Les catacombes/Tome IV/03

Werdet, éditeur-libraire (Tome ivp. 81-174).


LES

MÉMOIRES DE MARTIAL,

ÉCRITS PAR LUI-MÊME.













I


Je m’appele M. Val. Martial, poëte favori des Romains. Cependant quelle que soit ma renommée présente, j’espère qu’elle a encore à grandir dans la postérité. En effet, je me suis souvent demandé : par quel motif refuserait-on au poëte vivant la renommée et la gloire ? pourquoi donc tant d’injustice chez les contemporains d’un homme illustre ? — C’est que l’envie ne reconnaît que les talents qui ne sont plus. C’est ainsi que, par suite d’une vieille habitude, nous recherchons, de préférence aux constructions modernes, l’ombre dégradée des portiques de Pompée et le temple ruiné de Catullus. Rome lisait encore les vers d’Ennius du vivant de Virgile ; le siècle d’Homère faisait à peine l’aumône au sublime vieillard ; Ménandre, l’honneur du théâtre, n’y rencontra que froideur et dédain ; le charmant Ovide, de son vivant, ne fut reconnu un grand poëte que par Corinne, sa maîtresse. J’écris donc les mémoires de ma vie pour le jour où je n’aurai plus besoin de gloire. Ma gloire n’a donc que faire de se hâter.

C’est à vous que j’adresse cette histoire de ma vie, vous mes compatriotes, que la ville impériale de Bilbilis, entourée des eaux rapides du Xalon, a vus naître sur sa montagne escarpée. Ne recevrez-vous pas mon livre avec une amitié sincère ? n’êtes-vous pas jaloux quelque peu de la renommée de votre poëte ? Songez-y, et soyez justes : votre renommée, votre illustration, c’est à moi que vous les devez. Mantoue est fière de Virgile, Appone de Tite-Live ; Cordoue célèbre comme siens les deux Sénèque, et Lucain, ce poëte unique ; Vérone ne doit pas plus à Catulle que Bilbilis à Martial. Trente-quatre ans se sont écoulés depuis que sans moi vous offrez à Cérès vos rustiques gâteaux ; hélas ! je n’ai été que trop longtemps l’habitant de Rome la superbe ! L’Italie a changé la couleur de mes cheveux, non mon cœur. Préparez-moi cependant parmi vous une retraite agréable et favorable à la paresse : j’irai achever sur notre montagne chérie ce livre commencé dans la poussière de mon petit jardin.

La fière Bilbilis, ma ville natale, est célèbre par ses eaux et par les armes qu’elle fabrique. Le Caunus blanchi par les neiges, le Vaduvéron sacré, séparé des autres montagnes, les délicieux bosquets du charmant Botrode, séjour chéri de l’heureuse Pomone, entourent Bilbilis. Voilà pourtant la fortunée patrie que j’abandonnai à peine âgé de vingt-un ans ! J’étais bien pauvre alors ; et que de fois, sans asile et sans robe, j’ai maudit les imprévoyants parents qui m’ont fait étudier les lettres ! Qu’avais-je besoin en effet, pour vivre ainsi misérable, des grammairiens et des rhéteurs ? à quoi bon une plume inutile qui ne pouvait ni m’habiller ni me nourrir ? Quand je vins à Rome Néron vivait encore, et il se servait lui-même de comédien et de poëte. J’en étais réduit à flatter, non pas César, mais les subalternes de la cour impériale, qui me donnaient en revanche la robe et le souper. Je flattais, entre autres vicieux sans pudeur, un jeune débauché qui s’appelait Régulus. Ce Régulus avait eu le courage de passer, au grand galop de son cheval, sous un portique en ruine, et je célébrais sa valeur comme s’il eût été le véritable Régulus. « Quel horrible forfait, m’écriai-je (pardonnez-moi, j’étais à jeun !), ce portique a pensé commettre ! il s’est écroulé tout à coup au moment où venait de passer Régulus ! » Pour me payer mes vers Régulus m’invitait à souper le soir à côté de ses affranchis.

Un autre jour je flattais le débauché Julius, je l’invitais (chose inutile) à jouir des plaisirs de la jeunesse : « Ils passent, ils s’envolent, tes beaux jours : saisis-les de tes deux mains ! » Et Julius m’envoyait par son esclave un bracelet brisé dont ne voulait plus Stella, sa maîtresse. Quelquefois, et sans avoir besoin de le flatter, j’allais passer quelques jours dans la maison d’un honnête citoyen nommé Proculus. La route était belle et heureuse : je cheminais le long du temple de Castor, voisin de l’antique Vesta et la demeure de nos vierges ; j’admirais la statue équestre de l’Empereur, véritable colosse de Rhodes ; je passais entre le temple de Bacchus et celui de Cybèle : sur ces murs sont représentés en couleurs brillantes les prêtres du dieu du vin. Un peu plus loin s’élevait l’hospitalière maison de Proculus. Il y avait loin de cette maison au cirque de Flore, près duquel était bâtie ma pauvre demeure. C’étaient là mes instants de bonheur.

Triste métier la poésie ! flatter ceux qu’on méprise, insulter ceux qu’on redoute, haïr tout haut ou tout bas ; et tout cela pour mourir de faim ! Parmi les neuf chastes sœurs pas une ne donne la richesse ; Phébus est un pauvre glorieux, Bacchus n’a que du lierre à vous offrir, Minerve un peu de sagesse, l’Hélicon ses froides eaux, ses pâles fleurs, les lyres de ses déesses et des applaudissements stériles, le Permesse une ombre vaine comme la gloire. Ô malheur ! ce poëte venu de si loin, tout rempli d’amour et d’enthousiasme, jeune, passionné, l’enfant de Pindare, l’élève d’Horace et d’Ovide, l’écho sonore de l’école athénienne, Martial de Bilbilis, la misère le reçoit aux portes de Rome, la misère est son seul esclave ! Martial meurt de faim pendant que la vieille Lycoris gagne encore par an, à vendre ses baisers flétris, cent mille sesterces ! Et l’on veut que le génie nous pousse librement ! et Lucius Julius, un de mes meilleurs patrons, me dit, au sortir de table, à moi qui suis à jeun : — Travaille, Martial ! fais quelque chose de grand, Martial ! Tu es un paresseux, Martial. — Ah ! c’est chose étrange d’entendre les heureux du monde parler ainsi ! Au moins, mes maîtres, si vous voulez que votre esclave fasse quelque chose de grand, faites-lui des loisirs tels que Mécène en faisait jadis à Horace et à Virgile : alors j’essaierai un poëme pour les siècles à venir. Les Virgiles ne manqueront pas tant qu’il y aura des Mécènes ; mais moi, déjà vieux, et pourtant célèbre, si je veux avoir le misérable morceau de pain que Gallus donne tous les trois jours à ses clients, il faut que je sorte de ma maison de bonne heure : la maison de Gallus est située tout au loin, de l’autre côté du Tibre, et je dois attendre son réveil. Mais moi, si je dîne chez Tulla, il se trouve que le vieux falerne de Tulla est mêlé pour moi d’un vin détestable ; falerne assassiné. — Si le dîne chez Cécilianus, ce bon hôte avale seul et sans m’en offrir un grand plat de champignons, et moi je mange, en retenant mes larmes, les restes de ses esclaves. — Si je vais saluer Bassa le matin, il me reçoit accroupi sur un vase d’or, l’indigne ! Il lui en coûte plus cher pour vider son ventre que pour remplir le mien pendant toute une année ! — Décianus m’invite pour l’amuser, et il m’accouple avec Cécilius, un plat bouffon qui échange des allumettes contre des verres cassés, un avaleur de vipères, un marchand de saucisses et de pois bouillis ! — À souper, le riche Mancinus nous fait servir un tout petit cochon de lait dont on fait soixante parts ; et, pendant que nous nous arrachons ce pauvre rôti en parcelles inaperçues, notre hôte avale tranquillement de belles grappes de raisin, des pommes plus douces que le miel, les grenades de Carthage, les olives du Picénum ! Métier de honte et de misère, la poésie ! Oh ! me disais-je tout bas en cachant ma douleur sous un air riant, si le ciel m’avait seulement donné une petite ferme où je pusse vivre, comme j’aurais vécu sans faste au sein de la médiocrité et de la poésie ! Eût fait qui eût voulu le métier de courtisan : ce n’est pas moi qu’on eût vu dès le matin attendre dans une antichambre glacée le lever du patron, et lui adresser humblement le salut du matin. Avec quelle joie j’aurais renvoyé à Flaccus sa misérable sportule de cent quadrans ! — Mais non ! tant de bonheur n’est pas fait pour moi ; et ce soir même il faut que j’aille tendre la main au vil Rufus.

Encore si j’étais né avec la souplesse du parasite ! si j’avais l’effronterie de Silius ! Silius se promenait fort tard sous le portique : son visage était triste et abattu, ses cheveux étaient en désordre ; on eût dit qu’il avait perdu sa femme et ses deux enfants. Un plus grand malheur était arrivé à Silius ; ce soir-là Silius avait eu une journée malheureuse : il avait été le matin flatter Célinus au portique d’Europe, il avait couru vers l’enceinte des Comices, il avait parcouru tour à tour le temple d’Isis, le jardin de Pompée, les bois de Fortunatus, ceux de Faustus, ceux de Grillus environnés de ténèbres, ceux de Lupus ouverts aux vents de toutes parts : eh bien ! ainsi éreinté, ainsi affamé, ainsi altéré, ce malheureux Silius, ce soir-là, était forcé de dîner chez lui !

Horrible vie ! Quand je voulais quitter les sénateurs, mes patrons, pour des tables plus modestes, toute maison m’était fermée. J’allais dîner chez Maxime : Maxime avait été dîner chez Tigellin ; j’allais saluer Paulus : Paulus lui-même était en train d’accompagner Pésthumus. J’étais le parasite d’un parasite, le valet d’un valet. Quelle fatigue ! répondre à chaque instant à ces riches, quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent : C’est parfait ! c’est admirable ! suivre à pied la litière de Rufus couvert d’une toge plus blanche que la neige, et soi-même être en guenilles ! demander à Caïus un emprunt de mille sesterces, et n’en recevoir qu’un bon conseil ! menacé d’un procès, inviter à dîner Cécilianus, le juge, pour se le rendre favorable, à peine toucher aux mets qu’on lui sert, et lui voir entasser dans sa serviette filets de porc, barbeau, brochet, pâtisseries excellentes, et envoyer tout le dîner dans sa maison sans penser au malheureux plaideur qui l’a invité ! avoir un ami qui vous répète à tout bout de champ : Tout est commun entre nous, et cependant être à peu près nu pendant que votre ami est vêtu de pourpre ! être assis sur un tabouret de bois pendant que votre ami est étendu sur l’ivoire ! manger dans la terre pendant qu’il mange dans le vermeil ! Ô crime ! en plein hiver ne pas obtenir de cet ami, votre égal, un de ses vieux manteaux usés ! En un mot, dans cette Rome opulente être plus malheureux que le dernier des esclaves, n’avoir à soi ni un marchand de vin, ni un boucher, ni une baignoire, ni un livre à lire, ni un ami à aimer, ni une maîtresse, ni un serviteur, ni un flatteur ! Telle a été la vie de cet heureux et célèbre Martial !

