Les bases de l’histoire d’Yamachiche/15

CHAPITRE XI.

Documents américains.


Deux Acadiens de la Grande Acadie enrôlé dans l’armée américaine en 1776.


En 1776 quelques Acadiens d’Yamachiche (de la Grande Acadie), oubliant que les habitants des colonies anglaises de l’Amérique avaient toujours été les pires ennemis de l’Acadie et du Canada français, s’enrôlèrent dans l’armée américaine, sous Montgomery venu pour prendre Québec et nous entraîner dans le mouvement révolutionnaire contre leur mère patrie, l’Angleterre.

Les injustices et les abominables traitements reçus des mains du gouverneur anglais de la Nouvelle-Écosse (Lawrence) avaient nécessairement laissé dans l’esprit des Acadiens des impressions ineffaçables. Ils redoutaient de nouvelles perfidies de la part des Anglais du Canada, et voyant arriver une armée puissante pour les chasser d’ici, un certain nombre d’entre eux crurent l’occasion favorable pour se venger de leurs griefs. Ils se crurent justifiables d’offrir leur assistance à cette armée ennemie.

Il y a dans les vieux documents du congrès des États-Unis quelques pages où figurent les noms de trois cultivateurs de la Grande Acadie qui avaient servi dans cette armée. La récompense qu’ils ont reçue du gouvernement américain ne paraît pas avoir été prompte ni généreuse.

Les trois Acadiens dont nous parlons sont nommés dans les rapports en langue anglaise du Congrès, Gregory Strachan, Joseph Green et Paul Landree. Il faut traduire ces noms par Grégoire Trahan, Joseph Grigne (alias Melançon) et Paul Landry, orthographe française de ces noms. Ils étaient tous les trois résidants sur des terres de la Grande Acadie d’Yamachiche avant l’arrivée de l’armée américaine dans le Bas-Canada.

Dans sa vieillesse nous ne connaissions Paul Landry que sous le nom de père Grand Paul. Il était le second voisin ouest de la propriété des Trahan. Celle des Grigne Melançon était la quatrième à l’est, plus tard occupée par Paulette Grigne.

La pétition de Grégoire Trahan (en 1810) donne l’histoire de son enrôlement dans l’armée américaine, sa décharge à Sorel, et du chemin qu’on lui fit parcourir sans rémunération. La preuve de ses droits à une récompense furent reconnus et admis en 1826, 15 ans après sa mort. Son fils Joseph, pour lui-même, et pour quatre autres héritiers, avait renouvelé cette pétition appuyée sur les mêmes dépositions et témoignages corroborés par ceux de Joseph Green (Grigne), de John M. Taylor et de Paul Landry. On la prit alors en sérieuse considération, on la trouva juste et bien fondée ! Une note manuscrite sur le cahier imprimé fait croire qu’il fut fait un octroi de pas moins de mille acres de terre près du lac Érié, aux cinq héritiers, Joseph Strahan, Margaret Strahan, sa mère, Paul et Charles Strahan, ses frères, et Mary Strahan, sa sœur.

Évidemment les noms anglicisés allaient plus droit au cœur des autorités américaines du temps ! Ce n’était pourtant pas la faute de Grégoire si Montgomery s’était fait tuer à Québec, et si les autres officiers commandants avaient jugé sage de retraiter. Tous les témoignages américains lui sont favorables comme homme de devoir et d’action. Il ne lui a manqué qu’une récompense adéquate pour ses travaux.

Nous traduisons ici les documents américains constatant des faits qui ont dû produire quelque sensation à Yamachiche, dans le temps, et surtout à la Grande Acadie. Ils seront sans doute très intéressants pour la famille si respectable et si respectée des Trahan.


19e Congrès

Session 1re
Rapport n° 17


JOSEPH STRAHAN ET AUTRES
Rapport
du comité des réclamations révolutionnaires.
9 janvier 1826.

Lu et renvoyé au comité général de la chambre, auquel est soumis le bill n° 23, pour faire revivre et continuer en opération un acte intitulé : Acte pour de nouveau venir en aide aux réfugiés des provinces anglaises du Canada et de la Nouvelle-Écosse.


