Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 101-110).

XV

L’ADOPTION

Environ une semaine après le retour des Algonquins à Matwedjiwan, vers l’heure du midi, l’on aurait pu voir, dans les différents sentiers qui servaient de moyens de communication entre les cabanes du village, plusieurs sauvages qui marchaient d’un air grave et solennel et qui se dirigeaient tous vers le même but.

Ces sauvages étaient tous de vieux guerriers et, à voir la déférence avec laquelle les autres habitants de la bourgade s’écartaient des sentiers qu’ils suivaient, afin de leur laisser le passage libre, on devinait qu’ils étaient des personnages importants dans la tribu. Leurs pas les conduisaient tous vers une grande cabane, bâtie au milieu d’un vaste espace de terrain, au centre du village.

Cette cabane, qui pouvait bien avoir une trentaine de pas de circonférence, de forme presque ronde, était faite de grands morceaux d’écorce cousus ensemble et supportés par une charpente de bois rond. L’intérieur paraissait vaste, la toiture n’étant supportée que par un seul pilier placé au milieu. À côté de ce pilier, fait d’un seul tronc d’orme, un brasier ardent lançait sa flamme jusqu’au toit, à travers lequel la fumée s’échappait par une large ouverture pratiquée à cet effet. Le parquet, de terre battue, était couvert de peaux de bêtes et de nattes de joncs tressés.

Cette cabane servait de lieu de réunion au conseil de la tribu.

À mesure qu’un des anciens arrivait — ceux que nous avons vus se diriger vers la cabane du conseil étaient les anciens de la tribu à qui Acaki allait rendre compte de son expédition contre les Maléchites — il prenait place sur une des nattes, sur laquelle il s’asseyait les jambes croisées sous lui à la manière des Turcs, puis il attendait patiemment que le conseil s’ouvrit.

Tout se faisait dans le plus grand silence. Ce silence s’étendait à tout le village où même les enfants évitaient de crier dans leurs jeux.

Il y avait une quinzaine d’anciens réunis dans la cabane du conseil quand Acaki arriva. Comme les autres il entra et s’assit en silence.

Le chef avait toujours son maintien noble et imposant. En outre de la culotte qu’il portait en été, il avait, maintenant que l’hiver était arrivé, une paire de mitasses faites de peau d’orignal, dont les coutures extérieures étaient garnies de tavelles multicolores. Ces mitasses retombaient sur des mocassins de peau de caribou, brodés de rasades de grains de porcelaine. Une peau d’ours, au poil long et fort, couvrait ses épaules et lui retombait jusqu’aux genoux. Cette chaude couverture l’entourait complètement et ne laissait apercevoir que sa gorge et le haut de sa poitrine. Sa tête était nue, mais dans ses cheveux étaient piquées plusieurs plumes de héron, auxquelles se mêlaient d’autres plumes teintes de diverses couleurs.

Quand il fut assis, la peau d’ours qui lui servait de manteau glissa de ses épaules, laissant voir ses bras et son torse musculeux, tous chamarrés de bariolages rouges, jaunes, verts ou noirs.

Après avoir promené un regard circulaire sur l’assemblée, Acaki tira de la peau d’ours, qui, écroulée autour de lui, l’entourait comme l’eussent fait le dossier et les bras d’un fauteuil capitonné, un long calumet orné de coquillage et de poils de porc-épic. Il le remplit soigneusement de pétun, ou tabac mélangé à l’écorce d’une certaine espèce de roseau, l’alluma avec un tison qu’il retira du brasier et en aspira quelques bouffées de fumée. Après quoi il le passa au sauvage le plus rapproché de lui. Celui-ci, à son tour, après en avoir aspiré deux ou trois bouffées, le passa à son voisin.

De cette manière le calumet fit le tour de l’assemblée.

Quand chacun des assistants eut aspiré quelques bouffées de la fumée du calumet du conseil, et que le calumet fut revenu à Acaki, ce dernier le suspendit au pilier supportant la toiture. Puis il se leva et, se redressant de toute sa hauteur, il promena une seconde fois son regard sur ses compagnons.

Enfin, quand il se fut assuré que tous ceux qui étaient réunis dans la cabane du conseil étaient prêts à l’écouter avec attention, il leur parla. Et ce fut d’une voix qui, bien que très basse, pouvait être entendue distinctement de toutes les parties de la cabane, qu’il leur fit le discours suivant :

« La dernière fois que les Anciens s’assemblèrent dans cette cabane de conseil, c’était pour appeler la protection des Esprits sur les guerriers de la tribu, qui se mettaient alors en route pour une longue et dangereuse expédition.

« Quand, commandés par votre indigne frère — en disant ces mots Acaki s’inclina légèrement — vos guerriers se mirent en route, le maïs des champs était encore vert. Ils ne sont revenus que juste avant la neige.

