Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/I
AVENTURES D’UN FRANÇAIS
AU PAYS DES CACIQUES
CHAPITRE PREMIER
LA COURSE DE TAUREAUX
De toutes les villes bâties par les Espagnols dans le Nouveau-Monde, Mexico est, sans contredit, la plus belle, et l’Europe pourrait s’enorgueillir de la compter au nombre de ses cités. Celui qui veut contempler dans toute sa splendeur le magnifique et bizarre panorama de la capitale du Mexique n’a qu’à monter, vers le coucher du soleil, sur une des tours de la cathédrale. De quelque côté qu’il porte ses regards, il aperçoit à l’horizon les dentelures de la Cordillère, gigantesque ceinture azurée, de soixante lieues de tour. Au sud, les deux volcans qui dominent la sierra élèvent majestueusement leurs sommets couverts de neiges éternelles, que les rayons obliques du soleil teignent d’un rose pourpre. L’un, le Popocatepetl (montagne fumante), se dessine en forme de cône sur l’azur foncé du ciel ; l’autre, l’Iztaczihualt (la femme blanche), présente l’image d’une nymphe couchée qui livre ses épaules de glace aux dernières caresses du soleil. Au pied des deux volcans, étincellent comme des miroirs trois lagunes où les nuages se reflètent, où les cygnes prennent leurs ébats. À l’ouest, le palais de Chapultepec, lieu de plaisance des anciens vice-rois de la Nouvelle-Espagne, déploie ses lignes imposantes. Autour de la montagne sur laquelle il est bâti, s’étend et ondule, semblable à une mer de verdure, une forêt de cèdre dix fois séculaire. Du sommet de cette montagne, un torrent s’élance, franchit la plaine, contenu dans un aqueduc aux arches massives et vient, du tribut de ses eaux, fournir abondamment aux besoins d’une cité populeuse. À droite, à gauche, de tous côtés, des villages, des clochers, des coupoles, s’élèvent du sein de la vallée. Des sentiers poudreux s’entrecroisent comme des rubans d’or sur la verdure ou le long de flaques d’eau jetées çà et là. L’arbre du Pérou, le saule pleureur des sables, incline, au souffle de la brise, ses rameaux échevelés, ses fouilles odorantes, ses grappes de baies rouges, et de rares palmiers se dressent isolés au-dessus des massifs d’oliviers au pâle feuillage.
Ce ne sont là toutefois que les plans lointains et les grandes lignes du tableau. Ramenez vos regards sur la ville elle-même, ou plutôt regardez à vos pieds. Au milieu de l’échiquier formé par les terrasses des maisons, et parmi les fleurs dont ces terrasses sont ornées, vous verrez surgir, comme d’un immense bouquet, les clochers, les églises, avec leurs dômes de faïence jaune et bleue, les maisons aux murs bariolés et aux balcons pavoisés de coutil qui leur donnent sans cesse un air de fête. Sur un des quatre côtés de la Plaza Mayor (grande place) s’élève majestueusement la cathédrale. Ce somptueux édifice domine de toute la hauteur de ses tours le palais présidentiel, parallélogramme écrasé et sans grâce, construction immense qui renferme dans son enceinte les quatre ministères du pays, une prison, deux casernes, un jardin botanique et les deux chambres législatives. Ce palais occupe également un des côtés de la place. Le troisième se forme de l’ayuntamiento (Hôtel de Ville) et du portal de las flores, vaste bazar de marchandises. Le Parian, autre bazar semblable au précédent, complète le quatrième côté[1]. Ainsi le pouvoir législatif et exécutif, l’édilité, le commerce, toute l’organisation mexicaine est la, concentrée dans quelques édifices que l’église semble grouper sous son ombre. Le peuple est là aussi, car les rues de Santo-Domingo, de San-Francisco, de Tacuba, de la Monnaie, de Monterilla, vomitoires de la grande cité, versent sur la Plaza Mayor un flot toujours renouvelé, toujours en mouvement, et il ne faut que se mêler quelques instants à cette foule pour connaître la société mexicaine dans ses plus étranges contrastes de vice et de vertu, de splendeur et de misère.
