Nouvelle Librairie Nationale (p. 67-75).


VI
le chef des éclaireurs

Après avoir quitté son père et son frère cadet, Pierre La Ronde, la rancune au cœur et tout frémissant encore de l’altercation qu’il avait provoquée, s’était dirigé vers l’extrémité nord du village. Il marchait sans but, les sourcils froncés, les yeux fixés sur le sol, quand des pas de chevaux lui firent relever la tête.

Un Métis barbu s’avançait vers lui, monté sur un cheval gris qu’il guidait d’une main, tandis qu’il conduisait de l’autre une jument alezane. Le jeune homme reconnut aussitôt un de ses voisins, nommé Joseph Lacroix, chasseur émérite, dont la sûreté de coup d’œil et l’habileté à suivre une piste étaient presque proverbiales dans Batoche.

— Bonjour, Pierre, dit Lacroix en arrêtant sa monture à deux pas du jeune Métis. Ben sûr que je suis content de te voir, mais, foi d’homme ! j’aimerais encore mieux rencontrer ton frère cadet.

— Tu lui veux quéque chose ? questionna l’aîné des La Ronde, dont la figure s’était rembrunie.

— Oui… rapport à sa cavale.

D’un coup d’œil rapide, Pierre enveloppa l’alezane.

— Par ma foi, c’est ben elle ! s’écria-t-il plein d’un visible étonnement. Mais où diable l’as-tu cueillie ?

— AH ! tu ne t’en doutes guère… À plus de vingt lieues d’ici… sur la rivière Du Pas.

— Sur la rivière Du Pas !

— Tout comme j’te le dis… et montée par deux Anglouais encore…

En quelques mots, Joseph Lacroix mit le jeune Bois-Brûlé stupéfait au courant de l’aventure. Il ajouta qu’il venait d’arriver à Batoche et qu’il avait immédiatement fait enfermer ses deux prisonniers sous bonne garde en attendant les résultats de son enquête. Pour le moment, il était à la recherche de Jean La Ronde.

Sous un prétexte quelconque, Pierre s’excusa de ne pouvoir accompagner le Bois-Brûlé, mais il lui indiqua l’endroit où il avait des chances de retrouver le propriétaire de la jument alezane.

Lacroix s’éloigna avec les deux chevaux dans la direction indiquée, non sans avoir formellement promis à son camarade de venir lui rendre compte du résultat de la démarche qu’il allait tenter. Comme Jean ne se trouvait plus à l’endroit où son père et son frère aîné l’avaient laissé un instant auparavant, le chef des éclaireurs alla frapper, à tout hasard, à la porte des La Ronde. Ce fut justement le cadet qui vint ouvrir.

À la vue de sa jument, il eut un sursaut. D’un ton brusque qui révélait son émotion, il s’écria :

— Où l’as-tu trouvée ?

— Mâtin, t’es pressé, répondit Lacroix avec une surprise nuancée d’ironie. Patience donc et laisse-moi le temps de m’expliquer.

Rapidement, il reprit le récit qu’il avait fait à l’aîné quelques minutes auparavant.

Le jeune Métis en entendit les premiers mots le cœur étreint d’une sorte d’angoisse. Mais, quand il eut appris dans quelles circonstances le colon anglais et sa fille étaient tombés entre les mains de ses compatriotes, il laissa échapper un soupir de soulagement, et la nouvelle de leur présence à Batoche même l’emplit d’une sourde joie, dont le reflet fugitif passa dans ses yeux. Cet éclair n’échappa pas à son interlocuteur, clairvoyant par nature. Toutefois, il n’en laissa rien voir et continua tranquillement.

— Tu comprends que je n’ai pas cru une minute aux contes des deux Anglouais. À « toué » de me faire connaître la vérité à c’te heure.

Un peu perplexe, Jean hésita. Mais, comme l’autre fixait sur lui ses prunelles noires et perçantes, il le regarda à son tour en face.

— Eh bien, non ! déclara-t-il. Ces « gensses-là » ne t’ont point fait de menteries. C’est moué qui leur avais donné ma cavale !

— Ouais !

— Comme j’te le dis…

— Mais, questionna Lacroix, franchement là ! Quelle était ton idée ?

La Ronde reprit le récit de son aventure à peu près dans les termes dont il s’était servi pour son père. Pourtant, comme son interlocuteur, plus exigeant, ne semblait pas trouver bien claires les raisons de sa présence au Fort-Pitt et l’interrogeait avec insistance, il s’impatienta.

