Cause et remède


Le succès relatif de la propagande, soit fasciste, soit communiste, dans nos pays démocratiques où le niveau de vie est de beaucoup plus élevé que celui des sociétés collectivistes provient peut-être d’un vice d’éducation. La facilité avec laquelle n’importe quel bourreur de crânes fait chavirer les cerveaux indique sans doute que la faculté de réfléchir, de mettre les idées et les faits dans des balances de précision, de se dégager des contingences pour regarder le monde de haut, n’a pas été suffisamment cultivée dans les milieux de jeunesse.

Aux uns, on impose un système philosophique tout cuit d’avance et un ensemble de croyances qu’il est défendu même de discuter ; aux autres, on indique superficiellement des méthodes de penser et de faire des équations mentales, sans rien approfondir. On semble ignorer ce qu’est la vraie culture, celle qui se distingue par un harmonieux équilibre des facultés et qui procure à l’esprit des dispositions et des aptitudes plus précieuses que la science elle-même.

Les excès de spécialisations et de systématisations ont produit des hommes remarquables dans leur champ d’action. Par contre, ils ont terriblement nui à l’intelligence des idées. Elles ont empêché une foule d’esprits de bonne qualité de poursuivre leur ascension vers l’universalité.

Après une longue carrière entièrement consacrée à la discussion des problèmes les plus divers, j’ai observé suffisamment les hommes pour savoir que les plus aptes à juger sainement sont ceux qui ne souffrent pas de déformation professionnelle et qui se tiennent le plus possible dans l’universel. Toutes les cultures que j’ai pu coudoyer m’ont conduit à cette conclusion, je dirais, à cette certitude.

Il ne faudrait toutefois pas tomber dans l’excès contraire. Nous vivons à une époque où les nécessités scientifiques et techniques impliquent des études si ardues, des connaissances si étendues, qu’il devient impossible de se contenter de cette culture générale qui a fait la beauté et la noblesse des anciens. Il faut trouver le juste milieu. La vie n’est ni une belle abstraction ni une formule chimique.

Si j’attache de l’importance à ce point de vue, c’est que, il me semble, la confusion des idées serait moins grande si les hommes apprenaient à raisonner par eux-mêmes.

Lorsque la plupart des individus s’acharnent presque uniquement à leur petite spécialité, à leur petit talent particulier, à des miniatures intellectuelles, ils finissent par oublier l’existence des autres domaines de l’activité humaine, et c’est alors qu’ils sont disposés à croire tout ce qui se dit ou s’imprime sur des sujets situés hors de leur compétence ou de leurs investigations concentrées.

C’est par là que s’explique, peut-être, le nombre infime des hommes qui parviennent à la maturité morale. Ici, je ne fais aucune distinction entre l’ignorant et le lettré. Un paysan inculte peut parvenir à maturité. Par contre, des recteurs d’université, accablés de diplômes, de sciences et d’honneurs, restent toute leur vie à l’état de fruits verts. On en a connu plus d’un.

Je dirai plus. Des hommes qui avaient presque du génie, mais qui n’étaient pas vraiment mûris, ont confondu les constructions de leur cerveau avec la réalité, et comme ces constructions étaient splendides, ils se sont mis, tel Trotsky, tels nos mystiques du grand soir, à vouloir y encadrer l’univers, sans tenir aucun compte de la nature, du sentiment, des faits ethniques, des habitudes et encore moins de l’individu. Ce faux intellectualisme nous a valu les douleurs les plus cuisantes de notre ère.

Ne vous représentez pas sous des dehors cruels ou sanguinaires ces soi-disant intellectuels. Ils ne feraient pas de mal à une mouche. Ils se refuseront les plaisirs de la pêche parce que ça fait mal au poisson. Ils seront les premiers à protester contre les cruautés du médecin, contre les cobayes. Ils sont pourtant des destructeurs parce qu’ils s’efforcent de rapetisser le monde à la mesure de cette affreuse camisole de force qu’est leur raison-réalité. Ils ne le pourraient qu’en plongeant les nations dans une mer de sang. Cela s’est vu en Russie, en Allemagne d’avant-guerre et ailleurs. Faisons en sorte que cela ne se voie pas chez nous.

Vous observerez que la plupart des constructions économiques et sociales du faux intellectualisme de l’époque se ressemblent sur un point : ils sacrifient allègrement la liberté humaine. De tous ces réformateurs qui se sont offerts à sauver notre espèce en tuant nos institutions démocratiques, pas un seul n’a pu concilier son système avec la liberté, et c’est pourquoi ils ont tous décidé que l’homme n’avait pas besoin d’être libre.

Or, à mon point de vue, tout système qui se révèle inconciliable avec la liberté est faux à sa face même. Il me plaît ici de donner la recette à quiconque est porté à la confusion des idées : suivant le cas qu’ils feront de votre liberté personnelle, vous distinguerez invariablement le vrai thaumaturge du charlatan.

Le seul fait de savoir cette vérité simple est déjà un remède à la contagion du mensonge. Il ne faut toutefois pas se contenter d’une recette. La solution du problème actuel doit se trouver à l’école, au collège et dans les universités. Et qu’on se hâte de réaliser la réforme, car le temps presse.

Hélas ! On ne change pas du jour au lendemain un personnel enseignant, un programme, des manuels et de vieilles habitudes de penser et de croire. C’est vrai, je l’avoue. Encore faut-il commencer.

En attendant, il importe de réunir au plus vite les divers groupes sociaux dont l’existence est simultanément menacée par le fléau contemporain. A-t-on réfléchi, par exemple que nos partis politiques, nos églises, nos organisations ouvrières et nos institutions capitalistes étaient toutes ensemble vouées à la haine de l’ennemi commun ? A-t-on réfléchi qu’il n’en resterait à peu près rien après le passage de la vague rouge ?

Ces quatre groupes, en temps ordinaire, peuvent être divisés. Souvent même, ils sont violemment antagonistes. Mais contre un danger qui les menace conjointement, leurs forces doivent être conjuguées. Auraient-ils, par hasard, la naïveté de croire qu’il leur soit possible de se sauver séparément ? Le politique démocrate pense-t-il qu’il en réchappera tout seul et qu’il n’a pas à se préoccuper des trois autres ordres sociaux ? Les gardiens des cultes se figurent-ils qu’ils n’ont pas à accepter des compromis pour s’épargner un désastre ? Les adversaires du pouvoir clérical auraient-ils raison de se sentir déshonorés, si, pour une fois, ils se trouvent d’accord avec le clergé dans une aversion commune des destructeurs de la civilisation chrétienne ? Les libres associations ouvrières auront-elles la candeur d’espérer survivre à la ruine de leurs patrons ? Et ceux-ci se décideront-ils enfin à cesser d’appeler communistes tous les travailleurs qui semblent faire des réclamations excessives ?

Dans le combat engagé entre deux mondes, il est d’absolue nécessité que nos diverses catégories sociales, vivant en démocratie, sachent présenter un front commun, même s’ils restent adversaires les uns des autres. Il sera toujours temps pour eux, une fois le péril conjuré, de reprendre la bataille interrompue.


JEAN-CHARLES HARVEY