Vers l’heure de l’Angetus surtout, cavaliers, piétons et voitures composent, sur la plaza Mayor, une foule chamarrée et compacte, où l’or, la soie et les haillons se mêlent de la façon la plus bizarre. Les Indiens vont regagner leurs villages, la populace va retrouver ses faubourgs. Le ranchero fait piaffer son cheval au milieu des promeneurs, qui ne s’écartent que lentement ; l’Aguador (porteur d’eau), qui finit sa journée, traverse la place, courbé sous son chochocol de terre poreuse ; l’officier se dirige vers les cafés ou les maisons de jeu, où il passera sa soirée ; le sous-officier se fait faire place à l’aide du cep de vigne qu’il porte à la main comme indice de son grade. Le jupon rouge de la femme du peuple tranche sur la saya et la mantille noire de la femme du monde, qui s’abrite sous son éventail contre les derniers rayons du soleil. Des moines de toutes couleurs fendent la foule en tous sens. Ici le padre, avec son grand chapeau à la Basile, coudoie le franciscain au froc bleu, à la ceinture en corde de soie et au large feutre blanc ; là passe le dominicain ; avec son lugubre costume blanc et noir, qui rappelle le souvenir de Torquemada, le fondateur de l’Inquisition ; plus loin, la bure brune du capucin contraste avec les draperies blanches et flottantes du frère de la Merci. Des spectacles, des incidents variés se succèdent sans cesse au milieu de cette foule bigarrée et s’en partagent l’attention. Tantôt c’est le tambour de la caserne qui bat aux champs ; du sagrario dont la porte s’ouvre à deux battants, on voit sortir une voiture étincelante de dorures, le son des cloches se mêle aux roulements des tambours, et toute la foule se découvre, s’agenouille et s’incline devant le saint-sacrement qu’on porte à quelque mourant. Malheur à l’étranger, esprit fort ou ignorant du profond respect du mexicain pour le culte, qui omettrait de plier le genou ! Tantôt on voit arriver en grande pompe sur la place un détachement de six officiers escortés par trois soldats et précédés de douze musiciens ; c’est un bando de l’autorité suprême pour la promulgation duquel on déploie ce luxe de musique et d’uniformes brodés. Tel est avant l’oraison l’aspect générât de la plaza Mayor, vrai forum au milieu duquel le peuple de Mexico, le peuple souverain (c’est ainsi que ses flatteurs l’appellent), s’agite sous ses haillons, sans cesse en quête d’un nouveau maître à qui il puisse sacrifier le maître de la veille ; très-insouciant d’ailleurs en fait de principes politiques, et prenant le désordre pour la liberté, sans se douter que les atteintes multipliées de l’anarchie pourraient bien un jour abattre le corps vermoulu de cette étrange république.
Chaque soir cependant, aux premiers tintements de l’Angelus, tout bruit cesse comme par enchantement sur la plaza Mayor. La foule frémissante s’arrête et se tait. Puis, quand les dernières vibrations des cloches ont expiré dans l’air, le mouvement renaît. La cohue s’écoule en tous sens, les voitures s’ébranlent, les cavaliers galopent, les piétons s’écartent, mais pas toujours assez promptement pour se dérober à l’épée ou au lazo de hardis voleurs qui assassinent ou dévalisent ceux qu’ils choisissent pour victimes et dont l’audace est telle que c’est quelquefois en plein jour et à la face de tous qu’ils commettent ces crimes. La nuit venue, la place est déserte ; quelques rares promeneurs parcourent au clair de lune le trottoir qui borde le parvis ; d’autres restent assis ou se balancent nonchalamment sur les chaînes de fer qui rattachent entre elles les bornes de granit du sagrario. La journée est achevée, les scènes nocturnes commencent, et les léperos deviennent pour quelques heures les maîtres de la ville.
