Les anciens couvents de Lyon/15. Clarisses

Emmanuel Vitte (p. 299-313).

LES CLARISSES



LE second ordre de S. François est celui des religieuses Clarisses, qui furent appelées d’abord Pauvres Dames et Damianistes, comme nous le verrons. Elles eurent pour fondatrice sainte Claire, la fille spirituelle de S. François d’Assise, dont elle était la compatriote.

Sainte Claire naquit en 1193. Elle eut pour père Favorin Sciffo, d’une noble et riche famille qui n’avait presque produit jusque-là que des généraux d’armée, et pour mère Hortolane, qui se distinguait particulièrement par sa piété. Dès sa plus tendre enfance, elle fut prévenue des grâces de Dieu, et quand elle fut jeune fille, elle montra un penchant très vif pour les jeûnes, les austérités, l’oraison et toutes les vertus. Elle entendit parler de S. François, de son renoncement, de la vie admirable qu’il menait dans son petit couvent de la Portioncule. Elle alla le trouver, elle le vit plusieurs fois, et peu à peu le saint patriarche d’Assise forma sa jeune élève selon son esprit de pénitence et de pauvreté, et lui inspira de faire pour les personnes de son sexe ce qu’il avait fait pour les hommes.

Le 19 mars 1212, qui était le dimanche des Rameaux, Claire se revêtit de ses plus riches atours, et le soir elle se présentait à la Portioncule, où S. François et tous ses religieux l’attendaient un cierge à la main. Elle se dépouilla de tous ses ornements de vanité, donna ses cheveux à couper, et se laissa revêtir d’un sac serré d’une corde. Elle commençait ainsi sa vie de pauvreté et d’humiliation.

Ses parents irrités essayèrent par la violence de la ramener au foyer de la famille ; seize jours après, sa jeune sœur Agnès qu’elle aimait tendrement, se rendit auprès d’elle pour partager sa vie. La colère des parents devint de la fureur, mais Dieu, qui commande aux vents et aux tempêtes, calma ce second orage, et les deux sœurs, peu de temps après, se fixèrent à l’église de Saint-Damien, qui était la première des trois que S. François avait réparées. Ce fut là, à proprement parler, que commença l’ordre de celles qu’on appela d’abord Damianistes, et qui plus tard furent connues sous le nom de Clarisses.

La sainteté attire les âmes. Bientôt l’élève de saint François eut de nombreuses filles spirituelles, et l’on fonda de nouveaux monastères. Du vivant même de sainte Claire, la France, après l’Italie et l’Espagne, eut une maison de cet ordre : Guillaume de Joinville, archevêque de Reims, obtint de notre sainte quelques-unes de ses filles pour sa ville archiépiscopale.

Cependant S. François n’avait donné aucune règle à ces religieuses ; sainte Claire s’était contentée de faire vœu d’obéissance entre ses mains, et ce saint Fondateur s’était seulement chargé de sa conduite et de celle des autres religieuses qui vivaient avec elle dans le monastère de S. Damien, où il leur procurait aussi ce qui était nécessaire pour leur entretien.

Mais quand il y eut plusieurs maisons, il fallut bien songer à leur donner une forme de gouvernement. On fit des instances auprès de S. François pour qu’il se chargeât de ce second ordre ; il s’excusa et ne voulut s’occuper que des religieuses retirées à Saint-Damien ; les autres se conformèrent temporairement à la règle de S. Benoît et aux constitutions établies par le cardinal Hugolin, archevêque de Pérouse, et protecteur de l’ordre naissant. Mais quand, en 1224, S. François eut donné une règle à sainte Claire, toutes les maisons de l’ordre s’empressèrent de l’adopter.

Cette règle obligeait les religieuses à jeûner tous les jours, excepté la fête de Noël ; elle prescrivait au chœur l’office du jour et l’office des morts ; elle leur défendait de recevoir ni retenir aucune possession, ordonnait le silence depuis Complies jusqu’à Tierce du jour suivant, le travail en commun, l’obéissance aux supérieures de l’ordre ; elle leur accordait pour habillement trois tuniques et un manteau. Le visiteur devait être toujours de l’ordre des Mineurs. Honorius, Grégoire IX, Innocent IV approuvèrent cette règle.

