Nouvelle Librairie Nationale (p. 257-264).


XXIV
la lutte continue…

La journée du 11 mai 1885, qui devait marquer la fin de la lutte héroïque soutenue par une poignée de Métis franco-indiens contre les forces de la Puissance canadienne, commença aussi calme, aussi pure que les précédentes.

Peu après le lever du soleil, un grand mouvement se fit dans le camp anglais. À 6 heures, le général Middleton passa ses troupes en revue. Mais, lorsque, dans une courte allocution, il vint à prononcer ces mots : « Il nous faut enlever Batoche aujourd’hui, garçons, et en finir ! » Edward Simpson, qui n’était pas présomptueux, pensa qu’il y a parfois très loin de la coupe aux lèvres.

Dieu sait pourtant si ses camarades, ses hommes et lui-même se sentaient prêts au suprême sacrifice pour briser la résistance acharnée des rebelles et décider la victoire ! Car tous étaient braves, et tous aussi se trouvaient humiliés et irrités d’être là depuis près de trois journées, tenus en échec avec leurs six canons par des demi-Indiens armés seulement de fusils et quatre fois inférieurs en nombre… On vaincrait : cela n’était pas douteux. Mais vaincrait-on sans de nouveaux renforts ? Et Edward n’osait répondre affirmativement à cette question en songeant à l’adresse, à la force de résistance de leurs adversaires, en songeant aussi à la quantité d’hommes fauchés par les balles dans le bois fatal, et au Northcote qui était on ne savait où, à la dérive, et à Charlie Went et à tant d’autres qu’il ne reverrait peut-être plus…

Vers 7 heures, la sonnerie matinale du bugle annonça la reprise de la lutte, et, pour la dixième fois peut-être, l’attaque recommença toujours semblable, avec le même acharnement, la même bravoure, qui venaient se briser contre la même obstination irréductible et tranquille.

Au milieu du sifflement des balles, le lieutenant Simpson voyait autour de lui, comme la veille et l’avant-veille, des hommes aux faces crispées qui avançaient, la baïonnette en arrêt, d’autres qui oscillaient ou tournoyaient, ou battaient l’air de leurs bras, ou qui s’effondraient comme des masses ; tout cela, au milieu des cris rauques ou perçants, du craquement de la fusillade, du tonnerre de la canonnade et de l’odeur de la poudre ; il voyait encore, comme la veille et comme l’avant-veille, là-bas, à ras de terre, se former et s’évanouir sans cesse des petits ballons de fumée : et c’était de là que soufflait la mort, comme aussi de derrière tous les troncs, tous les halliers où l’on voyait se glisser les corps souples des Cris que leur audace conduisait jusqu’aux abords du camp canadien. Venaient ensuite l’éternelle retraite sous les balles qui pleuvaient, le léger désarroi presque toujours suivi d’une offensive des rebelles, invariablement arrêtée par les canons… Et il était si familier avec ces scènes quotidiennes, qu’il lui semblait parfois impossible qu’on y pût jamais changer quelque chose. Ce matin-là, tout se passa comme de coutume, sauf qu’une balle enleva à Simpson son bonnet.

À midi, les Anglo-Canadiens n’avaient pas gagné un pouce de terrain… On s’arrêta pour se réfecter.

Les officiers étaient nerveux ; les hommes exaspérés.

— Il n’y a qu’à détruire ce nid de serpents, disait à un autre un officier supérieur qui passait près de Simpson.

Les colonels de Montizambert et Van Straubenzée, les capitaines Howard et French furent mandés en toute hâte près du général Middleton. Un quart d’heure après, la mitrailleuse et les six canons ouvraient sur les toits de Batoche un feu terrible…

Les demi-blancs et les Indiens y répondirent par une fusillade nourrie de la lisière du bois. La bataille reprenait de nouveau.

Vers 1 heure, un « Scout », un Indien, passant près d’un peloton de carabiniers, fut interpellé par l’un d’eux. Il s’arrêta. Il était petit, maigre, noir de poudre comme un démon, avec l’épaule droite toute rouge du sang qui lui coulait d’une oreille déchiquetée par une balle.