Le lépero est un des types les plus bizarres de la société mexicaine. L’observateur qui a pu voir Mexico non-seulement livrée à cette agitation joyeuse qui précède l’oracion, mais plongée dans le silence sinistre que la nuit ramène, peut seul dire ce qu’il y a de redoutable et de singulier dans le caractère de ce lazzarone mexicain. À la fois brave et poltron, calme et violent, fanatique et incrédule, ne croyant en Dieu que tout juste pour avoir du diable une terreur salutaire, joueur éternel, querelleur par caractère, d’une sobriété qui n’a d’égale que l’intempérance à laquelle il se livre parfois, le lépero sait accommoder sa paresse comme son humeur à toutes les fortunes. Tour à tour portefaix, maçon, conducteur de chevaux, paveur de rues, commerçant, le lépero est tout. Toutefois voleur par instinct, c’est là sa profession favorite qu’il exerce partout, aux églises, aux processions, aux spectacles aussi sa vie n’est-elle qu’un long démêlé avec la justice, qui n’est pas elle-même à l’abri de ses larcins. Prodigue quand il possède quelques piastres, le lépero n’est pas moins résigné, ni moins courageux dans le besoin. A-t-il gagné le matin de quoi subvenir à peu près à la dépense de la journée, il cesse aussitôt tout travail. Souvent aussi ses ressources précaires viennent à lui manquer. Tranquille alors et sans souci des voleurs, il s’étend, enveloppé de sa couverture déchirée, à l’angle d’un trottoir où sur le seuil d’une porte. Là, raclant sa petite mandoline, contemplant avec une sérénité stoïque le cabaret où le crédit lui est inconnu, il prête une oreille distraite au sifflement de la friture voisine, resserre plus étroitement la corde qui sangle son ventre, déjeune d’un rayon de soleil, soupe d’une cigarette et s’endort sans penser au lendemain.
J’avouerai ma faiblesse : parmi cette foule oisive et bruyante qui m’attirait chaque soir sur la plaza Mayor, mon attention négligeait volontiers l’élite des promeneurs pour s’arrêter sur les groupes déguenillés qui m’offraient une expression à la fois plus triste et plus vraie de la société mexicaine. Je n’avais jamais, par exemple, rencontré un lépero, dans tout le pittoresque délabrement de son costume, sans me sentir l’envie d’observer de plus près cette classe de bohémiens qui me rappelaient les plus étranges héros des romans picaresques. Il me semblait curieux de comparer ce fils impur des grandes villes aux sauvages aventuriers que j’avais rencontrés dans les bois et les savanes. Pendant les premiers temps de mon séjour à Mexico, je cherchai donc et je réussis, par l’intermédiaire d’un moine franciscain de mes amis, à me faire admettre dans l’honorable intimité d’un lépero de la meilleure souche, nommé Perico le Vaurien. Malheureusement nos relations étaient à peine commencées, que j’étais déjà, pour de très-bonnes raisons, tenté de les rompre : je n’avais encore tiré du lépero que des révélations fort insignifiantes sur sa condition comme sur celle de ses pareils, et la quantité de piastres que Perico avait su m’arracher était assez considérable pour me donner fort à réfléchir. J’étais fermement résolu à en finir avec des leçons si coûteuses, quand je vis un matin entrer chez moi fray Serapio, le digne moine qui m’avait fait connaître Perico.
— Je viens vous chercher, me dit le franciscain, pour vous mener aux taureaux de la place de Necatitlan ; il y a une jamaïca et un monte Parnaso qui rendront la course des plus piquantes.
– Qu’est-ce qu’une jamaïca et un monte Parnaso ?
– Vous le saurez tout à l’heure ; partons, car onze heures vont sonner, et nous arriverons à peine à temps pour nous bien placer.
