeuner.

À la voix de leur oncle, les fillettes se levèrent précipitamment. M. Maranday avait repris un air énigmatique, impénétrable, il était impossible de savoir au juste s’il était très fâché, ou seulement contrarié ou préoccupé. Les fillettes, qui n’étaient pas très physionomistes, en conclurent aussitôt qu’il avait quelque grave reproche à faire à l’une d’elles, et chacune sonda sa conscience. De quelle lettre s’agissait-il ?

« Je n’ai écrit qu’à Papa depuis que je suis ici, déclara Geneviève.

— Et nous, chez nous, dit Élisabeth, parlant à la fois pour elle et pour sa sœur.

— Je n’ai pas d’amis, fit de son côté Marie-Antoinette.

— Cette lettre ne s’est pourtant pas écrite toute seule, reprit M. Maranday en leur montrant un papier rose qu’il venait de tirer de l’enveloppe.

— Nous pouvons lire ? demanda Geneviève innocemment, tandis que Mlle Favières pâlissait.

De quel méfait ses élèves s’étaient-elles rendues coupables à son insu ?

— Lorsque vous êtes arrivées ici, poursuivit M. Maranday, je ne vous ai fait qu’une défense. J’avais des raisons particulières pour vous interdire l’accès de toute cette partie du château connue sous le nom de l’aile sud, et où sont situés mes appartements personnels.

« Oh ! mon Dieu, pensa Geneviève, le nègre a parlé de notre visite au grenier, je suis perdue ! »

Et elle se mit à trembler. Celles de ses compagnes qui n’avaient sans doute rien à se reprocher se regardaient interdites, et Charlotte paya d’audace.

— Quels qu’aient pu être mes motifs pour vous défendre de pénétrer dans ce corps de logis, dit M. Maranday, vous aviez à vous conformer à mes ordres. Or, je sais pertinemment que l’une de vous les a enfreints.

— Pas moi, s’écrièrent les deux petites sœurs, ainsi que Marie-Antoinette.

Geneviève voulut parler, s’excuser. Pour la première fois de sa vie, elle avait peur, et les paroles s’étouffèrent dans sa gorge.

— Admettez-vous que cette lettre, qui prouve la désobéissance de l’une de vous, se soit écrite toute seule ? demanda M. Maranday.

Geneviève fit un pas en avant :

— J’ignore ce qu’il y a dans cette lettre, dit-elle, car je n’ai rien écrit, je vous assure, mon oncle. J’ai désobéi, c’est vrai, mais bien malgré moi. Je ne suis pas allée exprès dans l’aile sud, et sans le nègre…

— Quel nègre ? s’écrièrent tous les assistants, y compris M. Maranday.

— Le nègre ou la négresse qui nous a poursuivies.

— Ah ! Ah ! vous étiez donc plusieurs ? fit son oncle.

Geneviève avait des défauts ; elle était étourdie, désordonnée, capricieuse, souvent raisonneuse, mais elle ne connaissait pas le mensonge. Comment tout avouer sans « trahir » et Valentine absente, et cette Charlotte qui venait de mentir si effrontément ?

— Mon oncle, dit-elle enfin, permettez-moi, tout en vous faisant une confession entière, de n’accuser que moi. Je ne veux pas me disculper aux dépens des autres, mais je ne veux pas davantage les vendre.

M. Maranday fronça le sourcil.

Les aveux devenaient de plus en plus pénibles. Geneviève prit son courage à deux mains :

— Je suis bien fâchée d’avoir farfouillé au grenier sans vous en avoir demandé la permission, dit-elle.

— Qu’alliez-vous faire au grenier ? demanda M. Maranday surpris.

— Chercher de quoi nous déguiser, répondit-elle en baissant la tête.

Et revendiquant bravement sa part entière de blâme :

— C’est moi qui ai entraîné les autres, mon oncle ; elles n’y auraient jamais pensé toutes seules.

— Oh ! non, s’exclama Charlotte sans se douter qu’elle se trahissait elle-même.

— Continue, dit M. Maranday à Geneviève.

— Là-haut, nous avons été surprises par une espèce de diable.

— Un diable ? s’écria-t-on autour d’elle sur différents tons.

— Ou un nègre, ajouta Geneviève, enfin, par quelqu’un qui nous a fait une peur atroce, et, en dégringolant quatre à quatre, nous nous sommes trompées d’escalier et nous sommes arrivées dans l’aile sud.

— Qui avez-vous vu ? demanda brièvement son oncle.

— Personne.

— Bien sûr ?

— Personne autre que le singe, et le perroquet qui appelle Landa.

M. Maranday ne put s’empêcher de sourire de sa naïveté.

— Je vous jure que je n’ai pas écrit un mot de cela à qui que ce soit, conclut Geneviève avec une telle véhémence que son oncle lui dit :

— Je te crois, mon enfant, mais alors ?…

— Valentine n’est pas ici, fit une voix, celle de Marie-Antoinette.

La méchante petite fille, jalouse des succès remportés la veille par sa compagne, n’était pas fâchée d’avoir une occasion de la faire gronder. Cette absence ne prouvait-elle pas en quelque sorte la culpabilité de Valentine ?

— Au fait, dit M. Maranday, il manque une des petites cousines.

— Elle est peut-être dans sa chambre, répondit Mlle Favières.

— Qu’on me l’amène, dit M. Maranday du ton d’un juge d’instruction.

Ces demoiselles étaient très émues, surtout Charlotte qui tremblait de voir son mensonge découvert.

Au même moment, Valentine entrait toute joyeuse :

— Si vous saviez !…

Puis, s’interrompant brusquement en apercevant aux mains de son oncle le fameux papier rose.

— Pardonnez-moi, si je vous ai offensé, s’écria-t-elle, oui, c’est vrai, j’ai eu tort, je vous ai désobéi, mais il m’inspirait tant de pitié !… Pardon pour lui, pour moi !…

Les fillettes semblaient pétrifiée d’étonnement. Qui ? lui ? De qui parlait Valentine ? Et l’oncle qui avait l’air de la comprendre si bien. Qu’est-ce que cela signifiait ? Mlle Favières paraissait presque aussi intriguée.

— Est-ce ainsi que vous m’obéissez ? reprit M. Maranday. Votre curiosité pouvait avoir des conséquences que vous ne pouvez même soupçonner.

— Ce n’est pas de la curiosité, s’écria Valentine, les mains jointes, suppliante.

Et saisie d’une idée subite :

— Oh ! mon oncle, vous m’avez promis hier une discrétion, accordez-moi sa grâce.

— Sa grâce, répéta M. Maranday.

— Oui, sa grâce. Il vous a désobéi, n’est-ce pas ? et vous l’avez puni sévèrement. Oh ! sa punition a assez duré !…

— Elle n’a que trop duré, répondit M. Maranday, le front plissé par une contraction douloureuse, mais ce n’est pas moi qui la lui ai infligée et j’en ai souffert peut-être encore plus que lui.

— Punissez-moi à sa place, s’écria Valentine héroïque.

— Qu’entendez-vous par là ? lui demanda son oncle en la regardant fixement.

— Oui, rendez-lui la liberté, je serai prisonnière si vous le voulez tout le reste des vacances. Oh ! laissez-vous fléchir !…

— Parles-tu sérieusement, Valentine ? dit M. Maranday, abandonnant le vous cérémonieux qu’il avait employé jusque-là. Veux-tu dire que tu consentirais à vivre enfermée comme dans une prison, par dévouement, pour quelqu’un que tu ne connais même pas ?

— Je le ferai de grand cœur, mon oncle, dit Valentine, prête à tous les sacrifices.

— Sans le connaître… murmura M. Maranday.

— Je sais qu’il souffre, cela suffit ! s’écria Valentine, enhardie par l’attitude de son oncle.

— Tant d’abnégation rachèterait une plus grosse faute… dit M. Maranday, comme se parlant à lui-même.

— D’ailleurs, j’ai mérité une punition, ajouta la fillette, j’aurais dû m’adresser directement à vous au lieu d’écrire.

— En effet, dit Mlle Favières très scandalisée, une petite fille ne doit jamais écrire à personne sans montrer sa lettre à ses parents. Que dira votre maman ? Je m’étonne qu’une jeune fille bien élevée…

Valentine fondit en larmes. Cette seule pensée fit plus que tous les reproches qu’on eût pu lui adresser. Geneviève, voyant son désespoir, courut passer ses bras autour du cou de la pauvre éplorée et lui essuyer les yeux : « Ne pleure pas, Valentine, » lui disait-elle tout bas.

Et elle jetait des regards furibonds sur Charlotte, qui, de peur de se compromettre, n’osait bouger, tandis que les autres, terrorisées, étaient partagées entre un double sentiment. Marie-Antoinette triomphant sur son « ennemie jurée », et Élisabeth, éclipsée jusque-là par des compagnes plus brillantes, n’étant pas fâchée d’afficher son impeccabilité. Elle était d’ailleurs trop égoïste pour s’inquiéter des autres, et les punitions qui ne la menaçaient pas personnellement lui importaient peu.

M. Maranday semblait vouloir analyser les impressions de toutes ces fillettes.

« Que pensez-vous de ceci ? » demanda-t-il à Mlle Favières en lui passant le petit billet rose.

« Au petit inconnu,

« Prenez patience, pauvre petit prisonnier, je saurai vous délivrer. Je voudrais tant vous connaître. »

« Une Amie. »

« Voici ce qui a été lancé ce matin, par une fenêtre entr’ouverte dans la chambre de mon…

M. Maranday s’interrompit brusquement :

— Pour vous punir, Valentine, lui dit-il, je vous ordonne d’aller seule dans cette chambre où vous avez pénétré l’autre jour sans mon autorisation, et d’y rester jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir.

— Moi aussi, j’ai mérité d’être punie mon oncle ! s’écria la vaillante petite Geneviève, mais Charlotte se garda bien d’en dire autant.

— Le tour de Geneviève viendra », ajouta M. Maranday de cette même voix énigmatique.

Et il sortit, suivi de Valentine, qui, épouvantée après coup de son audace, se croyait pour de bon revenue au temps de Barbe-Bleue.