Le comité des réclamations révolutionnaires auquel a été soumise la pétition de Joseph Strahan (lisez Trahan), tant pour lui-même que pour sa mère, Margaret Strahan, et ses frères, Paul et Charles Strahan, et sa sœur Mary Strahan, l’a prise en considération et fait rapport :

Que le pétitionnaire déclare qu’il est le fils et l’héritier de Grégoire Strahan, ci-devant de cette cité de Philadelphie, décédé, et autrefois de la province anglaise du Canada ; que son père était natif du Canada et y résidait avant le 4 juillet 1776, en possession d’une étendue considérable de terre : que son père s’enrôla en 1775, dans l’armée des États-Unis, alors commandée par le général Montgomery, dès son entrée en Canada ; il servait dans la compagnie du Capne Wright, du régiment du colonel Levingston ; qu’il a été plus tard déchargé à Sorel, ayant servi tout le temps de son engagement. Après sa décharge à Sorel, il fut envoyé par le Col. Levingston avec des lettres et des dépêches à Albany, et de là à Philadelphie où il fut retenu pendant six mois par une maladie causée par les fatigues et les travaux dans l’armée américaine, devant Québec et durant la campagne ; qu’il craignait de retourner au Canada avant la paix conclue avec l’Angleterre, à cause de son service dans l’armée américaine ; il retourna après la paix au Canada, mais il se trouva complètement dépouillé de sa propriété et fut traité comme un rebelle ; par suite de ce traitement, il ne put demeurer au Canada, il fut forcé de retourner à Philadelphie, accompagné de sa famille, où il continua de résider jusqu’à sa mort qui eut lieu en 1811. Ces faits sont solidement prouvés par les dépositions de John M. Taylor, Joseph Green, Paul Landree et Grégoire Strahan, lesquelles dépositions votre comité demande qu’elles soient reçues et considérées comme partie de ce rapport.

Votre comité est d’opinion que les héritiers de Grégoire Strahan ont droit à l’octroi de terre accordé par les actes du congrès aux réfugiés des provinces britanniques du Canada et de la Nouvelle-Écosse.

Les actes du congrès accordant ces octrois étant expirés, votre comité a rapporté un bill les faisant revivre et continuer en force pour un temps limité, comprenant le cas du pétitionnaire Joseph Strahan. Votre comité préfère recommander l’adoption de ce bill plutôt que conseiller une législation spéciale et distincte pour chaque cas semblable séparément qu’on pourrait présenter au congrès ; que le peu de cas restant (s’il y en a) pourront être ajustés et réglés suivant les divers actes et résolutions du congrès. Afin que les sujets de ces divers octrois de terre soient mieux compris (après ce long espace de temps), votre comité prie la chambre de référer à la résolution du congrès du 23 avril 1783, où il est dit :

« Chaque fois que le congrès aura le pouvoir non équivoque de faire des octrois de terre, il récompensera de cette manière, autant qu’il le pourra faire justement, les officiers, les soldats, et autres réfugiés du Canada ; » et à cette autre du 13 avril 1785, disant :

« Que Jonathan Eddy et autres réfugiés de la Nouvelle-Écosse, eu égard à leur attachement aux intérêts des États-Unis, soient recommandés à l’humanité et à l’attention particulière des divers États dans lesquels ils résident respectivement ; et qu’ils soient informés que chaque fois que le congrès pourra justement faire des octrois de terre, en autant qu’il le pourra légalement, il récompensera de cette manière tels réfugiés de la Nouvelle-Écosse qui seraient disposés à résider dans les États de l’Ouest. » Voir de plus le vol. I, lois des É. U. page 568. « Que trois cantons, près du lac Érié, soient réservés pour l’usage des officiers, soldats et autres réfugiés du Canada et réfugiés de la Nouvelle-Écosse, qui ont ou pourront avoir des droits à tels octrois de terre, en vertu des résolutions du congrès maintenant existant ou qui pourront être adoptées par la suite à leur sujet, ou pour d’autres fins sous la direction du Congrès. »

« Le même volume, page 577, ordonne des portions de terre pour les officiers et soldats (réfugiés) qui devront laisser l’armée de Sa Majesté Britannique en Amérique et se décideront à devenir citoyens des États-Unis. Vol. 3, lois des É.-U., page 37, description des individus qui ont des droits pour eux ou leurs veuves et héritiers, savoir : Primo : « Les chefs de famille et les personnes seules, membres d’aucune famille, qui résidaient dans l’une des provinces susdites avant le quatre de juillet mil sept-cent-soixante-seize, et qui ont abandonné leurs établissements pour raison d’être venus en aide aux colonies unies ou États, dans la guerre de révolution contre la Grande-Bretagne, ou avec l’intention de donner telle assistance, et ont continué de rester aux États-Unis ou à leur service, durant cette guerre, et n’ont pas retourné pour résider dans les domaines du Roi de la Grande-Bretagne avant le 25 novembre mil sept cent quatre-vingt-trois. — Secondo : Les veuves et les héritiers de tous tels individus qui étaient actuellement résidants, comme susdit, et sont morts dans les États-Unis, ou à leur service durant la guerre. — Tertio : Tous les individus qui étaient membres de famille, au temps de leur venue dans les États-Unis et qui, durant la guerre, entrèrent dans leur service. » Approuvé le 7 avril 1798. Même livre, page 420. Règlement des octrois de terre en faveur des réfugiés des Provinces Britanniques du Canada et Nouvelle-Écosse. — Même livre, page 587. Renouvelant et continuant en force l’acte approuvé le 7 avril 1798. »


Pétition de Grégoire Strahan

À l’honorable Secrétaire de la guerre, président et autres membres de la Commission des réclamations des Canadiens réfugiés.