Je n’avais jamais su résister à l’attrait d’une course de taureaux, et je trouvais dans la compagnie de fray Serapio l’avantage de traverser en sûreté les faubourgs qui entourent Mexico d’une formidable ceinture. Dans celui surtout qui avoisine la place de Necatitlan, il est presque toujours dangereux de se hasarder avec un habit européen, et ce n’était jamais sans un certain malaise que je le traversais seul. Le capuchon du moine allait servir d’égide au froc parisien. J’acceptai avec empressement l’offre de fray Serapio, et nous partîmes. Pour la première fois je contemplai d’un œil tranquille ces rues sales sans trottoirs ni pavés, ces maisons noirâtres et lézardées, berceau et refuge des bandits qui infestent les chemins et pillent souvent même les habitations de la ville. Une multitude de léperos borgnes, couturés, cicatrisés par le couteau, buvaient, sifflaient, criaient dans les tavernes, drapés dans leurs draps de coton souillés ou dans leurs couvertures de laine à jour. Des femmes, à peine vêtues d’affreux haillons, se tenaient sur le seuil des maisons au milieu d’enfants nus qui se roulaient dans la fange en poussant des cris aigus. En traversant ces hideux repaires, effroi de la police, le juge criminel récite une oraison, l’alcade se signe, le recors et le régidor se font petits, l’honnête homme frissonne mais le moine y passe le front haut, le sourire aux lèvres, et le frôlement de sa sandale y est plus respecté que le bruit du sabre d’un celador ; souvent même, comme des tigres apprivoisés qui reconnaissent leur maître, ! es bandits se découvrent sur son passage et viennent baiser sa main.
La place de Necatitlan présentait un spectacle bizarre et nouveau pour moi. D’un côté, le soleil versait d’insupportable clartés sur les palcos de sol[2], et derrière les couvertures et ! es coutils étendus pour donner de l’ombre, la populace, juchée en pyramides hurlantes sur les gradins du cirque, se livrait à un abominable concert de cris et de sifflements. Du côté de l’ombre, les plumets des officiers, les châles de soie aux couleurs variées, formaient un coup d’œil qui consolait en quelque sorte le regard attristé par la misère et la nudité qui remplissaient les loges exposées au soleil. J’avais vu cent fois ce spectacle, j’avais vu cette foule fatiguée, mais non rassasiée de carnage, lorsque vers le soir, à la fin des courses, les gosiers épuisés ne laissaient plus échapper que de rauques exclamations, lorsque le soleil dardait de longs rayons à travers les planches mal jointes de l’amphithéâtre, lorsque l’odeur du sang attirait au-dessus du cirque des bandes de vautours affamés ; mais je n’avais jamais vu l’arène même transformée comme elle l’était ce jour-là. De nombreuses constructions en bois remplissaient toute l’enceinte consacrée d’ordinaire aux courses ; revêtus d’herbe, de fleurs et d’odorante ramée, ces espèces d’échafaudages ne présentaient qu’une vaste salle de verdure, qu’une sorte de frais bosquet avec ses avenues mystérieuses, ses ruelles ménagées pour la circulation. Divers petits réduits disposés sous ce bosquet étaient autant de cabinets ouverts à la gastronomie mexicaine, autant de cuisines ou de puestos[3] de boissons fraîches. Dans les cuisines, c’était, comme toujours, ce luxe extravagant de ragoûts sans nom, à base de piment et de graisse de porc ; dans les puestos brillaient, au milieu des fleurs, des verres gigantesques remplis de diverses boissons rouges, vertes, jaunes, bleues. La populace des palcos de sol s’enivrait à longs traits de l’odeur nauséabonde de la graisse, tandis que d’autres plus heureux, assis dans cet élysée improvisé, savouraient, sous des tonnelles de verdure, la chair du canard sauvage des lagunes.
