Édouard Garand (p. 34-35).

XIV


Suivant à la lettre, malgré qu’il lui en coûta, les conseils de Jacques Mainville, Lucien Noël fut infidèle à la promesse qu’il avait faite à Hortense de lui écrire tous les jours.

Les jours se passèrent sans qu’il envoya de ses nouvelles à Québec. Ce lui en était une souffrance ; et maintes fois, ne pouvant résister à la tentation qui s’offrait à lui, il griffonna des pages et des pages fiévreuses, où il contait l’amour immense qu’il portait au cœur et où il s’abandonnait à la magie d’évoquer les instants heureux du passé. Il relisait ses lettres, une fois, deux fois, trois fois, se grisant lui-même de ses sentiments. Mais il ne les envoyait pas. Il les déchirait et le soir, il recommençait. C’était toujours la même épître qu’une seule phrase aurait pu résumer : Je t’aime.

Son amour était devenu une espèce de maladie. Il en souffrait.

La vie lui paraissait à la fois ennuyeuse et belle.

L’Avenir nimbait la platitude des jours vécus sans elle de toute la poésie pleine de mystère de l’Inconnu. Mais le présent le faisait souffrir de tout le désir qui le rongeait de la revoir. Elle, c’était ses yeux, sa voix, sa bouche, le velouté de ses joues ; c’était sa taille, sa démarche : c’était ses intonations, ses phrases…

Il souffrait de n’être pas près d’elle. Il enviait le sort de ceux, tous ceux, qui demeuraient dans la même ville, qui respiraient le même air, qui pouvaient apercevoir d’un tournant de rue, l’ombre sur le trottoir de sa silhouette.

Dans son bureau, il s’enfermait des heures et des heures, sans rien faire, condamnant sa porte aux visiteurs, ne pensant même pas.

Il rêvait éveillé. Et toujours, c’était le même rêve qu’il caressait et qui le caressait. C’était un rêve tissé de bonheur.

Et tout à coup, il se levait, dans un besoin d’activité physique. Il faisait trois ou quatre fois le tour de la pièce, grillant cigarettes sur cigarettes. Puis il sonnait son assistant, et s’entretenait avec lui de projets formidables. Une ambition sans borne le dévorait. L’exemple de Faubert le stimulait. Il voulait établir à Montréal le plus gros atelier d’impression de la métropole. Il compilait les catalogues de machinerie ; il élaborait des plans.

Ensuite de quoi, il s’asseyait de nouveau à sa table et toutes ses facultés cérébrales tendues, écrivait ses articles, articles qui devaient attirer l’attention du public lettré et du gros public par l’inusité du ton et l’importance des questions qu’il débattait.

Il savait que chaque édition de l’Espoir parvenait à Québec dans une certaine maison, et que dans cette maison, il y avait une jeune fille qui le parcourait, s’arrêtait aux articles où la signature : Lucien Noël était au bas. Façon comme une autre de s’imposer à son esprit puisque durant ces minutes où elle le lisait, elle pensait avec son cerveau.

Ses affaires prospéraient, un peu malgré lui.

Noël n’avait rien de l’homme d’affaires. Si son entreprise avait réussi, cela dépendait pour la majeure partie de l’appât de Faubert, et aussi de l’influence qu’il continuait d’exercer.

Mais le journaliste, étourdi par le succès, et croyant que les circonstances le favoriseraient toujours, donnait tête baissée, dans des projets plus fous que grandioses.

Un jour il rassembla ses conseillers et leur fit part de sa décision d’acheter un immeuble dans le nord de la ville.

On lui fit voir que c’était prématuré. Le fait d’être contredit ancra l’idée plus profondément dans sa tête.

Il n’avait pas en banque les capitaux nécessaires à payer comptant la propriété qu’il s’appropriait. Cependant ils suffisaient au premier paiement.

Ses revenus augmentés de dividendes qu’il retirait de différentes compagnies contrôlées par Faubert et dans lesquelles il était intéressé, offraient un fort garant pour l’avenir d’autant plus qu’avec l’impulsion nouvelle et l’augmentation de son chiffre d’affaires, tout pouvait fort bien s’arranger. Il était mu principalement par le désir d’éblouir Hortense. La célébrité intellectuelle n’était pas suffisante. Il voulait être quelqu’un et par sa valeur intellectuelle et par sa valeur financière.

Être un « brasseur d’affaires » selon l’expression en cours chez le peuple, est un titre séduisant pour quiconque peut en ajouter un autre moins terre à terre.

Noël fit donc l’acquisition de l’immeuble convoité et quelques jours après, il commençait l’installation de son matériel. Le rez-de-chaussée s’encombra de presses de toutes sortes : presses rotatives, presses à cylindres. Au premier, les linotypes et les monotypes s’alignèrent prêtes à emplir l’immense salle de leur bruit métallique.

Durant le temps que dura l’installation, Lucien Noël n’eut guère le loisir de songer à Hortense.

Tout entier occupé à son affaire durant le jour, le soir il se couchait harassé de fatigue. Les lettres ne partaient pas.

Un matin, le jour même de l’inauguration du nouveau local, une lettre lui arriva de Québec.

On lui mandait que son silence inspirait des craintes. Était-il malade ? Pourtant l’on voyait à chaque numéro de l’Espoir son nom au bas du premier Montréal. Ou bien avait-il déjà oublié et si tôt les heures enchanteresses des dernières visites ? Incidemment Hortense lui contait qu’elle serait sous peu à Montréal chez son amie Pauline Dubois. La missive se terminait par la demande, comme une faveur, d’un signe de vie.

Le cœur battant, Lucien parcourut, une fois, deux fois, trois fois, cette lettre bienheureuse. Le soir il la savait par cœur. Il exultait de ce que le stratagème de Mainville ait réussi et si bien.

De retour chez lui, sa journée terminée, il répondit qu’absorbé par le travail géant qu’il s’était taillé, il avait dû négliger les choses du sentiment. Il serait heureux de revoir Hortense à Montréal.

Pas un mot d’amour, aucune allusion à ses précédents voyages. Tout au plus, une protestation banale d’amitié.