Sainte Claire se livrait à des jeûnes, mortifications, austérités telles qu’on dut la modérer. Rien n’est touchant et effrayant comme ce passage de sa vie où il est traité de ses vertus. Aussi avait-elle grand crédit auprès de Dieu ; ce serait un trop long travail que de citer tous les prodiges de cette vie unie à Dieu. Il est bon cependant de consigner ici ce fait si connu. Les Sarrasins mettent le siège devant Assise et tentent de piller le couvent de Saint-Damien. Tout était à craindre pour les religieuses. Mais elles eurent recours à leur mère qui leur dit de ne rien appréhender. Malade, elle se fait porter à la porte du monastère, avec le Saint-Sacrement enfermé dans un ciboire d’argent, et se met à prier avec la plus grande ferveur. Les Sarrasins, qui avaient déjà escaladé les murs du monastère, furent tellement aveuglés qu’ils en tombèrent avec précipitation et épouvantèrent les autres, qui par leur fuite laissèrent les servantes de Dieu en paix.

Après une longue et pénible maladie, après avoir fait révoquer tous les adoucissements accordés par les souverains Pontifes, elle mourut le 12 août 1253, à l’âge de soixante ans. Le souverain Pontife Innocent IV, avec toute sa cour, assista à ses funérailles, qui furent un véritable triomphe.

L’ordre de Sainte-Claire, qui avait fait beaucoup de progrès du vivant de sa sainte fondatrice, en fit davantage encore après sa mort ; dé toutes parts des personnes riches et charitables se mettaient à la disposition des religieuses pour des fondations nouvelles.

En 1263, sous le généralat de saint Bonaventure, les religieuses eurent avec les Frères Mineurs une contestation ; elles prétendirent avoir un droit, rigoureux à être gouvernées et dirigées par eux ; les Mineurs au contraire prétendaient n’y être pas obligés, et ils quittèrent la direction des maisons de Clarisses. Ce malaise dura quelque temps. Le cardinal Cajetan, protecteur de l’ordre, parvint à arranger cette affaire en priant S. Bonaventure de reprendre le soin et la direction des sœurs. Celui-ci y consentit à condition que toutes les religieuses donneraient une reconnaissance par écrit que tous les services à elles rendus par les religieux de son ordre ne leur étaient point dus par justice, mais que ce serait seulement un effet de leur charité. De ce jour, elles furent soumises à l’autorité du protecteur de l’ordre, qui leur envoyait des Frères Mineurs comme visiteurs. Ce ne fut que sous Jules II qu’elles furent entièrement soumises au général et aux provinciaux, ce pape les ayant exemptées de la juridiction immédiate.

Lorsque S. Bonaventure reprit la direction de ces religieuses, celles-ci suivaient plusieurs règles. Il les mit toutes sous une même observance, une même règle, qui, bien que tirée de l’ancienne, était plus convenable à la faiblesse du sexe. Cette règle fut approuvée par le souverain Pontife, et adoptée dans tous les monastères. Quelques communautés suivirent la règle d’Urbain IV ; celles-ci furent appelées Urbanistes, les autres désormais s’appelèrent Clarisses.

Cet ordre s’honore d’avoir produit, après sainte Claire, sainte Colette, que nous allons retrouver, sainte Catherine de Bologne, sainte Cunégonde, sainte Hedwige, reine de Pologne, la bienheureuse Salomé, reine de Hongrie. Cet ordre, où l’on vit d’une vie si pauvre et si mortifiée, compta parmi ses membres plus de cent cinquante princesses de sang royal, parmi lesquelles nous ne voulons citer que Blanche, fille de S. Louis, et Blanche, fille de Philippe le Bel.

Deux cents ans après sainte Claire apparut sainte Colette, qui
religieuse clarisse

fut la réformatrice des Clarisses. L’ordre bénéficiait de certains privilèges, de certains adoucissements, qui n’étaient pas le relâchement, mais qui n’étaient plus l’austérité première. Sainte Colette rétablit la règle de sainte Claire dans toute sa pureté, dans les Flandres et en France. Dans les procès-verbaux de prise d’habit et de profession que possèdent les archives du Rhône, on s’exprime ainsi : « N… a été reçue à la profession de notre sainte règle, en l’étroite observance des constitutions de notre bienheureuse mère sainte Colette… » ou bien : « a été solennellement vêtue… pour y vivre dans la pure et étroite observance de la règle de notre glorieuse mère sainte Claire et des constitutions de la bienheureuse mère Colette… »