— Voilà, me dit le franciscain, en me montrant du doigt les nombreux convives attablés dans l’arène, voilà ce qu’on appelle une jamaïca.
– Et ceci, comment l’appelez-vous ? dis-je à mon compagnon en lui désignant un arbre de quatre à cinq mètres de haut, planté avec toutes ses feuilles au milieu de l’arène, et tout pavoisé de grossiers mouchoirs de couleur qui flottaient à chacune de ses branches.
– Ceci est le monte Parnaso, me répondit le franciscain.
’Aurions-nous par hasard une ascension de poëtes ?
— Non, mais de léperos et des moins lettrés, ce qui sera beaucoup plus divertissant.
Comme le moine me faisait cette réponse, qui ne m’instruisait qu’à demi, les cris de toro ! toro ! vociférés par la galerie que le soleil dévorait, devinrent de plus en plus bruyants ; les cuisines, les puestos d’eaux rafraîchissantes furent désertés en un clin d’œil les déjeuners furent subitement interrompus, et les débris des vertes cabanes jonchèrent le sol de l’arène sous le choc impétueux d’une bande de léperos qui se laissèrent glisser, à l’aide de leurs couvertures, des loges les plus élevées dans l’enceinte. Parmi ces forcenés qui hurlaient, gambadaient en détruisant les frêles cabinets de verdure, je ne fus pas surpris de retrouver mon ancien ami Perico. Sans lui ; la fête n’eût pas été complète. Le monte Parnaso, avec ses foulards de coton, s’élevait seul au milieu des débris de toute espèce qui encombraient l’arène, et devint bientôt le point unique des regards et des efforts de cette populace. Tous essayèrent d’y grimper à l’envi pour s’emparer des foulards qu’ils convoitaient ; mais, comme il arrive toujours, les efforts des uns paralysaient les efforts des autres, et l’arbre restait debout sans qu’aucun des prétendants pût en embrasser la circonférence. Au même instant, la trompette retentit dans la loge de l’alcade, la porte du toril s’ouvrit et donna passage au plus magnifique taureau que les haciendas voisines eussent pu fournir. Malheureusement pour les assistants, qui comptaient voir les léperos aux prises avec un ennemi plus redoutable, le taureau était un embolado[4]. Les aspirants-lauréats du monte Parnaso montrèrent néanmoins quelque hésitation et jetèrent du côté du toril un regard effrayé. Le taureau, après avoir hésité lui-même, se dirigea au galop vers l’arbre toujours debout. Quelques léperos s’enfuirent, et les autres, délivrés de cette concurrence, purent s’élancer les uns après les autres sur les branches du monte Parnaso. Une catastrophe était imminente : le taureau, arrivé au pied de l’arbre qui abritait les léperos, donnait dans le tronc des coups de corne redoublés. Sous ! e poids dont ! es branches étaient chargées, l’arbre s’inclina bientôt de côté enfin, au moment où Perico faisait une ample moisson de foulards, il s’inclina davantage et s’abattit, entraînant dans sa chute une grappe hideuse de corps entrelacés. Des rires frénétiques, des applaudissements enthousiastes éclatèrent parmi les douze mille spectateurs qui garnissaient les gradins et les loges, à l’aspect des malheureux qui, meurtris, éclopés, cherchaient à se dégager de leurs étreintes mutuelles et des branchages dans lesquels ils étaient enchevêtrés. Le taureau vint ajouter à la confusion en égrenant à coups de corne cette noire guirlande, et j’eus la douleur de voir l’infortuné Perico, lancé à dix pieds en l’air, retomber dans un état d’immobilité qui m’ôtait tout espoir de continuer jamais sous un maître si habile mes études encore bien incomplètes sur la vie mexicaine.