Qu’allait-il lui arriver ?

Son oncle poussa la double porte qui donnait accès à l’appartement réservé.

« Va, lui dit-il en ouvrant la seconde porte, et que ton bon cœur t’inspire. »

Et il l’embrassa sur le front…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il serait presque impossible de dépeindre l’émoi dans lequel M. Maranday, emmenant Valentine comme une prisonnière, avait laissé la salle d’études. Mlle Favières l’avait suivi de près en recommandant à ses élèves de méditer sur les conséquences funestes de la désobéissance. Les fillettes consternées n’avaient pas besoin de la recommandation.

« Que va-t-il faire de Valentine ! » se disaient-elles effarées.

Et toutes les bizarreries de cet oncle qu’elles connaissaient si peu leur revenant à la mémoire, les voilà qui se montent la tête.

Qu’était-ce que toute cette histoire de prisonnier, à laquelle elles n’avaient pour ainsi dire rien compris ? Geneviève dut recommencer, avec toutes ses circonstances, le récit de son excursion au grenier, et Charlotte, un peu rassurée par l’absence de l’oncle, finit par avouer sa participation. Les deux autres les bombardaient de questions. Avec cette insistance particulière à l’enfance, les fillettes tournaient dans le même cercle, ressassant à satiété les détails que nous savons. Leur terreur allait toujours croissant. De déductions en déductions, l’oncle Cousu d’or leur apparaissait non plus comme un nabab, mais comme un nouveau Gille de Rais, — celui qui devint le Barbe-Bleue de la légende, — un Ogre, qui attirait chez lui les petits enfants pour les dévorer, ou tout au moins pour les torturer. Qui sait si ce vieux château ne recélait pas des oubliettes.

« Jamais plus je n’irai quelque part sans ma maman, » geignit Élisabeth toute tremblante.

— Nos parents ont été bien imprudents de nous laisser venir seules, ajouta sa sœur d’un petit air entendu.

— Je t’engage à parler, toi ! s’écria Geneviève. Tu n’as pas même le courage d’avouer tes fautes. Est-ce la présence de ta maman qui t’aurait empêchée de mentir comme tu l’as fait tout à l’heure ?

— C’est ta faute aussi ! tu n’aurais pas dû nous entraîner au grenier !…

— Allez-vous pas vous disputer, maintenant ? dit Marie-Antoinette, qui ne songeait qu’aux dangers que pouvait courir sa précieuse petite personne ; le moment est bien choisi, vraiment ! Pour moi, je vous avertis que je ne passerai pas la nuit ici. J’aurais trop peur d’être tuée pendant mon sommeil.

— Comme les enfants d’Édouard ? murmura Geneviève en haussant les épaules. Tu n’as qu’à fermer ta porte à clef, si tu as si peur que cela.

— On entrerait peut-être par le balcon. Non, vous dis-je, je ne coucherai pas dans ce château où se passent des choses si extraordinaires.

– Ni moi non plus, s’écria Charlotte, quelque peu troublée par les reproches de sa conscience.

– Je ne demanderais pas mieux que d’en faire autant, dit sa sœur, très pratique, mais comment voulez-vous que nous nous en allions sans être vues ? On nous rattraperait bien vite et ce serait pire qu’auparavant.

– Le courrier passe à six heures, suggéra Marie-Antoinette, que la peur rendait ingénieuse.

— Au fait, c’est une idée. Prenons sa voiture.

— C’est parfait, s’exclama Charlotte. Faisons un paquet des affaires auxquelles nous tenons le plus, et sortons, comme pour aller nous promener. Le courrier correspond avec le chemin de fer. Nous serons en express avant qu’on se soit aperçu de notre disparition.

— Mais… voudra-t-il nous prendre, le courrier ? demanda Geneviève hésitante.

— Et avons nous assez d’argent pour notre voyage ? ajouta Élisabeth. Pour moi, je n’ai pas même touché aux cent francs de l’oncle.

— Les miens sont un peu écornés, avoua sa sœur.

— Nous n’aurons qu’à prendre les secondes, dit Marie-Antoinette, tant était grande sa hâte de fuir Rochebrune.

— Et Valentine ? demanda Geneviève.

— Ah ! ma foi tant pis, elle n’avait qu’à ne pas se mettre dans le pétrin, s’écria Charlotte.

— Chacun pour soi, dit Élisabeth, non moins égoïstement.

— Qu’avait-elle besoin de se mêler de ce qui ne la regardait pas ? ajouta Marie-Antoinette. Admettons qu’il y ait un prisonnier dans l’aile sud, après tout, qu’est-ce que cela lui faisait ?

— Ce n’était pas son affaire, évidemment, accentua Élisabeth.

— S’il y a du danger à rester ici, je ne vois pas pourquoi nous nous y exposerions pour elle, reprit Charlotte.

— Vous n’êtes que des sans-cœur, Mesdemoiselles, s’écria Geneviève indignée. Valentine n’est pas plus coupable que moi et… (une intonation méprisante) Charlotte !… Seulement, elle n’est pas menteuse, elle, elle n’est pas hypocrite ! Elle a eu tort d’écrire une lettre en cachette, mais elle l’a fait par charité, et vous toutes, qui ne pensez qu’à vous, vous êtes dix fois plus à blâmer qu’elle.

— Nous ne voulons pas désobéir, nous, déclarèrent ses compagnes.

— Et vous échapper d’ici, c’est obéir, alors ? riposta Geneviève exaspérée. Vous n’avez en vue que votre intérêt personnel, comme dit papa, et mon papa qui est très bon, serait plus fâché de m’entendre parler comme vous, que de me voir faire mille sottises.

— Aussi tu ne t’en prives pas d’en faire, des sottises, murmura Élisabeth.

— Laissez-la donc tranquille, elle et sa Valentine, s’écria Marie-Antoinette, et venez arranger nos affaires pour nous en aller.

Charlotte voulut insister auprès de Geneviève :

— Viens donc avec nous…

— Je ne partirai d’ici qu’avec Valentine, déclara péremptoirement Geneviève.

— À ton aise, ma chère.

— Je saurai bien la délivrer… conclut Geneviève en voyant ses compagnes s’éloigner.

Délivrer Valentine, c’était facile à dire, mais moins facile à faire. Elle devait être sous clef. Il est vrai que Geneviève pouvait pénétrer dans la chambre qui lui servait de prison en prenant le chemin du grenier, mais d’une part le « diable » ne serait-il pas là pour lui barrer le passage, et de l’autre, l’Oncle, sachant qu’on pouvait entrer par là, n’aurait-il pas fermé la porte du grenier ? Non décidément, mieux valait imaginer autre chose.

Et voilà notre Geneviève dans le jardin, le nez en l’air, tournant autour de l’aile sud.

Justement, la tête rousse de Valentine se montra un instant à une certaine fenêtre, jadis hermétiquement close. C’était bien là qu’on l’avait mise. Comment arriver jusqu’à elle ? En vain son alliée essaya d’attirer son attention. Elle était de nouveau invisible.



« Pourquoi ne saute-t-elle pas par la fenêtre » se demanda Geneviève. « À sa place, c’est moi qui me serais déjà sauvée, si on m’avait laissé la fenêtre ouverte. Sauter d’un rez-de-chaussée, quoi de plus simple ?… Eh mais, je suis bien bonne de tant chercher, ce n’est pas pour rien que j’ai toujours eu les prix de gymnastique. Je n’ai qu’à me glisser le long du mur, et à me hisser à la force des poignets. Tant pis si on m’aperçoit !… Ce serait trop lâche d’abandonner Valentine… »

Geneviève n’avait pas l’habitude de réfléchir longtemps avant d’agir. Elle s’avance avec précaution, atteint la fenêtre en question et s’efforce vainement d’atteindre le rebord.

Ô désolation ! Geneviève est trop petite.

« Pst ! Pst ! Valentine… » fait-elle à demi-voix.

Nul ne lui répond.

Un effort encore. Elle glisse, elle a la paume des mains toute égratignée, mais elle ne se lasse point. Cette fois, elle s’accroche désespérément au rebord de la fenêtre et s’y maintient en équilibre. Elle se hausse un peu plus, arrive enfin à se tenir à la barre d’appui, et, jetant les yeux sur la prison de Valentine, pousse un cri perçant…





CHAPITRE X


DÉCOUVERTES


Lorsque Valentine était entrée, seule, dans la chambre qu’elle avait baptisée du nom de « chambre au singe », elle était restée pétrifiée de surprise.

C’était pourtant la même grande pièce, fleurie comme une serre, avec ses palmiers, ses hauts camélias et ses mimosas ; décorée d’images et de chromos, et parsemée de jouets et de livres. Le singe gambadait sur le dos d’un fauteuil en faisant entendre son petit cri strident ; le perroquet sur son perchoir, battait des ailes, et criait comme la première fois à la vue d’une personne étrangère : « Anda, Anda. »

Mais la chambre n’était plus vide.

Une négresse lippue, coiffée d’un madras écarlate, jouait du banjo au pied de la chaise longue. Ses yeux brillaient sinistrement, pensa la petite fille, reconnaissant en elle le fameux diable qui les avait tant effrayées au grenier, et ses dents blanches éclataient comme pour mordre, dans le noir de sa face.

Valentine faillit reculer d’horreur.

Mais déjà, la négresse s’était levée. Une grimace, qui voulait être un sourire, l’illuminait, et ses gestes étaient si expressifs que la fillette comprit qu’elle était la bienvenue, et qu’elle cessa d’avoir peur. D’ailleurs, cette chaise longue, sur laquelle cet être bizarre semblait veiller, était occupée, et bientôt Valentine ne vit plus qu’un enfant de quatorze ou quinze ans, au teint basané, aux yeux noirs pleins de feu, largement fendus en amande.

C’était bien « le prisonnier » qu’elle avait cru entrevoir la veille, derrière les persiennes entr’ouvertes, avec ses boucles noires et son air maladif. Il portait une sorte de costume oriental qui le rendait plus étrange encore, et, malgré la chaleur, un châle léger couvrait ses jambes étendues.