L’humble pétition de Grégoire Strahan (lisez Trahan) expose :

Que Grégoire Strahan, ci-devant de la province anglaise du Canada, maintenant de la cité de Philadelphie, hôtelier, vivait au Canada dans l’année 1775, et possédait quatre-vingts acres de terre en cette province quand l’armée américaine, sous le commandement du général Montgomery, y entra ; qu’il s’enrôla comme soldat dans la dite armée, dans la compagnie du capitaine Wright du Régiment du Col. Levingston, en l’année susdite, pour le terme de six mois, durant lesquels il fut en service et prit part au Siège de Québec. Après la retraite de l’armée, son temps d’engagement étant expiré, il fut déchargé à Sorel ; de là il fut envoyé avec des lettres du Col. Levingston à Albany ; de là il se rendit à Philadelphie où il fut pris de maladie, occasionnée, croit-il, par la fatigue et les exigences du service dans l’armée américaine, et fut retenu par cette maladie durant six mois dans cette cité. Après sa guérison il fut envoyé à Albany pour y recevoir sa paye, n’ayant reçu que $48 dollars en monnaie continentale à Sorel. Arrivé là il ne reçut pas de paye, mais fut envoyé pour travailler chez le général Schuyler, où il continua pendant deux mois, et ne reçut que ses rations ; de là il s’en alla à Philadelphie où il resta depuis ce temps, à l’exception de quelques mois ; et il dit de plus qu’il ne pouvait pas retourner en Canada, avant la conclusion de la paix avec l’Angleterre, parce qu’il avait servi dans l’armée américaine ; quand, après la paix, il retourna au Canada pour voir sa famille, il se trouva dépouillé de ses propriétés, et il comprit qu’il ne pouvait plus y vivre avec sa famille, étant appelé rebelle et traité comme tel, ce qui le força à retourner à Philadelphie ; il a maintenant cinquante-huit ans ; il n’a pas reçu de terre des États-Unis comme d’autres Canadiens en ont eu, ni aucune compensation pour tous ses services, excepté les $48 mentionnés plus haut.

Votre pétitionnaire, pour ces raisons, sollicite du Gouvernement des États-Unis, telle compensation à laquelle les circonstances de son cas peuvent lui donner droit, et demande d’être traité par eux comme d’autres Canadiens l’ont été.

(Signé) Gregory (sa croix) Strahan.

Assermentée par Abraham Shoemaker, Alderman, Philadelphie.

Le sixième jour d’avril 1810, a comparu devant moi, Abraham Shoemaker, l’un des Échevins de la dite cité, Soussigné, Joseph Green (lisez Grigne) qui, étant dûment assermenté suivant la loi, a déposé et dit : qu’il a connu Grégoire Trahan dans la province anglaise du Canada ; qu’il résidait moins d’un quart de mille de Trahan et de sa famille ; que Trahan possédait dans ce temps-là quatre-vingts acres de terre dans cette province, quand l’armée américaine sous les ordres du général Montgomery entra en Canada ; que Trahan et lui s’enrôlèrent le même jour dans cette armée, dans la compagnie du capitaine Wright du régiment du Col. Levingston, pour six mois ; que Trahan et lui étaient ensemble au siège de Québec ; qu’ils étaient dans l’armée quand elle retraita, et furent déchargés à Sorel le même jour, le temps de l’engagement étant expiré ; que le Col. Levingston envoya Trahan à Albany avec des lettres ; qu’il rencontra Trahan peu de temps après à Philadelphie ; qu’ils furent envoyés de là à Albany pour recevoir leur paye, mais n’en reçurent aucune ; qu’ils furent alors envoyés à Stillwater, où résidait le général Schuyler, près de Albany, et y travaillèrent pendant deux mois sans rien recevoir autre chose que les rations ; qu’ils n’avaient avant cela reçu aucune compensation, excepté $48 à Sorel, comme il a été dit ; qu’ils retournèrent alors à Philadelphie où il rencontra souvent Trahan durant les huit années avant que la paix fut conclue avec l’Angleterre ; qu’après la paix il (le dit Green) retourna au Canada ; qu’ils ne pouvaient pas retourner avant la paix, parce qu’ils avaient servi dans l’armée américaine ; qu’après cela Trahan alla au Canada pour voir sa famille ; que la propriété de Trahan lui avait été complètement enlevée pour la raison susdite ; que pendant qu’il était là, on l’appelait rebelle et on le traitait si odieusement qu’il fut forcé pour la même raison de s’éloigner du Canada.