Ne vous étonnez donc pas si la colère devint bientôt pour moi une seconde muse. Je n’étais pas né méchant ni railleur ; j’étais fait pour chanter le vin, l’amour, les dieux, les héros, pour être l’ornement des filles romaines : la misère a fait de moi un satirique, un cynique, un poëte sans honte, un diseur de riens, un espion dans les maisons romaines. J’ai pénétré de vive force dans toutes les maisons qui m’étaient fermées, j’ai su les histoires les plus secrètes des hommes et des femmes, et je les ai mises en vers afin d’être le fléau de ceux qui n’avaient pas voulu de moi pour leur flatteur. J’ai écrit ainsi, au jour le jour, la chronique scandaleuse de la belle société romaine ; j’en ai raconté à fond tous les vices, toutes les débauches, tous les adultères cachés ; il ne s’est pas dit un bon mot dans toute la ville de Rome dont je n’aie fait sur-le-champ mon profit ; j’ai été l’écho bruyant et goguenard de la conversation journalière des enfants de Romulus. C’est ainsi que pas un nom de quelque valeur ne manque dans mes vers. Je n’épargne personne ! M’ont-ils donc épargné, ont-ils eu pitié de moi, tous ces favoris de la fortune ? Grâce à moi, toute cette petite histoire de la grande société romaine est aussi immortelle que les hauts faits du premier César racontés par lui-même : j’ai découvert que Gellius pleurait son père en public, mais seulement en public ; que Daulus, avant d’être médecin, avait porté les morts ; que la coquette Lesbie ne fermait jamais sa porte, même quand elle devrait le plus la fermer ; que Névia trompait en riant son cher mari Rufus ; qu’Églé n’avait plus de dents, Lycoris plus de cheveux ; que Corbianus était le fils d’un esclave ; que Scazon le philosophe n’était pas si sévère que son habit. Moi j’ai dit le premier, et tout haut, et dans un vers facile à retenir : « Afra a cinquante ans ; Ammianus n’est que le fils de sa mère ; Attalus, le célèbre avocat, était un misérable joueur de flûte ; Paullus ne fait pas ses vers ; Galla fait son visage ; Philinis est chauve, rousse et borgne ; Phœbus a les jambes crochues ; Pennilus est trop mal peigné ; Codrus, qui a l’air si riche, a mis en gage son amour pour souper ce soir ; Latagée a cassé son miroir ce matin pour une boucle mal attachée ; l’autre jour Posthumus a été frappé au visage, mais devinez par qui frappé ? Par Cécilius ! Sauffinus est un faux riche, il est obligé de louer ses esclaves à Faventinus ; Gaurus boit comme un Caton, il fait de mauvais vers comme Cicéron, il a des indigestions comme Antoine, il est gourmand comme Apicius : il n’est cependant ni Caton, ni Cicéron, ni Marc-Antoine, ni Apicius. »

Quand j’eus ainsi remplacé la louange par la satire je m’aperçus que ma tâche était bien facile : cette société romaine, usée jusqu’à l’échine, est aussi pleine de vices que de ridicules. Il y avait un savetier qui donnait au peuple des combats de gladiateurs : je perçai le savetier de mon alène poétique ; Ligurinus, à sa propre table, nous récitait ses petits vers : je mis à l’index les petits vers de Ligurinus ; Gellia se couvrait de parfums : je soufflai sur ces parfums de Gellia et j’en démontrai l’infection ; on disait de toutes parts que Cotilus était un jeune homme bien élevé : « Pourquoi bien élevé ? m’écriai-je : parce que sa chevelure est bouclée ? parce qu’il s’en va fredonner des chansons égyptiennes ? parce qu’il passe sa vie à causer avec les femmes ? parce qu’il s’écrit à lui-même des lettres d’amour ? Par Jupiter ! Livius Gergilianus est un homme aussi bien élevé que Cotilus : il s’épile le visage et le menton. — Mais silence ! entendez-vous Rufus s’emporter contre son cuisinier ? Rufus est à table avec ses hôtes : il prétend que le lièvre n’est pas cuit, et il demande des verges. Rufus aime mieux dépecer son cuisinier que son lièvre. »

Pendant que je me livrais ainsi à la satire, Rome entière répétait mes épigrammes ; non-seulement Rome, mais la province ; non seulement la province, mais même chez les barbares, à Vienne, par exemple, dans les Gaules, on savait les vers de Martial. Ainsi encouragé dans cette œuvre cruelle de chaque jour, je semais les épigrammes d’une main libérale : « — Thaïs ne sait rien refuser. Rougis, Thaïs, qui n’as jamais dit non ! — Cécilianus, tu me prends pour un sot : j’ai refusé de te prêter cent sesterces, et tu veux m’emprunter mes vases d’argent ! — Tu veux, Paulus, que je fasse des vers contre Lycisca : oui, mais je ne veux pas jeter Lycisca dans tes bras ! — Silius se fatigue à nier Dieu : voilà un homme bien heureux et bien essoufflé ! — Philinis ne pleure que d’un œil. Je le crois bien : Philinis est borgne. — L’avocat Posthumis sort de chez lui, chargé de dossiers, avec la gravité de Cicéron ou de Brutus. Il n’y a qu’un petit malheur : l’avocat Posthumis ne sait pas lire. — Pontilianus, tu ne rends jamais les saluts qu’on te donne : je te donne le dernier adieu, Pontilianus ! — Il ne s’agit ni de violence, ni de meurtres, ni de prison, ni de Mithridate, ni de Carthage, ni de Sylla, ni de Marius : il s’agit, Posthumus, de mes trois chevreaux ; parle donc de mes trois chevreaux ! — Bien portant hier, Andragoras est mort ce matin : il avait vu en songe le médecin Hermocrate. — L’autre jour un inconnu me regardait dans la rue d’un air étonné : Serais-tu, me dit-il, cet ingénieux Martial, notre esprit courant de chaque jour ? Pourquoi donc portes-tu un si mauvais manteau ? Hélas ! répondis-je, c’est que je suis un bon poëte. »

Ainsi j’ai vécu sous Galba, sous Othon, sous Vitellius, sous Vespasien, empereurs d’un jour. Quatre empereurs en dix mois ! et je n’eus même pas le temps de les flatter. Ainsi j’ai vécu sous Néron, le plus méchant des hommes, à qui Rome doit ses plus beaux thermes, et je n’ai pas flatté Néron ! Mais quand Domitien fut le maître j’étais plus pauvre que jamais : ma dernière toge était usée, ma dernière sportule était dévorée, mon crédit était épuisé, je ne pouvais plus entrer même chez le barbier qui m’écorchait chaque matin au lieu de me faire la barbe ; pas un ami, pas de foyer domestique, pas un esclave pour me servir, rien d’un homme libre ; j’étais le plus pauvre des poëtes qui se traînaient le matin et le soir dans l’antichambre des grands. Ce fut alors que je m’adressai à l’empereur Domitien : il fallait vivre. Tant pis pour les grands de Rome, qui ont poussé leur poëte à cette triste extrémité ! Dans cette Italie ainsi faite il n’y avait pas un morceau de terre, pas un toit, pas un arbre, pas une robe pour le poëte. Quelle misère ! être aimé de la foule, être applaudi de tous les beaux esprits, être recherché des femmes, entendre ses vers à peine éclos passer de bouche en bouche, vivre familièrement avec les plus grands, avec les plus puissants, avec les plus riches, n’avoir sous les yeux, dans des palais de marbre, que vases d’or, riches statues, tableaux des grands maîtres, ivoires, airains, marbres précieux, robes de pourpre, esclaves empressés ; et cependant avoir faim, avoir froid, être à peu près nu sous un manteau troué, se sentir la proie, le jouet, la pâture de la pauvreté, et sous ces haillons sourire encore, flatter encore, ou bien aiguiser la joyeuse épigramme qui doit faire rire une cour avare !… Tel était l’heureux destin de votre pauvre Martial.

Nous avons donc beaucoup loué Domitien, non pas moi, mais ma pauvreté. Domitien a payé mes louanges en tyran avare qui comprend très-bien que ce ne sont pas les poëtes qu’il lui faudrait acheter, mais les historiens, et que les historiens ne se vendent pas. Mes douze premiers livres d’épigrammes sont tachés du nom de Domitien. C’est en vain que j’ai voulu louer le tyran en honnête homme : il y a de certaines louanges qui ne peuvent pas être honnêtes. Pour me punir, la Muse, qui est juste, m’abandonna toutes les fois que je parlai de cet empereur digne de Néron ; oui, et moi, je le dis à ma gloire, malgré toute mon imagination et toute ma facilité à écrire en vers sur un sujet donné, j’ai toujours été un mauvais poëte et un maladroit quand j’ai flatté l’empereur Domitien. J’ai fait des vers sur l’amphithéâtre qu’il a bâti, et je n’ai rien trouvé de mieux que de comparer cet amphithéâtre aux pyramides d’Égypte et d’en faire la huitième merveille du monde ; j’ai raconté que de tous les coins de l’univers les barbares arriveraient pour saluer ce terrible César. J’ai flatté toutes les manies du tyran. Par ses ordres cruels, des femmes descendaient dans l’arène pour s’entre-déchirer : j’ai célébré le courage de cette Vénus aux griffes terribles ; on jetait aux ours des malheureux que les ours dévoraient tout vivants : j’ai trouvé que ces supplices, toujours renouvelés, représentaient à merveille le supplice de Prométhée, et j’ai dit à ce sujet mille affreuses gentillesses. Un autre jour c’était un rhinocéros qui faisait ses premiers débuts dans le Cirque : j’ai applaudi le rhinocéros impérial. L’ours eut son tour, et j’ai chanté l’ours pris dans la glue comme un habitant de l’air. Une lionne, percée d’un javelot, jeta un petit dans l’arène : à ce propos, j’ai comparé César à Lucine ; à trois fois je suis revenu sur l’histoire de cet enfantement étrange. Je n’ai pas oublié l’éléphant qui adorait César à genoux : « Crois-moi, disais-je à Domitien, l’éléphant comprend tout comme nous ta divinité. » Triste flatteur que j’étais ! voilà comment je cherchais à chaque instant à couvrir mes malheureux éloges par quelque allégorie qui les fît paraître moins directs ; je mettais à profit la plus petite anecdote du Cirque : — le tigre privé qui redevient féroce à l’aspect d’un lion ; — le taureau abattu sous l’éléphant ; — ces deux gladiateurs qui mouraient l’un et l’autre par l’ordre de César : j’ai dit Priscus et Varus forcés par Domitien de revenir au combat jusqu’à ce que tous les deux fussent ensevelis dans le même triomphe. — Enfin, pour comble de lâcheté, j’ai loué César d’avoir payé les délateurs : « Ô Romains, m’écriai-je, comptez votre vie parmi les bienfaits du prince ! »

Malheureux que j’étais ! Et comme il recevait toutes mes lâchetés, cet homme à peine avait-il pour mes tremblantes et modestes poésies un sourire et un regard ; et moi, plus lâche encore, je lui demandais pardon de l’avoir flatté : « Pardonne à mes vers, César : celui qui s’empresse pour te plaire ne mérite pas ta disgrâce ! »

Pour me payer toutes ces hontes l’Empereur me donna, non loin de Rome, une méchante maison de campagne que personne ne voulait acheter et quelques sapins trop jeunes pour donner de l’ombre en été ou du bois en hiver. La maison était mal bâtie, elle était hors d’état de supporter les pluies et l’humidité du ciel, elle nageait au milieu des eaux que répandait l’hiver. Stella le sénateur eut pitié de ma misère, et m’envoya des tuiles pour mettre à l’abri le présent de l’Empereur. Moi, en retour, et quand le printemps fut venu, j’envoyai à Stella des oiseaux de basse-cour, des œufs de poules et de cannes, des figues de Chio dorées par un doux soleil, un jeune chevreau et sa mère plaintive, des olives trop sensibles au froid, un chou blanchi par la neige, et des vers où je lui disais : « N’allez pas croire, Stella, que tous ces biens me viennent de ma maison de campagne : mes champs ne portent rien que moi-même ; je n’ai pas d’autre récolte que celle que j’achète au marché. » Et véritablement, dans cette maison de César, le nuage me couvrait en hiver, la poussière aride me couvrait en été. En vain je demandai à l’Empereur de m’accorder un filet d’eau pour arroser les quatre sapins qui composaient mon domaine : mes vers étaient touchants, ma prière fut inutile. Je lui demandais un peu d’eau, il me donna moins que cela : il me nomma tribun honoraire, chevalier honoraire, père de famille honoraire. Les honneurs ne lui coûtaient rien à donner. À tous ces honneurs j’aurais préféré une robe neuve.