En apercevant Valentine, le jeune garçon se souleva légèrement sur ses coussins, et, un peu embarrassé, lui tendit la main :

« C’est vous qui m’avez écrit ? lui demanda-t-il avec un accent étranger assez prononcé, c’est vous qui désirez me connaître ?

Trop émue pour parler, elle fit un signe de tête affirmatif.

— Que vous êtes bonne !

Buona, répéta la négresse, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un rire de bonheur.

— Je ne vous fais donc pas horreur ? poursuivit le jeune garçon.

— Et pourquoi me feriez-vous horreur ? s’écria Valentine, perdant toute fausse honte.

— Je ne suis pas comme les autres : mon teint, mes cheveux, mon…

— Mais moi non plus, je ne suis pas comme les autres, interrompit la petite fille. Voyez mes cheveux rouges et ma figure couverte d’affreuses taches de rousseur. Ces demoiselles s’en sont assez moquées. À la maison, je n’y pense pas parce qu’on y est habitué, mais j’en ai assez souffert depuis que je suis ici !

— Alors, vous me comprenez ?

— Pas du tout.

À cette réponse inattendue, l’étranger se mit à rire, d’un joli rire frais, argentin, auquel la négresse fit écho, toute heureuse d’entendre rire « son chérubin. » Il n’en a pas fait autant depuis plus d’un an, pensait-elle, en sortant sans bruit.

— Certainement, affirma Valentine. De quoi vous plaignez-vous ? c’est très original d’avoir l’air… exotique.

— Ah ! vous trouvez ?

— Et c’est très joli d’avoir des yeux noirs, ajouta triomphalement la fillette.

— J’aime bien mieux les yeux bleus, comme les vôtres, dit gentiment le jeune garçon.

Puis, avec un soupir, désignant sa chaise longue :

— Et vous croyez que c’est gai d’être cloué là ?

— Pauvre prisonnier ! s’écria Valentine. Mais maintenant, vous n’êtes plus seul, car je suis prisonnière aussi.

Et elle lui raconta comment elle avait encouru la disgrâce de l’Oncle en voulant le délivrer.

— Mon père ne pourra pas vous en vouloir longtemps, dit l’enfant.

Votre père !

— Eh bien, ne saviez-vous donc pas qui j’étais ?

— Comment ! vous êtes le fils de l’oncle Maranday !

— Mais oui, et par conséquent je suis votre cousin, Mademoiselle ?… vous savez que j’ignore votre nom, quoique je vous connaisse bien de vue.

— Je m’appelle Valentine.

— Et moi, Luis… Eh bien ! pourquoi restez-vous silencieuse ? est-ce mon nom qui vous déplaît ?

Et ombrageux, susceptible :

— Vous voyez bien qu’on ne peut pas m’aimer longtemps, et que j’ai raison de rester caché ! voilà déjà que je vous ennuie.

— Quelle idée !

— Alors, pourquoi vous taisez-vous, ma cousine ?

— C’est que je ne comprends pas pourquoi l’Oncle s’est montré si dur pour son fils.

— Mon père est le meilleur des pères ! s’exclama Luis avec un éclair dans les yeux.

— Et pourtant, il vous tient enfermé.

— Mais ce n’est pas lui.

— Qui donc alors ?

— C’est moi qui ne veux pas sortir. Est-ce qu’on se montre aux gens quand on est un objet de pitié ou de dégoût ? Oh ! je hais tout ce qui est beau ! s’écria l’enfant sauvagement, tout ce qui me rappelle ce que j’étais autrefois, et ce que je ne serai plus jamais !… par ma faute… Allez-vous-en, Valentine. Je suis méchant, la souffrance aigrit les meilleures créatures. Allez-vous-en, vous dis-je, et laissez-moi à ma solitude. »

Puis, dans un accès de désespoir, il se cacha la figure dans les mains et éclata en sanglots.

Valentine, pleurant aussi par pure sympathie, ne savait que faire devant un pareil chagrin. Elle eût donné tout au monde pour soulager Luis. Mais que lui dire pour le calmer, pour lui montrer sa sympathie ? elle sentait instinctivement dans sa délicatesse qu’il est des douleurs profondes qu’une main amie peut à peine effleurer. Elle avait l’intuition d’être en présence d’un enfant plus malade encore au moral qu’au physique, et craignait qu’un mot trop direct vînt tout gâter. Un mouvement brusque avait fait glisser le châle qui recouvrait les pieds de Luis, et Valentine avait aperçu une pauvre petite jambe déformée, maintenue dans un appareil. Voilà donc le mot de l’énigme, voilà le secret de la captivité de l’enfant, et des tristesses de l’Oncle, et de son antipathie inexplicable pour les garçons bien portants.

Valentine s’approcha de Luis, et remettant délicatement le châle en place :

« Luis, dit-elle, mon cher petit cousin, écoutez-moi.

— Non, non, je déteste tout le monde ! j’exècre tous ceux qui sont heureux et beaux !…

— Vous ne pouvez pas me détester, moi, qui suis laide et malheureuse.

À cet argument extraordinaire, le désespéré se décida à montrer de nouveau sa figure :

— Vous n’êtes pas laide du tout, affirma-t-il en souriant malgré lui. Et pourquoi seriez-vous malheureuse, vous ?

— Parce que mes bons parents et mes chers frères sont à Paris, et que je ne suis jamais heureuse loin d’eux.

Fausse manœuvre. Le visage de Luis se contracta.

— Vous les reverrez bientôt, dit-il brusquement, moi je ne reverrai jamais les miens, et je ne suis qu’une ruine. Partez Valentine, je veux être seul !…

Valentine insista.

Lui pressant doucement la main :

— Il faut bien que vous me permettiez de rester ici, lui dit-elle, car je me suis fait punir à cause de vous. Je suis en prison maintenant. Où irais-je, Luis, si vous me renvoyiez ? Causons encore, voulez-vous ?

L’enfant ne répondit pas. Valentine poursuivit :

— J’ai tant de sympathie pour vous, si vous saviez ?

— Personne ne m’aime !

— Laissez-vous aimer, s’écria Valentine, et vous ne manquerez pas d’amis. Rien qu’ici, nous sommes cinq qui ne demandons qu’à vous rendre heureux. Quant à moi…

— Vous auriez de l’amitié pour moi, vous ?

— J’en avais avant de vous connaître, et j’en ai cent fois plus à présent que je vous ai vu. Mes frères me manquent tant ! Voulez-vous être mon cinquième frère ?

— À quoi bon, vous ne resterez pas toujours ici.

— Je pourrais vous emmener avec moi à Paris, s’écria Valentine, emportée par son désir de consoler Luis. Ma mère est si bonne, elle vous gâterait bientôt plus que nous, parce que vous avez plus besoin d’affection. Et mon père ! il vous apprendrait à peindre comme lui.

— Il est artiste ? demanda Luis, visiblement intéressé.

— Oh ! je crois bien ! Il a un grand talent, répondit Valentine avec un soupir.

Ce fut au tour de Luis de lui demander pourquoi elle soupirait.

— C’est que les tableaux, cela ne se vend pas comme on veut, avoua la fillette. Nous sommes très fières de papa, maman et moi, ajouta-t-elle en vraie petite femme.

— Je les lui achèterai, moi, ses tableaux, s’écria Luis, papa ne me refuse rien.

Le petit singe ayant sauté sur les genoux de son maître, celui-ci le repoussa d’un geste brusque. Mais Valentine le rappela :

— Ne le renvoyez pas, mon cousin, s’écria-t-elle, j’aimerais à le voir de près, ce joli animal. Comment l’appelez-vous ?

Benito. Vous aimez les singes ? Je croyais que tout le monde ici les détestait. Viens, Benito. Que de fois il m’a distrait par ses tours. Il est si drôle.

— Geneviève en serait folle, dit Valentine en le couvrant de caresses.

(Elle allait dire Lolo au lieu de Geneviève, mais son bon sens lui souffla de ne plus parler de jeunes garçons actifs à ce pauvre petit infirme.)

— Laquelle est-ce, Geneviève ? demanda Luis.

— La petite rouge aux cheveux noirs.

— Celle qui a une robe rouge la plupart du temps, voulez-vous dire ? Je sais bien qui elle est, maintenant. Je ne vous connais pas par vos noms, mais je vous ai bien souvent regardées quand vous jouiez au jardin, allez !

— Il fallait venir jouer avec nous, dit Valentine imprudemment.

— Est-ce que je puis jouer, moi ? riposta rudement Luis.

— Bien sûr ! à votre place, je ne m’ennuierais pas un instant.

— Je voudrais vous y voir.

— Oh ! je sais ce que c’est. Je me suis fait une entorse l’an passé et je suis restée six semaines sans pouvoir marcher, mais…

Elle faillit ajouter : « mais j’avais mes frères. »

— N’est-ce pas que c’est abominable, lui dit Luis, de plus en plus attiré vers elle par cette similitude.

— Si je pouvais en avoir une aujourd’hui même, pour vous donner ma place au soleil, je le ferais bien volontiers.

— Bonne petite Valentine !…

Mais Luis fronça le sourcil.

Il n’était pas facile d’agir avec lui, car sa fierté se révoltait à l’idée d’être plaint.

— Vous avez une jolie chambre, dit la fillette pour changer de sujet, et elle en fit le tour.

Elle s’arrêta un instant devant la fenêtre, qu’elle ouvrit toute grande pour laisser entrer le soleil.

Luis la laissa faire, oubliant qu’il avait juré de vivre caché, et dans les ténèbres. Mais il la rappela bientôt :

— Parlez-moi du temps où vous aviez votre entorse. Que faisiez-vous ?

— Oh ! mille choses. On a ses livres, ses devoirs… Vous travaillez aussi, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai un précepteur, qui est en même temps mon médecin.

— Cet Anglais aux gros favoris ?

— Tout juste. Il est absent depuis deux jours. Je ne l’aime pas. Et puis, c’est si ennuyeux de travailler seul.

— Pourquoi ne concourez-vous pas avec les élèves des lycées, c’est bien plus intéressant. On n’a pas besoin d’assister aux classes pour cela. Pendant mon entorse, on m’envoyait toutes les compositions. Comme vous devez être savant, si vous avez lu tous les livres qui sont ici ! ajouta-t-elle sur un ton d’admiration naïve.