Au même instant où Perico était emporté à grand’-peine hors de l’enceinte, cent voix s’élevèrent pour appeler un prêtre. Fray Serapio se tapit à ce moment dans un angle de la loge mais, quoiqu’il en eût, il ne put esquiver le devoir que lui imposait la volonté du peuple. Il se leva donc avec une gravité qui dissimulait aux yeux du public son vif désappointement, et me dit tout bas :
— Suivez-moi, vous passerez pour médecin.
— Vous plaisantez ? lui dis-je.
— Non, parbleu si le drôle n’est pas tout à fait mort, il aura un médecin et un confesseur de la même force.
J’accompagnai le moine avec une gravité pour le moins égale à la sienne, et, pendant que nous descendions les escaliers du cirque, les éclats de rire et les vivats de la foule nous prouvèrent que le public de l’ombre, comme celui du soleil, avait déjà oublié un incident aussi ordinaire. Nous fûmes introduits dans une petite pièce sombre pratiquée au milieu des couloirs du rez-de-chaussée. Dans un coin de cette pièce on venait de déposer l’infortuné Perico, qu’on avait au préalable débarrassé de ses foulards. Puis, moitié par respect pour l’église et la faculté, si dignement représentées l’une et l’autre, moitié par le désir de ne pas perdre le spectacle de la course, les assistants nous laissèrent seuls. Le lépero, la tête appuyée contre la cloison et ne donnant aucun signe de vie, était assis plutôt que couché ; ses bras pendants, sa figure d’une pâleur cadavéreuse, indiquaient que, si la vie n’avait pas abandonné ce corps inerte, il ne devait plus en rester qu’une bien faible étincelle. Nous nous regardâmes, le franciscain et moi, aussi embarrassés l’un que l’autre de notre rôle.
— Je crois, dis-je au moine, que vous pouvez à tout hasard lui donner l’absolution.
— Asbolvo te, dit fray Serapio en poussant rudement du pied le lépero, qui parut enfin sensible à cette marque d’intérêt, et qui murmura en ouvrant à demi les yeux :
– Je crois en Dieu le père, le fils et le saint… Ah ! les coquins m’ont enlevé mes foulards… Señor padre ! Je suis un homme mort.
— Pas encore, mon fils, lui répondit le moine ; mais peut-être ne te reste-t-il que peu de temps pour confesser tes péchés, et tu ne feras pas mal d’en profiter pour que je puisse t’ouvrir à deux battants les portes du ciel. Je te préviens que je suis pressé.
— La course n’est donc pas finie ? dit naïvement le pauvre Perico. Mais je crois qu’à tout prendre, continua-t-il en se tâtant, je suis peut-être moins mal que vous ne le pensez.
Puis, m’apercevant, Perico ferma les yeux, comme s’il se fût senti de nouveau défaillir, et reprit d’une voix éteinte :
— Au fait, je me sens mal… très-mal, et, s’il vous plaît d’écouter ma confession, j’aurai bientôt fini.
— Commence donc, mon fils.
Le moine s’accroupit près du malade, qui, du reste, ne portait aucune trace extérieure de blessure. Ôtant son large chapeau gris, Perico se pencha à l’oreille du moine, et je m’écartai d’un pas pour ne pas interrompre le lépero qui commença ainsi :
— Je m’accuse d’abord, mon père, d’avoir répondu par la plus noire ingratitude aux prévenances du cavalier que voici, en le mettant à contribution aussi souvent que j’ai pu le faire, et… cependant moins que je ne l’aurais désiré, ce dont je le prie de ne pas me conserver rancune, car dans le fond… je lui étais tendrement attaché.
Je m’inclinai en signe d’assentiment.
– Je m’accuse aussi, mon père, d’avoir dérobé la montre en or du juge criminel Sayosa la dernière fois que je comparus devant lui.
— Comment cela, mon fils ?
