Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 233-239).

XXXIII

PRISONNIERS

Les deux aventuriers s’étaient remis aux avirons et descendaient le cours de la Massawippi depuis environ une demi-heure. Ils venaient de dépasser l’embouchure de la petite rivière au Saumon, quand Roger, qui avait repris son poste à l’avant du canot, vit tout à coup, à trois ou quatre portées de fusil plus bas, un autre canot qui contournait un coude de la rivière et venait à leur rencontre. Ce canot était monté par deux sauvages qui, en apercevant nos deux amis, se jetèrent à terre. Roger et Le Suisse, à qui son compagnon venait d’indiquer le canot étranger du geste et sans dire un mot, en firent autant, mais en ayant soin de remonter un peu la rivière et d’atterrir sur la rive opposée à celle où les sauvages avaient paru se jeter, c’est-à-dire sur la rive droite.

Sur ce côté de la rivière Massawippi, la berge est très basse et la vallée s’étend en un immense hémicycle, pouvant bien avoir trois ou quatre lieues de circonférence, formé par la jonction des vallées des rivières Massawippi, Coaticook et de la petite rivière au Saumon. Cette vaste plaine n’est séparée de la vallée de la rivière Saint-François, à son extrémité nord-est, que par un léger renflement de terrain, d’à peine une quinzaine de pieds d’élévation, prolongement des collines qui séparent la vallée de la rivière au Saumon de la vallée du Saint-François. Ce renflement de terrain se prolonge jusqu’à la berge de la Massawippi, à quelques arpents seulement de son embouchure.

Sur la rive gauche, c’est-à-dire du côté où les sauvages avaient paru atterrir, la Massawippi contourne, en la côtoyant de très près, le pied d’une haute colline, presqu’une montagne, qui la sépare de la rivière Magog, distante d’une bonne lieue.

En apercevant le canot sauvage, Le Suisse et Roger avaient remonté la Massawippi jusqu’à l’embouchure de la rivière au Saumon, qu’ils venaient de dépasser. Ils entrèrent dans cette rivière et, tirant et poussant leur canot, ils le cachèrent tant qu’ils purent parmi les roseaux et les broussailles de la rive. Puis, escaladant la berge, très basse en cet endroit nous l’avons dit, ils se blottirent derrière des arbres ; mais de manière à pouvoir observer l’autre rive et le cours de la rivière sur une bonne distance en aval de l’endroit où ils se trouvaient.

— Qui pensez-vous que peuvent être ces sauvages ? demanda Roger à voix basse, quand ils se furent cachés.

— Je l’ignore absolument !… Je ne crois pas, cependant, que ce soit des amis, car ils se sont cachés trop précipitamment en nous apercevant.

— Nous ne sommes pas très éloignés du pays des Abénaquis, n’est-ce pas ? C’est peut-être un parti de chasse de cette nation, en tournée par ici ?

— Il est vrai que nous ne sommes pas loin du pays des Abénaquis ; mais nous ne sommes pas loin, non plus, du pays des Iroquois. Je crois plutôt que nous avons affaire à un parti de cette dernière nation, revenant d’une tournée de déprédations dans la colonie et s’en retournant dans son pays par cette route.

— Qu’allons-nous faire pour nous en assurer ?

Ce que nous avons de mieux à faire est de laisser notre canot ici et d’aller en reconnaissance par terre.

En disant ces derniers mots, Le Suisse s’était levé et examinait l’amorce de son fusil. Quand il se fut assuré que tout était en ordre de ce côté et que son couteau jouait bien dans sa ceinture, il fit signe à Roger, qui, de son côté, avait pris les mêmes précautions, de le suivre. Puis ils se mirent à marcher prudemment, en se dissimulant derrière les arbres et en évitant de faire le moindre bruit.

Mais ils avaient à peine fait une dizaine de pas qu’un sifflement se faisait entendre et qu’un tomahawk, ou hache de guerre des sauvages, traversait l’air en tournoyant et venait enfoncer son taillant dans le tronc d’un arbre, après avoir passé à quelques pouces seulement de la tête de Le Suisse.

Les deux hommes firent volte-face, se jetèrent sur les mains et les genoux et rampèrent hâtivement jusque derrière les racines soulevées d’un gros pin ; pendant que le lugubre et retentissant cri de guerre des sauvages déchirait le silence de la forêt, et qu’une trentaine de Peaux-Rouges, hurlant, gambadant et brandissant leurs armes, se précipitaient sur eux à travers les broussailles dont le sous-bois était formé.

Les plus avancés des guerriers sauvages n’étaient pas à plus d’une trentaine de pieds des deux Blancs. Ceux-ci, sans prendre le temps de réfléchir, épaulèrent leurs fusils et tirèrent, les deux détonations n’en faisant qu’une.