Luis rougit, mais il ne laissait pas que d’être flatté de la haute opinion qu’on avait de lui.

— Vous aurez tous les prix l’an prochain, lui dit Valentine, très affirmative.

Son cousin se promit de mériter ces éloges anticipés.

— On ne peut pas toujours travailler, reprit-il comme un enfant gâté qu’il était.

— Mais on joue aussi.

— À quoi ?

— Aux dames, aux dominos, aux cartes, aux jonchets…

Luis fît un mouvement d’impatience.

— C’est toujours la même chose.

— Je vous amènerai Geneviève. Elle est si drôle qu’elle vous forcera à rire, même quand vous n’en aurez pas la moindre envie. Les jeux les plus rebattus vous paraîtront nouveaux avec elle.

— Je vous ai déjà dit que je ne voulais voir personne. Je ne peux pas supporter les étrangers, répondit Luis, mais plus faiblement que la première fois.

Enhardie par ce demi succès, Valentine poursuivit :

— D’ailleurs, vous nous avez regardées de loin, et nous ne sommes plus des étrangères pour vous. Soyez gentil, aidez-nous de vos conseils, vous nous serez si souvent utile.

— Comme juge, quand la petite brune triche, par exemple ?

— Toujours, affirma Valentine.

— Je voudrais bien savoir en quoi ? demanda-t-il incrédule.

— Vous serez notre arbitre dans les cas difficiles, notre conseiller extraordinaire, le public, quand nous voulons jouer des charades.

Il se mit à rire :

— Je représenterai le public à moi tout seul ?

— Certainement. Vous sifflerez et vous applaudirez tour à tour. Enfin, vous nous aiderez à écrire et à jouer notre comédie, cette malheureuse comédie que nous ne jouerons jamais si vous ne vous en mêlez.

— Vous avez une comédie en train ?

— Oh ! en projet seulement. Il y a un rôle pour vous, tenez.

— Vous vous moquez.

— Pas le moins du monde. Si nous jouons Jeanne d’Arc, il nous faut un roi, vous ferez un Charles VII superbe.

L’entrée de la négresse, portant un plateau chargé de fruits et de bonbons, l’interrompit.

Valentine raconta à Luis la frayeur que celle-ci leur avait causée, et il rit de bon cœur.

— Ma bonne Chiquita, ma nourrice, ne ferait pas de mal à une mouche. Elle vous adore déjà parce qu’elle devine que nous sommes amis.

Ainsi, ils étaient amis ! Valentine rayonnait.

— Nous allons faire la dînette, dit Luis en faisant signe à la négresse d’approcher le guéridon de sa chaise longue.



Valentine demanda à partager le goûter avec Benito et Kiki, le perroquet. On leur donna à chacun une chaise, et Luis prit plaisir à remplir l’assiette de sa cousine, qui, de son côté le comblait de petits soins, tandis que la négresse veillait sur eux, plus hideuse que jamais dans ses efforts pour être gracieuse.

— C’est très gentil de vous avoir pour convive, déclara Luis. Je vous permets de revenir me voir aussi souvent que vous voudrez, mais je vous défends de parler de moi aux autres, ni de jamais m’amener aucune de vos compagnes.

Ce fut ce moment que Geneviève choisit pour venir s’asseoir sur le rebord de sa fenêtre.

En voyant Valentine, qu’elle croyait à demi-morte, paisiblement assise entre un singe et un perroquet, servie par le « diable » du grenier, et engagée dans une conversation animée avec un jeune garçon inconnu, au teint olivâtre, aux allures étranges, Geneviève avait d’abord poussé un cri de surprise, auquel en répondirent trois autres quand elle vint rouler comme une balle au milieu de la chambre.

Cette manière d’entrer chez les gens sans crier gare, à l’instant même où ils déclaraient ne vouloir voir personne, était si drôle, que Luis se mit à rire de bon cœur, une fois la première surprise passée.

— Quand je vous disais que Geneviève n’avait pas sa pareille ! s’écria Valentine.

On s’expliqua de part et d’autre. Comment Luis aurait-il pu résister à la franche gaîté de Geneviève ? Comment aurait-il pu avoir la cruauté de la mettre à la porte, quand elle arrivait avec l’intention de sauver son amie Valentine, et par contre-coup « le prisonnier » ?

Je laisse à penser si l’on rit de la frayeur des fillettes et de leur projet de fuite. Luis s’indigna fort, puis s’amusa beaucoup de l’idée de transformer en Barbe-Bleue un père chéri, qui n’avait d’autre défaut que de trop aimer et trop gâter son fils unique…

Geneviève très fine, avait vite deviné la situation. Son entrain ordinaire, joint à une petite pointe de sentiment qui la rendait tout à fait irrésistible, eut bientôt séduit Luis. Elle mettait une telle animation dans cette chambre jadis silencieuse, que c’était à ne pas la reconnaître. Elle fut bientôt intime avec Benito et Kiki, ainsi qu’avec la dévouée Chiquita, qui ne lui fit pas longtemps peur.

Valentine, reléguée au second plan, était trop peu égoïste pour s’en apercevoir. Elle reprenait son rôle effacé, tout heureuse quelle était d’avoir réussi à apprivoiser son cousin, dont elle avait fait la conquête. Luis ne perdait pas une occasion de lui parler comme à une vieille amie.

Lorsque M. Maranday, très anxieux de connaître le résultat de sa petite expérience, entr’ouvrit la porte de la chambre de son fils, il resta stupéfait. Luis, une main dans celles de Valentine, riait aux éclats de voir Geneviève danser avec Chiquita une bamboula de la plus haute fantaisie.



— Comment Geneviève se trouve-t-elle là ? s’écria l’Oncle, d’autant plus surpris qu’il avait eu tout le temps dans sa poche la clef de l’appartement.

On lui désigna la fenêtre.

— Nous autres filles de soldat, lui dit fièrement l’espiègle, nous prenons d’assaut les places fortes. Nous sommes ici, Valentine et moi, et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes… à moins que Luis n’en sorte avec nous. Vous entendez, Luis, maintenant, vous êtes des nôtres.

Et comme le jeune garçon semblait repris d’un accès de sauvagerie orgueilleuse :

— C’est chose entendue, mon oncle, poursuivit-elle, nous avons partagé le goûter de Luis à condition qu’il vienne souper avec nous. Ce sera épatamment amusant. Nous ne dirons rien à ces demoiselles, et vous me laisserez arriver la première avec Benito dans mes bras, et Kiki sur mon épaule, comme Robinson dans son île. Mon oncle me prêtera un de ses grands feutres pour compléter la ressemblance… Oh ! la tête de ces demoiselles ! ce sera à se tordre. Eh bien, vous ne dites rien, Luis ? mais parle-lui donc, Valentine.

— Mon cousin, je vous en prie… Cela me ferait tant de plaisir, et à mon oncle aussi, dit Valentine de sa douce voix.

— S’il ne veut pas, déclara Geneviève, je cours chercher ces demoiselles, et nous faisons irruption par le chemin que j’ai pris tout à l’heure… une véritable invasion de barbares ! Rendez-vous sur l’heure, mon cousin, nous sommes plus nombreuses que vous, il n’y a pas de déshonneur à vous avouer vaincu.

— À quoi bon me laisser tenter ? murmura Luis à l’oreille de Valentine, je ne puis plus jamais être heureux.

— Mais vous pouvez rendre tout le monde heureux autour de vous, répondit Valentine sur le même ton, votre père, nous, Chiquita et bien d’autres.

Il resta un instant pensif :

— Vous m’apprendrez, Cousine, lui dit-il bien bas.

Geneviève s’impatienta :

— Ah ça, qu’est-ce que vous avez à chanter tous deux, dans votre petit coin ? À moi, mon oncle ! nous allons rouler de gré ou de force cette chaise longue au salon, et Luis tiendra cour plénière toute la journée pour recevoir ces demoiselles… Mais, j’y pense, le courrier est-il passé ? si nous n’y prenons garde, elles se seront envolées vers Paris.

Mlle Favières aura mis bon ordre à leurs projets, répondit M. Maranday. Puis, tout ému, réunissant dans une même étreinte son fils et Valentine, il murmura : « que Dieu vous bénisse, ma chérie, pour le bien que vous avez déjà fait à mon cher petit Luis… »

— J’ai trouvé une petite sœur d’adoption, dit Luis, les deux bras autour du cou de son père.

— Et moi un autre frère…

— Pour qui me comptez-vous ? s’écria Geneviève. Je veux aussi ma part de caresses et d’affection. Moi qui n’ai pas de frères, j’ai droit « à un peu de Luis » déclara-t-elle, comme si son petit cousin eût été une exquise chose à partager entre elles deux.






CHAPITRE XI


LA CONQUÊTE DE LUIS


C’était fini. Il n’y avait plus de mystères à Rochebrune ; plus d’aile sud condamnée, plus de portes défendues, plus de prisonnier volontaire, et surtout, plus de malheureux isolé au château. Le soleil entrait librement par toutes les fenêtres, jadis hermétiquement closes, et l’affection, soleil de la vie, opérait des miracles dans le cœur si longtemps fermé de Luis.

Parmi les fillettes, c’était à qui gâterait et égayerait ce nouveau cousin si cruellement éprouvé. L’orgueilleux petit garçon acceptait plus volontiers cette sympathie enfantine que la pitié de personnes plus âgées. Il ne fut pas apprivoisé en un jour. Il était ombrageux, susceptible, aigri par la souffrance, parfois envieux, lui, pauvre infirme, de la belle santé de ses cousines.

Souvent, ses tristesses le reprenaient, mais un regard de Valentine, qui avait acquis sur lui une influence extraordinaire, le calmait instantanément. L’ingénieuse sollicitude de son amie découvrait toujours de nouveaux sujets d’intérêt ou d’amusement. Elle avait fini par persuader à Luis qu’il leur était devenu indispensable. Aucun travail ne se faisait plus sans ses conseils, aucun jeu sans sa sanction.