— Le seigneur Sayosa eut l’imprudence de vouloir regarder l’heure devant moi et de faire un geste de surprise en se plaignant d’avoir oublié chez lui sa montre en or et sa chaîne. Je me dis dès lors que, si je n’étais pas pendu, il y avait un bon coup à faire. Ignorant le sort qui m’était réservé, je donnai le mot d’ordre à un mien ami qu’on élargissait à l’instant même. Il faut vous dire que le seigneur juge avait un faible bien connu pour le dindon…
– Je ne te comprends pas, mon fils.
— Vous allez me comprendre. Mon compère acheta un dindon superbe et courut le présenter à la femme du seigneur Sayosa, en lui disant que son mari l’avait chargé de lui offrir cette belle bête ; le seigneur juge la priait en même temps, ajouta mon ami, de remettre au porteur la chaîne et la montre en or qu’il avait oubliés chez lui. Ce fut ainsi que la montre…
— Ceci est grave, mon fils.
— J’ai pis encore, mon père : le lendemain j’ai volé à la femme du juge pendant que son mari était en séance…
— Quoi ? mon fils.
— Le dindon, mon père. Vous concevez, on n’aime pas à perdre, murmura Perico d’une voix dolente. Le moine contint à grand’peine un accès d’hilarité causé par la révélation du lépero.
— Et quel motif, mon fils, reprit-il d’une voix mal affermie, t’avait conduit devant le juge criminel Sayosa ?
– Une bagatelle je m’étais engagé à servir, moyennant quelques piastres, la vengeance d’un habitant de cette ville (le nom ne fait rien à l’affaire). On me fit voir l’homme que je devais frapper. C’était un jeune et beau cavalier, reconnaissable surtout à une longue et mince cicatrice qui se dessinait très-distinctement au-dessus du sourcil droit. Je m’embusquai à la porte d’une certaine maison où cet homme allait d’habitude tous les soir après l’oraison. Je le vis en effet entrer dans la maison qui m’avait été signalée. La nuit tombait, et j’attendis. Deux heures se passèrent ; il n’y avait plus personne dans la rue, devenue silencieuse, et celui que j’attendais ne sortait pas. Il me prit envie de voir ce qui pouvait le retenir si longtemps. L’appartement était au rez-de-chaussée : je regardai donc à travers les barreaux d’une fenêtre qu’on avait laissé entr’ouverte, sans doute à cause de l’extrême chaleur…
Perico, soit par faiblesse, soit pour tout autre motif, semblait, en continuant sa confession, ne céder qu’avec répugnance à l’ascendant exercé sur lui par fray Sérapio on eût dit un de ses somnambules qui ne dévoilent leur pensée qu’à regret sous le fluide magnétique qui les domine. J’interrogeai le moine du regard pour savoir si je devais m’éloigner ; un coup d’œil me retint à ma place.
— Au-dessous d’une image des saintes âmes, continua Perico, sommeillait une vieille femme enveloppée jusqu’aux yeux de son voile. Le beau cavalier, que je reconnus, était assis sur un canapé. Agenouillée devant lui, la tête appuyée sur ses genoux, une femme jeune et belle semblait, les yeux levés sur lui, s’enivrer d’une amoureuse contemplation. Le jeune homme effeuillait une rose rouge qui s’épanouissait dans la conque transparente d’un peigne d’écaille que des tresses de cheveux retenaient sur la tête inclinée devant lui. Je compris pourquoi le temps lui paraissait si court. Peut-être le mouvement de compassion que j’éprouvai me sera-t-il compté là haut pour quelque chose, car je me sentis tout triste d’avoir à couper le fil d’un si doux roman.
— Tu l’as donc tué, malheureux ? s’écria le moine.
— Je m’assis dans l’ombre sur le trottoir en face de la maison. J’étais ému, le découragement m’avait pris si bien que je m’endormis à mon poste. Le bruit d’une porte qui s’ouvrait m’arracha à mon assoupissement ; un homme sortit. Je me dis alors qu’une parole devait être sacrée, que ce n’était pas le moment d’écouter ma sensibilité naturelle, et je me levai. Une seconde après, j’étais sur les talons de l’inconnu. Les sons d’un piano se firent entendre presque en même temps derrière la fenêtre qui s’était refermée. On sentait que le bonheur devait doubler l’agilité des doigts qui parcouraient le clavier. — Pauvre femme ! me dis-je, ton amant va mourir et tu chantes ! Je frappai…, l’homme tomba…
Le sensible Perico se tut et soupira.