— Hé là ! le sauvage ! reprit Hurry, l’homme qui l’avait interpellé. Avec ta figure de damné, tu dois connaître un moyen, n’importe lequel, de venir à bout de ces fils de chiens…

Pitre-le-Loucheux grimaça un affreux sourire. Il répondit en mauvais anglais :

— Soldats attendre… Eux bientôt manquer de cartouches !

— Puisses-tu dire la vérité, mille tonnerres !

— Ça, la vérité… tout à fait la vérité… affirma l’Indien en s’éloignant…

Le lieutenant Simpson avait entendu ce dialogue. Il reconnut, dans ce Scout, le transfuge auquel il devait déjà certains renseignements. Il le rappela :

— Que viens-tu de dire là ? questionna-t-il, que les rebelles vont manquer de munitions ?

— Oui.

— Qu’en sais-tu ?

— L’Indien avoir entendu demi-blanc parler… Oui, oui, sûr… Eux manquer de cartouches…

Edward comprit qu’essayer de tirer un renseignement plus clair de cet homme serait pour lui peine perdue. Il n’en avait ni le loisir au milieu du combat, étant donné surtout la difficulté de son interlocuteur de s’exprimer en anglais, ni le moyen pratique, ne connaissant pas lui-même la langue crise. Cependant, il pouvait être extrêmement utile pour presser le dénouement de l’action d’aviser immédiatement le chef de la situation des rebelles. Ce singulier Scout ne paraissait guère s’en soucier, mais, comme c’était un transfuge non embrigadé, cela s’expliquait un peu, et il était nécessaire de lui faciliter sa tâche. Le parti de l’officier fut vite pris.

Vivement, il griffonna sur une feuille de son carnet :

Utilité immédiate de faire interroger le porteur de ce pli devant le major général.

Simpson.

Et il ordonna au Cri lui-même de porter cet avis à l’un des aides de camp de Middleton.

Pitre-le-Loucheux n’avait pas menti en affirmant à Edward l’exactitude de son renseignement. Depuis le début de l’action, le vindicatif Peau-Rouge rôdait sur la droite de la lisière du bois, en quête de l’occasion de se glisser jusqu’aux abords du camp des Bois-Brûlés : cela fait, tapi derrière quelque buisson, il comptait attendre, avec la patience proverbiale de l’Indien, le moment où Dumont et Trim passeraient à bonne portée de son rifle. Il exécuta assez facilement la première partie de ce programme. Aplati derrière une grosse souche au point de se confondre presque avec elle, il guetta ses deux ennemis comme un jaguar guette sa proie ; de temps à autre, la tête doucement soulevée, il promenait ses yeux bigles mais si perçants sur les tranchées, après quoi il reprenait sa position première. Il se trouvait là depuis fort longtemps, lorsqu’il perçut, malgré la fusillade qui crépitait sur sa gauche, de légers bruits de pas, et bientôt le murmure de deux voix qui se donnaient la réplique. Il ne dressa pas la tête, crainte d’être aperçu, mais s’assura rapidement du jeu de son couteau dans la gaine, mit la main sur la crosse de son revolver et se colla littéralement à la souche. Cette souche était la racine énorme, surélevée d’un gros arbre, et, derrière cet arbre, les deux nouveaux venus s’arrêtèrent, sans doute pour épier les mouvements de l’ennemi avant de pousser plus loin leurs investigations. Aux propos de ces deux hommes, le Loucheux ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait affaire à des éclaireurs. Ils conversaient en langue crise, mais, à divers indices, il crut reconnaître que tous deux n’étaient pas des Indiens.

— Mon frère voit-il là-bas, à gauche, deux gros pieds de kinnikinnik ? demandait l’un.

— Je les vois.

— Bon ! Alors que mon frère ouvre bien ses oreilles, je vais me glisser derrière ces troncs ; pendant ce temps, Corne-de-Buffle s’approchera le plus près qu’il pourra de ce groupe de batteurs d’estrade qui tire là-bas à cent pas sur les nôtres… Avec ma carabine, je les abattrai l’un après l’autre comme des « gophers »… Cette chose ne sera pas longue, et, dès qu’elle sera accomplie, Corne-de-Buffle bondira vers eux, prendra tous leurs fusils, mettra toutes leurs cartouches dans le sac qu’il a apporté. Est-ce dit ?