Les Clarisses avaient dans le costume des différences assez notables ; quelques-unes avaient des robes de drap gris, d’autres de serge ; les unes avaient des soques ou sandales, les autres allaient nu-pieds ; il y en avait qui portaient des manteaux descendant jusqu’aux talons et d’autres qui les portaient fort courts ; ici elles avaient des voiles noirs, là elles les avaient en forme de capuce ; toutes avaient comme ceinture une corde blanche à plusieurs nœuds. Elles n’avaient aucun bien propre, vivaient d’aumônes, couchaient sur la terre avec un fagot pour oreiller, portaient à vif un cilice de crin. Et ces austérités, au lieu d’éloigner les âmes, les attiraient. À la mort de sainte Claire, il y avait déjà neuf cents couvents de Clarisses ; on dit que ce nombre dépassa quatre mille.

Elles étaient déjà fort répandues en France, et Lyon ne les connaissait pas encore. Un essai avait été tenté par les dames de la Déserte, mais peu après elles avaient abandonné la règle de sainte Claire pour adopter celle de S. Benoît ; Lyon n’avait donc pas de religieuses Clarisses. Mais voici qu’Henri IV va faire la" guerre au duc de Savoie, et la ville de Bourg-en-Bresse va être assiégée par le maréchal de Biron. Quelques religieuses Clarisses de cette ville, au nombre de sept, alarmées des suites que la guerre pouvaient entraîner, se réfugièrent à Lyon (1601). (Les Archives du Rhône disent 1588). Elles furent d’abord logées dans la rue Buisson. Louise de Langes, fille du président de Langes et femme du président de Villars, les retira, fort peu de temps après, dans une maison qu’elle leur acheta au Gourguillon ce près la reclusière de la Madeleine ». Mais comme ce lieu n’était pas commode, elle contribua, avec quelques charitables citoyens de la ville, à leur procurer (1617), pour se loger, un terrain qu’on appelait la Bastie-Palmier, près de la Saône et de l’endroit où elle se joint au Rhône.

Cet emplacement, dit Mazade d’Aveize, était celui d’un jeu de paume fort ancien, célèbre par un funeste événement. François, dauphin, fils de François Ier, en allant joindre son père qui faisait, en 1530, la guerre en France contre les troupes de Charles-Quint, s’arrêta à Lyon. Pendant qu’il était occupé à jouer à la paume en cet endroit, le comte Sébastien Montecuculli, gentilhomme italien, son échanson, lui donna du poison dans une tasse d’eau fraîche. Bientôt le jeune prince se sentit très malade ; on le fit promptement partir de Lyon par eau pour aller joindre son père qui était à Valence mais il ne put y arriver ; il fut obligé de s’arrêter à Tournon, où il mourut. Jean, cardinal de Lorraine, fut chargé d’annoncer cette mort au roi.

Montecuculli fut arrêté. Il fut écartelé, les quatre parties de son corps pendues aux quatre parties de Lyon, et sa tête exposée au bout d’une lance sur le pont du Rhône. Cet arrêt est du 5 octobre 1536. L’empereur Charles-Quint fut vivement accusé d’avoir instigué Montecuculli à cet empoisonnement, et cette accusation est répétée par la plupart des écrivains de ce temps-là. Quelques-uns prétendent que le jeune prince ne fut point empoisonné, mais qu’il mourut seulement pour avoir bu de l’eau fraîche après s’être trop échauffé à jouer à la paume ; d’autres disent que les excès auxquels il s’était abandonné à Lyon avaient seuls contribué à sa mort. À ces opinions on oppose l’aveu même que Montecuculli fit de son crime, la découverte qui fut faite chez lui de plusieurs poisons, et surtout d’un livre sur leur usage, écrit de sa propre main. Ce ne sont point là des preuves péremptoires, et même l’aveu de Montecuculli put bien lui avoir été arraché par la torture. On ne saura probablement jamais la vérité à ce sujet.

Ce jeu de paume fut changé en église en faveur des Clarisses ; on y bâtit aussi un monastère dont la première pierre fut posée par Nicolas de Neuville, marquis de Villeroy, gouverneur de Lyon, assisté de son frère l’abbé d’Ainay, qui devint l’archevêque Camille de Neuville. La supérieure du couvent prend le titre d’abbesse, et porte comme insigne de sa dignité une crosse de bois. La première fut une émigrée de Bourg, Antonia de la Motonière, qui mourut en 1625. Celles qui suivirent furent Anne Bonadies, morte en 1632 ; Marie-Élisabeth, morte en 1648 ; Laurence-Catherine Faure, morte en 1652 ; Charlotte Combet, morte en 1666. L’église était sous le vocable de sainte Claire ; elle possédait, au-dessus de l’autel, un tableau peint par Blanchet, représentant la Vierge Marie, sainte Claire et S. François. La famille de Villars avaient plusieurs tombeaux dans l’église de Sainte-Claire.