Ce même hiver, sans Parthénius, qui m’envoya une robe de laine, j’aurais été tout nu par la ville. Chère et belle robe ! plus blanche que l’ivoire, plus souple que l’aile de cygne, plus fine que les tapisseries de Babylone ! Je l’embrassais avec reconnaissance, je lui disais merci du fond de l’âme. Jamais un amant n’eut plus d’amour pour sa maîtresse que moi pour ma robe si chaude et si blanche. Hélas ! je me souviens encore de mon désespoir quand, après deux ans de service, malgré tous mes ménagements, cette belle robe fut usée. Je chantai ma peine aux échos d’alentour : « La voilà, cette robe que j’ai si souvent chantée dans mes vers ! Autrefois elle rehaussait ma qualité de chevalier quand sa laine, neuve encore, brillait de tout son lustre, quand elle était digne encore de Parthénius, mon bienfaiteur. Maintenant elle est usée à ce point et si froide que le dernier mendiant l’appellerait une robe de neige. Ce n’est plus la toge de Parthénius : ce n’est plus, hélas ! que la toge du malheureux poëte Martial. »

Quelle vie de privations et de misères ! habiter un toit qui fait eau de toutes parts ! gratter et non pas cultiver, un jardin sans fruits et sans ombrages ! n’oser sortir de chez soi par crainte, d’user sa toge, et cependant être forcé de sortir chaque jour pour saluer d’avares protecteurs ! tendre la main à tous les mépris et à tous les méprisés de Rome ! aller saluer Paullus l’usurier, qui demeure aux Esquilies, et, après avoir péniblement franchi la plaine de Subarra, entendre le portier s’écrier : Mon maître est absent ! attendre avec l’impatience d’un mendiant les Saturnales, époque de fêtes et de largesses, et recevoir pour tout cadeau, de l’opulent Antoine une douzaine de tablettes, sept cure-dents, une éponge, une nappe, un gobelet, un demi-boisseau de fèves, un panier d’olives du Picenum, une bouteille de lait de Latamia, de petites prunes de Syrie et des figues blanches de Damas, le tout valant bien trente sesterces, et porté magnifiquement par trente Syriens de haute stature ! Bien plus : ne rien recevoir de Sextus, mon vieil ami, parce que l’an passé, à pareil jour, je n’ai pas été assez riche pour lui rendre l’équivalent de son manteau d’étoffe grossière ! écrire en tremblant à Régulus ces trois vers : « Je n’ai pas une obole ; je n’ai plus d’autre ressource, Régulus, que de vendre les présents que j’ai reçus de vous : les voulez-vous acheter ? » Cinq jours après, tant c’est une triste chose la misère ! j’écrivais à Cérellius : « Tu ne m’as rien donné pour le petit cadeau que je t’ai fait, et pourtant déjà se sont écoulés cinq jours des kalendes. Je n’ai pas même reçu de toi un scrupule d’argent, pas même un pot de thon d’Antibes ! Trompes-en d’autres par de fausses paroles ! » La rougeur me monte au front à ces souvenirs.

Dans mes bons jours, quand j’avais une toge à demi neuve et de quoi vivre pour un mois, j’étais le plus heureux des hommes ; car il fallait bien peu pour vivre à ce célèbre et redouté Martial. Je quittais Rome, où le temps va si vite : alors j’avais un peu de bonheur ; alors plus de clients à visiter le matin, plus d’avocats à entendre à midi, plus de vers à lire le soir ; j’étais mon maître. Au point du jour j’adressais ma prière aux dieux domestiques, je me promenais dans mon petit champ, je lisais les vers de Virgile, ou bien j’invoquais Apollon pour mon propre compte ; après quoi je frottais mes membres d’une huile bienfaisante et je me livrais à quelque exercice du corps, le cœur gai, sans songer à l’argent. Le soir venu, pendant que ma petite lampe jetait sur mes livres une douce clarté, j’écrivais lentement sous l’inspiration des muses de la nuit. Là j’étais véritablement mon maître, je redevenais un homme : j’osais chanter la liberté romaine, mon vieil amour ; je célébrais tous les grands hommes de la République, le vieux Caton, le vieux Brutus, tous les héros de cette Rome qui n’était plus ; j’écrivais à Juvénal, le maître de la satire romaine, et je lui envoyais les pâles fleurs de mon petit jardin ; quelquefois aussi, tout à l’amour, je célébrais les belles et jeunes femmes qui avaient daigné sourire à ma poésie, fille de l’amour ; quelquefois encore, tout à l’amitié, je me reposais de mon métier de parasite, et, chose incroyable ! j’invitais mes amis à dîner : « Si vous êtes condamnés, leur disais-je, à dîner chez vous, venez plutôt jeûner avec votre ami Martial. Vous ne manquerez guère chez moi, vous les joyeux convives, ni de laitues communes de Cappadoce, ni de porreaux à l’odeur forte ; on vous servira le thon caché sous des œufs coupés par tranches, un chou vert bien tendre et cueilli le matin même, du boudin sur une saucisse blanche comme la neige, des fèves au lard. Pour le second service vous aurez des raisins secs, des poires de Syrie, des châtaignes de Naples, et même des grives rôties à petit feu. Le vin sera bon à force d’en boire. On pourra aussi vous offrir des olives et des pois chauds. Modeste repas, mais heureux, car il n’y aura avec nous ni contrainte, ni esclaves, ni parasites, ni flatteurs. Vous n’aurez pas à supporter les insolences et les petits vers du maître de la maison ; de lascives Espagnoles ne viendront point, à la fin du repas, vous fatiguer de leurs danses obscènes. Venez, amis : ma belle Claudia vous précédera aux sons de la flûte de Condylus ; elle sera la reine du festin ! »

C’étaient là mes plaisirs. Hélas ! dieux tout-puissants ! je n’aurais pas demandé d’autre vie, j’aurais été à bon marché un homme heureux et un poëte indépendant. Selon moi, un patrimoine héréditaire, un champ qui nourrit son maître, une vie assurée, point de procès, peu de clients, un esprit tranquille, le repos, la santé, la prudence, des amis qui sont nos égaux, des repas sans faste, des nuits sans soucis, une couche à la fois chaste et agréable, un sommeil qui dure autant que la nuit, attendre la mort sans la désirer ni la craindre, voilà le bonheur.

Je raconterai plus tard la seconde partie de ma vie poétique, quand Domitien fut mort. — Maintenant, holà ! c’est assez. Holà ! mon livre ! nous voici parvenus au bas de la page : déjà le lecteur s’impatiente et se lasse ; le copiste lui-même en dit autant. — Holà ! arrêtons-nous ! holà ! mon livre !


II

Avant de vous raconter cette partie de ma vie je sais que j’ai à me justifier de trois années d’une paresse opiniâtre, et d’autant plus que maintenant je n’ai même pas le droit d’accuser les bruits, les tumultes et les frivoles occupations de Rome. Comment donc me justifier d’avoir été ainsi oisif dans cette complète solitude de la province où l’étude est la seule ressource de mon esprit, la seule consolation de mon cœur ? Hélas ! dans cette heureuse retraite je cherche en vain les oreilles délicates que je trouvais à Rome : il me semble que je parle à des barbares. En effet, s’il y a dans mes livres quelque peu de cette délicatesse ingénieuse qui distingue les grands poëtes, je le dois à mes auditeurs. Ô Rome ! Rome ingrate, détestée, et que je regrette, où es-tu ? où est ton esprit si vif, ton jugement si fin, ton goût exercé ? où sont ces bibliothèques, ces théâtres, ces réunions d’heureux oisifs où l’on ne sent de l’étude que les plaisirs ? Vive la pauvreté servie ainsi par toutes ces intelligences d’élite ! vive le génie favorisé par de tels auditeurs ! Dans cette province reculée où je suis riche et considéré de tous, heureux près d’une belle femme que j’aime, possesseur d’une maison et de beaux jardins, entouré d’une bibliothèque de chefs-d’œuvre, je me prends à regretter parfois mes misères à Rome, ma solitude à Rome, mes folles amours à Rome, ma vie de parasite, de flatteur, de mendiant, mais à Rome. Hélas ! que j’ai pitié souvent de mon abondance présente ! que cette fortune me pèse, entouré comme je suis de cette servitude de province et de toutes les jalousies mesquines de mon municipe ! Non ! loin de Rome point de génie ! Rome, déesse des nations et du monde, Rome que rien n’égale, dont rien n’approche, tu seras toujours mon amour ! Rome, où le pauvre ne peut ni penser ni dormir, tu seras toujours le regret du riche Martial ! Que de fois cependant, quand j’étais perdu dans ce tourbillon de plaisirs, de pensées et d’affaires, ai-je maudit ce grand bruit sans fin et sans cesse qui se faisait à mon esprit et à mes oreilles ! Comment faire de la poésie, m’écriais-je, avec les maîtres d’école le matin, les boulangers la nuit, les batteurs d’or tout le jour ? Ici un changeur fait sonner sur son comptoir les pièces marquées au coin de Néron ; là un batteur de chanvre brise à coups de fléau le lin que nous fournit l’Espagne ; plus loin le prêtre de Bellone, ivre de fureur, se heurte contre le vil Juif instruit par son père à mendier. Qui voudrait compter à Rome les heures perdues pour le sommeil pourrait compter combien de mains agitent les bassins de cuivre qui doivent détacher les astres du ciel. Et pourtant, ô Rome bruyante, et cruelle, et sans pitié pour les poëtes, ton poëte Martial, à qui tu refusais du pain et une toge, ne peut s’empêcher de te pleurer. Depuis trois ans qu’il a quitté sa misère poétique pour la fortune, il n’a pas osé invoquer une seule fois cette muse souriante et déguenillée qui ne lui faisait jamais faute dans sa maison sans toit et sans ombrage. Recevez donc ce nouveau livre de mes souvenirs comme il a été écrit et pensé, c’est-à-dire style et pensées de la province, livre romain, non pas seulement écrit en Espagne, mais, j’en ai peur, un livre espagnol. Pauvre malheureux écrivain que je suis ! les temps sont bien changés pour mon esprit : autrefois j’envoyais mes livres de Rome chez les autres peuples, maintenant je les envoie des bords du Tage à Rome. Et cependant, va mon livre ! Malgré la distance qui te sépare de la ville, tu ne passeras pas pour un nouveau venu ni pour un étranger dans la cité de Romulus, où tu comptes déjà tant de frères. Va, tu as le droit de cité romaine ; frappe hardiment au palais neuf, où leur temple vient d’être rendu au chœur sacré des Muses ; ou bien encore, gagne d’un pied léger le quartier de Suburra. La s’élève le riche palais d’un consul, mon ami, l’éloquent Stella, qui couronne ses pénates du laurier poétique, qui plonge ses lèvres dans l’eau limpide de Castalie. Protégé par Stella, le peuple, les sénateurs et les chevaliers te liront sans peine. Puissent-ils, comme autrefois, dès les premières lignes, s’écrier : Vivat ! Voilà un livre de Martial !