C’est ainsi que Luis avait fini par être de toutes les promenades. La chaise roulante de l’infirme était si commode pour y déposer les châles de ces demoiselles ou leurs bouquets, et on avait un tel besoin de savoir sur l’heure le nom de toutes les fleurs qu’on cueillait en route. Qui mieux que Luis pouvait les renseigner ? Il était si fort en botanique. D’ailleurs, avoir Luis n’impliquait-il pas la présence de l’oncle, un savant en sciences naturelles ? Ces demoiselles s’étaient prises tout à coup de passion pour la minéralogie et l’histoire naturelle. Toutes commencèrent une collection, qui, de papillons, qui, de coléoptères aux élytres brillantes, et nombreux furent les silex rapportés en triomphe comme pierres précieuses.

À ce régime, les joues creuses de Luis se remplirent et ses yeux prirent un éclat moins fiévreux. Chacune de ces demoiselles, voyant son talent pour le dessin, lui demanda en grâce une aquarelle, comme souvenir de leur séjour à Rochebrune. Ce fut un prétexte de plus pour rester au grand air, selon l’ordonnance du médecin.

M. Maranday, heureux de voir enfin son fils sortir de son marasme, était transfiguré ; il se révélait plein d’entrain et de gaîté, c’était à ne pas le reconnaître. Les domestiques mêmes avaient perdu leurs figures mornes, et le château tout entier semblait avoir pris un air de fête.

Bientôt les fillettes apprirent toute la vérité, fort simple dans sa tristesse touchante.

Après de nombreux voyages, M. Maranday, ayant fait fortune, avait épousé une jeune créole, et s’était fixé au Mexique, où sa femme possédait d’immenses propriétés. Entre trois beaux enfants et une femme charmante, la vie n’avait pour lui que des bonheurs, lorsque, pendant une de ses absences, un tremblement de terre, fléau de ce pays enchanteur, ensevelit sous les ruines de sa « casa », sa femme et ses deux fils aînés. Ce fut pur hasard si le plus jeune lui resta. Luis avait insisté pour accompagner son père à Mexico, et ce caprice le sauva. M. Maranday, ne pouvant supporter davantage la vue d’une plantation qui lui rappelait cet épouvantable malheur, avait vendu en toute hâte ses propriétés, et s’était embarqué sur le premier paquebot en partance pour la France. Il ne savait encore où s’établir, mais il songeait à Paris à cause de Luis, qui était d’âge à faire ses études, fort négligées jusque-là, selon l’habitude créole.

Pendant la traversée, Luis, très turbulent, très colère, d’autant plus gâté qu’il était désormais le seul bien, l’unique consolation de M. Maranday, fort désobéissant d’ailleurs, ayant voulu, malgré la défense, grimper à un mât — les mousses le faisaient bien ! — était tombé si malheureusement, qu’il s’était déboîté la hanche et fracturé les deux jambes. Par fierté, il n’avait avoué que la moitié de son mal, si bien qu’une fois le premier appareil enlevé, après quarante jours d’immobilité complète, et de supplice pour lui et tous ceux qui l’entouraient, on avait dû le soumettre à un traitement beaucoup plus long, et placer la pauvre jambe malade dans un appareil bien plus compliqué. Il fallut compter alors par mois et non par jours, et encore n’était-on pas sûr de la guérison finale. Pour sa part, Luis n’y comptait plus. C’était un désespoir de tous les instants.

« Jamais, jamais je ne serai comme tout le monde » répétait-il sans cesse.

On avait en vain essayé de l’intéresser aux jeux d’autres enfants, cela provoqua de telles explosions de chagrin qu’il fallut bientôt y renoncer.

M. Maranday se fit son esclave. Il ne vivait que pour son fils, et pour lui plaire, ne reculait devant rien, quelque bizarres, coûteux, incompréhensibles, que fussent les fantaisies de Luis. Lorsque l’enfant, prenant en grippe tout le genre humain, avait déclaré que, sauf sa fidèle Chiquita et son père, il ne voulait voir personne, M. Maranday avait ordonné, menacé, supplié… puis s’était soumis. Le pauvre enfant était si malheureux ! Il avait pourtant réussi à lui faire admettre un précepteur dans son intimité, puis, selon ses désirs, cherchant un endroit très différent de celui dans lequel l’enfant avait vécu jusque-là, et pensant que l’air des montagnes lui serait bon, il avait acheté ce château de Rochebrune dans lequel Luis pouvait vivre en liberté, loin des regards indiscrets, grâce aux précautions prises pour assurer sa solitude.

D’abord l’enfant avait paru se plaire dans sa nouvelle demeure ; il avait même fait quelques promenades en voiture, les stores baissés, car le moindre regard lui semblait une raillerie amère. Puis, dans un effrayant accès de mélancolie, il s’était calfeutré dans sa chambre sans plus vouloir en sortir.

C’est alors que M. Maranday s’était décidé, selon l’avis du médecin, à recourir à des auxiliaires inconscients, pour ramener l’enfant à une vie normale. Il ne pouvait appeler auprès de lui des neveux bien portants, dont la vue eût renouvelé le désespoir et accru les jalousies de Luis, des garçons qui d’ailleurs, ou l’auraient vexé sans mauvaise intention, ou dans leurs jeux brutaux, lui auraient fait mal. Mais en amenant à Rochebrune cinq petites filles, toutes disposées à s’amuser, il ne doutait pas qu’avec le temps, son fils ne se laissât distraire par le spectacle de leur gaîté et ne demandât de lui-même à rompre avec sa solitude.

Il comptait sans l’obstination maladive et l’orgueil de Luis. Pendant les premières semaines du séjour des fillettes au château, le petit garçon s’était entêté plus que jamais à vivre dans une chambre obscure. Il en était résulté cette recrudescence de maladie, durant laquelle M. Maranday s’était montré si sombre et si préoccupé. D’un mieux très accentué datait le changement de l’oncle Barbe-Bleue en un Oncle-Gâteau, le jour du pique-nique.

Le jeune garçon s’était intéressé malgré lui à ce qui se passait sous ses yeux. De sa prison, il avait suivi ces allées et venues, s’était fait une opinion sur chacune de ses cousines, avait joui de les voir s’ébattre au jardin comme une nuée d’oiseaux jaseurs, en était arrivé même, nous l’avons vu, à prendre parti pour les unes ou pour les autres. Le petit billet de Valentine lui était allé au cœur, sa visite fît le reste, lorsque M. Maranday, confiant en l’abnégation de la petite fille, n’hésita pas à tenter l’essai que nous savons.

Ainsi se trouvaient expliquées toutes les bizarreries de « l’Oncle cousu d’or » et l’attitude énigmatique des domestiques.

Quant à la colère de Chiquita en trouvant les petites filles au grenier, elle provenait tout bonnement de son indignation de voir « ces étrangères » manier les jouets favoris de son chérubin, ces jouets rappelant les beaux jours où Luis pouvait courir, où il trônait en uniforme de général sur son cheval mécanique, où il trottait sur son poney, le fameux poney dont Geneviève avait si grande envie, et que nul n’avait monté depuis la maladie de son petit maître.

Mlle Favières même, avait été tenue dans l’ignorance, de peur qu’elle n’instruisît par inadvertance les enfants de ce que celles-ci devaient ignorer, tant qu’il ne plairait pas à Luis de se laisser voir. Toujours méthodique, Mlle Favières fit comprendre à Valentine que, quelque bon qu’eût été le résultat dans ce cas exceptionnel, elle n’en avait pas moins eu tort en principe, les petites filles ne devant jamais écrire de lettres en cachette. Valentine n’avait comme circonstance atténuante que le fait d’avoir été uniquement guidée par son bon cœur, mais cela même eût pu lui jouer de mauvais tours en mainte occasion, car les excellentes intentions ne suffisent pas, il faut encore savoir réfléchir et demander conseil aux grandes personnes, sans quoi on risque de faire bien des sottises.

La petite tête folle de Geneviève n’en voyait pas si long. Elle n’était pas loin de s’attribuer tout le succès de « la cure morale » de Luis.

« Si je n’étais pas venue brusquer le dénouement, vous seriez encore là à parlementer, » disait-elle, « je suis arrivée comme marée en carême. »

Valentine souriait doucement. Peu lui importait que d’autres s’attribuassent la victoire, pourvu que son cher petit cousin fût moins malheureux. Et on le voyait renaître à vue d’œil, le gentil Luis, et le médecin disait qu’il n’était peut-être pas incurable, mais qu’il serait certainement devenu fou s’il avait continué longtemps cette vie de séquestré exaspéré. Fou ! son pauvre Luis qu’elle aimait presque autant que ses frères ! Valentine en pleurait rien que d’y penser.

Luis trônait comme un petit roi au milieu de ces demoiselles. Il n’avait plus le temps de s’ennuyer. On inventait des charades exprès pour lui ; on jouait à tous les jeux assis que connaissent les petites filles, et les langues marchaient, et les rires s’égrenaient : les échos de Rochebrune en étaient tout étonnés.

Cette comédie dont on avait tant parlé devint une source inépuisable d’amusement. L’Oncle Barbe-Bleue, dont personne n’avait plus peur désormais, s’était déclaré prêt à contresigner toutes les volontés de Valentine. Celle-ci s’était décidée en faveur de Jeanne d’Arc. Elle en avait écrit le scénario avec son cousin et Geneviève. Que de folies ne leur avait pas dit cette dernière en cette occasion ! Que d’anachronismes elle commettait pour le faire rire, ou sans même s’en apercevoir ! Ne voulait-elle pas donner à toute force à son amie le rôle d’Odette de Champdivers, sous prétexte que l’Oncle avait appelé plusieurs fois Valentine du nom de la gentille consolatrice de Charles VI.

L’étourdie Geneviève qui s’était fait raconter l’histoire d’Odette, n’avait-elle pas confondu Charles VI avec Charles VII !

La pièce écrite, — à leur façon, — il fallut confectionner les costumes. Cette fois, ces demoiselles avaient toute permission de fourrager au grenier, Mlle Favières et la bonne Chiquita, très habile de ses gros doigts d’ébène, firent des merveilles. M. Wilkins, le docteur-précepteur aux jaunes favoris leur fut d’un grand secours pour dessiner les costumes et brosser des décors avec Luis, enchanté de montrer son talent en peinture.

