Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 207-212).

XXX

OHQUOUÉOUÊE ARRIVE À SARASTAU

Ohquouéouée avait dit à Roger, quand elle lui avait raconté son histoire, au bord de la rivière du Loup, que son pays était à deux fois autant de journées de marche du Saint-Laurent que ses deux mains comptaient de doigts ; c’est-à-dire vingt jours. La pauvre enfant en avait mis trente-deux à parcourir cette distance.

Elle était bien lasse !

Quand elle arriva à la rivière Hudson, vers le milieu de l’après-midi, elle était dans un tel état d’épuisement qu’elle n’osa entreprendre de traverser la rivière ce jour-là. Elle se reposa quelque temps, se trouva de la nourriture, fit un bon repas, puis elle s’arrangea une place pour dormir.

Le matin venu, un peu reposée et réconfortée, elle se déshabilla, fit un paquet de ses vêtements qu’elle s’attacha sur la nuque, puis elle se lança dans le courant. Elle nagea jusqu’à la petite île au milieu de la rivière, y atterrit et se reposa encore environ une heure, puis elle se remit à l’eau.

Quand elle sortit définitivement de l’onde, sur la rive ouest de l’Hudson, Ohquouéouée pouvait à peine se tenir debout, tant elle était à bout de forces. Cependant elle se rhabilla et continua sa route, en se traînant presque, toute la journée.

Le lendemain matin, quand elle voulut se remettre en marche, il lui fallut faire un grand effort de volonté pour forcer ses membres raidis à lui obéir. Et malgré tout son courage, elle n’avança, pour commencer, que très lentement ; à chaque pas, il lui fallait mouvoir tout un côté de son corps d’une seule pièce. Peu à peu cependant, ses jambes retrouvèrent un peu de leur souplesse accoutumée et elle put marcher plus facilement et plus vite.

Mais ce ne fut que plus tard dans la matinée, quand elle s’engagea sur un grand plateau sablonneux et couvert de pins élancés, dont les fortes senteurs balsamiques se répandaient au loin, que la jeune fille sentit ses forces lui revenir tout à fait et qu’elle se remit à marcher avec sa vigueur ordinaire.

L’Indienne venait de reconnaître le sol de son pays, et cela faisait sur elle l’effet d’un puissant tonique.

Il lui fallut cependant marcher encore tout le reste de cette journée avant d’atteindre le village qu’elle avait quitté l’automne précédent, et où elle allait retrouver son père.

À la pensée de son père, Ohquouéouée sentait bondir son cœur d’allégresse. À mesure qu’elle s’était éloignée de la rivière Saint-François, le souvenir du jeune Canadien, s’il ne s’était pas effacé, avait du moins perdu de son emprise sur la jeune fille ; et l’image de son père était devenue de plus en plus présente à son esprit à mesure qu’elle se rapprochait de son village.

« Comme le vieux chef allait être heureux de revoir sa fille, qu’il avait sans doute cru perdue sans retour ! Comme elle allait être heureuse de reprendre, aux côtés de son père bien-aimé, la vie paisible que son enlèvement par les ennemis de sa nation avait interrompue si brusquement ! »

Ces réflexions que se faisait la jeune fille en marchant, donnèrent une nouvelle vigueur à sa démarche. Mais ce ne fut qu’à l’approche de la nuit, quand, bien qu’il fasse encore grand jour au-dessus de la forêt, les ombres de la nuit commencent déjà à tisser leurs voiles sous les arbres pour, à mesure qu’ils prennent de la consistance et de l’ampleur, les étendre et les relever peu à peu jusqu’à ce qu’ils recouvrent tout le pays, à l’heure où tous les êtres et toutes les choses prennent des formes indécises et déconcertantes, qu’elle aperçut les premières cabanes du village où elle avait passé une si heureuse enfance.

À cette vue, oubliant sa fatigue, elle se mit à courir de toutes ses forces et elle maintint cette allure jusqu’à ce qu’elle eut atteint les premières habitations de la bourgade. Mais, arrivée là, elle s’arrêta brusquement et promena un regard interdit autour d’elle.

« Que se passait-il donc, qui rendît le village si morne, si désert ?… Comment se faisait-il qu’elle n’avait rencontré personne en approchant du village ?… Que personne ne passait dans les sentiers reliant les cabanes les unes aux autres ? »

Elle était accoutumée, à la tombée de la nuit, de voir les jeunes gens revenir de la forêt. À la sortie du bois, ils se défaisaient, aux mains des matrones, du produit de leur chasse, et celles-ci, emportant le gibier chacune vers sa cabane, se mettaient à apprêter le repas du soir. Tout cela faisait un remue-ménage qui, joint aux cris des enfants prenant leurs ébats dans les environs, remplissait le village, ainsi que l’orée du bois tout autour, de bruit et de mouvement.