Où en étais-je resté à la première partie de cette auto-biographie qu’on pourrait appeler (mais tant de hardiesse n’est pas faite pour nous) les Commentaires de Martial ? À coup sûr, et en quelque endroit que j’en sois resté, je suis resté à quelque humiliation et à quelques misères. Même, à présent que j’y pense, je ne vous ai raconté que la plus petite moitié de mes souffrances. Qu’ai-je fait et quelles imperceptibles misères vous ai-je racontées ! Il s’agissait bien, ma foi ! de l’avarice de Tulla, empoisonnant d’un vin frelaté le vin pur de la Campanie ; des quatre dents de la vieille Elia, qui m’en crachai deux au visage ; de l’ivrognerie de Sextilianus dans les cabarets les plus diffamés, des plagiats de Fidentinus, de la maîtresse de Régulus, du petit chien de Mummia, de Fescennina la buveuse, du ventre affamé de Nomencianus, de la voix d’Églé, rauque tant qu’Églé fut jeune et belle et qui est redevenue douce et flûtée ! Non, non, ce n’est pas là toute ma vie ; il est impossible que tout l’esprit et tout le cœur que les dieux m’avaient donnés se soient usés uniquement à ces petits commérages, l’amusement des riches et des sénateurs de Rome. Non certes, Martial le poëte, qui admirait avec passion Horace et Virgile, qui se prosternait devant le génie de Lucain, tué par Néron, qui fut l’ami du grave satirique Juvénal, Martial n’a pu perdre ainsi son génie à creuser un grand trou parmi les roseaux pour proclamer les oreilles du roi Midas. Patience ! patience ! laissons de côté mes commencements misérables ; laissez-moi chercher dans ma vie quelques belles poésies sans fiel. Par exemple, n’ai-je pas fait de beaux vers sur Aria et Pœtus, ce grand courage conjugal qui échappe à la tyrannie par la mort ? n’ai-je pas chargé Marc-Antoine d’une exécration bien méritée, lui qui avait permis le meurtre de Cicéron ? n’ai-je pas eu de douces larmes pour les fils de Pompée, ce héros dispersé dans tout l’univers ? Qui mieux que moi a loué Quintilien, le suprême modérateur de la fougueuse jeunesse, la gloire de la toge romaine ? qui donc, sinon moi, a révélé le charmant esprit de Cassius Rufus, qui eût pu être le rival de Phèdre et qui s’est contenté de rire tout bas de la méchanceté des hommes ? Pas une gloire sincère que je n’aie dignement célébrée : le premier j’ai loué Perse de sa sobriété, en reconnaissant que j’avais contre ma gloire le grand nombre de mes vers ; quand Othon l’empereur se perça de son épée pour terminer la guerre civile, j’oubliai sa vie pour ne me souvenir que de sa mort, aussi belle et plus utile que la mort de César ; j’ai chanté Maximus Césonius, l’ami de l’éloquent Sénèque, qui a osé braver la fureur d’un despote insensé ; dans un distique devenu célèbre j’ai proclamé Salluste, et bien peu m’ont démenti, le premier parmi les historiens de Rome ; Silius Italicus, d’une vie si modeste, le disciple de Cicéron et de Virgile tour à tour, l’homme du barreau et du Mont-Sacré, a sa place dans mes vers. Pas un grand nom n’a été oublié dans ma louange, jamais la pâle envie n’a approché de mon cœur ; tous mes contemporains qui ont eu du génie ou de la vertu je les salue avec respect : Rabirius l’architecte, Céler le préteur, Silius le consul, Nerva l’orateur, Catinus l’honneur de la science, Agathinus le vaillant soldat, Marcellinus vainqueur des Gètes. Jamais je n’ai manqué d’envoyer à Pline le jeune mes livres d’épigrammes. « Reçois mes vers, lui disais-je. Ils ne sont ni assez savants ni assez graves pour toi ; mais je fais des vœux pour qu’ils tombent en tes mains à l’heure où, délivré de ces travaux qu’attendent les siècles à venir, s’allume pour toi la lampe des festins, à l’heure où la rose couronne tous les fronts, où les cheveux se couvrent de parfums, où Caton lui-même sentait le besoin d’un vin pur. » Moi j’ai célébré Varus au tombeau, Apollinaris dans sa retraite, sur le doux rivage de Formies. Heureuse retraite, qui n’a pas son égale à Tibur, à Tusculum, à Préneste ! Il y avait à Rome un charmant poëte féminin, Sulpicia, poëte chaste et malin, à qui j’ai rendu hommage. Cette charmante femme, loin de sacrifier aux muses modernes, pleines de sang et de terreurs, enseignait les jeux badins, les chastes amours. Je l’ai surnommée l’Égérie de la poésie, et le nom lui en est resté. C’est moi qui ai composé l’épitaphe du comédien Pâris, les délices de Rome, la fine plaisanterie venue des bords du Nil, l’art et la grâce, la folie et la volupté, l’honneur et les regrets du théâtre romain.

Ainsi donc on ne peut pas dire : Le jaloux Martial ! l’envieux Martial ! Même on ne peut pas dire : Le méchant Martial ! Parce que j’ai été un des maîtres de l’épigramme, parce que j’ai stigmatisé tant que j’ai pu les envieux et les méchants, parce que j’ai jeté à pleines mains le ridicule autour de moi, parce que j’ai eu faim et que j’ai eu froid, parce que j’ai vécu dans l’abandon, parce que j’ai été un parasite à la table des grands, ce n’est pas à dire que je n’aie pas aimé, que je n’aie pas été aimé dans ma vie ; au contraire les plus charmants poëtes de cet âge et les plus populaires, Ovide et Tibulle, n’ont pas eu plus d’amis célèbres et plus de belles maîtresses que Martial. L’esprit est une grande puissance ; il sert aux hommes de beauté, de jeunesse, de fortune ; il remplace la naissance, il remplace toutes choses. À ces causes, j’ai été recherché dans les meilleures maisons romaines, j’ai été l’ami des plus illustres familles ; les plus jolies femmes de Rome ont tenu à honneur de courber leur front poli sous le tendre baiser de Martial. À quoi servirait donc la poésie si elle n’apportait qu’humiliation sans fin, misères sans remèdes, isolement sans espérance ? Je n’en finirais pas si je voulais dire ceux et celles qui m’ont aimé ; et d’ailleurs, parmi ces dernières, tendres cœurs qui ont eu pitié de moi, il en est que je ne puis nommer. Les dieux me préservent de l’exil d’Ovide ! Mais ceux que j’ai aimés, je sais leur nom, et je les ai mis dans mes vers afin que dans mes vers il y eût place pour l’amitié aussi bien que pour la gloire. J’ai eu pour ami Vinatius, mon esclave ; et, comme il était près de mourir, je l’ai affranchi, lui donnant ainsi la liberté, le plus grand don que je pouvais lui faire. J’ai été l’ami de Faustinus, et je n’ai envié ni sa maison de Baies, située dans cette vallée profonde où mugissent les taureaux indomptés, ni son jardin d’une facile culture, ni ses vieux arbres, abri impénétrable contre le soleil. J’ai préféré Posthumus aux Pisons, descendants des amis d’Horace : il était pauvre alors, et je partageais avec lui ce pauvre rien du pauvre Codrus dont il est parlé dans les satires de Juvénal. Depuis ce temps Posthumus a fait sa fortune : aussitôt il oublia notre amitié, dont je me souvenais toujours. Je lui écrivis alors : « Posthumus, tu étais pauvre et simple chevalier, mais pour moi tu valais un consul. Avec toi j’ai passé trente hivers ; nous n’avions qu’un lit, nous le partagions ensemble. À présent au faîte des honneurs, riche, heureux, tu es riche, honoré, heureux tout seul. Quand tu seras redevenu pauvre, tu me retrouveras ton ami ! » J’ai été l’ami de Colinus, l’aimable esprit, qui méritait d’atteindre au chêne du Capitole ; j’ai été l’ami de Lucius, mon compatriote des bords du Tage, et je lui disais « Ami Lucius, mon frère Lucius, laissons aux poëtes grecs le soin de chanter Thèbes ou Mycène : nous, enfants de l’Ibérie, ne reculons pas devant les noms quelque peu durs de notre terre natale ! Parlons de Bilbilis remplie de fer de Platea, fournaise ardente, du Xalon où se trempent les armes des guerriers ; de Tudela et de Rixamare, qu’embellissent la musique et les danses ; de Cuarditi la gourmande et la dansante ; de Pelvère, touffu bosquet de roses ; de Rigas, où nos aïeux avaient un théâtre dont nous n’avons que les ruines ; de Silas, du lac de Turgente, de Petusia, et des ondes pures de Véronina, et du bocage sacré où croissent les yeuses du Baradon, que le voyageur le plus paresseux traverse à pied comme une promenade ; et enfin de la plaine recourbée de Mulinena, que Manlius féconde avec ses taureaux vigoureux. » Avouez que c’était là un ingénieux tour de force, faire entrer ces noms barbares dans l’oreille attique des Romains !

Ce Martial si méchant, que de fois il a suivi en pleurant le deuil de ses amis ! (Hélas ! tout le monde les a oubliés, excepté lui.) J’ai consolé, autant que des vers partis du cœur peuvent consoler, cette grande dame romaine, Nigerina, qui fit par ses vertus l’oraison funèbre de son mari. Je n’ai pas laissé passer un jour de ma vie sans visiter mon cousin Jules Martial : « Oh ! lui disais-je souvent, cher Martial, que ne puis-je jouir en paix du reste de mes jours, disposer à mon gré de mes loisirs, et me servir de la vie en homme sage et libre ! Nous irions vivre, toi et moi, loin des antichambres, loin des grands, loin des procès, mais non pas loin de Rome. Les promenades, la conversation, la lecture, le Champ-de-Mars, le Portique, les eaux limpides, les thermes, voilà les lieux, les travaux qui nous plairaient ! Mais hélas ! qui peut vivre pour soi et pour ses amis ? Nos beaux jours s’enfuient, inutilement prodigués ; jours perdus, et que cependant le Temps nous compte. »

J’ai bien aimé aussi une jeune femme, Julia, créature plus douce que le dernier chant du cygne, plus tendre que les agneaux du Galèse, plus blanche que les perles de la mer Erythrée. Les femmes qui habitent les bords du Rhin n’ont pas une plus longue chevelure ; elle avait l’haleine suave des roses de Pestum ; de sa peau s’exhalait les vapeurs du safran qu’une main brûlante a froissé. Elle est morte ; et, pendant que son mari comptait les deux cent mille sesterces dont il héritait, je m’écriais : « Plus d’amour, plus de joie, plus de fêtes, plus de bonheur pour toi, Martial ! »

Que j’en ai vu mourir ainsi, les plus beaux et les plus belles ! Saloninus, ombre irréprochable ; Claudius, l’affranchi de Mélior, les regrets de Rome entière, enseveli sur la voie Flaminia, esprit vif, pudeur innocente, rare beauté ; le jeune Entichus, misérablement noyé dans le lac Lucrin, ou plutôt emporté par des Naïades amoureuses.

J’ai adressé un de mes livres à l’un des plus élégants patriciens de la ville, mon ami Rufus Camonius, qui s’en fut chercher en Cappadoce les cendres de son père. Un de mes plus chers familiers était Paullus ; je lui envoyai ces vers aux kalendes de décembre : « Cher Paullus, que ce mois de décembre te soit propice ! puisses-tu être à l’abri des tablettes à trois feuillets, des serviettes écourtées, de l’encens falsifié, et autres présents insolents et avares ! Que les trépieds et les coupes d’or remplissent ta maison ! Puisses-tu gagner aux échecs Publius et Novius, et ne pas trouver de maître à la joute ! Cependant, si tu entends quelque méchant m’appeler un envieux, donne-lui un démenti à haute voix ! »

Rome entière a pleuré par mes vers le petit Urbillus ; il lui fallait encore trois mois pour avoir trois ans. J’ai eu pour voisin un vieillard nommé Titulus, dont j’aurais été l’héritier si j’eusse voulu me faire son complaisant et son flatteur ; mais, loin de là, je lui disais : « Il en est temps, misérable Titulus, jouis de la vie ! Quoi donc ! la mort approche et tu fais encore de l’ambition ! courtisan assidu, il n’y a pas de seuil que tu ne fatigues ! chaque matin tu as déjà parcouru les trois tribunaux à l’heure où les chevaliers prennent place ! Tu rôdes comme une ombre en peine autour du temple de Mars et du colosse d’Auguste pendant la troisième et la cinquième heure ! Prends, amasse, emporte, possèdes : il te faudra quitter tout cela. De quelque éclat que brille ton coffre-fort gorgé d’écus, quelque chargé que soit ton livre d’échéances, ton héritier jurera que tu es mort insolvable, et, tandis que s’élèvera ton bûcher de papier, sur le grabat où reposera ton corps ton héritier boira les vins de ta cave ! » Titulus mourut assassiné par des voleurs, et je ne fus pas son héritier.