Nos archives sont très pauvres en ce qui concerne les religieuses Clarisses de Lyon. L’humilité de leur vie a dû empêcher qu’elles fussent mêlées à de grands événements. Cependant nous avons la copie d’une bulle d’Urbain VIII, par laquelle ce souverain Pontife enlève aux Frères Mineurs la direction des religieuses de Sainte-Claire de Lyon, pour la confier aux Récollets de la stricte observance. Sûrement ce changement ne se fit pas sans quelque émotion.

Nous savons aussi qu’elles ne vécurent pas en bonne intelligence avec le cardinal de Tencin ; elles refusèrent obstinément de recevoir les visiteurs que ce prélat leur avait adressés, déclinèrent la juridiction du cardinal et prétendirent qu’elles ne reconnaissaient et ne reconnaîtraient que celle des PP. Récollets. Après avoir épuisé les moyens de persuasion, le cardinal se vit contraint de prendre des mesures de rigueur. Il déporta l’abbesse et cinq religieuses des plus récalcitrantes dans d’autres couvents du même ordre, et menaça de supprimer le monastère

Voici quelques passages de la lettre qu’en 1750, le cardinal de Tencin adressa au général des Récollets. Cette lettre est signalée dans le catalogue des manuscrits de Delandine, mais pour en obtenir communication, il faut se référer au catalogue Coste :

« 20 décembre 1750.

« La lettre dont vous m’avez honoré, mon révérend Père, n’est que du 30 du mois dernier. Quelque pénible qu’ait été votre voyage, quelques grandes qu’aient été les affaires de votre généralat, vous me permettrez de croire qu’instruit comme vous l’êtes, dès l’instant de votre élection, de l’importante affaire des religieuses de Sainte-Claire de ma ville épiscopale, vous n’ayez pu trouver, pendant six mois entiers, un seul moment pour avoir avec moi le moindre éclaircissement à ce sujet, tandis que vous en avez trouvé assez pour vous faire entendre par des violences, par des décrets et des excommunications. En vous adressant à moi, il aurait été aisé de vous faire comprendre que les motifs les plus pressants et les plus justes m’avaient forcé, pour faire rentrer sous l’obéissance de leur Archevêque des filles que l’on séduisait en exerçant sur elles le pouvoir le plus outré et le plus condamnable. Uniquement par respect pour la religion et par ménagement pour votre ordre, je n’ai jamais voulu, quoique ma patience ait été mise aux plus grandes épreuves, produire les motifs au grand jour. C’est un fait notoire chez tous les honnêtes gens de votre ordre que les visiteurs généraux, malgré toutes leurs instances, n’ont jamais pu parvenir à faire la visite dans le couvent de Sainte-Claire de Lyon qui, par les artifices de ceux qui le gouvernent, s’est toujours maintenu dans une exemption si singulière et plus suspecte ; enfin, lorsqu’ils ont su, à n’en pouvoir douter, que j’avais des preuves en main pour les couvrir de confusion et votre ordre dans leurs personnes, ils crurent en conséquence ne pouvoir rien faire de mieux, pour prévenir l’orage, que d’abdiquer toute juridiction sur ces filles.

« Dans cet état des choses, mon Révérend Père, quelle autre puissance que la mienne pouvait offrir à ces filles les secours spirituels que l’abandon où elles étaient leur rendait nécessaires ? Cependant mes offres ont été rejetées avec indignation, et j’ai eu la douceur de voir ces filles d’une si grande réputation de sainteté préférer l’observation d’un vœu mal entendu aux pratiques les plus essentielles du christianisme, se soucier peu d’entendre la messe, et passer sans remords, pour ainsi dire en triomphant, les plus saints temps de l’année, celui même de Pâques, sans approcher des sacrements. Je m’attendais du moins que j’aurais de la part du Chapitre général quelque consolation ; bien loin de là, je n’entends parler que d’anathèmes contre ceux qui seconderont mes désirs.