« Si seulement papa était ici » soupirait Valentine de temps à autre.

Petit à petit, elle échangea mille confidences avec Luis. L’un racontait ses souvenirs exotiques, sa vie parmi les fleurs et les grands arbres des pays chauds ; parlait de sa mère si belle et si indolente, de ses frères si audacieux ; des esclaves empressés autour d’eux, des journées entières passées doucement balancé dans un hamac. Il décrivait la « casa » sinistrement saccagée, l’horreur de ce retour, puis le voyage sur mer, la fatale désobéissance, la punition et les affreux jours « noirs » qui l’avaient suivie…

L’autre, pleine de sympathie, écoutait, attentive, émue, consolatrice. À son tour, elle parlait de son chagrin en arrivant à Rochebrune. Des petites persécutions de ses compagnes, elle ne disait mot, mais Luis les avait devinées. Elle dépeignait


Et brosser des décors avec Luis…

son père si artiste dans les moindres choses, et l’atelier de la

rue de Vaugirard avec ses toiles toujours s’accumulant, et sa mère si dévouée, si bonne.

« Comme vous » murmurait Luis.

Bientôt, elle s’enhardit à mentionner ses frères, les quatre fils Aymon, les quatre hommes dont elle était le petit caporal, selon Geneviève. Le grand Daniel, si studieux, toujours le premier de sa classe… Stanislas, qui aimait tant les voyages… et Jacques, qui était fou de gymnastique et ne rêvait que chevaux… et le petit Lolo aux réparties si drôles.

« Ils vous aimeraient tant s’ils vous connaissaient ! » disait la petite sœur. « Je leur écris des volumes sur vous. Croiriez-vous qu’ils sont jaloux, comme s’il n’y avait pas de place dans mon cœur pour un cinquième frère, sans faire tort aux quatre autres !… »

Et Luis qui, tout en étant un peu plus âgé que Valentine, semblait parfois plus jeune, tant il y avait dans sa nature de créole un côté enfantin, Luis était très fier qu’un pauvre petit infirme comme lui, pût rendre d’autres enfants jaloux de l’amitié qu’il avait inspirée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un jour, M. Maranday voulut savoir l’emploi que ses nièces avaient fait de ce billet de cent francs donné à chacune, à leur arrivée à Rochebrune.

« J’ai encore le mien tout entier, déclara fièrement Élisabeth. L’argent, ça ne se dépense pas comme ça, on le garde.

— Pour les mauvais jours ? demanda malicieusement Geneviève. Si tu ne dois jamais toucher à ton billet, autant vaudrait un chiffon de papier ordinaire.

— Et toi qui parles si bien, qu’as-tu fait du tien ?

— Ma foi, je serais bien en peine de le dire. Ce que je sais, c’est qu’il n’en reste guère dans ma bourse. Et moi qui croyais que je n’en verrais jamais la fin. Je voulais rapporter quelque chose à papa, la première fois que nous irions à Uriage, et maintenant il n’y a plus moyen. Qu’est-ce que j’ai donc acheté ?

— Il est des gens qui marquent leurs dépenses, de manière à savoir justement où ils en sont, dit l’Oncle. Mlle Favières fera pas mal de t’apprendre à tenir tes comptes.

— Moi, j’ai tenu les miens, s’écria Charlotte, en sortant de sa poche un agenda sur lequel se trouvaient inscrits tous les menus objets de toilette qu’elle avait dû remplacer faute d’un peu d’ordre en temps opportun.

— Oh ! là ! là ! que de sucreries ! s’écria Geneviève, qui avait jeté un regard par dessus l’épaule de son oncle.

Pastilles de chocolat 
6 fr. 50
Sucres d’orge 
2 »
Nougatines 
2 »
Boules de gomme 
1 »
Réglisse 
1 20
Fruits confits 
5 »
Dragées 
2 »
Pain d’épices 
1 75
Caramels 
3 »

— Et encore des chocolats, et des sucres d’orge, et des berlingots, etc., etc… continua Geneviève au milieu d’un rire général. Tu n’as pas été malade de croquer toute cette cargaison de bonbons ?

— Pas du tout.

— Je n’ignorais pas que Charlotte faisait des stations prolongées chez le confiseur, chaque fois que nous allions à Grenoble ou à Damville, dit Mlle Favières, mais je n’aurais jamais cru que le total fut aussi formidable.

— Quelle gourmande ! dit sa sœur indignée.

— Pour être juste, reprit M. Maranday, il faut ajouter que si Charlotte est assez portée sur sa bouche, elle a le cœur compatissant. Je vois un peu plus loin.



Aux pauvres 
2 fr. »
AuxIdem 
5 fr. »
AuxIdem 
23 fr. 75

— Sans compter qu’elle nous a donné une partie de ses bonbons, fit observer Valentine.

— Notre petite Charlotte est un peu prodigue, mais elle n’est pas égoïste, conclut M. Maranday.

— Geneviève aussi a dépensé des sommes folles pour les pauvres, dit Charlotte.

Il fallut expliquer à M. Maranday les projets charitables de ces demoiselles. Comme quoi, on avait cousu de nombreux vêtements pour les petits indigents. Et le désir de Valentine de procurer « une journée de bonheur à tous les petits pauvres des environs. »

M. Maranday écoutait, impassible en apparence seulement. Luis était vivement intéressé. Il rit de bon cœur quand Geneviève raconta la désillusion qu’elle avait eue en ne trouvant dans le village personne à qui allassent les vêtements qui avaient coûté tant de travail.

— Voilà ce que c’est que de n’avoir pas écouté Mlle Favières, s’écria-t-elle d’un ton comique.

Marie-Antoinette, interrogée sur ce qu’était devenu le billet qu’elle avait reçu, répondit :

— Je le dois à ma couturière.

— Déjà des dettes de couturière ! s’écria son oncle. Tu commences de bonne heure. Je ne voudrais pas être ton mari plus tard.

On rit. Mais Valentine semblait embarrassée. Elle essaya à deux reprises de détourner la conversation. Il lui fallut pourtant répondre comme les autres, à un interrogatoire direct.

Alors, toute rougissante :

— Mon oncle, permettez-moi de ne pas vous dire ce que j’ai fait de mon billet.

M. Maranday n’insista pas, mais il pensa à part lui :

« Se pourrait-il que ma petite Valentine soit avare, et qu’elle ait honte de l’avouer. »

Luis connaissait mieux sa petite amie :

« Vous avez tout envoyé là-bas ? » lui dit-il à l’oreille.

« Chut ! » répondit Valentine, qui savait aussi bien que lui ce que signifiait ce là-bas.

Et Marie-Antoinette s’empressa d’ajouter :

— Valentine aime bien garder son argent. Quand nous avons voulu acheter des affaires aux petits pauvres, elle n’a presque rien dépensé, Moi, j’ai employé la moitié de ce que maman m’avait donné au départ.

— Nous ne l’ignorons pas, depuis le temps que tu nous le dis, s’écria Charlotte impatientée.

Mlle Favières sentit la nécessité d’intervenir :

— Qui est-ce qui a le plus fait pour les pauvres ? Valentine, qui a terminé tout ce qu’elle avait entrepris, ou les jeunes filles qui n’ont à nous montrer que des choses commencées ou gaspillées ?

Ce fut au tour de ces demoiselles de baisser la tête.

— C’est si ennuyeux de coudre, murmura Geneviève, j’aimerais bien mieux être un garçon, au moins, je ne serais jamais obligée de tenir une aiguille !

— Tu te trompes. Les marins et les voyageurs y sont bien obligés, dit M. Maranday, et pour mon compte, cela m’est arrivé plus d’une fois.

— Vous avez cousu quelque chose, vous, mon oncle !… s’écrièrent les fillettes, tant leur paraissait drôle l’idée de voir le grave M. Maranday muni d’un dé et d’une aiguille.

— J’aurais souvent été bien embarrassé, si je n’avais pas su le faire. Je n’avais pas de valet de chambre avec moi dans les savanes du Brésil où j’ai tant voyagé avant de m’établir au Mexique. »

Et l’Oncle leur conta quelques amusantes anecdotes d’occasions nombreuses où il avait dû, non seulement exercer ses talents de tailleur, mais encore faire lui-même la cuisine, cirer ses bottes et laver son linge.

Ses nièces finirent par conclure qu’il était bon de savoir tout faire en ce monde.






CHAPITRE XII


UN JOUR DE BONHEUR


Mis au courant des vœux formés jadis sous les sapins, et que l’Oncle Isidore, comme un nouveau génie des contes de fées, avait si généreusement promis d’exaucer, Luis s’était laissé gagner par l’enthousiasme de ses cousines. Bal, fête champêtre, comédie, il avait tout accepté en projet, et les préparatifs l’avaient amusé comme les autres — au début ! mais une fois la comédie écrite, apprise, répétée, prête à être jouée, et les invitations lancées, il fut repris d’un accès de timidité nerveuse à la pensée de se trouver tout d’un coup placé en évidence, lui, fils du maître de la maison avec son infirmité si frappante. Tant de bruit, tant de mouvement, tant d’inconnu en perspective l’épouvantaient, mais que n’eût-il pas fait pour l’amour de Valentine ! D’ailleurs, il avait, lui aussi, certains projets dont il ne disait rien à personne, mais dont il se promettait un vrai bonheur.

Luis était en train de mettre en pratique la devise de Valentine.

« S’oublier pour les autres. »

Et c’était incroyable combien, envisagée ainsi, la vie avait changé pour lui.

En partageant les promenades charitables que Valentine faisait le matin, escortée de Mlle Favières, avec la permission de M. Maranday, lequel, informé par son fils de l’emploi des cent francs donnés précédemment, avait regarni la bourse de la fillette au profit des pauvres de Damville, Luis n’était pas sans avoir appris bien des choses.

