Éditions Édouard Garand (p. 3-5).



PROLOGUE


À cette époque, c’est-à-dire vers l’an 1780, la petite ville de Trois-Rivières commençait de rivaliser dans le commerce avec ses deux sœurs jumelles, Québec et Montréal. Sa population, d’à peine deux mille âmes et très industrieuse, comptait plusieurs hommes de grande valeur intellectuelle, morale et financière.

Située entre ses deux sœurs à distance à peu près égale de l’une et de l’autre, la petite ville qui, en fait n’était qu’un bourg, formait comme une sorte de trait d’union et un relais en même temps pour le commerce établi entre les deux villes extrêmes. Elle était là comme une auberge de grande route avec sa porte ouverte aux voyageurs. Elle devenait le point de repère du trafic qui se faisait de l’est à l’ouest et du nord au sud. L’industrie y naissait avec une croissance surprenante sous la poussée de ses commerçants habiles, de ses hommes d’affaires intelligents et autres personnalités qui jouissaient dans tout le pays d’un haut respect et d’une grande confiance.

Au nombre de ces personnalités était plus particulièrement remarqué le sieur Pierre du Calvet, gentilhomme huguenot et ancien magistrat, dont la fortune, la remarquable intelligence, l’énergie, le patriotisme et l’amour infini qu’il avait acquis pour sa patrie adoptive, le Canada, en faisaient un des personnages de l’époque. Ayant beaucoup de relations avec les huguenots établis en Louisiane, sa réputation s’était étendue à tous les états anglo-américains, si bien que des agents américains vinrent à plusieurs reprises le consulter sur l’opportunité, pour les colonies de l’Atlantique, de prendre leur indépendance politique et économique. Du Calvet fut chargé de toutes les rédactions des parchemins renfermant les revendications et les sommations des habitants des colonies anglaises auprès de la métropole britannique. Étant très versé dans les choses du droit international il avait une vision plus nette des nécessités d’un peuple colonial, qui commençait à sentir l’âpreté d’un lien qui l’unissait à un parent lointain et égoïste, et ce lien ne possédait plus assez d’élasticité pour durer longtemps. Du Calvet, avec sa science du droit, alla jusqu’au fond des choses les plus infimes, et l’on peut dire qu’il fût, mais sans que rien n’en transpirât, la cheville ouvrière du mouvement révolutionnaire des colonies de l’Atlantique.

Ici, il ne faut pas penser que le sieur Du Calvet avait été inspiré par un intérêt pécuniaire… non ! Sa fortune personnelle était assez considérable pour qu’il n’eût plus rien à désirer sous le rapport des acquisitions de biens matériels.

Mais quel était donc le but du gentilhomme français ?

Celui-ci uniquement : affaiblir en la divisant la puissance britannique sur le continent américain, afin que la race canadienne et française pût acquérir plus de force pour combattre avec succès les empiétements des Anglais sur ce qui était considéré comme des droits essentiels politiques, civils et religieux, reconnus aux colons français demeurés sur le sol canadien après les capitulations de 1759. Du Calvet s’était fait le champion de la cause. Dès qu’il avait saisi les premières convulsions du ver révolutionnaire dans l’esprit des colons américains, il avait essayé des stimulants que, d’ailleurs, les américains eux-mêmes étaient venus lui demander. Il n’avait pas manqué l’opportunité et de ce jour sa formule avait été : Diviser les Anglais !

— Comment ! s’était écrié un jour un de ses amis avec une immense stupeur, vous allez favoriser une révolution qui, pour nous, peut devenir une catastrophe ?

Du Calvet sourit.

— Non, mon ami. C’est justement la catastrophe que je veux éviter ; une fois que les Américains seront des maîtres chez eux, il n’y aura plus d’Anglais en cette immense Amérique que ceux qui occupent notre sol canadien. À ces Anglais alors nous pourrons dire : — À nous deux !