Que j’étais fier de la grâce et de la beauté de Liber ! « Jeune homme, lui disais-je, parfume ta brillante chevelure avec l’anémone d’Assyrie, charge ton front de guirlandes de fleurs, que le vieux falerne remplisse ta coupe de cristal ! » Quand Stella donna au peuple ces jeux magnifiques dont le peuple, tout ingrat et tout frivole qu’il est, se souvient encore, j’entonnai les honneurs de Stella : « Stella ne se trouve jamais quitte avec le peuple ; ni l’or de l’Hermus ni l’or du Tage ne suffisent à sa main prodigue : il jette au peuple une pluie de médailles, il lui livre les animaux les plus rares, les oiseaux les plus magnifiques ! » L’éloquent Salominus ayant placé dans sa bibliothèque mon portrait entre le portrait d’Ovide et celui de Gallus, je lui envoyai deux vers où je disais, ce que je pense, que l’amitié vaut mieux que la gloire. Interrogez Pistor : il vous dira toute la modération honnête et calme de mes vœux : « Ô Pistor ! laissons aux pauvres riches ces amas d’esclaves, ces charrues sans nombre, ces lits surchargés de résonnantes lames d’or : qu’on nous donne à nous un vase de cristal toujours plein d’une liqueur généreuse, et prenne qui voudra tout le reste ! À quoi bon cette litière entourée de clients affamés ? Si j’étais riche, sais-tu à qui j’emploierais ma fortune, ami Pistor ? à donner et à bâtir. » Un jour Priscus me demandait quel est le meilleur des repas : « Celui, répondis-je, où vous trouvez un ami et pas un joueur de flûte. » Un autre jour c’était Mamurra qui me consultait sur ses lectures. Le bon jeune homme n’aimait à lire que les vers sanglants, le meurtre et le poison lui plaisaient avant toutes choses, c’était de son âge ; Œdipe, Thyeste, Seylie, tels étaient ses héros, telles ses héroïnes : « Allons, lui dis-je, laisse là ces fables. Que te fait l’enlèvement d’Hylas ? que veux-tu tirer du sommeil d’Endymion et de la chute d’Icare ? Nous sommes au temps des études sérieuses : renonce aux fables frivoles et lis les histoires. » En effet, notez-le bien, si cette époque de décadence se manifeste à l’avenir, ce sera surtout par l’histoire ; les poëtes qui auront joué comme j’ai fait avec les révolutions qui passent et les monuments qui tombent, la postérité les traitera mal. Fou que j’étais ! le conseil que je donnais à Mamurra, pourquoi dont ne l’ai-je pas suivi ?

Ont encore été mes amis, et mes amis dévoués et dont je suis fier, Antonius Primus, le noble vieillard, qui, à sa quinzième olympiade, vivait encore pour la vertu. Il me donna son portrait, entouré de roses et de violettes, quand il était dans la force de l’âge. Quel chef-d’œuvre c’eût été là si le peintre avait pu représenter les qualités du cœur aussi bien que la beauté du visage ! Frontinus, l’heureux propriétaire de cette villa d’Auxur bâtie sur la mer ; Restitutus l’avocat, le défenseur des misérables, le père de l’orphelin, le vengeur des vierges déshonorées ; Flaccus encore… Mais j’ai renoncé à un ami dont j’ai vu la femme avaler chez moi, à elle seule, six tasses de saumure, deux tranches de thon, un petit lézard d’eau, six harengs servis sur un plat rouge, et du vin à l’avenant. Chrestillus… Mais celui-là aimait trop les vieux mots du vieux langage, dont Salluste lui-même, malgré son génie, a trop usé.

Parmi les belles Romaines, Italiennes de Rome ou barbares de nos provinces, il en est que j’ai bien aimées ! Telesitha, par exemple, la danseuse de Cadix, si habile à peindre la volupté au bruit des castagnettes de la Bétique ; Lesbie, impudente autant que jolie ; Lycoris, avare autant que la Cynnara d’Horace et aussi désintéressée envers moi que Cynnara le fut pour Horace ; Claudicis, née sur les côtes de la Bretagne ; mais elle avait toute l’âme des filles du Latium, et en même temps que de beauté dans sa personne ! (Les femmes de l’Italie la prenaient pour une Romaine, les femmes de l’Attique pour une Athénienne.) Cerellia, morte dans les flots de Bauli à Baies ; Gellia la courtisane, beauté qui descendait des vieux Brutus, ô honte ! — Voilà, dites-vous, bien des amours, Martial ! Mais Ovide, Horace, Tibulle, Catulle ont fait ainsi. Eh ! qui ne sait les noms charmants de leurs amours ? L’amour est la vie et la gloire du poëte ! Quand j’étais jeune je voulais que ma maîtresse eût vingt ans, de belles dents, un frais sourire, de longs cheveux ; qu’elle fût parée, éclatante. Je renvoyai une fois à Flaccus sa chanteuse Livie qu’il m’avait adressée, avec ce petit billet : « Je ne veux pas, Flaccus, d’une maîtresse efflanquée, à qui mes bagues pourraient servir de bracelets, qui me poignarde de ses genoux, et dont l’échine est dentelée comme une scie. Je ne veux pas davantage d’une maîtresse qui peserait un millier : j’aime la chair, non la graisse. »

Maintenant que j’ai parlé de mes amitiés et de mes amours, me sera-t-il permis de parler aussi de mes ouvrages ? Je sais que j’ai bien à les défendre : ils ont été attaqués en même temps par de très-honnêtes gens et par les plus vils des hommes ; les Zoïles de mon temps ne m’ont pas laissé de relâche, tant ils avaient le désir de voir leurs noms fangeux écrits dans mes vers. J’ai refusé de répondre aux Zoïles, je dois répondre aux honnêtes gens. Les reproches que me font ceux-là sont de plusieurs sortes, mais ils ne sont pas sans réplique. Les uns trouvent mes vers trop libres ; on ne peut pas, disent-ils, les lire dans une école. Il est vrai que mes vers ne sont pas faits pour les écoles ; ce sont des vers enjoués, qui pour plaire ont besoin d’une pointe tant soit peu grivoise. D’autres se récrient que souvent mon vers mord jusqu’au sang et fait une blessure cruelle ; mais qui dit épigramme ne dit pas une fade louange. L’épigramme est déjà bien assez difficile à écrire sans vouloir lui ôter sa méchanceté piquante. Dans mon esprit, je mets le faiseur d’épigrammes bien avant le faiseur de tragédies : celui qui écrit une tragédie a toute liberté d’expliquer son œuvre à l’aide d’un prologue ou d’un récit ; il faut que l’épigramme s’explique en peu de mots et souvent en un seul ; la tragédie aime l’enflure et les manteaux extravagants ; l’épigramme est simple et nue ; la foule admire les illustres tragédies, mais elle sait par cœur les bonnes épigrammes. Quelques-uns me reprochent d’être badin et rieur et de ne jamais écrire des choses sérieuses ; mais, si je préfère aux choses sérieuses celles qui amusent, c’est ta faute, ami lecteur, toi qui lis et qui chantes mes vers dans toutes les rues de la ville. Ah ! tu ne sais pas ce qu’elle me coûte cette popularité poétique ! car si j’avais voulu me poser comme le défenseur de tous les opprimés dans le temple du dieu qui tient la faux et le tonnerre, si j’avais voulu vendre mon éloquence et mon esprit aux accusés tremblants, mes celliers seraient remplis de vin d’Espagne, ma toge serait brodée en or. Un pauvre homme qui fait des livres ne peut attendre tout au plus pour son salaire qu’une place à quelque bonne table. Laissons donc aboyer les détracteurs, chiens enragés qui me déchirent de leurs morsures et dont le nom doit mourir inconnu. Les idiots ! ils attaquent vers par vers, et comme s’il s’agissait du poëme de Lucain, des bagatelles qui ont eu le bonheur de plaire aux plus éloquents orateurs du barreau, de petits livres que Silius place avec honneur dans sa bibliothèque, des vers que citent Regulus et Sierra ! D’autres critiques plus indulgents m’ont reproché mes épigrammes en vers hexamètres : j’avoue qu’une épigramme qui marche sur tant de pieds est un peu lente ; mais on est libre de ne pas lire mes vers hexamètres. Plus d’une fois, sensible aux encouragements de ceux qui me disaient : Travaille, Martial ! accomplis des poëmes de longue haleine, Martial ! j’ai voulu m’élever dans une autre sphère ; mais bientôt ma muse facile, secouant autour de moi les parfums enivrants de sa chevelure, me disait d’une voix qui chante : — Ingrat ! peux-tu bien renoncer à notre charmant badinage ! Où trouveras-tu donc un meilleur emploi de nos loisirs ? Quoi, tu voudrais échanger le brodequin contre le cothurne, ou bien chanter la guerre et ses fureurs en vers ronflants, pour qu’un pédant enroué fasse de toi la haine des petites filles et la terreur des petits garçons obligés d’apprendre tes poëmes par cœur ! Abandonne ces tristes labeurs à ces écrivains tristes et sobres qui passent leurs nuits à la clarté douteuse de la lampe. Pour toi, continue de répandre dans tes écrits les grâces du sel romain ; reste toujours le peintre fidèle des mœurs de ton siècle. Qu’importe que tes chants s’échappent d’un simple chalumeau si le chalumeau l’emporte sur les trompettes ?

Oui, ma muse a raison : restons le poëte des jeunes gens fougueux, des belles femmes galantes, des esprits rieurs, des élégants de Rome ; flattons tour à tour la beauté et la jeunesse et narguons les censeurs ! D’ailleurs mes différents livres d’épigrammes ne se ressemblent guère : ce n’est pas seulement aux oisifs de la ville et aux oreilles inoccupées que s’adressent mes écrits ; ils sont lus aussi par l’austère centurion que Mars réunit sous les drapeaux au milieu des glaces de la Gétie ; les Bretons récitent mes vers ; j’en ai fait que la femme de Caton elle-même et les austères Sabines pourraient lire sans rougir. Mon vers est tour à tour enjoué et sévère, triste et rieur, plein de joie, barbouillé de lie, plein d’amour, parfumé comme Cosmus, folâtre avec les garçons, amoureux avec les jeunes filles, chantant Numa et célébrant les saturnales. Mais, croyez-le, ce ne sont pas mes mœurs que je consigne dans ces livres.

Par Jupiter et par Bacchus ! j’ai écrit aussi pour nos bons bourgeois, gens peu difficiles, qui aiment avant tout le gros rire et qui sont prêts à tout pardonner à ce prix. La poésie de Lampsaque les égaie, et dans ma main résonne l’airain qui retentit aux champs tartessiens. Combien de fois, et malgré vous, mes censeurs, vous sentirez l’aiguillon de l’amour, fussiez-vous Curius et Fabricius ! Quant à Lucrèce… Mais Lucrèce a rougi parce que Brutus était présent. Va-t’en, Brutus ! Lucrèce elle-même me lira.