— Le chagrin m’avait-il troublé la vue ? reprit-il après un court silence. Un rayon de lune éclaira en ce moment la figure de celui que j’avais frappé. Ce n’était pas mon homme. J’en fus, ma foi, content ; j’avais été payé pour tuer, j’avais tué, et, ma conscience tranquillisée à cet égard, je me mis en devoir de couper une mèche des cheveux de l’inconnu, afin de pouvoir rapporter à celui qui me payait un signe quelconque de l’accomplissement de ma mission. Tous les cheveux se ressemblent, me disais-je. Je me trompai encore ; l’homme que j’avais tué était un Anglais ; il avait les cheveux rouges comme un piment mûr. Le beau cavalier vivait. Alors, dans mon désappointement, je blasphémai le saint nom de Dieu, et c’est ce dont je m’accuse, mon père. »
Perico se frappa la poitrine, tandis que le franciscain lui représentait toute la noirceur de ce dernier crime en passant très-légèrement sur le premier, car la vie d’un homme, d’un Anglais hérétique surtout, est d’un poids bien léger au yeux de la classe la moins éclairée de la nation mexicaine, dont le moine et le lépero m’offraient deux types fort distincts. Fray Serapio termina son exhortation en administrant à la hâte à Perico une absolution quelconque dans un latin digne des comédies de Molière ; puis reprit en bon espagnol :
— Maintenant il ne te reste plus qu’à demander pardon à ce cavalier de l’avoir mis trop fréquemment à contribution, ce qu’il te pardonnera volontiers vu l’impossibilité où tu es de recommencer de longtemps.
Le lépero se tourna vers moi, et, de l’air le plus languissant qu’il put prendre
– Je suis un grand pécheur, me dit-il, et je ne me croirai tout à fait absous que si vous daignez me pardonner les tours indignes que je vous ai joués. Je vais mourir, seigneur cavalier, et je n’ai pas de quoi me faire enterrer. Ma femme doit être avertie à l’heure qu’il est, et ce serait un grand soulagement pour elle, si elle trouvait dans ma poche quelques piastres pour payer mon linceul. Dieu vous les rendra, seigneur français.
— Au fait, dit le moine, vous ne pouvez guère refuser cette faveur à ce pauvre diable, et ce sont les dernières piastres qu’il vous coûtera.
— Dieu le veuille dis-je, sans penser que je faisait un souhait homicide, et je vidai ma bourse dans la main que tendait Perico, qui ferma les yeux, laissa tomber sa tête à la renverse, et ne parla plus.
— Requiescat in pace ! dit fray Serapio ; la course doit être bien avancée, et je n’ai plus rien à faire ici.
Nous sortîmes. — Après tout, me disais-je en m’éloignant du cirque, je n’avais pas encore obtenu de Perico des confidences aussi curieuses. Une telle confession me dédommageait amplement du mécompte que m’avaient causé mes premières relations avec ce singulier personnage. D’ailleurs, cette leçon était la dernière que devait me donner le lépero, et à cette pensée je ne pouvais me défendre d’un peu de pitié pour lui. J’avais tort cependant, comme on va le voir, de croire tous mes comptes réglés avec mon maître Perico.
- ↑ Divers changements ont eu lieu, sur cette place.
- ↑ On nomme ainsi les loges de la partie du cirque exposée au soleil.
- ↑ Puesto, boutique portative, habituellement en feuillages.
- ↑ C’est-à-dire avec une boule à l’extrémité de chaque corne. Dans toutes les courses, c’est le taureau consacré à la populace.