En recevant cette décharge, trois sauvages culbutèrent et restèrent étendus parmi les feuilles mortes. Mais, avant que les deux amis eussent eu le temps de recharger leurs armes, le reste de la bande était sur eux. Ils se relevèrent donc et, empoignant leurs fusils par le canon et s’en servant comme de massues, ils franchirent l’espèce de rempart formé par les racines derrière lesquelles ils s’étaient abrités, et ils se mirent à frapper dans le tas de leurs assaillants comme des hommes qui, sachant qu’ils n’ont pas de quartiers à attendre de leurs ennemis, sont décidés de vendre leur vie aussi chèrement que possible.

La première fois que Le Suisse rabattit ainsi son fusil dans le tas des sauvages, il enfonça un crâne et brisa une épaule ; mais son fusil se rompit, et il ne resta qu’avec un tronçon du canon dans les mains. Gardant ce tronçon dans sa main droite et prenant son couteau de chasse dans sa main gauche, sans un cri, sans une parole, mais avec l’énergie du désespoir, il fonça dans la bande de démons hurlants qui les assaillaient, résolu, puisqu’il fallait mourir, à en découdre un aussi grand nombre que possible avant de succomber.

De son côté, Roger ne restait pas inactif. Après avoir assommé une couple d’ennemis avec la crosse de son fusil, il s’élançait pour en démolir un troisième en frappant de côté, quand le sauvage, en se baissant brusquement, évita le coup, qui lui passa par-dessus la tête. Et le fusil, ne rencontrant que le vide à l’endroit où aurait dû se trouver la tête du sauvage, alla se briser contre le tronc d’un arbre un peu plus loin ; pendant que Roger, emporté par son élan, faisait une couple de pas de côté et s’étendait de tout son long sur la mousse.

Il se releva cependant avant que deux sauvages, qui avaient bondi dans sa direction en le voyant tomber, ne fussent sur lui. Alors, tirant son couteau de sa ceinture, il poignarda le premier et s’élançait pour en faire autant au second, quand celui-ci para le coup avec son tomahawk ; et la lame du poignard, remontrant le fer de l’arme du sauvage, se brisa au ras du manche.

Complètement désarmé, le jeune homme n’en continua pas moins de se battre, mordant et frappant avec ses poings. Mais la bataille, trop inégale, ne pouvait durer longtemps. Bientôt, les deux compagnons, sans arme, à bout de force et d’haleine, incapables de se défendre plus longtemps, furent terrassés et ligotés ; et les sauvages, rendus furieux par leur résistance, s’apprêtaient à les scalper avant de les mettre définitivement à mort, quand une nouvelle bande d’Indiens parut sur la scène et que celui qui paraissait en être le chef se jetait entre les captifs et leurs vainqueurs. Puis d’une voix brève et autoritaire, il leur disait quelques mots dans une langue que Roger reconnut comme étant de l’Iroquois.

Les guerriers qui venaient de combattre les deux Blancs lui répondirent d’un ton courroucé. Mais le nouveau venu leur parla encore, avec des gestes persuasifs et, après quelques répliques de part et d’autre, les sauvages qui avaient capturé les Blancs se calmant peu à peu, ils permirent à leurs prisonniers de se mettre debout, tout en leur laissant les mains attachées derrière le dos et en les mettant chacun sous la garde de deux guerriers. Puis ils comptèrent leurs pertes.

Les deux Blancs avaient tué sept hommes aux sauvages : deux avaient été tués par des balles, deux assommés à coups de crosse de fusil et trois poignardés à mort. En plus de ces morts, il y en avait bien une douzaine de blessés, dont trois ou quatre assez grièvement.

Celui qui paraissait être le chef des sauvages, après avoir fait ces constatations, revint vers les deux prisonniers et, comme s’il eût cherché à découvrir de quelle espèce étaient ces hommes qui venaient de faire tant de ravages parmi ses guerriers, il les examina longuement et en silence. À part quelques contusions et égratignures, ni Le Suisse, ni Roger n’avaient de blessures sérieuses.

Quand son examen fut terminé, le chef se tourna vers les siens et dit quelques mots. Aussitôt, les deux bandes, qui étaient maintenant réunies et n’en formaient plus qu’une, se divisèrent en trois groupes. Le premier groupe se mit en devoir de ramasser les morts et de les ensevelir à la mode sauvage, mode qui consistait à élever des échafauds et à y placer les cadavres, les laissant exposés à toutes les intempéries, aussi bien qu’à tous les oiseaux du ciel. Le deuxième groupe s’occupa d’aider les blessés à regagner le campement, pendant que les autres sauvages entouraient le chef et les deux captifs et que, tous ensemble, ils se mettaient en route vers le même but.