Mais c’est assez répondre à cette canaille déchaînée contre Martial. J’ai été toute ma vie entouré d’aboyeurs, de plagiaires ; c’était mon lot de faiseur d’épigrammes, et je ne m’en plains pas : quiconque attaque doit être attaqué à son tour ; seulement, il est malheureux que celui-là qui attaque avec esprit, avec courage, soit attaqué lâchement, et sans esprit, et dans l’ombre. J’ai eu des ennemis si affreux qu’ils colportaient, en me les attribuant, des propos de valets, d’ignobles méchancetés, des turpitudes dignes de la bouche d’un baladin, et autres infamies dont un courtier de pots cassés ne donnerait pas la valeur d’une allumette. Affreuses intrigues qui sont retombées sur leurs tristes auteurs ! Non, Rome n’a pas ajouté foi à ces calomnies dirigées contre son poëte. Le ciel préserve mes livres d’un succès si odieux ! Mes livres font leur chemin au grand jour, sur les blanches ailes de la renommée ! Pourquoi donc me donnerais-je tant de peines pour me faire une mauvaise réputation quand il suffirait de mon silence pour me faire remarquer ?

De mes ouvrages je ne parlerai plus. Le premier livre de mes épigrammes est tout entier. consacré à des flatteries dont j’ai honte. Le second livre est enjoué et sans trop de malice. Le troisième livre, écrit dans les Gaules, a rapporté à Rome je ne sais quelle rudesse qui n’a pas déplu dans les palais de ces maîtres du monde. Dans le quatrième livre se lit cette invocation à Domitien que je voudrais effacer avec mon sang. Le cinquième livre est le plus chaste de tous ; je l’ai dédié moi-même aux jeunes filles, aux jeunes garçons, aux chastes matrones. Le sixième livre (je recommençais à redevenir un homme libre) est adressé à mon ami le plus cher, à Jules Martial. Le septième livre est tout entier consacré à des vengeances personnelles. Attaqué, il fallait me défendre ; la renommée ne vient pas sans combat. Mais j’ai déjà regret à toutes les peines que je me suis données pour flageller des ennemis inconnus qui ne sont plus. Le huitième livre appartient encore à Domitien. Il fallait bien lui payer, hélas ! par ma honte, cette maison sans eau, sans fruits et sans ombrages que m’avait donnée son avarice. Le livre neuvième est écrit avec un soin bien rare pour un improvisateur comme je suis. Le livre dixième, au contraire, a été dicté avec une précipitation sans exemple, et j’ai été obligé de l’écrire plusieurs fois. Quand parut le onzième livre, il eut d’abord peu de retentissement, car il vit le jour au moment où Rome entière était partagée entre deux coureurs de chars, Scarus et Incitatus. Le livre douzième a été rêvé au milieu des tièdes félicités et du pesant ennui de la province, heureux et malheureux à la fois de ma position présente, étonné et regrettant d’être riche, appelant, mais en vain, les grâces, l’esprit, l’intelligence qui m’entouraient dans mes beaux jours de poésie et de misère. Il y a encore dans mes œuvres plusieurs poésies, bien différentes de ton et d’allure, qui échappent à la critique. En un mot, on pourrait dire de mes vers ce qu’on pourrait dire des vers de tous les poëtes qui ont beaucoup écrit : quelques-uns sont de nulle valeur, il y en a un grand nombre de médiocres ; mais aussi quelques-uns sont excellents. Tel est, ami lecteur, ce Martial dont le nom s’est répandu parmi le peuple et chez les nations étrangères grâce à des hendécasyllabes où la malice abonde sans dégénérer que rarement en licence. Si ma gloire te fait envie, hélas ! rappelle-toi que je suis riche, que je suis marié, et que j’habite loin de Rome, dans une ville de province.


III.

Cher Sextus, c’est à toi que j’adresse ce quatrième livre de mes Mémoires, qui sera aussi le dernier. Pendant que tu bats en tous sens le bruyant quartier de Suburre, pendant que, trempé de sueur, sans autre vent pour te rafraîchir que celui de ta robe, tu cours de palais en palais jusqu’au sommet de la montagne où Diane a son temple ; pendant que tu vas et viens, sans prendre haleine, du grand au petit Célius, moi enfin, après tant d’années, j’ai revu ma patrie ; Bilbilis m’a reçu et m’a fait campagnard, Bilbilis, orgueilleuse de son or et de son fer. Ici je cultive sans trop de peine le Botrode et Platée, noms barbares donnés aux champs celtibériens ; je dors d’un admirable sommeil, qui souvent se prolonge au-delà de la troisième heure, et je compense avec usure les veilles de trente années. La toge est inconnue ici, mais chaque matin un esclave attentif m’apporte l’habit préparé la veille. À peine levé, je trouve un bon feu qui me salue de sa flamme brillante, heureux foyer que ma fermière entoure d’un rempart odorant de marmites bien garnies. De jeunes serviteurs s’empressent autour de moi tout le jour. Le métayer, imberbe encore, me prie de faire abattre sa longue chevelure. À midi je vais me promener dans mes jardins. Ce bois épais, ces fontaines jaillissantes, ces épaisses treilles où la vigne entretient un frais ombrage, ce ruisseau murmurant qui promène çà et là son eau vive et capricieuse, ces vertes prairies, ces rosiers chargés de fleurs, aussi beaux que les rosiers de Pestum qui fleurissent deux fois l’année, ces légumes qui verdissent en janvier et qui ne gèlent jamais, ces rivières où nage emprisonnée l’anguille domestique, cette blanche tour habitée par de blanches colombes, tels sont les dons de Marcella ma femme ; ce petit empire où je vis, où je règne, je le tiens de Marcella. Vienne Nausicaa m’offir sa main et les jardins d’Alcinoüs, je répondrai : J’aime mieux Marcella et ses jardins.

Quelle fortune inexplicable ! vas-tu dire, cher Sextus. Je vois d’ici ton étonnement : est-ce bien là ce même Martial si pauvre et si abandonné dont tu gourmandais la paresse ! Chaque matin, à Rome, quand toi, sénateur, tu avais fait tes soixante visites, tu me retrouvais encore au lit, moi pauvre et paresseux chevalier, et tu me grondais parce que dès le point du jour je ne m’étais pas mis en quête de salutations et de baisers. Tu proposais l’exemple de ton ambition à ma paresse ; mais, entre nous, quelle différence, Sextus ! Tu te donnais toutes ces peines pour placer un nom nouveau dans nos fastes consulaires, pour aller gouverner la Numidie ou la Cappadoce ; mais moi, je te prie, à quoi bon me lever de si bonne heure ? pour aller piétiner dans la boue du matin ? Que m’en serait-il revenu ? Qu’avais-je donc à attendre des uns et des autres ? Quand ma sandale brisée me laissait pied nu au milieu de la rue, quand un orage soudain m’inondait d’un torrent de pluie, en vain aurais-je appelé à mon aide ; même chez moi, je n’avais pas un esclave pour me changer d’habit. Pourquoi donc me serais-je donné toutes les peines que tu te donnais toi-même ? Nos peines auraient été les mêmes, nos chances n’étaient pas égales : tu courais après une province, moi je courais tout au plus après un souper. Notre but n’était pas le même, nos chances n’étaient pas les mêmes. Je t’ai donc laissé courir après la fortune, et j’ai attendu la fortune dans mon lit.

Comment donc cette fortune m’est arrivée, je vais te le dire. Je dînais un jour chez le riche Macer ; tu sais bien : ce même Macer qui, à force de donner des anneaux aux jeunes filles, finira pas n’avoir plus d’anneaux. Ce Macer est un antiquaire entêté de toutes sortes de curiosités puériles auxquelles je préfère, à te parler vrai, les vases de terre fabriqués à Sagonte. Cet impitoyable bavard entend assez bien l’ordonnance d’un dîner ; mais, pendant qu’il vous raconte l’antiquité de sa vaisselle d’argent, son vin a le temps de s’éventer. — Ces gobelets, vous dit-il, ont figuré sur la table de Laomédon. Le terrible Rhésus se battit pour cette coupe avec les Lapithes ; même elle a été échancrée dans le combat. Ces vases passent pour avoir appartenu au vieux Nestor, à telle enseigne que la colombe qui sert d’anse a été usée par le pouce du roi de Pylos. Voici la tasse que le fils d’Éacus remplissait pour ses amis. Dans cette patère la belle Didon porta la santé de Bytias quand elle donna à souper au héros phrygien. — Ainsi il parlait ; puis, quand vous aviez admiré ces vieilles ciselures, le maudit antiquaire vous faisait boire dans le coupe du vieux Priam un vin jeune comme Astyanax.

Ce jour-là, après le dîner, notre Amphitryon recevait belle et nombreuse compagnie ; et pour amuser ses hôtes, fatigués de curiosités douteuses, il leur avait promis Martial : « Vous aurez Martial ; Martial vous dira des vers ! Martial improvisera des distiques sur des sujets donnés ! » Ô honte et misère poétique ! En effet, nous nous levons de table. À l’heure dite arrivent en litière tous les grands noms de Rome, et quelques belles Romaines vieilles ou jeunes, mais au regard intelligent et plein de bienveillance. Tu sais que j’excelle à ces joutes de l’esprit où le hasard, cette dixième muse, remplace les neuf sœurs ; futiles et scintillantes lueurs dont les hommes graves s’amusent comme les enfants s’amusent de leurs hochets. Ce soir-là j’étais encore plus disposé à bien faire qu’à l’ordinaire : j’étais si pauvre ! ma maison tombait en ruine, ma toge était usée, mon foyer était sans feu, ma lampe sans huile, et l’huissier me menaçait pour le surlendemain. Je me dis donc à moi-même. — C’est à présent qu’il te faut être gai, enjoué, railleur, bon plaisant, mon pauvre Martial ! — En effet notre homme, me prenant par la main et me présentant à cette belle compagnie : — Voilà, dit-il, notre Martial ! Proposez lui les difficultés les plus difficiles : son vers et son esprit vous attendent de pied ferme ! — On commença donc ce supplice cruel qui consiste à tirailler la poésie d’un honnête homme dans tous les sens, comme on fait d’une aune de laine pour voir si le tissu est solide et si l’étoffe ne se déchire pas.

Pour commencer dans les règles ce jeu misérable, on me demanda une invocation aux Muses. Pauvres Muses ! invoquées comme s’il s’agissait d’entonner l’Énéïde !

« Muses ! m’écriai-je, laissez-moi perdre encore quelques feuillets de papyrus d’Égypte ! et vous, sénateurs, faites attention, le jeu commence ! Mon esprit et mon imagination vous serviront d’enjeu. Vous avez pour banquier un poëte ; ma table n’est pas de celles où résonne le dé, qu’anime le chien ou le six : ces lignes, voilà mes noix ; ce papier, voilà mon carnet. C’est un jeu qui ne cause pas de perte. » — J’ajoutais tout bas : Et pas de profit !

Aussitôt chacun me donna son mot au hasard, afin que par moi ce mot fût agréablement enfermé dans un distique. Un gourmand s’écriait : Le poivre ! et je répondais : « Veux-tu manger à point un gras bec-figue ? Saupoudre-le de poivre. »

Un autre s’écriait : La fève ! Je répondais à celui-là : — « Si la fève, avec sa cosse pâle, écume pour toi dans un pot de terre rouge, homme heureux, tu peux mépriser l’invitation des riches ! » Disant ces mots, je soupirais.