« Comment se faisait-il qu’en approchant de Sarastau, contrairement à son attente, elle n’avait pas rencontré un seul chasseur ?… et que le village même était morne, désert et silencieux ? »

La cabane de son père était située, à l’autre bout du village, près de la grande source d’eau salée et de l’autre côté d’un bouquet de pins qui coupait le village en deux parties. Ohquouéouée se mit à marcher dans cette direction ; mais lentement et sans bruit, comme si elle eut craint de rompre ce silence qui, pourtant, l’écrasait.

Comme elle approchait du centre du village, près du bosquet qui séparait les cabanes en deux groupes et qui l’empêchait de voir cette partie de la bourgade où étaient situées la cabane de son père ainsi que celle du conseil, elle entendit un son confus. On eût dit le bourdonnement d’une ruche quand les abeilles, sortant et entrant en même temps, font entendre ce bruit sourd qui leur est particulier.

La jeune fille s’arrêta et écouta quelques secondes ; puis, ne pouvant reconnaître la nature du grondement qu’elle entendait, elle se remit en marche et contourna les quelques arbres qui lui cachaient la partie du village d’où venait le bruit qui l’intriguait si fort.

Alors, un spectacle qui la cloua, encore une fois, sur place et qui glaça son sang dans ses veines, s’offrit à sa vue : toute la population du village était rassemblée entre la cabane du conseil et l’habitation de son père, où elle formait une double haie de chaque côté du sentier reliant les deux cabanes l’une à l’autre. Le long de ce sentier, un cortège, formé de cinq ou six jeunes chasseurs chargés d’un fardeau qu’ils semblaient porter avec les plus grandes précautions, s’avançait lentement vers la cabane du conseil. Ohquouéouée vit qu’ils étaient rendus environ à mi-distance entre cette cabane et celle de son père, et il était facile de voir qu’ils venaient de cette dernière et se dirigeaient vers la première.

Nous avons dit que ce spectacle avait glacé le sang dans les veines d’Ohquouéouée : en effet, du premier coup d’œil, elle avait compris ce dont il s’agissait.

Quand le chef d’une de ces tribus sauvages mourait dans sa bourgade — ce qui n’arrivait pas souvent, car, la plupart du temps, ils se faisaient tuer à la guerre, loin de leur pays — il était d’usage qu’on le transportât, quelques instants avant sa mort, dans la cabane du conseil, pour qu’il y rendît le dernier soupir. Ohquouéouée avait compris, en voyant le cortège qui se dirigeait de la cabane de son père vers celle du conseil, que celui dont elle était séparée depuis bientôt un an, celui pour qui elle avait couru le risque de mourir de fatigue afin de venir le retrouver, que son père bien-aimé, le chef de la tribu, était arrivé au terme de sa carrière !

« Était-il donc vrai qu’elle arrivait trop tard ?… Que son père vénéré ne saurait pas que la fille qu’il avait tant regrettée lui était rendue ?… Que malgré toute la hâte qu’elle avait mise à parcourir la distance qui séparait le lieu de sa captivité de son village, elle arrivait trop tard pour faire oublier à son père les douleurs de la séparation et consoler ses derniers jours ? »

Puis une autre pensée traversa son esprit :

« Avait-elle bien fait toute la diligence possible pour venir retrouver les siens ?… Elle avait retardé son départ du Saint-François de presque deux jours, et cela afin d’être plus longtemps près du jeune guerrier blanc ! »

Mais, ces deux jours qu’elle avait passés à épier le jeune Canadien, elle ne pouvait les regretter ; car ils avaient été pour elle deux jours de bonheur ineffable !

Sans faire un mouvement, presque sans respirer, elle regardait passer le lugubre cortège. Elle le vit disparaître dans la cabane du conseil, et, toujours à la même place, comme si elle eut été rivée au sol, elle continua de regarder, avec des yeux qui ne semblaient pas voir, la foule silencieuse et triste qui s’était massée à l’entrée de la cabane où venaient de disparaître les jeunes chasseurs portant son père mourant.

Vaguement, comme dans un songe, Ohquouéouée remarqua, ou plutôt son cerveau reçut l’impression que pas un seul guerrier ne se mêlait à la foule, qui se composait uniquement de femmes, d’enfants et de jeunes gens : chasseurs trop jeunes pour aller à la guerre.

Peu à peu, la jeune fille reprit possession d’elle-même. Elle vit les jeunes chasseurs qui avaient porté leur chef dans la cabane du conseil en ressortir et se mêler à la foule qui se pressait à l’entrée. Alors elle se mit à marcher dans cette direction ; lentement d’abord, puis plus vite, et, quand elle eut atteint la foule compacte, ce fut presqu’en courant qu’elle en fendit les rangs et qu’elle pénétra à l’intérieur de la cabane où elle venait de voir disparaître son père.