Ici, Acaki fit le récit de l’expédition contre les Maléchites, récit que nous omettons car il n’a aucun rapport avec ce livre, puis, quand il eut tout narré jusque dans les moindres détails, il continua :

« À notre retour, vous avez, avec douleur, constaté que plusieurs de vos enfants n’étaient pas revenus. Tous ensemble, nous les avons pleurés !… Nos cœurs saignent encore d’être séparés de leurs cœurs !…

« Mais consolez-vous ! — ici, sa voix, qui avait pris des accents de tristesse laissant deviner des sanglots pendant qu’il parlait des guerriers péris au cours de l’expédition, devint sonore et sa tête se releva avec fierté — Consolez-vous ! Anciens de la tribu du Castor ! Pour chacun de vos fils restés le long de la route ou sur le terrain de l’ennemi, dix chevelures pendent maintenant dans cette cabane de conseil. Et d’un large geste de la main, il indiquait les nombreuses chevelures dont les murs de la cabane étaient ornés.

À ces paroles et à ce geste, plusieurs têtes s’inclinèrent en signe d’approbation. Acaki continua :

« Quand nos frères disparus arriveront dans le pays de chasse d’où l’on ne revient pas, ils seront accompagnés de tant d’esclaves, que chacun d’eux en aura un pour graisser ses mocassins, un pour porter son arc, un pour porter ses flèches, un pour porter son tomahawk, un pour porter son gibier, un pour le faire cuire et plusieurs autres dont il ne saura que faire.

À chaque fonction d’esclave qu’il énumérait, Acaki touchait un de ses doigts, et toutes les têtes s’inclinaient en signe d’approbation. Quand il s’arrêta pour reprendre haleine, plusieurs grognements étouffés se firent entendre ; ce qui était la plus grande marque d’approbation que ces sauvages se permissent à l’adresse de leurs orateurs.

Acaki reprit :

« Avant que les dernières neiges ne fussent venues recouvrir le sol, Ononthio nous appela dans son grand village de Québec et nous dit : « Mes enfants, la hache de guerre est enterrée. Elle est enterrée si profondément, qu’aucun de vous ne sera plus jamais capable de la déterrer. » Ononthio s’est trompé ! Il n’est pas capable d’enterrer la hache de guerre si profondément que personne ne puisse la déterrer. Nous ne sommes pas les esclaves d’Ononthio ! Nous habitions ce pays avant lui, et quand nous voulons nous engager dans le sentier de la guerre, nous n’avons pas besoin de la permission des Blancs pour nous mettre en route.

« Les Maléchites sont des chiens !… — ici, sa voix devint sifflante —. Ils avaient tué vos fils, il était juste que nous tuions les leurs !… Vos guerriers sont allés dans le pays des Maléchites, ils ont tué leurs femmes et leurs fils, ils ont brûlé leurs cabanes et leur maïs !… Maintenant ils sont revenus !… J’ai dit !

Et Acaki se rassit en s’enveloppant majestueusement dans sa peau d’ours.

Un silence qui ne dura pas moins d’une dizaine de minutes suivit le discours du chef. Ses auditeurs méditaient les paroles qu’ils venaient d’entendre.

À la fin, un de ceux qui paraissaient être les plus âgés parmi les assistants se leva et parla en ces termes :

« Mes frères, Acaki s’est conduit comme un brave guerrier et a parlé comme un digne chef de tribu. Nous n’attendions pas moins de lui. S’il avait pu en être autrement, il ne serait pas chef de la tribu du Castor, de la grande nation algonquine… Avec lui et toute la tribu, je pleure nos enfants disparus !… Avec lui et toute la tribu, je me réjouis de la manière que leur mort a été vengée ! Je me réjouis, aussi, de la manière que nos ennemis ont été humiliés !… Acaki a raison : Les Maléchites sont des chiens, des fils de chiens !

Ici, le vieillard fut quelques temps silencieux, puis il reprit :

« Les anciens de la tribu doivent avoir remarqué, comme je l’ai remarqué moi-même, que, depuis le retour de nos guerriers, un jeune guerrier blanc, arrivé en même temps qu’eux, habite notre village. Je m’attendais qu’Acaki allait nous dire qui il est, d’où il vient et ce qu’il vient faire au pays des Algonquins ?… J’ai dit !

Et le vieil orateur se rassit, aussi solennellement, aussi majestueusement que l’avait fait Acaki.

Trois autres anciens se levèrent successivement et parlèrent dans le même sens que le premier. Tous les trois, ils approuvaient la manière avec laquelle Acaki avait dirigé l’expédition contre les Maléchites, en se réjouissant des résultats obtenus. Mais ils étaient tous anxieux de savoir qui était ce jeune guerrier blanc qui avait suivi la bande de leurs guerriers à son retour, et ce qu’il venait faire dans leur village.

Il est remarquable, et bien caractéristique des mœurs de ces sauvages, de voir que, bien que Roger fût au milieu d’eux depuis une semaine, personne n’avait posé la moindre question, soit à lui, soit aux guerriers revenus en même temps que lui, dans le but d’apprendre qui il était, d’où il venait ou ce qu’il venait faire à Matwedjiwan. Les guerriers, les jeunes gens et les femmes, à partir de son arrivée, l’avaient tout simplement traité comme un des leurs ; tandis que les anciens, eux, avaient attendu le conseil pour être renseignés sur son compte.