Venaient en même temps d’autres mots bizarres : — la farinela lentillel’orgele fromentla laitueles ravesle bois à brûler, — et j’avais réponse à tout :

« — Remplise tes cruches plébéiennes de farine bouillie, vide-les quelque temps après et remplis-les de vin : ton vin sera délicieux. — La lentille, présent du Nil et de Péluse, est préférable à l’orge. — Muletier, tu ne donneras point cette orge à tes discrètes mules, mais l’hôtelier te la fera manger. — Le blé moissonné en Lybie est le meilleur. — C’était par la laitue que nos aïeux finissaient leurs repas : dites-moi pourquoi nous commençons les nôtres par la laitue ? — Si ta maison de campagne est près de Nomentanum, n’oublie pas d’y porter du bois. » En faisant ce dernier distique, je pensais en grelottant à la raison de campagne que m’a donnée Domitien.

Cependant, en me trouvant réponse à tout, l’assemblée battait des mains. — Courage ! s’écriait-on, courage, Martial ! Voilà de la poésie bien jetée ! voilà de l’improvisation nette et rapide ! — Et l’on m’accablait de mots nouveaux, et moi je répondais toujours :

« Parlez-moi des navets d’Amiterne ! honte aux navets ronds de Nuscia ! — Honneur à l’asperge de Ravenne, à la figue de Chio qui porte avec elle, comme le vieux vin de Sétie, son vin et son sel ! — Rien ne vaut les coings miellés, les dattes dorées, présent du pauvre, les prunes de Damas que la vieillesse a ridées et flétries, le fromage de Luna ou de Vélabre, imbibé de fumée. — Servez-moi la saucisse de Lucanie, entourée d’une bouillie blanche. — Je veux que les olives viennent de Picenum, les citrons des jardins de Corcyre, les sangliers de l’Étolie, les grenades de la Lybie, les poulets du Phase, la gélinotte de l’Ionie et les poules de la Numidie. — À la perdrix je préfère la bécasse, le surmulet à la murène, le turbot à la squille. — J’aime les huitres autant que les aimait ce client de Cicéron exilé à Marseille. — Je ne méprise ni le goujon ni la dorade. » — Et c’est ainsi que je consacrai toute une partie de la soirée à ces descriptions de gourmet.

Dans cette foule d’hommes sans pitié il y en eut un qui cependant ne voulut pas me voir plus longtemps sur le chapitre de la goinfrerie. — Martial, me dit-il, laissons là le vin et la bonne chère : je sais bien que si tu voulais tu parlerais jusqu’à demain, et tu nous en ferais venir l’eau à la bouche, du vin de Setia et du vin de Fondi, du vin de Cécube qui mûrit dans les marais, et du vin de Cyène qui resserre le ventre, du vieux vin de Mammertin et du vin de Taragone, préférable même aux vins de Toscane. Sans doute tu n’oublierais pas ton vinaigre de Nomentanum et le joli vin de Spolette, préférable, quand il a quelques années, au vin nouveau de Falerne ; mais laissons là le vin de Pelignum et le vin de Spolette et le vin de Marseille : parle-nous plutôt, en l’honneur des dames, des parfums et des roses. — Alors je répondis en m’inclinant :

« Laisse ton argent à ton héritier ; mais ne lui laisse ni tes parfums, ni tes vins, ni tes roses. »

Un vieux sénateur que tu connais bien, l’avare Scévola, fendant la foule :

— Ça, me dit-il, Martial, les kalendes de janvier s’approchent : bientôt chevaliers et sénateurs vont se parer de la robe des festins ; l’esclave lui-même s’apprête à remuer son cornet et ses dés dans craindre que l’édile le fasse plonger dans l’eau froide ; bientôt va venir l’heure des présents. Je te prie, Martial, de me faire des vers pour chacun des cadeaux que j’ai à faire, afin que ton vers rehausse quelque peu la valeur de ces bagatelles ! — Oui, c’est ainsi que me parlait cet avare Scévola ; et moi, en souriant de pitié, je lui demandai ce qu’il voulait donner.

— Mais, reprit-il, peu de chose ; par exemple, des tablettes de citronnier, des tablettes à cinq feuilles, des tablettes d’ivoire, des tablettes de parchemin, des tablettes vitelliennes, du grand papier, du papier à lettres, des coffrets de bois, des osselets, un cornet, des noix, une écritoire, des échecs, des cure-dents, des cure-oreilles, une aiguille d’or, un peigne, un savon, une ombrelle, un poignard, une petite hache, un carton, une lampe de nuit, une chandelle, une bougie, un chandelier de bois, un ballon, une perruque, une brosse à bains, un fouet, de la poudre pour les dents, une lanterne de corne ou de vessie, une flûte, des sandales, un fichu, une pie, un perroquet, un corbeau, un rossignol, des férules, un balai ; que sais-je encore ? tout ce qui se donne en présent dans ces jours maudits consacrés aux présents. Fais-moi des inscriptions pour toutes ces bagatelles peu coûteuses, et tu en seras bien récompensé, Martial !

Victime et témoin de l’insolence de cet homme, je fus près de me révolter et de me montrer enfin un homme, un chevalier, un poëte ; mais la misère me courba encore la face contre terre. Je pris donc les tablettes qu’on me présentait, et sur autant de feuilles séparées j’écrivis des inscriptions en vers. Les vers valaient mieux que les objets ridicules qu’ils annonçaient. Si tu savais, mon ami, combien j’étais malheureux quand je prostituais ainsi ma poésie, et quel horrible métier c’était là pour moi ! Mais, de grâce ! épargne-moi les reproches : tu ne saurais dire sur ces bagatelles plus que je n’en dis moi-même. J’improvisai donc toutes sortes de vers : « Sur des tablettes à cinq feuilles sont décernés les honneurs suprêmes. — Les tablettes à trois feuilles t’annoncent la visite de ta maîtresse. — Les tablettes de parchemin enduites de cire te servent à corriger tes vers. — Les tablettes vitelliennes t’annoncent chez tes amours. — Le grand papier est un présent considérable quand il vient d’un poëte. — Les coffrets de bois sont destinés à ceux qui n’ont pas d’or à enfermer. — On joue petit jeu aux osselets, — gros jeu aux dés. — Le cornet est un véritable compère dans les mains d’un fripon. — Le meilleur cure-dent est une plume. — Le savon est la beauté de la chevelure. — L’ombrelle vous préserve contre le soleil au théâtre. — La lampe de nuit, confidente discrète qui voit tout ce qui se fait et qui n’en dit rien. — La chandelle, humble servante de la lampe. — Prends garde ! le chandelier de bois peut devenir chandelle. — Le ballon, jeu des vieillards. — La perruque vous protège contre la pommade. — La poudre dentifrice est faite pour les jeunes gens qui ont des dents à eux. — Dans l’ivresse des festins la joueuse fait résonner la flûte de ses lèvres humides. — Les sandales viendront d’elles-mêmes se mettre à ton pied. — Le perroquet te salue. — Le corbeau te demande sa proie. — Le rossignol pleure. — La pie chante. — Les balais de palmier sont faits pour des parquets d’ivoire. — La vaisselle d’Antium servait à Porsenna. — Ce bassin vient du fond de la Bretagne. — Les coupes de Sorrente sont légères. — Dans un pot de cette terre, Frontin, le maître de Marc-Aurèle, buvait son eau. — Ton esclave peut briser sans craindre le fouet ces coupes de Sagonte. — Memphis t’envoie cette robe de chambre brodée. »

Quand j’eus achevé ce travail je fus accueilli par un murmure flatteur de l’assemblée. — Très-bien dit ! s’écria Scévola ; Martial, voilà des vers qui feront passer mes présents. Je t’enverrai avant peu une demi-livre de poivre.

— Vous aviez, lui dis-je, l’habitude de me donner chaque année une livre d’argent : je n’achète pas si cher une demi-livre de poivre.

À cette réponse, Scévola sortit en rougissant de colère, et toute l’assemblée battit des mains à Martial.

Alors l’honnête Cimber, s’approchant de moi : — Vous vous êtes surpassé ce soir, mon ami Martial ! Accepter ce petit cachet, qui représente le jeune esclave de Brutus.

Je mis l’anneau à mon doigt, et je dis à Cimber :

— Acceptez en revanche ce distique, que j’ai fait hier pour votre tableau d’Héro et Léandre :

« L’audacieux Léandre, poussé par l’amour, s’écriait au milieu des flots : — Flots orageux, ne m’engloutissez qu’à mon retour ! »

— Que pensez-vous, me dit le savant Cotta, du Moucheron de Virgile ?

— C’est un éclat de rire après l’Arma virumque, lui répondis-je.

— Et le poëme des Grenouilles d’Homère ?

— C’est une excuse pour Martial.

J’entendis Cotta qui murmurait en souriant : — Aussi habile à parler sérieusement qu’ingénieux à dire des riens !

Je te raconte ainsi tous les moindres détails de cette soirée, parce que cette soirée fut la dernière heure de mes lâchetés poétiques. J’allais être enfin affranchi de cette horrible lutte contre la misère ; j’allais enfin redevenir un homme libre grâce à cette dernière heure de ma prostitution poétique ; car, dans cette foule de gens d’esprit oisifs et de belles femmes, qui faisaient de mon esprit un délassement futile, il y en avait une qui put à peine contenir ses larmes en me voyant exécuter ainsi, le sourire à la bouche et le désespoir dans le cœur, ces horribles tours de force. Par un bonheur incroyable, cette belle femme de tant de pitié était ma compatriote, une brune Espagnole à l’âme brûlante, née comme moi sur les rives sauvages du Xalon. Mais qui se serait douté, à la voir si calme et si tendre, que c’était là une Espagnole ? Il y avait dans toute sa personne quelque chose de si exquis, de si délicat, de si reposé à entendre la perfection de cette langue romaine qu’elle parlait dans toute sa pureté, Rome l’eût saluée comme née dans ses palais ; elle n’avait son égale ni au milieu du quartier de Suburre ni près du mont Capitolin, les plus beaux quartiers de la ville. Personne plus que cette femme ne méritait d’être Romaine ; mais aussi, grâce à elle, j’ai supporté sans trop d’efforts mon exil volontaire loin de Rome ; seule elle est pour moi Rome tout entière.

Le lendemain de ce triste jour je la vis entrer dans ma demeure. Sa démarche était calme, son visage était tranquille ; il y avait dans son regard je ne sais quel orgueil, mêlé d’une tendre bienveillance, qui commandait l’amour et le respect. — Martial, me dit-elle en me tendant la main, mon cher compatriote, il y a longtemps que je vous aime et que je vous ai pris en pitié. Je sais par cœur toutes vos poésies et je connais à fond toutes vos misères : vous êtes entouré d’ennemis et de flatteurs ; vous êtes le jouet de l’amitié et de la gloire. Malheureux, qui avez flatté en tremblant Domitien lui-même ! infortuné et noble esprit, qui vous êtes fait le jouet des nobles et des riches ! Je vous plains et je vous aime, Martial ! Je me suis dit à moi-même que vous étiez perdu sans retour si quelque honnête fortune et un cœur dévoué ne venaient à votre aide. Martial, pauvre homme ! ta jeunesse s’est perdue en flatteries inutiles, ta vie se perd en méchancetés inutiles ; tu as jeté aux vents et sans pitié les trésors les plus précieux de ta poésie ; le loisir, non le génie, t’a manqué pour être un grand poëte. Eh bien ! voici que je viens à ton aide, moi qui t’aime, moi qui suis belle, moi qui suis riche ! Non, il ne sera pas dit que tu sois plus malheureux que les autres poëtes de Rome, qui, dans l’égoïsme général, et privés de Mécènes, ont été inspirés ou sauvés par les femmes ! Properce était aimée de Cynthie, Lycoris aimait Gallus, Tibulle s’inspirait de la belle Némésis, Catulle a dû sa renommée à Lesbie : si tu le veux, tu devras le bonheur à Marcella, ton épouse ! Viens, quittons cette ville bruyante : mes belles fermes et mes vastes jardins te vont reconnaître pour leur maître. Ni les rivages de Baïes ni les ombrages d’Auxur ne valent les rives du Xalon. Viens ; dis adieu à la foule agitée, aux protecteurs ingrats, aux protégés stupides, à la maigre sportule, aux dîners mendiés dans l’antichambre ; viens, renonce à cette vie agitée, pénible, misérable, mendiante, à cette maison qui fait eau de toutes parts, à ce champ stérile ; viens dans ma vaste maison, qui sera la tienne ; heureuse contrée où peu de chose rend heureux, où l’on est riche même avec un mince patrimoine. Ici il faut nourrir la terre : chez nous c’est la terre qui nous engraisse ; ici le foyer sans chaleur ne réchauffe personne : chez nous la flamme éclate bruyante, hospitalière et joyeuse ; ici la faim même est hors de prix : là-bas les fruits de nos arbres chargeront notre table ; ici, dans un seul été, tu uses plus de quatre toges : là-bas un seul habit pourrait te suffire toute l’année. Est-ce donc la peine de faire ta cour aux grands quand tu peux à ton tour avoir à ton lever des poëtes, des mendiants et des flatteurs ?