« Un père Gravois a l’audace de décider, dans une lettre que j’ai lue, que les absolutions qu’on avait reçues par d’autres que par des Récollets étaient nulles et illusoires, et que tous nos docteurs français et nos plus savantes Facultés qui décideraient le contraire étaient des ignorants ; ce n’est pas tout, quelques-uns de vos religieux, après avoir abusé de la crédulité de ces filles, au point de leur persuader qu’aucune puissance sur la terre, pas même celle du souverain Pontife, ne pouvait les obliger à s’adresser à d’autres qu’à des Récollets pour leurs besoins spirituels, craignant sans doute pour le succès de leur impudente lettre, ils ont eu l’effrayante témérité de faire jurer ces filles devant le Saint-Sacrement qu’elles y conformeraient leur conduite.

« Vous frémissez avec moi, mon Révérend Père, d’entendre de pareilles profanations. Le roi a interposé son autorité, et elle aurait été méprisée si l’on n’avait appréhendé la contrainte, dont on a même attendu les premiers appareils pour tâcher, s’il était possible, d’exciter des mouvements séditieux. Ces filles n’ont pas eu honte de marquer leur dépit et leur rage en voyant, au lieu de la révolte à laquelle elles s’attendaient, une parfaite indignation pour une désobéissance si opiniâtre à leur premier et légitime supérieur.

« Tout est dit, mon Révérend Père, il n’y a que la dispersion totale de la communauté qui puisse laver tant d’infamie : déjà l’abbesse et cinq de ses sœurs sont reléguées dans les couvents de leur ordre, celles qui persévèrent dans les mêmes sentiments subiront le même sort. Ce n’est que par une entière soumission qu’elles peuvent se sauver du précipice où leur aveuglement achève de les jeter. Je désire ardemment qu’elles l’évitent, non pour avoir sous ma juridiction une maison de plus, qui ne fera, si elle subsiste, qu’augmenter un poids déjà très grand, mais pour la paix de ma conscience, qui m’a obligé de me servir des moyens que Dieu met à ma disposition. La modération que j’ai gardée, mon Révérend Père, me fait espérer que vous serez frappé de tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire : je me flatte même d’avoir quelques droits à votre reconnaissance pour avoir ménagé votre ordre qu’une révélation juridique aurait déshonoré, si je n’étais pas déjà trop récompensé d’avoir servi la religion elle-même par mon silence, qu’il serait à souhaiter que dans des occasions semblables on ne l’eût jamais rompu.

« On ne peut vous honorer plus parfaitement, mon Révérend Père.

« Signé : le Cardinal de Tencin. »

Cette lettre nous apprend les causes du conflit, les audaces des religieux Récollets et la fermeté de l’autorité ecclésiastique. Il est inutile de rien ajouter.

Le monastère des Clarisses vécut jusqu’à la Révolution. Le carnet des vêtures, professions et sépultures, qui est aux archives, signale une profession le 3 février 1785, et la dernière sépulture date du 6 septembre 1789, c’est celle d’une sœur converse inhumée dans le caveau de l’église de Sainte-Claire. Quand la maison fut visitée, le 8 janvier 1791, par Chalier, Pressavin, Champagneux et autres officiers municipaux, les religieuses étaient au nombre de trente-cinq ; elles déclarèrent vouloir continuer la vie commune, sauf quatre qui désirèrent aller dans une autre maison.

Nous ne parlons pas dans ces courts récits de l’impiété révolutionnaire et des scènes sauvages qu’elle suscita dans ces jours néfastes. Toutefois il nous semble intéressant de consigner ici le témoignage important et indigné de Camille Jordan, sur certains faits dont il fut le témoin. J’emprunte ce récit au livre de M. le chanoine Durieux : Tableau historique du diocèse de Lyon pendant la persécution religieuse de la grande Révolution française :

Des hommes infimes, des êtres sans honneur se portaient devant les quelques églises encore ouvertes aux catholiques. On les voyait surtout aux abords des églises de Saint-Charles, de la Déserte, des Carmélites et des Clarisses. Ils étaient là debout, le regard sinistre, armés de cordes et de pierres, et prêts à maltraiter les fidèles qui venaient dans le saint lieu. Aussi lâches qu’impudents, ils s’acharnaient surtout contre les femmes, les accablaient d’insultes grossières, les menaçaient de les saisir, de les lier et de leur faire subir un supplice qui révolte la pudeur.

