Édouard Garand (p. 41-43).

XIX


Il dut garder le lit près de trois semaines. Les premiers jours, le délire ne cessa de faire divaguer son cerveau. Les médecins n’osèrent se prononcer ni ne surent diagnostiquer son cas. Les mêmes phrases incohérentes lui revenaient à la bouche.

Parfois, il se levait sur son séant et, les yeux hagards, la face blême, il récitait des tirades, sans suite, sans signification. Sa voix devenait lyrique. Il s’exaltait dans un rêve de folie et de grandeur.

« Je les éclipserai tous, clamait-il, tous, tous. Je serai le soleil, ils seront la lune et les planètes et ils graviteront autour de mon astre »… inlassablement.

Ses gardiens le forçaient à se coucher. Sa sœur s’approchait de lui essayant de l’apaiser.

— Voyons Lucien ! Calme-toi ! Tu me reconnais… Germaine.

Il se redressait à nouveau.

— Ah ! Oui ! Tu es Elle… Elle, Elle toujours. Crevez-lui les yeux. Je ne veux plus les voir ses yeux… Versez dans sa bouche du plomb fondu, je ne veux plus entendre sa voix…

Les yeux se convulsaient dans l’orbite.

— Non. Laissez-la venir… Oui, Hortense, c’est moi Lucien… Tu ne l’aimes pas…. C’est moi que tu aimes. Ils ne me les enlèveront pas mes machines… Tu es là toi qui monte la garde de ma boutique… C’est à toi, cela tu sais… Puis la voix vibrante :

— Chassez-le ! Chassez-le ! Non, ils ne danseront pas ensemble ! Chassez-les, tous… Balayez… Arrosez… Arrière. Non ! Laissez-là, elle, elle seule… C’est pour elle, tout cela. Et c’est pour elle que je deviendrai l’Empereur… Le Roi du Papier est mort lui aussi… Ce n’est pas vrai Hortense…

Et il tendait désespérément les mains vers quelqu’un d’invisible.

— Approche près de moi ! Plus près… Encore plus près. Pose ton oreille sur mon front. Entends-tu ? Il y a quelqu’un au dedans qui abat les arbres… Donne-moi ta main que je la serre dans la mienne… Je t’aime…

Épuisé, il retombait comme inanimé dans le lit. Sa barbe faisait tache sur la blancheur des oreillers. Et il s’endormait tranquillement pour se réveiller quelques heures plus tard et recommencer les mêmes crises.

Elles allèrent diminuant. Bientôt le calme vint, qui l’assomma. Il dormit vingt-quatre heures et se réveilla, lucide comme si rien n’était survenu. Il ne se souvenait de rien.

Le médecin l’examina à nouveau, trouva que ce n’était pas grave. Il avait souffert d’un affaiblissement du système nerveux qui, trop secoué, avait produit cette crise spasmodique.

Tout ce qu’il lui fallait, c’était du repos.

Une grande lassitude était en lui. Grâce aux soins constants de Germaine, qui l’aimait presque maternellement et qui lui avait consacré un culte, il put recouvrer graduellement ses forces perdues.

Mainville venait le voir souvent.

Quand il fut assez bien et qu’il eut repris connaissance, Noël demanda à Mainville, comment allaient ses affaires.

— Ne te tracasse pas pour rien. Tout va bien. J’ai pris l’administration de ton entreprise durant ta maladie. Tout est réglé… J’ai diminué tes obligations en te débarrassant d’un surplus de machineries, que tu n’aurais jamais pu utiliser, et qui t’auraient demandé une main-d’œuvre trop nombreuse et trop coûteuse. J’ai obtenu un délai. Tout va pour le mieux et quand tu pourras reprendre ta besogne tu verras que tout marche sur des roulettes.

Pour toute réponse, le malade serra la main de son ami :

— Et Hortense ? As-tu eu de ses nouvelles ?

— Oui, elle est venue voir ta sœur. Elle a passé une journée à ton chevet et même une nuit.

— Est-elle encore à Montréal ?

— Non ! Elle est retournée à Québec… Le mieux serait de n’y pas penser. Laisse faire les événements. Reprends tes forces et quand tu serras rétabli, tu verras que la Vie est plus belle que tu ne crois…

— La Vie sans elle… Ce n’est pas la Vie.

— Sornettes que tout cela… Comment vas-tu depuis ce matin ?

— Assez bien ! Je me sens très affaibli. J’ai hâte d’être sur pied et complètement rétabli… C’est ennuyeux, cette chambre et cette inaction forcée.

— Ce ne sera pas long, si tu fais attention à toi. Surtout chasse les papillons noirs qui voltigent autour de toi et exerce-toi à voir la Vie en rose.

— Je ne puis pas… J’ai peur qu’elle ait changé. Vois-tu, si elle ne m’aimait pas, j’aimerais mieux être mort. Je ne pourrais supporter qu’un autre que moi la possède… Non ! je ne pourrais le supporter.

— Tu t’énerves pour rien… Songe que tu es jeune et qu’il y a devant toi le plus bel avenir… Bon, je me retire, tâche de te reposer. Je viendrai te voir demain.

— L’Espoir a-t-il paru durant ma maladie ?

— Comme si rien n’était, sauf qu’il y manquait tes articles… À demain et repose-toi bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux semaines de repos et Lucien était complètement remis. Comme le lui avait dit son ami, ses affaires étaient toutes réglées. Mainville en avait pris la responsabilité et s’était acquitté de sa tâche avec le plus grand succès.

La famille du journaliste se félicitait de son heureux rétablissement, vis-à-vis de lui, ils étaient remplis d’une prévenance qui allait jusqu’au devant de ses moindres désirs.