— C’est dit ! répondit l’Indien.

— Bon ! Et quand cette chose sera exécutée, nous en recommencerons de semblables jusqu’à ce que les gens qui viennent d’aller chercher d’autres munitions soient de retour…

L’inconnu achevait à peine sa phrase qu’une balle vint s’enfoncer dans le bois de l’arbre près duquel il se trouvait…

— Nous sommes vus, homme rouge !… Cachons-nous derrière ce tronc. Nous aviserons après.

La situation du transfuge devenait critique. Il était à peu près certain désormais d’être découvert. En conséquence, il dégagea doucement son revolver et se décida à lever la tête au-dessus de la souche. Les yeux en dépassaient à peine le niveau que Corne-de-Buffle, qui se réfugiait justement de ce côté, l’aperçut. Leurs regards se choquent : le feu paraît en jaillir comme de deux silex noirs. D’un mouvement incroyablement prompt de la main, le Loucheux a déjà écarté le revolver qui menace sa figure. Le coup part. La balle déviée lui déchire l’oreille, et, quand son adversaire décharge son second coup, il est déjà loin, bondissant en zig-zag à travers les cépées pour dérouter le tir de ses ennemis. Mais ceux-ci ne s’occupaient déjà plus de lui. Une balle venait d’atteindre le compagnon de Corne-de-Buffle, et ce dernier ne songeait plus, pour l’instant, qu’à se dérober aux nombreux projectiles dont il était le but.

En entendant ce récit, auquel l’oreille déchiquetée et saignante du Loucheux donnait un grand caractère d’authenticité, le général Middleton comprit qu’il n’avait pas à perdre une minute s’il voulait profiter du désavantage momentané des rebelles. Au reste, il était déjà visible que le tir des demi-blancs mollissait. Depuis quatre-vingts heures, ils tenaient héroïquement dans leurs rifles-pits sous les balles et la mitraille : mais, outre que leurs munitions diminuaient, leurs forces commençaient sans doute à s’épuiser. Le moment était donc propice pour tenter de nouveaux assauts.

Pitre-le-Loucheux, cependant, était inquiet. En quittant le chef anglo-canadien, il alla rôder aux environs des avant-postes.

Deux fois seulement depuis sa désertion, il avait tenu Gabriel Dumont au bout de son rifle, et deux fois les circonstances l’avaient desservi. Quant à Trim, il ne parvenait pas à l’apercevoir. Est-ce que ce maudit magicien, devinant ses poursuites, allait se dérober à sa vengeance ? Le Cri appréhendait vivement qu’un prochain effort des troupes ne rejetât les Sangs-Mêlés sur la Saskatchewan, car leurs communications avec l’autre rive étant demeurées intactes, Gabriel Dumont aussi bien que Trim pouvaient, même en cas de défaite, lui échapper… Il demeura un moment songeur, puis, regardant le ciel au-dessus des cimes du bois, il tourna deux ou trois fois la tête comme s’il flairait le vent. Un feu sombre brûlait dans ses prunelles déviées et inquiétantes. Que se passait-il dans cette étrange cervelle d’Indien dévoyé, dans cette âme sauvage où la passion atavique de la vengeance n’avait pas de contrepoids ? Et, brusquement, d’un long pas souple et rasant de bête sauvage, Pitre-le-Loucheux, sans que personne y prît garde, fila le long du presbytère et se dirigea vers les pointes boisées, en arrière et un peu à droite des positions canadiennes…

Pendant qu’il s’esquivait ainsi, les troupes de la Puissance multipliaient leurs assauts avec l’espoir d’emporter bientôt de vive force le camp des Bois-Brûlés ; car, si les Métis se défendaient toujours avec la même ténacité, il devenait évident que les munitions leur faisaient de plus en plus défaut et qu’à moins d’un prompt secours ils n’allaient pas tarder à succomber. La mitrailleuse Gatling trouait les feuillées de ses décharges répétées pendant que les canons continuaient à bombarder le village, d’où s’élevaient déjà sur plusieurs points d’épaisses fumées…