Les catacombes/Tome V/11

Werdet, éditeur-libraire (Tome vp. 239-251).


LES

DÉTENUS POUR DETTES.














Cinq heures du matin.


Rue de Clichy, tout auprès du jardin de Tivoli, s’élève le palais de la Dette. Là vous voyez arriver, heure par heure, toutes les victimes de cette belle vingt-cinquième année si cruelle et si heureuse. Ce n’est pas l’huissier, ce n’est pas le recors, ce n’est pas le jugement par défaut qui amène rue de Clichy, sous ces verrous peu redoutables, tous ces beaux jeunes gens, le printemps de l’Opéra, de la rue du Helder et du boulevard de Gand : c’est la jeunesse, c’est ce charmant recors qui les va prendre le matin dans leur lit soyeux, et qui, les arrachant à leurs riches tapis, à leurs belles amours, à leurs bronzes dorés, vous leur met la main sur le collet, les jette sur la paille d’un fiacre, et les entraîne dans ces murs où retentissent mille cris de joie. La prison de Clichy, ce n’est pas une prison, c’est une élégante maison d’où l’on ne peut sortir. La porte s’ouvre d’elle-même ; seulement un domestique attentif vous évite la peine de la refermer vous-même. De vastes galeries vous reçoivent, toutes remplies de jeunes femmes au doux sourire ; le jardin est rempli de bruits joyeux et de frais ombrages ; toute la maison appartient de droit aux plus beaux, aux plus jeunes, aux plus passionnés à la bonne heure ! Quiconque entre là peut se dire : J’ai bien usé de la vie, j’ai bien usé de l’amour, j’ai passé bien des nuits folles et joyeuses à la bonne heure ! J’ai été aimé des plus belles et des plus jeunes, j’ai eu ma part bien faite dans le sourire des femmes, dans l’amitié des hommes : à la bonne heure ! Maintenant je n’ai plus rien à demander au duel, au jeu, à la musique, aux belles danseuses, au lustre étincelant, à la fête embrasée ; j’ai eu ma part, et ma bonne part, dans les vins de Champagne, et dans les vins du Rhin, et dans les velours, et dans les rubans roses ; et ma part aussi de diamants étincelants et de bijoux d’or aux bras des femmes ; il n’y a pas une heure de ma vie dont je ne puisse rendre compte à Désaugiers, le chansonnier des soupers sans fin : à la bonne heure ! Je puis mourir : j’aurai à coup sûr mon oraison funèbre au rocher de Cancale, chez les marchandes de modes de la rue Vivienne et chez les Frères-Provençaux !

Ainsi sont-ils, ces jeunes captifs de la beauté et de l’amour. Aussi l’aimable Clichy les reçoit avec toutes sortes d’hommages ; pour eux elle se fait humble et câline ; elle se pare de ses habits de fête ; elle change ses cellules en boudoirs, ses matelats de crin en édredon, ses rudes parquets en moelleux tapis ; elle couvre ses barreaux en fer d’un épais feuillage. Bien plus, bien plus : elle pousse la complaisance à ce point qu’elle laisse entrer sans leur demander leurs noms, et sans les regarder de trop près les jeunes et belles dames qui viennent voir leurs pauvres captifs. Tendres cœurs ! sensibles cœurs ! elles ont bien voulu les ruiner de fond en comble, tous ces pauvres captifs ; elles ont bien consenti à les livrer, pieds et poings lies, à l’huissier royal ; elles les ont accablés à la fois d’assignations et de billets doux ; mais, à présent que leur captif est devenu le prisonnier de la Dette, elles auraient honte de l’abandonner à son gai désespoir : elles viennent dans ces murailles d’un pied léger et furtif, comme elles arrivaient autrefois dans la petite maison de la rue du Helder, peu parées, en robe noire, en chapeau noir, et tremblante. Dieu le sait ! et leurs maris aussi. Eh bien ! ces pauvres femmes timides qu’un souffle faisait trembler, qu’un regard indiscret épouvantait, et qui s’enfuyaient en se cachant le visage chaque fois qu’elles se croyaient découvertes, elles entrent dans cette foule, calmes et tranquilles, comme si elles accomplissaient un devoir. Elles savent bien que dans ces murs toute faute est pardonnée. Il n’y a qu’une faute impardonnable pour les femmes quand leurs amants sont dans ces murs, c’est de n’y pas venir ! Mais arriver dans cette foule de victimes, leur jeter en passant les parfums de sa chevelure et les grâces de son sourire, laisser entrevoir à ces pauvres captifs un doux regard rempli de pitié, avancer sans hésiter un pied léger, et grimper tout en haut de cette maison au milieu des salutations et des hommages, voilà remplir son devoir, voilà de quoi se faire pardonner bien des lettres de change, bien des soupirs évanouis, bien de l’argent jeté aux vents ! Aussi on les aime, on leur pardonne. Mais silence ! quelle est cette porte qui s’ouvre discrètement ? quelle est cette cellule qui s’illumine ? Aussitôt l’heureuse cellule est entourée de respects, on s’éloigne de ce bonheur comme on s’éloignerait de la peste, on marche sur la pointe des pieds en mettant le doigt sur sa bouche. Honnête et hospitalière maison !