Quel est le village, ou la famille, parmi les nations qui se croient civilisées, qui aurait su pratiquer l’hospitalité de cette manière ?

Quand Acaki vit que tous les anciens qui voulaient parler avaient satisfait leur désir, il étendit le bras, décrocha le calumet, le ralluma et, après en avoir tiré quelques bouffées, le passa de nouveau à son voisin le plus rapproché. Puis, pendant que les anciens se passaient le calumet de l’un à l’autre, il mit la tête à la porte de la cabane et poussa un cri particulier.

Aussitôt, un jeune sauvage parut qui, sur un signe du chef, partit à la course et revint, deux minutes plus tard, accompagné de Roger. Celui-ci vint se placer à côté de son protecteur, et, pendant que les anciens achevaient de fumer, la cabane se remplit de guerriers et de jeunes gens.

Quand le silence, un moment troublé par la foule envahissante, fut rétabli, Acaki se leva et dit, en désignant Roger de la main :

« Mes frères. Le plus indigne d’entre vous vous présente un nouveau guerrier algonquin, de la tribu du Castor !… Ceux qui, avec moi, sont revenus de l’expédition contre les Maléchites vous diront où et comment nous l’avons rencontré. Ils vous diront aussi que son œil est infaillible, aussi bien à l’arc, l’arme des hommes de notre race, qu’au fusil, l’arme des Blancs. Comme la foudre, qui embrase l’arbre au moment même où nous l’entendons éclater, le projectile de son arme atteint le gibier en même temps que nous en entendons la détonation. Je l’ai nommé : Wabonimiki, et il est mon fils.

Puis Acaki se rassit, en faisant signe à Roger de s’asseoir à son côté. Le jeune homme obéit, pendant que l’ancien qui, la première fois, avait parlé immédiatement après le chef, se levait de nouveau et exprimait son approbation des explications que le chef venait de leur donner. Il souhaita aussi la bienvenue à Roger et l’assura qu’à l’avenir toute la tribu le considérerait comme un des leurs. Quand il se rassit, plusieurs grognements satisfaits démontrèrent qu’il avait exprimé les sentiments de toute l’assemblée.

À partir de ce moment, Roger fut considéré comme un des principaux guerriers de la tribu. Jusque là, il avait vécu dans la cabane du chef. Mais, à partir de ce moment, on lui abandonna la cabane, ainsi que la femme d’un guerrier qui n’était pas revenu de la dernière expédition. Le jeune Canadien entrait donc de plein pied, et avec plaisir, dans son rôle de Wabonimiki — Tonnerre-Blanc — guerrier de la tribu du Castor, de la nation algonquine.

Pendant tout l’hiver qui suivit son adoption, Roger ne fit que chasser, soit seul, soit en compagnie des Algonquins. La femme qu’on lui avait donnée préparait ses aliments, passait les peaux des bêtes qu’il tuait et, avec les peaux ainsi passées, elle lui confectionnait des vêtements qu’elle entretenait en les enduisant, de temps en temps, de graisse d’ours.

Un jour, vers le milieu de l’hiver, le jeune homme partit, en compagnie d’une vingtaine de chasseurs de la tribu, pour une chasse aux ours, telle que la font les sauvages.

Tout le monde sait que l’ours passe l’hiver enfoui dans quelque trou, soit sous les racines d’un gros arbre, soit dans la fente d’un rocher, même quelquefois sous un amas de broussailles ou sous un arbre renversé. Il se tapit là quand la neige et le froid commencent, et il y passe l’hiver dans une immobilité si complète, dans une si grande torpeur, qu’il en sort au printemps, bien qu’il n’ait pas mangé de l’hiver, aussi gras qu’il y était entré à l’automne. Cette chasse à l’ours était donc plutôt une boucherie qu’une chasse proprement dite, car il ne s’agissait, en somme, que de découvrir la bête et de l’assommer dans sa retraite, sans même lui donner la chance d’en sortir.

La bande que Roger accompagna dans cette expédition de chasse revint au bout d’une dizaine de jours, rapportant une vingtaine d’ours qu’ils avaient ainsi assassinés dans leurs asiles. Et ce fut à cette occasion que Roger eut à passer par la cérémonie la plus dégoûtante de son initiation à la vie des sauvages.

Dans le cas d’une chasse à l’ours, il était d’usage que les chasseurs, une fois revenus, mangeassent à eux seuls et dans un seul repas, et cela au cours du festin donné pour célébrer leur retour, le plus gros des ours qu’ils avaient tués. Ils devaient en outre, afin de devenir aussi courageux que l’animal qu’ils étaient censés avoir combattu, manger chacun une lisière de sa peau de la largeur de deux doigts et longue comme le bras. Il leur fallait aussi, probablement pour leur aider à avaler la lisière de peau, boire une certaine quantité de graisse d’ours à l’état liquide.

Roger assista au festin et, comme un brave, il mangea sa part de l’ours et avala sa lisière de peau en buvant la quantité réglementaire de graisse. Mais il fut malade plusieurs jours suivant la fête, et il se promit que la prochaine fois que la tribu organiserait une chasse aux ours, il serait occupé ailleurs.