Les atmosphères/Le passeur

À compte d'auteur (p. 12-14).

Le Passeur


Quand vint à l’homme la curiosité de connaître son âge, et qu’on lui eut fait voir le registre de sa vie avec l’addition de ses jours qui faisaient quatre-vingts ans, il fut d’abord moins effrayé de ce qu’il allait lui falloir bientôt mourir que de l’imprévu de sa vieillesse.

Il ne se savait pas rendu si loin. Il avait avancé dans la vie sans regarder devant lui, à la manière du rameur qui connaît bien le parcours et qui ne se retourne pas vers l’avant, tout occupé qu’il est du mouvement de ses bras. Aussi, se retourna-t-il brusquement vers ce qu’il lui restait à vivre, quand il eut senti par tout son corps la secousse de l’anticipation de la fin, quand il sut la vieillesse subite qu’il devenait.

L’homme n’avait jamais eu d’autre métier que celui de passeur, et pour gîte, la bicoque aussi vieille que lui, sur l’autre rive, tout au bord de l’eau, en face du village.

C’était une vie organisée avec un bac et une chaloupe : une raison d’être qui est la route dont il avait fonction de continuer l’élan par-dessus la rivière. Il était une espèce de batelier de la route. Il passait les piétons dans une petite chaloupe blanche qu’il maniait à la rame ; un grand bac rouge, guidé d’une rive à l’autre par un fil transversal, servait aux voitures et aux charges lourdes.

Il causait peu, ce qui avait éloigné de lui les sympathies.

Le bonhomme était lent dans son travail, mais assidu. Si un attelage sonnait sur la route, il sortait sans se hâter de sa sieste qu’il prenait à sa porte, et allait à son poste à l’avant du bac, le dos courbé et les mains sur le fil, prêt à tirer. Quand la voiture était débarquée, il se faisait payer, puis se remettait à tirer le fil sans rien dire. Le bac rejoignait lentement l’autre rive, avec son petit bruit tranquille de papier froissé que faisait sous les panneaux l’eau qui se frisait. Puis l’homme reprenait sa sieste, immuable.

Ainsi donc, à toute la longue vie que l’homme reconnut avoir été, quand il en apprit la durée, vint-il s’ajouter un peu de mort avec l’inquiétude de ce qu’il allait être. Il eut peur, non pas précisément de la mort mais de ce qu’il allait être avant la mort, de ce qu’allaient devenir ses bras, ses uniques bras, ce qu’il avait toujours été. L’énergie de pomper la vie comme d’un puits était encore en eux ; mais il advint que l’idée de ne pouvoir pas toute la pomper, jusqu’à ce que le trou fut tari, devint sa pensée fixe.

L’homme fut pris de l’égoïsme des travailleurs qui vivent du travail ; l’homme eut peur de ne pouvoir pas travailler, il eut peur de la vie des vieillards qui ne travaillent pas, mais qui gardent assez de bras pour repousser la mort.

Donc, à partir de ce jour de plus aux autres qui faisait sa quatre-vingtième année, en plus des bras qu’il avait, le passeur se découvrit une idée, quelque chose de blotti dans sa tête qui la faisait souffrir. L’homme commença de se connaître ; en plus des bras, il avait une tête ; et pour des heures de sieste il en prit contact, et on le vit se tenir péniblement la tête dans ses deux mains.