Avez-vous remarqué (mais avez-vous jamais été assez jeune et assez heureux pour être enfermé pour une si noble cause ?), avez-vous remarqué dans les galeries du second étage cette carte de Paris, carte clouée contre le mur ? Sur cette carte est représentée toute la ville oui, tout ce bruyant labyrinthe, sublime tohubohu tout rempli de sublimes passions ! oui, tout Paris sur cette carte, le Paris héroïque et le Paris ridicule : les Invalides et l’Institut ; le Paris sceptique et le Paris croyant : le collège de France et Notre-Dame de Paris ; le vieux Paris et te Paris moderne : la rue Mouffetard et le chemin de fer ; tous les extrêmes toutes les lâchetés, tous les courages, toutes les passions, toutes les misères, tous les amours ! oui, l’hôpital et le Palais-Royal, les Tuileries et l’école polytechnique, la chambre des députés et la chambre des pairs, le Roi et le peuple ; toutes les joies, toutes les niaiseries, toutes les grandeurs, celles qui s’élèvent et celles qui tombent, celles de demain et celles d’hier. Le monde entier échangé contre ces sept lieues de terrain, et ce serait encore un marché d’or.

Eh bien ! dans ce dédale immense, dans ces lieux si souvent parcourus dans tous les sens et pour des causes si différentes, entre ces palais somptueux, sous les toits de ces maisons ruinées, dans cette boue et dans ce marbre, dans cet étroit passage entre la Morgue et l’Elysée-Bourbon, savez-vous ce que cherchent tous ces avides regards, toutes ces curiosités captives, toutes ces attentions éveillées ? Moins que rien et plus que tout ! ils cherchent tout simplement les beaux lieux habités par leurs amours. Là ils ont tremblé, là ils ont aimé, là ils ont souffert ! là ils ont jeté à des pieds aimés leur cœur, leur liberté, leur fortune ! là elle respire encore, elle aime encore, elle les aime peut-être encore ! Que de joies dans ces murs ! que de belles nuits brillantes ! que de chansons de vin et d’amour ! À ces pensées le cœur bat plus vite, le regard s’anime, l’espérance revient et les voilà qui, dans leur cœur, chantent la petite chanson de Mozart : Assis sous ta fenêtre. — Pauvres don Juan captifs !

Cependant que fait-elle celle qu’il aime ? où donc est-elle la beauté qui ouvrit à son amant les portes de cette prison qui changea en chaînes de fer ces liens de fleurs ? A-t-elle oublié son captif ? a-t-elle brisé une autre liberté ? a-t-elle dévoré une autre fortune ? Que fait-elle dans sa solitude et dans son silence ? Si elle eût voulu, elle se serait fait pardonner à force de beauté : elle est si belle ! à force de jeunesse : elle est si jeune ! mais elle a mieux aimé se faire pardonner à force d’amour, tant elle aime son captif ! Depuis que cette fatale rivale, la Dette, a enlevé ce jeune homme aux bras de sa maîtresse, sa maîtresse persiste à l’aimer plus que jamais ; elle l’appelle, elle pense à lui ; elle regrette, hélas ! en vain, toutes ces frivolités brillantes, tout ce gaspillage de soie et de velours, toutes ces fleurs fanées, tous ces cristaux brisés, tous ces vins perdus, écume brillante, fugitive étincelle, vanité ! Elle se dit qu’elle eût été si heureuse avec lui dans la mansarde, si heureuse dans les champs, si heureuse dans une vie modeste, si heureuse sous le chaume avec lui ! car, hélas ! c’est de la prison qu’est sortie la chaumière, et la première idylle a été écrite sur du papier timbré.

Et tenez ! la voilà qui a passé toute la nuit dans un rêve doucement agité : elle l’a vu tel qu’il était encore l’hiver passé, dans les jours consacres à la folie, heureux et libre, et s’abandonnant de tout son cœur, de toute son âme aux violents plaisirs de l’hiver. C’était alors qu’il fallait le voir. — Mais à présent qu’il est captif, c’est à présent qu’il faut l’aimer.

Donc elle sort de son sommeil. — Le soleil se lève à peine. Les oiseaux du printemps commencent leur chanson matinale ; les fleurs s’épanouissent doucement et jettent leur première âme dans les airs. — Douce fleur, tu seras cueillie la première : tu porteras mon baiser captif !

Ainsi l’amour brise les verrous, ainsi il renverse les murailles, ainsi il réunit les amours séparés !

Cependant laissez-les s’aimer en paix et en prison ! Bientôt leur arrivera un bon oncle pour payer les dettes de l’amour ; — ou, à défaut de l’oncle, cet être excellent dont on a tant abusé, viendra le créancier lui-même qui dira au jeune homme : — Allez, sortez, soyez libre ! Seulement, donnez-moi cette fleur fanée que votre maîtresse vous a envoyée si fraîche hier. Ainsi soit-il !


FIN DU TOME CINQUIÈME.