Les chaumières des villages environnants renfermaient des êtres tout aussi disgraciés que lui par la nature. Il fit bientôt connaissance avec une petite bossue, un petit aveugle, un estropié qui ne marchait qu’avec des béquilles, un paralytique qu’on ne sortait jamais de son misérable lit. Ceux-là n’avaient pas auprès d’eux un père pour les aduler, une société de cousines pour les distraire, de nombreux domestiques pour les soigner, ni les mille conforts que donne la fortune et grâce auxquels la souffrance devient plus supportable. Leurs parents, de pauvres paysans, les aimaient à leur manière, mais occupés du matin au soir des travaux des champs qui les faisaient vivre, ils négligeaient forcément les malheureux infirmes.

« Que je les plains, l’aveugle surtout ! s’était écrié Luis quand il avait enfin compris la vérité. Ils sont seuls toute la journée, ils n’ont ni livres, ni joujoux… et point de Valentine, ajouta-t-il avec un serrement de mains attendri et un regard de reconnaissance.

— Il me semble qu’il y a au grenier, bien des livres et bien des jouets, insinua Valentine.

— Et que leur place n’est pas là, n’est-ce pas ? dit Luis, la comprenant à demi-mot.

— Nous pouvons faire tant d’heureux avec si peu !… Même les joujoux cassés, avec quelques raccommodages, sont encore très amusants. Maman nous a enseigné à ne jamais rien laisser perdre. Toutes nos soirées du mois de décembre se passent très gaîment à rafistoler les vieilleries accumulées dans les armoires. Mes frères collent, repeignent, clouent, inventent même de toutes pièces de nouveaux jouets. Maman et moi taillons et cousons dans les vêtements hors d’usage.

— Et que faites-vous de tout cela ? demanda Luis.

— Oh ! c’est bien plus vite distribué que fabriqué ! Il y a tant d’Œuvres de charité, sans compter les hospices d’enfants malades !… Enfin, ma mère vient en aide à plusieurs pauvres familles. Et notre grande récompense a toujours été de la suivre dans ses visites aux nécessiteux.

— Comme moi maintenant, de vous accompagner, murmura Luis.

Bientôt, les infirmes des environs de Rochebrune apprirent à considérer Valentine et Luis comme une bénédiction répandue sur leur triste existence. La chaise roulante du jeune créole était toujours chargée à leur intention : tantôt une poupée, un abonnement à un journal d’enfants pour la bossue ; des petits instruments de musique pour l’aveugle ; une boîte de couleur au boiteux ; un livre, puis une petite voiture mécanique pour le pauvre garçon qui n’était jamais sorti de sa chambre, sans parler de cadeaux plus utiles pour leur bien-être matériel et celui de leurs parents.

— À quoi servirait d’être riche, si l’on ne savait pas partager, disait Valentine.

On partageait donc, et la joie que ressentait Luis en voyant le bonheur qu’il versait à pleines mains le récompensait amplement. Il ne pensait plus à être envieux de personne ; il ne craignait plus d’être un objet de répulsion ou de raillerie ; il ne voyait partout que des figures amies et reconnaissantes. « Le Petit Monsieur du Château » était vite devenu l’idole des enfants du voisinage, malades ou bien portants, et tous lui témoignaient leur gratitude à leur façon, par des sourires, des regards, des fraises des bois, des framboises parfumées, des myrtilles bleues, dont on lui apportait des paniers entiers, tandis que « la Jeune Demoiselle » recevait tant de bouquets, qu’elle ne savait plus les mettre, malgré sa passion pour les fleurs.

« Sais-tu, dit Valentine un jour que Luis s’apprêtait à donner un magnifique volume doré sur tranches au petit boiteux dont l’infirmité l’intéressait tout particulièrement, sais-tu que c’est ce livre qui m’a mise sur la voie des découvertes.

— Comment cela ?

— Oui, regarde.

Et, du doigt, elle souligna le titre :

Les aventures du célèbre Pépé.

— Je ne vois pas comment.

— C’est une nouveauté de cette année, Jacques en avait assez envie au jour de l’an ! Quand je l’ai trouvé au grenier, j’ai tout de suite compris que ce livre n’avait pas pu appartenir aux enfants des anciens propriétaires de Rochebrune.

— Et que par conséquent…

— Il fallait me mettre à ta recherche, finit gaîment Valentine.

— Croirais-tu que j’avais tellement pris en grippe tout ce qui me rappelait les projets de voyages, de gymnastique, d’aventures, que je faisais autrefois, moi qui rêvais d’être soldat ou marin, que j’écartais systématiquement tous les livres où il en était question !

— Pauvre Luis !

— Maintenant je ne me plains plus… tant que tu seras auprès de moi… Oh ! mes pauvres rêves !…

— Je suis sûre que tu deviendras un grand artiste comme papa, tu as tant de dispositions pour la peinture ! dit sa petite consolatrice. Si seulement mon petit père pouvait te donner des leçons, lui qui enseigne si bien la perspective et qui fait de si beaux tableaux !…

Luis sourit, pour une raison de lui seul connue, et, changeant de sujet, se mit à parler de la fête projetée.

On avait résolu de combiner en une seule journée les triples amusements que les fillettes avaient imaginés. M. Maranday avait fait des invitations de tous les côtés. Le riche propriétaire du château de Rochebrune n’avait eu qu’à faire une tournée de visite pour se créer des relations, et Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers pouvait être tranquille, les invités élégants ne manqueraient pas.

Valentine avait, elle aussi, invité, tous les enfants du voisinage, riches ou pauvres.

On devait avoir l’après-midi une fête foraine dans le parc, puis un grand dîner sous les arbres, et, le soir, la fameuse représentation de Jeanne d’Arc, suivie d’un bal sur la pelouse. Que de plaisirs ! Valentine aurait dû être radieuse. D’où vient qu’elle soupirait si souvent en y songeant ? C’est que la petite sœur pensait à ses frères, à ses parents, qu’elle aurait tant voulu avoir auprès d’elle. Fidèle à sa devise, elle s’employait si activement au service des uns et des autres que son chagrin en était allégé. Nul ne se doutait en la voyant qu’elle n’était pas la plus heureuse de toutes les fillettes du château, nul, hormis Luis, qui devinait ses tristesses. Mais, chose bizarre, le jeune garçon n’essayait même pas de consoler sa petite amie. Au contraire, il avait un air satisfait des plus surprenants.

Le jour de la fête était arrivé. Il faut croire qu’il n’est pas en ce monde de bonheur complet, car, de son côté, Geneviève avait un regret inavoué. Ce poney dont elle rêvait, elle ne l’aurait jamais. Luis aimait trop Djinn avec lequel il avait fait tant d’enivrantes chevauchées, et qu’il ne pourrait plus monter, hélas ! Et Marie-Antoinette se désespérait, à cause de la défense de l’Oncle de faire venir de Paris de nouvelles toilettes. Or, Mademoiselle de Montvilliers avait si bien saccagé ses belles robes, grâce à sa manie de les porter à tort et à travers, qu’il ne lui en restait plus une de « présentable ». Elle n’avait rien à se mettre, selon l’expression consacrée. Combien elle regrettait d’avoir gâché, pour le pique-nique, son joli costume clair ! Sa manie de vouloir « épater » les autres par son élégance lui avait joué de mauvais tours.

Elle allait revêtir sa toilette la moins fanée, lorsque l’Oncle « Cousu d’or » (il avait perdu son nom de Barbe-Bleue) se signala par une nouvelle originalité : chacune de ses nièces reçut une robe blanche très simple, mais très coquette. C’était charmant de voir ces cinq petites filles vêtues de même. On eût dit cinq petites sœurs.

Mlle Marie-Antoinette qui était experte en toutes ces choses, dut s’avouer que sous des costumes pareils, il y avait peu de différence entre les fillettes. Élisabeth et Charlotte étaient presque jolies, et Valentine l’était tout à fait. À quoi bon être si vaine d’une beauté qui dépend tant d’une couturière et d’une modiste ?



« Pour moi, quelle que soit ta toilette, tu es toujours belle, » avait dit gentiment Luis à Valentine.

C’était une journée magnifique du mois de septembre, le ciel était d’azur, les arbres, déjà garnis des mille ballons orangés, qui servaient de lampions pour l’illumination du soir, semblaient des arbres de pays fantastiques, aux énormes fruits. On avait installé des chevaux de bois sur une pelouse, organisé des jeux de toutes sortes dans un coin du parc, et cinq petites boutiques garnies de mille objets tentants, attendaient les cinq cousines, petites marchandes improvisées. On devait vendre au profit des pauvres, à quiconque parmi les invités, voudrait participer à cette fête de charité, tandis que l’on donnerait à tous les déshérités du sort.

M. Maranday, qui avait parfois des idées fort drôles, avait monté pour Charlotte une boutique où tout ce qui se mange était largement représenté, en lui recommandant bien de ne pas manger son fonds. Geneviève avait une loterie où l’on gagnait à tout coup. Élisabeth, des objets utiles, parmi lesquels force tirelires, et Marie-Antoinette, des fleurs et des colifichets, brillants comme elle, fragiles et futiles. Valentine et Luis, unis comme toujours, avaient une provision inépuisable de bonbons et de joujoux. C’était si doux de faire tant d’heureux ! Luis, à demi caché par le comptoir, n’était plus embarrassé de sa personne. Il rayonnait. Placé en face de la grille, il regardait tous les arrivants avec une persistance singulière chez un « sauvage » comme lui, qui, d’ailleurs, ne connaissait personne.

Les invités entraient en foule dans des calèches découvertes : luxueuses fillettes, garçonnets bien découplés sur leurs bicyclettes, enfants simplement vêtus, arrivant qui à pied, qui dans des équipages modestes, et enfin, les protégés de Valentine, reconnaissables à leurs gais sarreaux, cachant des habits plus ou moins neufs, et les mettant, eux aussi, en tenue de fête.

« Voyez si je n’ai pas eu une bonne idée », disait Valentine, en les saluant d’un petit signe de tête amical.


Abandonne sa boutique à Luis et se précipite….

