Les anciens couvents de Lyon/06.3. Les Chazottes

Emmanuel Vitte (p. 128-138).

LES CHAZOTTES
(ABBAYE DE CHAZEAUX)



DANS la partie sud-ouest du département de la Loire et près de Firminy, semblent dormir, dans un frais vallon, quelques modestes maisonnettes, à travers lesquelles se profilent les grandes lignes d’un vaste monument. C’est l’humble bourgade de Chazeaux ; c’est là que haute et noble dame Luce de Beaudiner, — de bello prandio, disent les actes — veuve du puissant seigneur Guillaume de Poitiers, baron de Cornillon, fonda, en 1322, un monastère pour la satisfaction de sa piété personnelle et pour le soulagement spirituel de l’âme de son cher défunt. Elle fixa son choix sur les religieuses Clarisses, qui, à cette époque, étaient en pleine faveur et se propageaient rapidement en France. Isabelle de France, sœur de saint Louis, avait fondé pour elles le monastère de Longchamp, et nous avons déjà vu, dans la notice précédente, que Blanche de Chalon, dame de Belleville, avait parmi nous fait une semblable fondation. Les religieuses Clarisses vinrent donc s’établir à Chazeaux, et elles étaient soumises au gardien des frères Mineurs de Montbrison. Nous ne savons pas de quel monastère émigra cette première colonie. La bulle de fondation, qui nous a été conservée dans l’histoire ecclésiastique du diocèse de Lyon par Lamure, est du pape Jean XXII, alors à Avignon ; elle est suivie de l’approbation de Pierre de Savoie, archevêque de Lyon. Cette maison fut placée sous le vocable de Notre-Dame de Chazeaux ; la Gallia Christiana l’appelle : Parthenon Beatæ Mariæ de Casalibus.

On a écrit que Luce de Beaudiner avait été religieuse du monastère qu’elle avait fondé, qu’elle en avait même été la première abbesse. Il n’en est rien cependant. Certaines pièces d’un procès intenté par le prieur de Firminy aux Clarisses de Chazeaux ne nous permettent pas d’avoir le moindre doute à cet égard. La première abbesse fut Marguerite Rigaud, et Luce de Beaudiner, comme toutes les fondatrices, se réserva des appartements dans le monastère, pour partager avec les religieuses leur vie de prière et de pénitence.

Pendant près de deux siècles, la communauté franciscaine fut fidèle à ses devoirs religieux ; mais le relâchement s’introduisit alors dans le couvent : la clôture fut violée et la règle mise de côté. Il y eut plusieurs tentatives de réforme qui, un instant, réussirent, mais qui n’eurent pas de durée. Mais, en 1507, Bénigne Mitte de Chevrières, alors prieure du monastère bénédictin de Sainte-Marie de Coise, en Argentière, au pays de Forez, fut appelée, par la résignation de sa tante maternelle, à diriger l’abbaye de Chazeaux.

Cette nouvelle abbesse, d’une piété saine et solide, élevée dans les grandes et fortes traditions de saint Benoît, avait conservé au cœur son filial amour pour la famille religieuse d’où elle sortait. Elle avait revêtu l’habit des Clarisses, mais d’esprit et de cœur elle était restée Bénédictine. Elle se persuada qu’elle combattrait le relâchement de ses nouvelles enfants, en substituant à leur règle celle du prieuré de l’Argentière. Ce changement se fit sans grande opposition, et l’abbaye franciscaine devint un modeste prieuré de Bénédictines. Dès lors la communauté n’eut plus le droit de se donner des supérieures ; elle les reçut de la maison royale de Saint-Pierre-les-Nonnains, sous la dépendance immédiate de laquelle elle était placée.

Ce changement eut pendant quelque temps un heureux effet, mais les habitudes de frivolité et de dissipation ne tardèrent pas à reprendre le dessus. Une telle persistance dans la tiédeur allait attirer un châtiment de Dieu.

Après la bataille de Moncontour (1569), qui avait mis les huguenots à deux doigts de leur perte, les partisans se répandirent un peu partout. Sept ans auparavant, le baron des Adrets avait attaqué la ville de Feurs, puis celle de Montbrison, dont le siège et la prise sont demeurés célèbres, mais il ne paraît pas qu’à ce moment-là l’abbaye de Chazeaux ait été inquiétée. Mais, en 1569, Colombière, envoyé par Coligny, surprenait la ville de Saint-Étienne et s’y livrait aux plus horribles massacres ; la ville fut pillée, et l’abbaye de Valbenoîte saccagée et détruite. Le monastère de Chazeaux reçut aussi la visite de ces bandes sanguinaires et fut mis à sac ; les chapelains furent pendus, les religieuses insultées et dispersées, le monastère ne fut plus qu’une grande ruine : Cœnobium Casalium patuit ruinæe magnæ, dit un vieux manuscrit. Mais cette dévastationeut une fin, et Antoinette de Rochebaron, prieure de Chazeaux, rallia après l’orage les brebis dispersées, et reprit les exercices de la vie religieuse, dans les ruines du monastère à peine réparées.