Les parvis des églises que nous venons de citer furent témoins de scènes violentes et brutales. Ces excès furent renouvelés pendant les dimanches et les fêtes prescrites par l’Église, jusqu’à la fin du carême de l’année 1792. Toutefois ils cessèrent en grande partie au commencement de la semaine sainte. Le jeudi, le vendredi et le samedi saints, les catholiques eurent la liberté de se rendre dans leurs églises. Mais ce calme cachait un complot.

En effet, le jour de Pâques, 8 avril 1792, une scène atroce se passa dans la rue des religieuses de Sainte-Claire ; le témoin qui en parle, Camille Jordan, ne put contenir son indignation :

Un énorme attentat, dit-il, vient d’être commis contre la loi et l’humanité ; on a violé indignement contre le culte catholique la liberté promise à tous les cultes. Des êtres sans caractère pour réprimer des crimes véritables, ont osé poursuivre des délits imaginaires. Ils ont infligé des peines qu’aucune loi civile n’ordonna jamais, que les lois de la nature réprouvent toujours. Déjà plusieurs semaines se sont écoulées depuis que ces atrocités se propagent, mais les solennités de Pâques ont éclairé de nouveaux excès ; nos yeux ont vu ces scènes de licence et de rage. J’ai vu, à la porte de nos temples, l’innocence insultée par le crime, la faiblesse maltraitée par la force, et la pudeur violée par la brutalité. J’ai vu des citoyens paisibles tout à coup assaillis par une horde de brigands, et le sexe le plus intéressant et le plus faible devenir l’objet d’une persécution féroce ; nos femmes et nos filles traînées dans la boue de nos rues, publiquement fouettées et horriblement outragées… J’ai vu l’une d’entre elles baignée de pleurs, les vêtements déchirés, le corps renversé, la tête dans la fange ; des hommes de sang la traînaient, ils froissaient de leurs mains impitoyables ses membres délicats, ils l’accablaient de mauvais traitements… L’infortunée ! j’apprends qu’elle expire à cette heure, et que son dernier soupir est une prière pour ses bourreaux !… Voilà ce que j’ai vu et j’ai vu plus encore…

Suivent des reproches sanglants aux magistrats de la cité. Qu’ont-ils fait ? Après des réquisitions réitérées, la force publique arrive enfin sur le théâtre du crime ; elle arrive à l’instant où le mal est consommé, elle contemple les victimes et ne punit pas les bourreaux. Ce n’est pas assez ; on voit une sentinelle diriger son arme contre des prêtres qui se retirent en gémissant ; la garde laisse échapper des brigands qui maltraitaient une femme et arrête l’homme généreux qui la venge. Des cavaliers voient immoler une victime presque aux pieds de leurs chevaux, et ils restent immobiles. Où donc était le premier magistrat de la cité pendant cette scène d’horreur ? On prétend qu’il se promenait sur les remparts voisins de Sainte-Claire, d’où il pouvait apercevoir l’horrible tableau ; que force lui fut enfin de se montrer pour sauver les apparences, qu’arrivant au milieu de cette meute de brigands, comme un chef au milieu de sa troupe dont il est satisfait, il se contenta de leur dire : « C’est assez, mes amis, c’est assez ! » Oui, il y avait assez de crimes et d’ignominies, assez de preuves d’alliance entre l’autorité et l’émeute pour rendre croyables ces dernières paroles : « C’est ainsi que la force publique était devenue une trahison publique. »

Des scènes semblables eurent lieu vers l’église des Pénitentes, aujourd’hui Saint-François, vers les églises des Collinettes, de la Déserte, de la Propagation, des Ursulines de Saint-Just et de la rue Vieille-Monnaie, de l’Antiquaille, du Bon-Basteur, du Verbe-Incarné, des missionnaires de Saint-Joseph, des capucins du Petit-Forez ; nous n’y reviendrons pas. Partout l’autorité fut inactive, partout les bourreaux restèrent impunis.

Les rigueurs de la municipalité retombèrent sur les victimes. La tranquillité publique avait été troublée par les jacobins, ne fallait-il pas que les catholiques en fussent responsables ? Ne fallait-il pas que leur culte, autorisé par la loi non moins assurément que celui des protestants et des israélites, subît toute la rigueur que l’on réserverait à un culte proscrit. C’était aux abords des églises catholiques que des scènes scandaleuses et horribles s’étaient passées ; les auteurs de pareilles scènes étaient des jacobins, ils avaient foulé aux pieds le droit et la loi ; le droit et la loi méconnus demandaient une répression. Il y en eut une en effet ; il fut décidé que les églises ou chapelles, encore ouvertes aux catholiques, seraient désormais fermées.