Tous semblaient en extase, et comme transportés dans un autre monde, un pays enchanté où il n’y avait que du bonheur pour chacun. Eux qui, jusqu’alors, avaient subi, dans les foires et devant les plaisirs des riches le supplice de Tantale, ils osaient à peine croire que, sans même dépenser leurs deux sous accoutumés, ils avaient droit à ces choses extraordinaires qui leur avaient toujours semblé inaccessibles.

D’autre part, les vrais acheteurs mettaient littéralement au pillage les boutiques de ces demoiselles, dont « la caisse » s’emplissait rapidement de pièces blanches, étoilées de pièces d’or.

Mais arrive une diligence bondée de voyageurs. Elle s’arrête devant le perron, et Valentine reste muette de surprise. Tout d’un coup, poussant un grand cri, la petite fille abandonne sa boutique à Luis battant des mains, et se précipite vers la diligence. Elle n’en peut croire ses yeux. Est-ce possible ! Sont-ils bien tous là ? Papa avec sa longue barbe et ses moustaches !… Maman avec son bon sourire !… et le grand Daniel, qui a encore grandi pendant ces six semaines de séparation !… et Stanislas, toujours frais et rose !… et Jacques, avec son béret de travers comme d’habitude !… et Lolo, fou de joie !…

Les quatre fils Aymon sont au complet. Leurs têtes rousses semblent de l’or en fusion, sous le rayon du soleil qui les illumine, comme au départ du train… Tous se jettent sur « Titine » qui voudrait les embrasser tous à la fois, et être en même temps dans les bras de son père et de sa mère.

Quelle joie ! comment vous la décrire jamais ! vous dire comme quoi, presqu’au même instant, un beau capitaine tout galonné serrait sur son cœur son petit diable rose, Geneviève, tandis qu’Élisabeth et Charlotte couraient au devant de leur maman, et que Mlle de Montvilliers recevait un froid baiser d’une élégante dame, aux manières hautaines. — Comme quoi, Luis, le cinquième frère de Valentine, fit en un clin d’œil la connaissance des quatre lycéens. — Comme quoi, il déclara à Valentine qu’il n’avait jamais eu d’aussi gentils copains. — Comme quoi, de leur côté, les quatre fils Aymon dirent confidentiellement à leur sœur que Luis était un « fameux zig ». — Comme quoi, l’oncle Barbe-Bleue fit sur le champ la conquête de toute la bande joyeuse. — Enfin, comme quoi Luis, ravi de l’air de béatitude de Valentine, ne s’était jamais senti aussi heureux.

Mais je n’en finirais pas si je vous racontais tout cela. Qu’il vous suffise de savoir que la journée fut parfaite en tous points. Parfait le dîner en plein air, sur d’immenses tables dressées sous les arbres ; parfaite, la comédie, où Jeanne d’Arc, représentée par Geneviève, recueillit les applaudissements généraux, où les quatre fils Aymon firent merveille dans le costume d’archers supplémentaires que l’oncle leur avait fait préparer ; où le roi Charles VII, couvert d’un manteau d’Hermine à longue traine, aussi bel homme en apparence que vous et moi, sur la chaise longue où il siégeait comme un empereur romain, était enchanté de son rôle.

Tous les spectateurs firent une ovation aux jeunes acteurs, et, d’après Geneviève, « les invités de Valentine » furent transportés au septième ciel.

Vous parlerai-je encore du bal sur la pelouse, et du feu d’artifice, dernière surprise de l’oncle ?

« C’est bien l’oncle Cousu d’or », répétait Lolo avec admiration.

Quelle journée inoubliable pour « les petits pauvres », qui retournèrent chez eux, chargées de cadeaux utiles et agréables, vêtements, jouets, etc. ; sans compter l’argent distribué aux parents par les charmantes vendeuses.

Ce qui rendait cette journée « idéale » au dire de Valentine, c’est que riches et pauvres, jeunes et vieux, connus et inconnus, « tout le monde avait fraternisé, et qu’on s’était senti comme une grande famille ».

Le lendemain fut peut-être meilleur encore pour Valentine, car il lui réservait de nouveaux bonheurs. Et d’abord, ce n’était pas seulement pour la chercher que l’on avait fait venir ses parents, c’était pour donner une bonne quinzaine d’excursions et de soleil aux lycéens avant la rentrée ; c’était pour que l’artiste ébauchât de Luis un de ses portraits les mieux réussis, portrait princièrement payé par l’oncle ; c’était enfin pour que la maman fatiguée pût se reposer auprès de sa fille.

Oh ! la dernière bonne quinzaine ! que de parties et que de rires ! Mme de Montvilliers n’avait pas tardé à emmener sa fille à Uriage, pour combler les vœux de Marie-Antoinette, et Mme Maranday avait bientôt ramené Élisabeth et Charlotte à Orléans, mais le capitaine et Geneviève étaient restés, et « la petite rouge » avait justifié, auprès des lycéens, l’avantageuse opinion qu’elle leur avait donnée d’elle à la première entrevue. Le capitaine était un autre oncle plein d’attention pour Valentine, l’amie de prédilection de sa fille.

Elle finit pourtant cette quinzaine si heureuse, et il fallut songer à regagner Paris. Les vacances étaient terminées. Quel dommage !

Mais Luis ! allait-il retomber dans sa solitude ? Le bon petit cœur de Valentine souffrait de laisser son cousin seul dans ce grand château. Geneviève le regrettait aussi, ce gentil Luis, mais elle était toute à la satisfaction d’avoir retrouvé son « cher petit papa chéri » et au ravissement d’apprendre de lui à se servir du cadeau inattendu de l’oncle Cousu d’or : un poney, un vrai poney, qu’elle devait ramener à Caen, ô délices !… Djinn en était complètement oublié.

Le dernier soir, M. Maranday prit Valentine à part.

« Je t’ai mal jugée pendant longtemps, ma mignonne, mais j’ai enfin pu découvrir ta véritable nature de petite violette, explique-moi donc pourquoi, au commencement, tu étais si différente de toi-même ?

À sa grande surprise, Valentine éclata en sanglots. Et d’une voix entrecoupée :

— Mon oncle, j’ai une confession à vous faire. Je… je savais… on avait dit devant moi que… que vous faisiez venir vos nièces pour en choisir une, et… et en faire votre héritière.

Et ses pleurs redoublèrent.

— Vous aviez l’air si malheureux, si triste, reprit-elle quand elle put parler, j’avais envie de vous dire dès les premiers jours combien j’étais désireuse de vous consoler. J’aurais voulu vous supplier de me laisser vous aimer comme un second père. Vous étiez si bon pour nous !… Mais cette maudite pensée d’héritage me paralysait… j’avais si peur que vous me croyiez aimable par intérêt… Oh ! que je l’ai maudit cet argent. Et puis, ces demoiselles qui me taquinaient tant, et tout le monde qui semblait ne pas me comprendre. J’étais très malheureuse, loin de mes frères et de mes parents… Mais enfin (sa voix s’éclaircit) j’ai trouvé Luis. Alors, j’ai oublié ces bêtises d’héritage, et je suis redevenue moi-même, puisque, ayant un fils, vous ne songiez pas à faire choix d’une héritière.

— Chère petite, dit M. Maranday en la prenant dans ses bras, tu m’as plus donné que je ne pourrai jamais te rendre ! Je cherchais parmi mes nièces celle qui, ayant le meilleur caractère, le cœur le plus tendre ; posséderait cette vertu féminine par excellence, l’abnégation. Je voulais assurer à mon pauvre Luis la chose la plus rare : l’affection désintéressée. Maintenant, je suis tranquille. Si je mourais, si cette grande fortune qu’on m’attribue n’existait pas…

— Luis serait mon frère ! s’écria Valentine les yeux étincelants, jamais je ne l’abandonnerai.



— C’est bien ce que j’attendais de toi, reprit M. Maranday. Mais, pour le moment, voici ce que j’ai résolu, avec l’assentiment de tes parents. Nous allons habiter tous ensemble, ici, pendant les vacances, et, pendant l’année scolaire, à Paris, où je viens d’acheter un hôtel assez grand pour nous loger tous.

— Est-ce possible ! murmura Valentine stupéfaite et près de croire qu’elle rêvait.

— Ton père trouvera là un atelier spacieux, ta mère, un intérieur à diriger, tes frères, un grand jardin et une vaste maison à remplir de leurs rires et de leurs jeux ; toi, toute une mission de dévouement ! Luis ne veut pas quitter sa petite sœur d’adoption. Tes frères lui donneront, par leur présence, l’émulation qui lui manquait ; ton père, qui est un grand artiste, fera des chefs-d’œuvre sans être continuellement arrêté par une misérable question d’argent ; ta mère ouvrira son cœur maternel à l’enfant sans mère, et, grâce à vous, Luis aura retrouvé une famille… Pauvre petit infirme !… Mais ! qui sait ?…

— Oh ! fit Valentine tout bas, il guérira, n’est-ce pas ?… Il marchera…

— Il est si jeune, et il a une si bonne constitution, que, maintenant qu’il veut bien se laisser soigner, nous pouvons tout espérer…

— C’est trop de bonheur !…

— Geneviève viendra nous voir souvent, poursuivit M. Maranday, c’est une excellente nature ; ses travers sont plus apparents que réels, et si je ne t’avais pas comprise enfin, j’aurais pu la choisir à ta place. Il est vrai que son papa me l’aurait difficilement cédée. Charlotte et Élisabeth seront invitées pendant les vacances ; leurs défauts s’atténueront avec l’âge… Quant à Marie-Antoinette, je doute que nous la revoyions jamais ; elle est trop foncièrement égoïste et frivole pour que nous ayons grand plaisir à la retrouver… On n’oubliera pas Mlle Favières. Quand elle aura terminé ton éducation, nous lui assurerons une heureuse vieillesse. Pour toi, qui as non seulement su rendre Luis heureux, mais meilleur, pour toi qui nous as montré que tu savais faire des richesses l’usage qu’il convient, tu seras mon petit aumônier… Le veux-tu, dis, ma fille ? »

Valentine, délicieusement émue, pensant rêver encore, leva ses doux yeux pleins de larmes — myosotis brillants de rosée, — sur l’Oncle si féériquement bon… cet ancien « Oncle Barbe-Bleue » !