Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 169-172).

XXIII

LA RIVIÈRE SAINT-FRANÇOIS

Depuis qu’ils avaient laissé le lac Saint-Pierre, le pays que nos voyageurs traversaient avait complètement changé d’aspect.

Sur une distance de plusieurs milles, à l’approche de son embouchure, la rivière Saint-François coule entre deux hautes berges, couvertes, à cette époque, de pins, d’ormes, de plaines et de chênes, auxquels se mêlaient quelques noyers, quelques bouleaux et de très rares cèdres. Mais, à mesure qu’ils avaient remonté le cours de la rivière, ils avaient vu les berges s’abaisser et, à trois ou quatre lieues de son embouchure, elle coulait lentement entre des rives de pas plus d’une dizaine de pieds d’élévation, à travers un pays plat et uni comme une table de billard.

À huit ou dix lieues de son embouchure, ou à peu près à l’endroit où Le Suisse et Roger avaient campé le premier soir de leur voyage, la forêt avait changé d’apparence. Les chênes et les plaines avaient à peu près disparu, remplacées par les épinettes à l’écorce et au feuillage sombre. Les pins et les cèdres étaient beaucoup plus nombreux et se mêlaient aux épinettes, ainsi que les sapins à l’écorce grise et boursouflée, au feuillage vert foncé au repos et gris argent quand le vent, soulevant leurs branches, fait voir le dessous de leurs feuilles drues et étroites comme les dents de ces peignes que les femmes mettent dans leur chevelure.

En remontant plus haut, le paysage avait encore changé. Le pays, jusque là plat et uni, devenait onduleux comme la surface de l’océan à l’approche de la tempête. Peu à peu, ces ondulations étaient devenues des collines, les collines s’étaient élevées graduellement et, sept ou huit lieues en aval de l’endroit où il reçoit les eaux de la rivière Magog, les deux compagnons avaient vu le Saint-François couler au fond d’une vallée étroite et profonde, qui allait toujours en se rétrécissant à mesure qu’ils en remontaient le cours, jusqu’à une demi-lieue environ de ce dernier endroit, alors que les flancs des collines s’allongeaient jusque sur les bords de la rivière.

Environ une lieue plus haut, juste au moment où il reçoit les eaux de la Massawippi, le Saint-François dévie brusquement à gauche, faisant paraître l’affluent comme la continuation de la rivière maîtresse ; et n’eût été de Le Suisse, Roger ne se fut pas aperçu qu’ils avaient laissé le Saint-François. Il s’en serait aperçu peu après cependant, car, une petite lieue plus loin, il vit la Massawippi, diminuée déjà du volume d’un petit cours d’eau — la rivière au Saumon — se diviser en deux branches, dont la plus petite, celle de gauche dans laquelle ils s’engagèrent, était la rivière Coaticook, que Le Suisse appelait, de son nom iroquois : « Kkwaktakwak, » ou, comme il le prononçait : « Couactacouac. » Ce n’était plus qu’un petit cours d’eau de dixième ordre.

À cette époque, toute la partie du pays arrosée par le Saint-François et ceux de ses tributaires que nous venons de nommer, était couverte de forêts. Dans les vallées, croissaient les diverses espèces de pins : épinettes, blanches et noires, sapins, pins blancs et autres. Mais, sur les croupes des collines séparant les vallées au fond desquelles coulaient les nombreux ruisseaux et rivières qui sillonnent ce pays en tous sens, aussi bien que sur les flancs des montagnes bornant l’horizon au sud, croissaient, en quantités innombrables, les érables à sucre — que les Algonquins appelaient : « Inimatik, » c’est-à-dire, l’arbre par excellence — aux troncs droits et élancés, au feuillage du plus beau vert et aux feuilles découpées comme les plus fines dentelles. Ici et là, parmi les érables qui formaient la grande majorité des arbres dont se composait cette forêt, un platane aux larges feuilles, un orme aux branches énormes ou un hêtre au tronc tors et à l’écorce unie, rappelant les colonnes de bronze noirci de certains monuments, voisinaient avec un noyer, un frêne ou, très rarement avec un chêne.

C’était dans ces forêts de décidués — ou de bois franc, selon l’expression de nos gens — que Le Suisse et Roger venaient, comme le disait le premier, « Chasser les noisettes, les faînes, le miel et les ours. »

Le jour suivant celui où ils s’étaient engagés dans la rivière Coaticook, une heure environ avant le coucher du soleil, les deux compagnons tiraient leur canot sur le sable d’une petite grève, au fond d’une espèce d’immense entonnoir et au pied d’un rapide bruyant.

Ils avaient remonté la rivière toute la journée. Tantôt, quand la vallée, en se rétrécissant, obligeait la rivière à couler en ligne droite en faisant bouillonner ses eaux, ils avaient marché dans l’eau en poussant leur canot à force de bras. Tantôt, quand la vallée s’élargissait et que la rivière se remettait à dérouler ses méandres d’une colline à l’autre, ils avaient manié l’aviron de toutes leurs forces, afin de gagner du temps et d’arriver plus tôt.

Ils étaient maintenant arrivés au terme de leur voyage, et Roger examinait de tout ses yeux l’endroit où ils allaient passer le reste de la belle saison.