— As-tu revu Hortense, demanda Lucien à sa sœur, un soir pendant qu’il lui écoutait interpréter sur le piano quelques sonates de Beethoven.

— Oui. Elle est venue bien des fois s’informer de tes nouvelles avant de repartir pour Québec. Elle a téléphoné ensuite chaque jour jusqu’à l’annonce de ton rétablissement.

— Avait-elle l’air chagrinée de me voir en cet état ?

— Beaucoup… Elle est très bonne dans le fond, bien que trop légère et trop coquette.

Ce fut comme si un rayon de soleil avait caressé chaleureusement tous les membres de Lucien. Il se sentit plus fort… une lumière l’inonda qui était douce infiniment. Son cœur se fondait dans la joie…

Il ne posa pas d’autres questions. Il fut gai, exubérant. Il faisait des projets tout haut. La Vie le reprenait avec force, avec d’autant plus de force qu’il en goûtait mieux la douceur. C’était si bon de ne plus souffrir, de redevenir ce qu’il était auparavant, de pouvoir aller et venir dans la maison à sa guise, de sortir et de regarder l’animation de la rue et d’y prendre part, après avoir été, durant si longtemps, confiné à l’immobilité et au repos.

Le voyant tout à fait réconforté et en possession de son énergie et de son courage, Germaine lui remit, le lendemain matin, une enveloppe adressée comme suit : « Pour remettre à Lucien Noël quand il sera mieux ».

« Mon cher ami,

« J’ai su avec chagrin que vous aviez été malade, et cela m’a beaucoup bouleversée de vous savoir dans cet état. Ce que j’ai à vous dire, mon cher Lucien, va probablement vous peiner. Mais je considère qu’il vaut mieux que nous jouions cartes sur table pour nous épargner à nous deux de graves malentendus pour plus tard. J’ai demandé qu’on ne vous remette cette lettre que lorsque vous serez parfaitement bien et en état de supporter le choc que la nouvelle que je vais vous apprendre va probablement vous causer. Nous avons tous deux été le jouet d’un destin cruel. Vous m’aimez ! Hélas ! si j’ai pour vous beaucoup de sympathie, si je vous considère comme mon ami le meilleur et le plus sincère, je ne vous aime pas d’amour puisque mon cœur appartient à un autre. Je suis fiancée à quelqu’un que vous connaissez bien, et qui me semble avoir beaucoup d’estime pour vous : Gilbert Voisin. Quand vous le désirerez, je vous remettrai vos lettres… etc., etc. »

Lucien ne put en lire plus long. Pas un muscle de sa figure ne bougea cependant. Il traversait une crise. La surprise, l’émotion, l’indignation, la colère étaient tellement fortes en lui, qu’elles ne pouvaient se traduire à l’extérieur. Il était calme, imperturbablement calme, mais de ce calme qui présage les tempêtes les plus violentes.

Sa sœur qui l’observait durant sa lecture se méprit sur la fixité et la rigidité de ses traits. Elle en conclut que les nouvelles étaient bonnes ou que Lucien ne nourrissait plus envers la jeune fille les mêmes sentiments qu’autrefois.

Il regarda sa montre.

— Je serai une journée absent, dit-il, sans que rien dans sa voix ne le trahit…

— Sois prudent, pas d’extravagance. Tu n’es pas encore fort.

— Ne crains rien pour moi.

Comme un automate, il se dirigea à pieds vers la gare Viger.

Il ne vivait plus. Il végétait.

Il n’éprouvait aucune souffrance.

La coupe était épuisée.

Il acheta son billet, s’installa sur une banquette, regarda quelques instants par la fenêtre, et finalement s’assoupit. Il était comme assommé. Il s’éveilla au bout d’une demi-heure. Ses membres étaient lourds, sa tête pesante. Il était ivre comme s’il avait absorbé une grande quantité de vin capiteux.

Qu’allait-il faire à Québec ?

Il allait la voir. C’est tout ce qu’il savait.

Bientôt son calme se changea graduellement en agitation. Il commença par se ronger les ongles. Il changea de fauteuil une couple de fois… puis il se rendit dans le fumoir… Il alluma une cigarette, en tira quelques bouffées et d’un geste brusque et sec, l’envoya dans le crachoir. Il alluma une autre et recommença le même manège… puis une autre… puis une autre…

Le contenu de son étui y passa.

Le trajet lui parut long… interminable. Sa nervosité augmentait. Ne sachant plus que faire, il alla au buffet. Il se commanda à diner… mais ne put toucher aux plats qui s’offraient à son appétit.

Il se versa un verre de vin, le vida d’un trait… Il s’en vida un autre… en but une gorgée. Il laissa sa bouteille à moitié pleine sur la table, les plats auxquels il n’avait pas touché, solda la note et retourna au fumoir. Des commis voyageurs se contaient des histoires facétieuses.

Il envia leur sort… Eux pouvaient rire !

Un dégoût de l’humanité surgit en lui. Il eut la sensation d’avoir la bouche pleine de cendres…

Il retourna à son fauteuil, acheta un journal, essaya de s’y absorber et finalement, fatigué, reposa quelque peu…

Le train entra en gare !

Enfin, pensa-t-il.

Il songea que tantôt il la reverrait. Ses genoux claquèrent, sa gorge se serra…

Si elle n’allait pas être chez elle !

Non ! il valait mieux ne pas penser à cela… Elle y serait !

C’était impossible qu’elle n’y soit pas.

Il regarda l’heure ! L’horloge de la gare marquait sept heures.

Il héla un taxi.

— Grande Allée No