Ainsi parlait Marcella. Disant ces mots, elle était si touchante et si belle ! Ses deux mains étaient jointes comme si elle eût imploré de moi sa fortune ; son grand œil noir était mouillé d’une seule larme, mais limpide et brillante. Moi cependant, étonné, ébloui, mais, le croirais-tu ? hésitant encore, je jetais un triste regard sur ma misère et un regard attendri sur cette femme si belle qui semblait m’implorer. Étais-je bien éveillé en effet ? Ici, chez moi, à mes côtés, cette belle personne, l’honneur de l’Espagne, et en même temps ce pauvre mobilier, misérable gage de deux années de loyer que mon avare propriétaire avait négligé de saisir ! Marcella assise sur ce siége impotent, triste ruine, et autour d’elle ces meubles sans forme ! ce grabat à trois pieds, compagnon boiteux d’une table qui n’en avait que deux ; cette lampe de corne à côté de ce cornet de corne ! Sur ces planches grossières, mon maigre garde-manger de chaque jour, était étalé un fromage de Toulouse entouré d’un vieux chapelet d’aulx et d’oignons, non loin d’une moitié d’amphore qui portait un réchaud à cuire mes harengs. Seulement, ce qui relevait un peu cette misère et ce qui lui donnait quelque chose de respectable, c’étaient quelques beaux exemplaires de mes poëtes favoris : L’Iliade ; le poëme d’Ulysse, si fatal à l’empire de Priam ; les œuvres de Virgile, ornées à la première page du portrait de ce grand poëte ; la Thaïs de Ménandre, la première histoire qui ait été écrite sur les amours des jeunes gens ; un Cicéron sur parchemin, œuvre immense qui eût pu suffire aux plus longs voyages ; les vers brûlants de Properce non loin des histoires de Tite-Live ; Salluste, l’admirable écrivain, et les vers tristes et galants du malheureux Ovide. Qui encore ? Tibulle, la victime de Némésis, sa coquette maîtresse, qui l’a ruiné, mais qui lui a donné la gloire ; Lucain, grand poëte tant décrié par les prétendus connaisseurs, mais si populaire en dépit de toutes les critiques ; Catulle enfin, la gloire de Vérone comme Virgile est la gloire de Mantoue. Tels étaient mes trésors, tels étaient mes dieux domestiques, tels étaient mes confidents assidus, tels étaient les consolateurs de ma glorieuse pauvreté !

Après quelques instants d’hésitation (hélas ! je comprenais déjà confusément que ce n’est pas sans chagrin et sans péril qu’on se sépare de Rome, cette grande prostituée), je pris la main que me tendait Marcella : — Vous êtes belle et vous êtes bonne, lui dis-je, ô Marcella ! Qu’il en soit fait comme vous dites. Je le veux, soyez ma femme, emmenez-moi loin de Rome ; quittons, quittons la ville ; retournons dans nos fertiles campagnes, sous notre beau soleil, aux bords de notre beau fleuve. Oui, c’en est fait, tu dois redevenir un homme libre, Martial ! tu seras libre si tu t’abstiens de manger chez les autres, si le jus du raisin d’Espagne te suffit pour apaiser ta soif, si tu es assez sage pour voir d’un œil de mépris la riche vaisselle du malheureux Cinna. Oui, c’en est fait, adieu le bruit et les grandeurs ! Soyez donc ma femme, Marcella. Autrefois, dans ses bontés avares et ironiques, Domitien m’a gratifié des droits d’un père de trois enfants : plaise aux dieux que nous ne perdions pas notre droit ! le présent du maître ne doit pas périr ! Allons donc rejoindre nos riches Pénates. Vous serez pour moi plus que n’était Cynthie à Properce, Lycoris à Gallus : vous serez ma Pénélope, ma Cornélie, ma Julie, ma Porcia ; vous serez à la fois ma Lucrèce et ma Laïs. Et vous, kalendes de mars qui m’avez vu naître (jour plus aimable cent fois que les autres kalendes et qui me valiez des présents même des jeunes filles), pour la quarante-septième fois recevez mes libations sous vos autels ! Grands dieux, ajoutez, je vous en prie, à ce nombre (si toutefois c’est pour le bien de celui qui vous le demande) deux fois neuf ans ! Faites que, sans être trop allourdi par la vieillesse, après avoir parcouru les trois âges de la vie, je descende dans les bosquets de l’Élysée pour y attendre Marcella !

Telle est, chez Sextus, cette histoire de mon bonheur ; il m’arriva complet, inespéré. Aussitôt que je fus décidé à quitter Rome je n’eus point de repos que je n’eusse dit adieu à mes amis et à mes ennemis : à ceux-là un tendre embrassement, à ceux-ci une dernière épigramme. Je voulus revoir aussi les lieux qui m’étaient chers, les palais qui m’avaient abrité, les seuils ingrats qui m’avaient dédaigné, tous les lieux témoins de mes souffrances et de mes plaisirs. Ô Tibur ! ô Sorrente ! ô Soracte, chanté par Horace et couvert de neiges ! Voilà ces fertiles coteaux que préfère Bacchus aux collines de Nisa ! Naguère sur ces montagnes les satyres formaient les danses rapides ; c’était la Demeure de Vénus plus encore que Lacédémone ; Hercule a passé sur ces sommets ; la flamme a tout détruit, et cependant déjà tes pampres reverdissent !

Adieu, portiques ! adieu, musées ! adieu, bibliothèques retentissantes ! adieu les bains ! adieu la place publique ! adieu les belles courtisanes ! adieu la conversation légère, la lutte poétique ! adieu le théâtre, le Cirque, le Capitole ! adieu le palais de l’Empereur ! adieu Rome entière ! J’ai assez vécu de cette vie retentissante et agitée, mêlée de passions et d’angoisses, de succès et de revers, de consolations et de désespoirs, de bienfaits et de despotisme. Maintenant je ne serai plus le jouet du hasard et du vent qui souffle ; maintenant l’inspiration me viendra à mes heures, je serai poëte à mes heures. Je dirai comme Horace : L’indépendance est le plus précieux des biens ; et je me plongerai dans ma douce paresse. Adieu donc, ma vie passée, et même adieu la gloire ! Ma gloire désormais, désormais mon bonheur, désormais ma fortune, C’est Marcella !

Je quittai Rome comme en triomphe. J’y étais arrivé pauvre, seul et nu, victime consacrée à la poésie : j’en sortais riche, et marié avec une charmante femme de cœur. Ainsi la poésie n’abandonne jamais ses enfants. Nous avons revu, Marcella et moi, heureux et ravis, ces beaux lieux de notre naissance ; enfin Marcella s’est reposée des fatigues de sa beauté, et moi des fatigues de mon génie. Jamais la fière Bilbilis n’avait été plus bruyante du bruit des armes, les eaux du Caussus n’avaient jamais été plus rapides et plus fraîches ; le Vadaveron sacré étendit sur nous ses épais ombrages ; les Nymphes du Considus, au cours paisible, vinrent au devant de nous avec un gracieux sourire. Là je vis, là je règne. L’hiver, je fais grand feu dans ma maison ; l’été, je rafraîchis mon corps dans le lit peu profond du Xalon, qui durcit le fer. Pendant les plus fortes chaleurs je me plonge dans le Tage au sable d’or ; les eaux glacées du Dircenna et celles de Néméa, plus froides que la neige, apaisent l’ardeur de ma soif. Lorsqu’arrive décembre blanchi par les frimats, et que la dure saison de l’hiver fait retentir les mugissements du bruyant aquilon, Valisca, la forêt peuplée, m’offre les plaisirs de la chasse : là tombent sous mes coups les daims pris dans les souples filets et les sangliers de la contrée ; ou bien, forçant à l’aide d’un coursier vigoureux le cerf plein de ruses, je laisse le lièvre au fermier. La forêt voisine descend pour alimenter le feu de mon foyer, qu’entoure une troupe d’enfants pauvrement vêtus. Alors j’invite le chasseur qui passe, et le voisin, entendant ma voix, me fait raison le verre à la main. Chez moi point de chaussure à lunule, point de toge, point de vêtement de pourpre répandant leur forte odeur ; le sale Liburinien, l’importun client et le protecteur impérieux évitent ma demeure ; nul créancier n’interrompt mon sommeil, et je puis dormir toute la grasse matinée.

Enfin ma femme est bonne et tranquille ; elle m’aime, elle admire mon esprit, et elle écoute mes vers.

Et pourtant, cher Sextus, te l’avouerai-je ? il y a des moments où tout ce bonheur me pèse. Ingrat que je suis, je calomnie ma sécurité présente, je regrette Rome et ses heureuses misères ! Par exemple, si tu savais, mon ami, quelle rencontre je fis hier !

Ne le dis à personne ; ne monte ma lettre à qui que ce soit dans cette Rome remplie de délateurs ! Il y va de ma liberté, et peut-être d’une vie plus précieuse que la mienne. Hier donc j’étais sur le devant de ma porte, à l’ombre de ma vigne, pensant à Rome et aux poëtes de Rome, quand soudain je vis défiler devant moi une cohorte de jeunes soldats romains. À la suite de cette cohorte venait au pas un vieux centurion. Ses cheveux, blanchis par l’âge, flottaient au gré du vent sous le casque qui chargeait sa tête ; sa main vénérable avait peine à tenir une lourde épée ; tout son corps en sueur pliait sous cette armure pesante on eût dit un homme condamné au dernier supplice. La démarche de ce vieillard était tremblante, sa tête était noble et imposante. Arrivé devant moi, et pendant que ses soldats poursuivaient leur chemin, il s’arrêta debout, et, s’appuyant sur son épée, il déclama en me regardant ce vers du poëte de Mantoue qui est devenu le mot d’ordre de tous les malheureux proscrits dans ce monde romain soumis à tant de tyrannie :

Heureux vieillard ! tu conserves tes champs !

À ce vers de noue poëte, je regarde de plus près le vieux tribun. O malheur de la poésie ! ô vengeances cruelles ! Cet homme dont votre impitoyable empereur faisait un soldat à l’âge où tous les hommes prennent leur retraite, ce malheureux sans asile, sans amis, sans famille, qu’un despote sans cœur envoyait, à la suite de ces jeunes soldats, mourir dans sa lourde armure, dans quelques contrées lointaines voisines des glaces où Ovide expira, le croirais-tu, Sextus ? c’était le plus grand, le plus illustre, le plus généreux poëte de la ville de Rome, c’était Juvénal !

À la vue de cet homme, l’honneur impérissable de notre siècle, partant pour l’exil à cet âge et dans cet appareil, je me pris à pleurer, et à remercier les dieux qui m’avaient donné loin de Rome les campagnes qui me restaient.