Ces scènes de boue et de sang se sont répétées en maints autres endroits de Lyon. Si nous les avons ici plus longuement décrites, c’est pour n’avoir pas à y revenir et à nous répéter.

Pendant les mauvais jours, les Clarisses eurent à subir des arrestations, des comparutions devant les tribunaux révolutionnaires, des emprisonnements. Nous avons une lettre datée de 2 mars 1818, écrite par la sœur Marie de Saint-Gabriel Cleire, alors abbesse des religieuses de Sainte-Claire de Lyon. Elle est adressée à l’abbé Caille à qui cette religieuse communique l’interrogatoire qu’elle subit devant la commission temporaire.

Elle comparaît accompagnée de deux soldats le sabre nu à la main :

Qui es-tu ? — Je suis religieuse de Sainte-Claire.

As-tu fait le serment ? — Non.

Le feras-tu ? — Non.

Pourquoi ? — Parce qu’il est contraire à mes vœux.

Te regardes-tu toujours comme religieuse ? — Oui, parce que j’ai fait mes vœux pour ma vie.

Qu’as-tu fait pendant le siège ? — Étant morte au monde, je ne me mêlais pas de ce qui s’y passait.

Qui est-ce qui te nourrissait ? — Je travaillais pour vivre, laissant ma pension à la nation.

As-tu regardé le roi comme un gueux, un scélérat et un despote ? — Non, je l’ai regardé comme mon roi et mon prince.

As-tu un crucifix ? — Non.

Qu’en as-tu fait ? — Je l’ai laissé dans ma chambre.

Donne-moi ton crucifié, ton fouetté.

À cela je leur répondis : Non, je n’en ai point, et si j’en avais un, crois-tu que je te le donnerais ? Non, parce que j’appartiens à Jésus crucifié et je m’en fais gloire. — Ils me firent la lecture de leurs demandes et de mes réponses en me disant : Veux-tu signer ? — Je répondis oui, et m’efforçai de signer avec un air de joie, en riant, et ils se dirent : Qu’elle est courageuse ! — Nos interrogations ont été toutes à peu près les mêmes.

Quand la Révolution eut chassé les religieuses de leurs maisons, on fit de la maison des Clarisses un dépôt d’artillerie, et lorsque, en 1804, le ministère de la guerre abandonna les bâtiments et dépendances de l’arsenal à la ville de Lyon, les effets de l’artillerie placés à l’arsenal furent transportés dans le ci-devant claustral des religieuses de Sainte-Claire.

Les Clarisses sont revenues à Lyon en 1806 et s’établirent dans la rue Sala, où elles sont encore. La règle a toujours la même austérité : le grand office romain est de stricte obligation, ainsi que l’assistance au chœur tant de nuit que de jour ; la nourriture est toujours quadragésimale, le jeûne est de toutes les saisons ; la couche n’est qu’une simple paillasse et un oreiller.

Pour le costume, c’est un vêtement en forme de sac en drap de couleur gris cendré, très épais et très grossier, et en dessous, une tunique de laine. La tête est couverte d’un couvre-chef qui descend jusque sur leurs épaules, et par-dessus elles portent le voile religieux. Les pieds sont nus avec de grossières sandales ; le vêtement est serré autour du corps par une corde à plusieurs nœuds. Elles ont en outre un manteau de même drap et couleur que leur saint habit, qu’elles portent à la sainte communion et aux principales cérémonies.

Quand on pense que ce sont de saintes filles qui embrassent cette vie toute faite de privations et qu’elles passent leurs jours et leurs nuits à prier pour ceux qui ne prient pas, on comprend mieux que le bras du Seigneur, levé pour châtier, ne s’abaisse pas encore ; elles sont le bouclier qui nous protège.

SOURCES :

Le P. Hélyot: Dictionnaire des ordres monastiques.

L’abbé Maillarguet : Miroir des ordres religieux.

Mazade d’Aveize : Promenades à travers Lyon.

Catalogue Coste : Lettre du cardinal de Tencin.

Archives municipales, peu de chose.

Abbé Durieux : Tableau historique du diocèse de Lyon pendant la persécution religieuse de la grande Révolution française.

Archives du Rhône, IX, p. 161, et X, p. 395.