Édouard Garand (p. 29-30).

XII


Quand Lucien fut parti, Hortense resta seule au salon. Elle éteignit les lumières et s’enfonça dans un fauteuil. Elle resta là longtemps. Tant d’émotions s’agitaient en elle, que ses nerfs trop secoués en étaient ébranlés.

Non elle n’avait pas menti tantôt, lorsque, séduite par la fascination des paroles troublantes, elle avait avoué un amour qu’elle ignorait. Elle était sincère à ce moment-là. Son âme, soulevée immatériellement dans un rêve magnifique, vibrait tout entière.

Elle avait avoué son amour. Cernée de toutes parts par l’ardeur du jeune homme, fiévreuse de sentir cette passion profonde qu’elle avait inspirée, la gagner à son insu, hypnotisée par le regard pénétrant où se lisait tant de ferveur mal assurée, elle avait répondu, dans un moment de faiblesse, qu’elle aimait.

Pour la première fois, elle avait éprouvé une sorte de trouble grisant. C’était cela, l’amour.

Pourtant, maintenant… oui, maintenant… Non elle ne l’aimait pas, pas plus lui qu’un autre. L’heure n’était pas encore sonnée où elle s’abandonnerait tout entière à la folie d’aimer.

Hortense n’avait jamais aimé. Elle désespérait d’aimer d’autres personnes qu’elle-même. Tout à l’heure, n’était-ce pas seulement l’Amour de Lucien qu’elle avait chéri. Pourtant ses lèvres, au contact des siennes, avaient frémi. Ce n’était que physique : une sensation dans sa chair qui ne laissait aucun regret, aucun désir.

L’aventure qu’elle avait tentée, l’incroyable aventure d’amour-propre qu’elle avait voulu essayer de vivre, dans le but d’offrir à sa vanité un sacrifice humain, ne lui inspirait plus le même intérêt de jadis. Pas plus que les autres, Lucien, n’était d’airain. Moins que les autres. C’était une créature de chair et de nerfs, dominée par l’impulsion du moment.

Elle avait cru à plus de résistance. Ses débuts avaient été durs, mais un rien, quelques visites, dans une époque d’oisiveté et de relâchement, et le mur d’indifférence s’était écroulé de lui-même. Il ne restait aucune pierre debout.

Lucien, ce misogyne de façade, n’était au fond qu’un sentimental au repos. Son cœur se reposait. Être sensible par excellence, d’une sensibilité qui se manifestait parfois jusqu’à l’état de morbidesse, il ne pouvait vivre sans une passion dominante. Le journalisme, avec toute son activité quasi sacerdotale, offrait à son esprit un aliment. Il se nourrissait intellectuellement de son labeur quotidien. Au lieu d’appauvrir son cerveau, la somme d’efforts qu’il fournissait l’enrichissait par l’appât des lectures nécessaires et le fortifiait par une gymnastique soutenue. Mais il avait une âme aussi. Mais il avait un cœur et un cœur qui ne demandait que de battre. Et son cœur avait battu dès la première occasion, malgré les résolutions prises. S’il n’avait pas, dès d’abord, abandonné sa règle de vie, et enchaîné son sort à celui d’Hortense, c’est que son être sensitif épuisé par la maladie encore récente qu’occasionna la rupture de Marcelle, dormait léthargiquement. Réveillé, il n’hésita pas. Il brûla ce qu’il avait adoré et adora ce qu’il avait brûlé. Tout cela Hortense le comprenait d’instinct. Ce n’était pas une analyse. Elle ne pouvait définir l’état d’âme du journaliste, mais son intuition féminine lui fit comprendre la vérité d’une situation si délicate.

Elle éprouva du dégoût pour sa victoire.

Non ! elle n’aimait pas Lucien. Lui absent, il ne comptait presque plus dans sa vie.

Elle se demanda s’il était nécessaire à son bonheur, si elle aspirait à d’autres satisfactions qu’à celle occasionnée par la conviction de l’emprise exercée. La réponse lui arriva nette, sans qu’elle eût éprouvé aucune hésitation : Non.

Mais pourquoi, oui pourquoi, lui avait-elle dit qu’elle l’aimait. Ce pourquoi mystérieux, elle le mit sur le trouble du moment.

Sa griserie cérébrale était à son comble.

Tout à coup la réflexion lui vint, que l’attrait exercé, à cause de son intensité, ne serait que passager, qu’il ne pouvait durer, que le diapason était trop haut.

La pensée de certaines de ses amies, les unes, jeunes filles, les autres, mariées et qui conservaient depuis des années l’amour du même homme, l’assaillit.

Un doute germa. Si Lucien cessait tout à coup de l’aimer. Et alors elle s’aperçut que cet hommage qu’elle semblait mépriser lui tenait plus au cœur qu’elle ne se l’avouait. Longtemps ses idées chevauchaient dans sa tête. Les heures sonnaient. Toujours dans la même immobilité, elle les laissait s’envoler à jamais dans le néant.

Que ferait-elle demain ? Quelle serait dorénavant sa ligne de conduite.

Les sentiments qu’elle croyait éclaircis, classés, se brouillaient à nouveau. Elle traversait des moments de confusion qui l’agaçaient.

Puis, avec la fatigue physique qui s’infiltrait en elle, l’engourdissant peu à peu dans une torpeur somnolente, le calme vint. L’apaisement glissa sur son âme, et la couvrit entière. Elle vit plus clair.

Elle ne l’aimait pas, mais elle tenait à ses hommages. Gâtée par ces quelques visites où elle l’avait vu presque à ses genoux, quémandant pour ainsi dire, l’aumône d’un peu d’affection, elle ne pouvait croire que ne monterait pas toujours comme un encens, ce tribut à ses charmes.

L’Amour de Lucien lui devenait nécessaire. Il lui fallait son parfum capiteux pour droguer son amour-propre, sa coquetterie et sa vanité.

Elle eut presque honte d’avoir trop travaillé à le gagner, puisqu’il aurait une saveur plus grande, s’il s’était déclaré en dépit d’elle-même.

Sa politique fut adoptée. Elle se montrera dorénavant plus distante pour aviver par l’obstacle le feu dont il brûlait comme le vent active un incendie. Par cette conduite elle se dégagerait de toute responsabilité, tuant les reproches avant de les voir poindre. Elle l’aurait combattu.