Ce désastre avait amené, non pas la pauvreté, mais la misère la plus profonde. Il avait fallu engager les revenus de plusieurs années, afin de pourvoir d’urgence aux réparations indispensables, et reconstituer le mobilier de la chapelle et des appartements conventuels. Les charges du monastère étaient si lourdes que, pendant de longues années, il n’eut pas à sa disposition la moindre somme disponible. En voici une preuve intéressante (1587) : Henri III avait reçu de Sixte-Quint l’autorisation de lever un impôt extraordinaire sur le temporel du clergé de France. Le chiffre total de cette aliénation montait à cinquante mille écus d’or. La part du clergé de Lyon s’élevait à quarante-huit mille livres, et dans cette répartition l’abbaye de Chazeaux devait fournir cent soixante francs. Cette modeste somme, l’abbaye ne l’avait pas, et pour se la procurer, elle fut obligée de vendre quelques cens et servis sur certains fonds de leur terrier, situés au village de la Mette.

Cette gêne pénible, au. lieu de développer la vertu des religieuses, les fit murmurer, et le laisser-aller, un instant banni par une ferveur sincère, apparut de nouveau. Mais une femme prédestinée allait le combattre, c’était Gilberte-Françoise d’Amanzé de Chauffailles, qui, simple religieuse en l’abbaye de Saint-Pierre de Lyon, venait d’être nommée prieure de Chazeaux, en 1618.

Cette femme intelligente comprit qu’il était indispensable d’éloigner sa communauté des lieux où de déplorables traditions paralyseraient ses efforts, et de la transférer sous le regard même des supérieurs, pour qu’il lui fût permis, grâce à leur autorité immédiate, de maintenir la discipline dans toute sa rigueur. Elle fixa son choix sur Lyon, et se mit aussitôt à poursuivre les autorisations nécessaires : celles du Souverain Pontife et de l’archevêque de Lyon furent assez faciles à obtenir. Le seigneur de Cornillon, duc de Ventadour, en sa qualité de fondateur, essaya d’opposer quelque résistance, mais l’intervention de Mgr de Marquemont, ainsi que les injonctions souveraines de Louis XIII, firent disparaître toute difficulté. Enfin, le Consulat, en 1622, donna son autorisation « à la condition que les religieuses de la communauté de Chazeaux s’engageront à ne pas mendier et à vivre uniquement de leurs revenus. »

En conséquence, l’année suivante (1623), le monastère de Chazeaux fut transféré à Lyon, et la nouvelle abbesse — car le prieuré devint abbaye — acheta pour ce nouvel établissement, au prix de dix mille livres, une ancienne maison qui existe encore à l’angle méridional de la montée des Chazeaux et de la montée SaintBarthélémy, en face du passage du Rosaire.

Cette maison étant une maison historique, il n’est pas inutile d’en dire un mot. Elle avait appartenu à messire de Mandelot, gouverneur de Lyon. Au-dessus de la porte d’entrée, on voit encore les armoiries de Mandelot et celles de sa femme Éléonore de Robertet.

Mandelot tient dans notre histoire une place considérable. Il n’a pas eu d’historien, aussi les jugements les plus divers ont-ils été portés sur son compte. Les uns le louent de sa fermeté, les autres le blâment de n’en avoir pas eu assez, et l’accusent d’avoir laissé accomplir à Lyon une Saint-Barthélémy sauvage. Quoi qu’il en soit, Mandelot, gouverneur de Lyon, à l’époque la plus difficile de notre histoire locale, ne s’en tira pas sans honneur.

François de Mandelot, seigneur de Passy, de Lerne et de Viraux, vicomte de Chalon, chevalier désordres du roi, gouverneur et lieutenant général du Lyonnais, Forez et Beaujolais, naquit à Paris le 20 octobre 1529. Son enfance et sa jeunesse se passèrent avec Jacques de Savoie, duc de Nemours, dont il fut page et écuyer. À cette époque déjà il guerroyait beaucoup autour de notre ville, qui était sous la domination du baron des Adrets. En 1571, il devint gouverneur de Lyon, et dès lors joua un rôle considérable dans les guerres de religion qui désolèrent notre ville.

L’abominable boucherie qu’on appela les Vêpres lyonnaises est une sombre et trop longue histoire à laquelle je ne veux pas m’arrêter. La conduite du gouverneur, disent les uns, fut dissimulée ; elle fut, selon les autres, très correcte. Pour nous, Mandelot était d’un caractère modéré, et les exécutions sanglantes, qui eurent lieu alors, répugnaient à sa nature ; le mal, en grande partie du moins, se fit malgré lui et sans lui.

Lyon fut aussi désolé par la famine et par la peste. Mandelot se distingua par son dévouement dans ces circonstances malheureuses. Et pour revenir à la maison de Mandelot, la maison de Bellegrève, comme on l’appelait, disons que c’était une résidence charmante, construite, vers le milieu du siècle précédent par l’italien Paulin Benedicti, et ornée de peintures, de jardins et de fontaines. Henri III, passant à Lyon, en 1584, y habita et donna un bal aux dames de la cité.