Et le témoin ne dit rien de plus.


(Signé) Joseph (sa
X
marque
) Green.


Souscrit et assermenté devant moi,

Abraham Shoemaker, Alderman.

AUTRES DÉPOSITIONS.


À Philadelphie.

John M. Taylor, étant dûment assermenté, dépose et dit, que lui, le dit déposant partit de Cambridge en 1775, avec le détachement du général Arnold, fut nommé quartier maître, et en arrivant aux premières habitations françaises à la Chaudière, quatre-vingt-dix milles de Québec, il fut nommé commissaire de l’armée pour faire les achats et pourvoir aux besoins des troupes, suivant la coutume en pareil cas. En arrivant devant Québec, un Canadien nommé Grégoire Trahan, qui parlait un peu l’anglais, me fut recommandé comme un homme utile comme linguiste ; je le pris hors des rangs et le plaçai dans les magasins de distribution, au soin des balances, devoir qu’il remplit fidèlement et je lui confiai les clefs des magasins. Il a continué dans l’armée jusqu’à son arrivée à Ticondéroga en 1776.

En novembre de la même année, je laissai l’armée du Nord et retournai à Philadelphie. Je fus nommé député commissaire général par Carpenter Wharton, écuyer, alors commissaire général. Je crois que le dit Grégoire Trahan retourna à son régiment commandé par le colonel James Levingston, et a servi, je crois, jusqu’à la fin de la guerre ; depuis ce temps je l’ai connu dans cette ville comme charretier jusqu’à sa mort, et l’ai souvent employé en cette capacité, le trouvant toujours fidèle ; il avait plusieurs enfants ; sa femme et ses enfants résident maintenant ici. Je connais bien Joseph Trahan, l’un de ses fils.

(Signé)John M. Taylor


Assermenté devant moi

le 2 déc. 1825.
(Signé)Richard Peters.


Cité de Philadelphie.

À personnellement comparu devant moi le soussigné, l’un des échevins de la dite cité, Paul Landry, de la province du Bas-Canada, qui, étant dûment assermenté suivant la loi, a déposé et dit : que Grégoire Trahan, décédé, était un Canadien, et a vécu à la Grande Cadie de Machis, Bas-Canada ; et qu’il connaissait bien la propriété que le dit Trahan a laissée et perdue dans la dite province, ayant les dimensions suivantes : un champ de terre labourable et un campeau de terre en bois debout, faisant ensemble trois acres de largeur et quarante-cinq de longueur, avec bâtiments, valant au moins douze cents dollars lorsque le dit Trahan laissa le Canada pour entrer dans l’armée des États-Unis ; et de plus le déposant pense que la dite terre, à présent, rapporterait le double de l’estimé ci-dessus.


(Signé)Paul sa
X
marque
Landry


Assermenté et souscrit
29 mars 1815.
(Signé)John Douglass,
Alderman.

Une note manuscrite sur le cahier imprimé se lit comme suit :


L’acte du 7 avril 1798


accorde aux personnes appartenant à la première classe y mentionnée, et de laquelle il est parlé dans la seconde page des documents imprimés ici ; et comme Grégoire Trahan est dans cette classe, conséquemment, il accorde à ses héritiers un octroi n’excédant pas… et de pas moins qu’un millier d’acres.

Ces rapports officiels et assermentés dans le temps, prouvent une fois de plus l’extrême loyauté des Canadiens, et surtout des Acadiens, puisqu’on les voit ici punissant leurs enfants pour avoir manqué à ce devoir en s’enrôlant dans l’armée révolutionnaire américaine. Des témoignages aussi probants n’ont pas empêché les Anglais du Canada, et même les gouverneurs malveillants d’autrefois, de nous représenter en Angleterre comme suspects, afin de nous éloigner aussi longtemps que possible des charges publiques. Même nos démarches auprès du gouvernement de l’Empire pour obtenir justice étaient considérées comme hostiles à ce gouvernement.

Ces mauvais jours sont passés. Il reste cependant, dans l’Ontario, un groupe de fanatiques propageant encore ces mêmes préjugés, seul aliment qui reste pour conserver la vie à la société des orangistes dans ce pays.