Éditions Édouard Garand (p. 69-70).


IV

LETTRE DE DU CALVET


Au commencement de juillet Saint-Vallier reçut de Londres l’épître suivante signée de Pierre Du Calvet.

« Mon cher ami, vingt fois j’ai songé à vous écrire, et chaque fois j’ai été retenu de le faire par la crainte que ma lettre ne vous parvînt. Mais soyez assuré que ma pensée ne vous a pas quittés vous et votre excellente épouse. Et cette pensée ne peut se dérober au souvenir de toute la reconnaissance que j’ai accumulée pour vous, et je regrette de ne pouvoir vous exprimer cette reconnaissance que par des mots qui ne vous parviendront peut-être pas.

« Si, aujourd’hui, brisé par les luttes incessantes, je m’éteins peu à peu et j’entrevois le jour où, à mon tour, il me faudra disparaître sans avoir pu accomplir bien des devoirs encore qui m’incombent, je me console en songeant à mon fils à qui je léguerai ces devoirs en plus de la formidable tâche inachevée que vous savez et à laquelle vous avez si généreusement et si héroïquement participé. Cette suprême consolation qui me reste, je vous la dois, mon ami, je vous la dois à vous seul qui avez sauvé mon fils ! Vous l’avez sauvé lorsque le fer des assassins, rouge encore qu’il était du sang de ma vénérée compagne, allait percer ses chairs et rejeter au néant l’unique rejeton de ma famille. Merci, généreux ami ! Ah ! tout ce que mon vieux cœur meurtri a d’élans de tendresse pour vous ! Et quel rêve exquis j’ai souvent fait : que mon fils un jour vous ressemblât ! Aussi, merci Dieu ! a-t-il pour vous une admiration qui lui sera un guide sûr dans le chemin qu’il suivra pour assurer l’avenir de sa race et de son pays ! Car je voudrai qu’il demeure le long de ces rives ravissantes qui l’ont vu naître ! Pour moi autre patrie, c’est vrai, mais aussi autre France que je n’aime pas moins que ma France d’ici que j’ai été revoir avec tant de joie ! Mais la France d’où vous êtes, mon ami, c’est une France pour laquelle nous avons tous souffert, et c’est pour elle qu’il importe à nos successeurs et descendants de se dévouer corps et âme. Car, sachez-le, ami cher, il faudra qu’un jour un drapeau français remplace le drapeau qui, aujourd’hui, flotte sous son ciel ! Il le faudra… sinon, nous ne serons plus les fils de la France ! Sinon, nos descendants ne seront plus des Français ! Or, vous êtes l’un de ceux de cette génération jeune et forte qui allez donner l’élan. Eh bien ! si je disparais trop tôt, cher ami, je vous lègue mon fils ! Vous êtes son aîné de plusieurs années, et vous pourrez en faire l’homme que vous êtes… l’homme que vous serez ! Je compte sur vous ; lorsque je fermerai mes yeux à la lumière terrestre, ma dernière pensée sera également partagée entre lui et vous !

« Que dis-je ? J’espère encore vous revoir avant que vienne sonner l’heure du dernier départ, heure fatidique où tout mortel doit reprendre le chemin du néant ! Oui, je retournerai au Canada bientôt, tout probablement en août. Car nos affaires ici, malgré la sourde opposition que nous avons rencontrée, marchent bien. Bientôt apparaîtra le jour où, pour la race française du Saint-Laurent, la paix et le bonheur se joindront pour présider au lever d’un avenir glorieux. Ah ! que ne donnerais-je pour être de cette génération qui verra de si belles choses !…

« Je vous embrasse tendrement, cher ami, j’embrasse avec affection vos deux petits anges qui égayent votre foyer, et je vous prie de présenter à madame Saint-Vallier mes très humbles hommages ».

Pierre Du Calvet,
Londres, 27 mai 1785.

— Ah ! ce pauvre et cher ami ! prononça d’une voix très émue Saint-Vallier, assis avec sa femme sur un divan. Comme je souhaite que les assassins de Foxham échouent, et qu’ils soient déjoués et capturés !

— Ne dirait-on pas, dit Louise, à lire cette lettre, que Du Calvet a le pressentiment de sa mort prochaine ?

— C’est vrai, chère amie, cette lettre a l’air d’un testament… il me semble que le testateur me fait part de ses dernières volontés !

Les deux époux demeurèrent longtemps silencieux, laissant leurs pensées voguer vers ce grand patriote qui, à ce moment, tombait sous les coups meurtriers de Foxham en plein océan !