— J’ai pas autre chose à te conter, Lacroix. Maintenant, je vas mettre ma cavale à couvert. Bonsoir !

Comprenant qu’il n’avait plus rien, en fait d’éclaircissements, à espérer du jeune homme, Lacroix fit un demi-tour et regagna l’endroit où il avait laissé l’aîné des La Ronde.

Dès que celui-ci l’aperçut, il s’avança, et, avec une hâte qu’il ne cherchait pas à dissimuler :

— Eh bien ! le fin mot de l’affaire ?

L’autre secoua la tête.

— C’est une chose que je ne comprends quasiment pas, Pierre ! Tout de même…

— Tout de même ?

— J’ai doutance qu’y a des « manigances » de femme là-dessous…

Et, comme le jeune homme esquissait un geste d’étonnement :

— Mais si !… mais si… Écoute !

Après lui avoir rapporté point par point sa conversation avec Jean, sans omettre de parler de l’émotion et des hésitations qu’il avait remarquées chez le cadet des La Ronde, il ajouta, faisant allusion à miss Elsie :

— La fille a de l’agrément, c’est sûr… Pt’être ben que ton frère la trouve à son idée.

Cette hypothèse, un peu timidement hasardée, d’ailleurs, parut des plus invraisemblables à Pierre. Bien qu’il tînt généralement en médiocre estime les goûts de son frère, il ne pensait pas qu’il pût éprouver le moindre sentiment pour une Anglaise, une hérétique, quand il y avait parmi les Bois-Brûlés et à Batoche même tant de filles gracieuses et séduisantes élevées dans les principes de vérité… Et puis, où son cadet aurait-il connu cette femme avant de la sauver des Cris près du Fort-Pitt ? Non, décidément, c’était une chose tout à fait impossible. Il était allé au Fort-Pitt pour une autre raison…

— Pour laquelle alors ? demanda brusquement Lacroix en fixant son interlocuteur.

Pierre hésitait à répondre.

— T’as une idée, Pierre… Faut la dire franchement.

Au moment de porter sur l’un des siens une accusation aussi grave, le jeune Métis, si vindicatif qu’il fût, ne trouvait plus le ressentiment assez vif, en lui, pour surmonter la répugnance d’un tel aveu. Il se bornait à répéter d’un air embarrassé :

— Oui…, oui… j’ai une idée…

Joseph Lacroix lui vint en aide.

— P’têtre ben que j’ai deviné, dit-il. Ainsi, tu crois ton frère capable de…

— Écoute ! interrompit précipitamment l’aîné des La Ronde, je n’avancerai pas qu’il… trahit, mais sûrement qu’il n’est plus sur la bonne piste. Il n’a jamais été franchement de notre bord. Il blâme cette guerre et, dans le fond, il blâme Louis Riel… Pour tout dire, il n’a jamais eu le cœur d’un Bouais-Brûlé… Et v’là qu’il s’acoquine avec des Anglouais. Ah ! j’ai doutance que ça finira mal.

Lacroix, tout en l’écoutant, avait tiré sa pipe de sa poche. Un objet rougeâtre en glissa qui tomba sur la neige.

— Ton chapelet, dit Pierre en le ramassant.

L’autre lui présenta du tabac :

— As-tu « faim de fumer » ?

Mais La Ronde, l’ayant remercié d’un geste, reprit en homme lancé maintenant et qui s’animait de plus en plus :

— Non ! tout ça n’est pas clair… Le cadet « manigance » quéque chose… Le père n’y voit rien… C’est à moué à veiller… À nous deux, puisque tu sais à c’te heure de quoi y retourne.

— T’as raison, Pierre, approuva tranquillement Lacroix en tirant une bouffée de sa pipe. T’as raison… n’y a guère de confiance à « avouère » dans le cadet… C’est égal : sûr qu’y a de l’Anglouaise là-dessous… Ah ! qu’il ferait donc mieux de s’en tenir à une belle et bonne fille de Bouais-Brûlé comme Rosalie Guérin, par exemple… puisque celle-là n’a d’z-yeux que pour lui…

Sur ces mots, Joseph Lacroix s’arrêta, interloqué du brusque changement qui venait de s’opérer dans la physionomie de son compagnon. Mais ce ne fut que l’espace d’un éclair, et, sur la face brune du jeune Métis, cette face d’énergie un peu sombre, un frémissement presque imperceptible des narines persista seul durant un instant, dernière trace de la violente émotion ressentie.

