Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 83-86).

XII

VAINES RECHERCHES

À la demeure d’Étienne Chabroud, l’on était dans la plus vive anxiété. Quand, à la brune, on s’aperçut que Roger ne revenait pas, on crut d’abord qu’il était allé plus loin qu’il en avait eu l’intention en partant, ce qui aurait dérangé ses plans pour le retour.

Quand la nuit fut noire, la mère Chabroud, qui commençait à s’inquiéter, voulut envoyer à la recherche de son fils ; mais nul ne savait dans quelle direction chercher : Roger était parti sans rien dire, comme cela lui arrivait souvent, et personne ne savait où il était allé.

Vers six heures et demie, le père rentra pour le repas du soir.

Étienne Chabroud était la personnification vivante du proverbe qui veut que : Ventre affamé n’ait point d’oreilles. Quand il rentrait pour les repas, surtout pour le souper, aussitôt la porte fermée derrière lui, il accrochait sa vareuse et son chapeau à un clou, allait se laver le visage et les mains sur un banc dans un coin de la cuisine — pièce qui, chez lui comme chez la plupart des premiers colons, servait de cuisine, de salle à manger, de salon, aussi bien que d’atelier pour toutes sortes de réparations — puis il allait se mettre à table et se mettait à manger sans avoir prononcé une parole, à moins que le repas ne fût pas prêt ou que quelqu’un l’interpellât ; deux choses qui n’arrivaient presque jamais, car dans l’un comme dans l’autre cas, quelqu’un était sûr de se faire rabrouer de la belle façon. Aussi évitait-on avec soin de lui parler tant qu’il n’avait pas apaisé sa plus grosse faim.

Il arriva donc qu’il n’apprît le retard de Roger que vers sept heures. Son fils aurait dû être rentré depuis au moins deux heures.

Étienne fit aussitôt allumer tout ce qu’il y avait de falots sur la ferme, et tout le monde partit à la recherche de Roger. Mais l’on dut bientôt reconnaître qu’il était impossible de se diriger dans le bois, par la nuit noire qu’il faisait, avec les moyens d’éclairage que l’on possédait à cette époque.

Alors le fermier rappela ses fils, en envoya une couple allumer un feu sur la grève, pour le cas où Roger serait sur le fleuve, en envoya d’autres sur une éminence située non loin de la maison, avec instruction de tirer du fusil à de courts intervalles, pour le cas où il serait dans le bois et aurait perdu sa direction, puis il revint à la maison et attendit.

La famille passa la nuit blanche, en faisant toutes sortes de conjectures. Tantôt ils pensaient que celui qu’ils cherchaient était tombé dans quelque précipice, et qu’il gisait là, blessé, appelant au secours. Tantôt ils le croyaient dévoré par les bêtes sauvages ou noyé dans le fleuve.

Tout à coup, Étienne eut une idée qui fit briller une lueur d’espoir dans leur anxiété : Roger était peut-être parti à l’improviste pour Québec, ou quelque autre endroit où il avait des connaissances ?… Mais un de ses fils, qui entrait en ce moment, lui fit comprendre que celui qu’ils cherchaient ne pouvait être parti en voyage, ni s’être attardé sur le fleuve, car aucune embarcation ne manquait à l’amarrage ; Roger ne serait pas parti pour Québec, distant d’une dizaine de lieues, à pied.

Le lendemain, aussitôt le jour venu, Étienne organisa deux escouades, chacune formée de quatre de ses fils, et les envoya fouiller les bois. Lui-même, monté dans une chaloupe, parcourut la rive du fleuve sur une couple de lieues en aval et autant en amont, sans rien découvrir. Il alla bien à l’endroit où Roger avait rencontré les sauvages, mais, depuis la veille, le flot, en montant et en se retirant, était venu effacer toutes traces de leur passage.

Le père dut revenir à la maison, pas plus avancé que quand il était parti. Tout comme ses fils, qui revinrent le soir harassés de fatigue, après avoir parcouru les bois dans un rayon de plusieurs lieues, sans avoir relevé la moindre trace de leur frère.

Le jour suivant, on pensa à parcourir la grève de l’île d’Orléans et l’île elle-même. Tout ce que l’on trouva fut l’emplacement d’un campement, mais ceux qui avaient campé là étaient partis sans laisser d’indice de la direction qu’ils avaient prise.

Étienne et ses fils continuèrent leurs recherches pendant plusieurs jours. Ils allèrent s’informer à Beauport et même à Québec. Mais ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux endroits, ils ne purent relever la moindre trace du disparu.

À la longue, leurs recherches se ralentirent et, les jours succédant aux jours sans amener aucun indice pouvant contribuer à faire retrouver celui que l’on regardait maintenant comme perdu, ils cessèrent graduellement de chercher. Et Étienne Chabroud dut, après quelques temps, renoncer à tout espoir de retrouver son fils.