Mais ajoutons que Du Calvet, comme personne du reste, ne pouvait prévoir ou deviner le partage géographique qui allait se produire plus tard sur le sol canadien. Il ne pouvait prévoir que notre population française allait être coupée en deux tronçons, lorsque par le traité de Versailles de 1783 l’Angleterre se déciderait à céder aux Américains, en reconnaissant leur indépendance politique, toute une lisière de pays courant du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire du lac Champlain au Détroit, pays colonisé et habité par des populations de langue française. Du fait, ces populations passaient sous le régime américain et devenaient partie d’une nation qui, plus tard, aurait à peu près perdu la marque de ses premières origines. Ces colons français, qui devenaient ainsi par la force des choses des citoyens américains, ne seraient plus pour notre population canadienne ce nombre et cette force dont elle aurait tant besoin dans l’affreuse lutte de race qui allait commencer.

N’importe ! Du Calvet eût-il prévu ce partage qu’il eût marché quand même vers le même but, pensant qu’il valait mieux perdre un peu de ce côté que de se voir plus tard par l’immense majorité anglo-saxonne englobé, noyé, effacé.

Il n’avait pas prévu davantage l’émigration, des terres américaines en terre canadienne, des trente mille loyalistes anglais qui voulurent demeurer fidèles à leur mère-patrie ; car pendant que la race française perdait vingt mille âmes, la colonie anglaise du Canada en gagnait trente mille !

N’importe encore ! Du Calvet n’aurait pas dévié du chemin tracé.

Du Calvet avait donc donné tout son appui aux Américains, non seulement son appui moral et juridique, mais encore un appui financier considérable par la fourniture de vivres et de munitions de guerre, alors que les Anglais bloquaient tous les ports de l’Atlantique. C’est ce qui avait porté ses ennemis à croire et à clamer que Du Calvet avait également fourni des vivres et des munitions de guerre aux Américains, lors de leur invasion au Canada en 1775 et leur occupation de Montréal et de Trois-Rivières. Ces ennemis avaient profité de cette opportunité pour crier que Du Calvet et quelques-uns de ses amis et partisans travaillaient à pousser les Américains à faire la conquête du Canada. Du Calvet était loin de souhaiter cette conquête. Alors que les agents de Washington faisaient tous les efforts pour détacher les Canadiens du régime anglais, Du Calvet travaillait en sens contraire. À diverses reprises les agents américains et jusqu’à des envoyés spéciaux de La Fayette approchèrent Du Calvet pour l’attacher aux idées révolutionnaires. Il demeurait inébranlable et répondait :

— Messieurs, je vous prie de croire que vous perdez votre temps. Daignez répondre à monsieur de La Fayette que je suis ici en terre française et que j’y veux rester tant qu’elle demeurera française. Car le jour où ce pays deviendrait un pays anglo-saxon, je reprendrais le chemin de ma France.

— Mais, monsieur, vous êtes déjà en pays saxon !

— Non, répondait rudement Du Calvet qui n’aimait pas être contrarié, ce pays où je vis est français, cette atmosphère que je respire est française : partout autour de nous, nous sentons frissonner l’âme française, et ce pays restera français tant qu’un français aura assez d’énergie et de vaillance pour le défendre !

Du Calvet n’était donc pas partisan de la conquête du Canada par les Américains, car alors il ne fût plus resté de vestiges de cette terre française. Il sondait l’avenir et il espérait qu’un jour la race reprendrait le terrain perdu depuis le traité de Paris ; il espérait qu’un jour cette terre française, dominée pour le moment par le sceptre d’Albion, redeviendrait ce qu’elle avait été jusqu’à 1760.

Voilà à peu près ce qu’était ce personnage qui va occuper une large place dans les événements qui composent ce récit.

Du Calvet, naturellement, s’était fait des ennemis, et des ennemis puissants et implacables, dont l’un entre autres et le plus terrible : Sir Frederick Haldimand, lieutenant-gouverneur de la nouvelle colonie britannique.