Lacroix était, toutefois, trop perspicace pour n’avoir pas saisi aussitôt dans quel trouble profond sa phrase malencontreuse jetait Pierre La Ronde. En une seconde de lucidité, il venait de percer à jour le secret jalousement enfoui dans le cœur de ce rude garçon de vingt-deux ans, chez qui les passions étaient violentes. Il ignorait seulement si ses paroles n’avaient fait que raviver une douleur cachée ou si elles avaient été pour son compagnon l’instrument d’une soudaine et pénible révélation. Il les regrettait maintenant, mais il était trop tard, et Pierre, après deux ou trois mots quelconques, prétextant qu’on l’attendait à la maison, lui serra la main et s’éloigna.

Lacroix demeura un moment songeur à la même place, le regardant s’en aller de son pas souple. Enfin, avec un petit claquement de langue en signe de contrariété, il tourna bride et disparut derrière les maisons.

C’était justement l’heure où prenait fin le Conseil des chefs Métis, de l’« Exovidat », ainsi que l’avait baptisé Louis Riel, qui avait pris lui-même le titre d’Exovide.

En compagnie du vieux François La Ronde et de son fils, Henry de Vallonges quittait les bâtiments du quartier général encore tout à l’impression profonde que cette séance lui avait laissée. Il revoyait en esprit la salle aux murs nus, à peine meublée d’un poêle et d’une table, où siégeaient les chefs Métis, presque tous des hommes de belle taille qui, sauf le bistre de leur teint, ne rappelaient guère, en général, leur filiation indienne.

Ils gardaient toutefois cette attitude grave, digne, calme, qui devrait être de règle chez tous les peuples à l’heure des délibérations importantes et qui n’était, hélas ! chez ces descendants de Français, que l’héritage exclusif de leurs ancêtres rouges, les sachems indiens.

Au milieu de tous, Louis Riel, avec sa face tour à tour souffrante et inspirée comme celle d’un prophète, ses yeux à la fois profonds et brillants, l’autorité de sa parole chaude, vibrante, imagée, lui était apparu comme un homme extraordinaire et séduisant. Il comprenait maintenant l’énorme ascendant qu’un pareil chef exerçait sur ses compatriotes, et lui-même s’était senti entraîné par l’éloquente conviction de ses moindres discours, qui coulaient tantôt dans l’harmonieuse langue des Cris, tantôt en un français pur auquel les tournures surannées venaient ajouter, de temps à autre, un charme archaïque doux et prenant comme une musique ancienne.

Mais, ce qui avait à la fois charmé et surpris Vallonges, c’était cette sensation de vivre, de respirer dans une atmosphère presque idéale de loyauté et de foi. C’est ainsi que Louis Riel venait de se dénier le droit de profiter de la situation embarrassée de la colonne canadienne, dont la marche, au dire des éclaireurs, était des plus pénibles parmi le froid, le vent, le dégel commençant, avec des convois qui s’embourbaient… Et presque tous les Métis présents, avaient approuvé cette déclaration de leur chef et affirmé, en revanche, leur résolution de lutter jusqu’à la mort contre les troupes anglo-canadiennes dès que celles-ci auraient abandonné le territoire de la « Puissance » et franchi les limites des paroisses…

Enfin, vers la fin de la séance, Vallonges avait vu ces hommes se lever et écouter debout, dans un recueillement profond, la prière improvisée que Louis Riel, les mains sur la table et les yeux au ciel, avec, sur sa face inspirée, un extraordinaire rayonnement mystique, adressait d’une voix vibrante au Tout-Puissant…

Encore frémissant des pures émotions ressenties, le jeune Français s’en allait aux côtés de Jean-Baptiste La Ronde en songeant à ces choses… Et, tout à coup, il tressaillit : à quelque distance d’eux, Pierre La Ronde passait rapidement, la tête inclinée avec une expression indicible de douleur farouche répandue sur la face.

Et Henry de Vallonges eut, à cet instant, avec une acuité pénible, la sensation de tous les drames obscurs que tramaient les passions et la vie au-dessous du grand drame héroïque où allait se jouer bientôt l’existence d’un peuple…