C’est dans cette maison que s’installèrent, trente-cinq ans après la mort du gouverneur de Lyon, les religieuses Bénédictines de Chazeaux ; c’était le 8 avril 1623. Cette installation se fit solennellement par révérend messire Nicolas Ménard, vicaire général, docteur en droit, sacristain et chanoine de l’église collégiale de Saint-Nizier. Mme la vicomtesse de Châteauclos était allée en carrosse prendre, à l’abbaye royale de Saint-Pierre, l’abbesse Gilberte d’Amanzé de Chauffailles et les religieuses de sa communauté. Après les formalités de la réception et les cérémonies religieuses qui les accompagnent, le P. Lejeune, qui prêchait cette année-là le carême en l’église de Sainte-Croix, adressa aux religieuses une allocution, dont le procès-verbal d’installation nous a gardé l’analyse, et où nous retrouvons le P. Lejeune avec toutes ses qualités et tous ses défauts.

Ce serait une erreur de croire que le titre d’abbaye royale remonte à cette année 1623. C’est cependant ce que disent à peu près toutes les notices. Pour qu’une abbaye ou un prieuré fût anobli de ce titre, il ne suffisait pas que le roi nommât l’abbesse ou la prieure. À ce compte-là, toutes les abbayes et tous les prieurés de France eussent eu cette qualification royale, puisque le Concordat de 1516, intervenu entre Léon X et François Ier, donnait malheureusement au roi de France le droit de nomination à toutes les abbayes et à tous les prieurés. Je dis malheureusement, car c’est de cette porte entr’ouverte que sortit un des grands fléaux de la vie religieuse, la Commende, dont nous avons déjà parlé.

La nomination de l’abbesse par le roi ne suffisait donc pas pour conférer le titre d’abbaye royale. Cette appellation s’appliquait, et d’une manière exclusive, aux établissements monastiques dont le roi, à un titre ou à un autre, était regardé comme le fondateur. Or, c’était la descendance de Luce de Beaudiner qui possédait ce titre. Le Recueil des Arrêts, d’Henrys, va nous apprendre comment elle le perdit.

Luce de Beaudiner, dans l’acte de fondation, avait donné aux religieuses de Chazeaux le droit de prendre, dans sa forêt de Lambrossier, tout le bois de chauffage qui leur était nécessaire : « Item, disait l’acte, conjointement avec les choses ci-dessus désignées, ladite dame fondatrice a donné auxdites religieuses, à titre de dot et fondation dudit monastère, le droit de prendre dans sa forêt de Lambrossier le bois de chauffage nécessaire ou utile auxdites religieuses et à leurs domestiques. » Ce droit, contesté dans la suite, avait été maintenu par décision juridique. Mais après le transfert du monastère, il devint l’occasion d’un véritable conflit.

Les religieuses prétendaient que, ne prenant plus leur chauffage dans les bois et forêts de Lambrossier, le seigneur de Cornillon devait leur en bailler quelque récompense. Elles demandaient en conséquence une compensation de six cents livres par an, sans compter les arrérages. Voici de quels raisonnements elles appuyaient leurs prétentions :

Elles disaient qu’il n’était pas raisonnable que le seigneur de Cornillon, leur fondateur, profitât de leur translation en la ville de Lyon ; qu’il n’était pas juste qu’il en voulût tirer avantage et retrancher les droits de la fondation ; que, s’il ne pouvait pas diminuer les autres droits ; il ne pouvait pas non plus ôter le chauffage ; que, comme il faisait partie de la fondation et de ce qui avait été accordé par icelle, il était aussi bien dû que le reste ; que les dames ne pouvant plus prendre leur chauffage in specie, en nature, il fallait qu’il leur fût baillé per æquipollens, par équivalent ; qu’en transférant leur monastère, elles auraient fait leur condition moindre, contre l’intention des dames et du fondateur.

Le seigneur de Cornillon disait au contraire qu’il ne fallait pas confondre les autres droits avec le droit de chauffage ; que les autres droits étaient certains et acquis, mais que celui-ci n’était qu’un simple usage ; qu’il était personnel et non réel ; que comme un particulier qui aurait semblable droit, venant à s’absenter et quitter le bien, ne pourrait pas le remettre, il en fallait dire autant des dames ; qu’il n’avait pu se faire préjudice et s’obliger à une redevance certaine et fâcheuse, au lieu de bois superflu ou peu nécessaire que prenaient les dames ; que l’usagier uti potest, frui non potest, qu’il peut faire habiter la maison à d’autres, pourvu que ce soit avec lui, mais que s’il quitte la maison, il perd son droit (Henrys, tome Ier, 813-814).

Ainsi était posée la question, et le point de droit qu’elle soulevait n’était pas si clair qu’il ralliât tous les esprits dans une opinion commune. L’affaire fut soumise aux tribunaux.

Après mûre délibération, le 17 décembre 1629, le bailli du Forez prononça une sentence, en vertu de laquelle les religieuses de Chazeaux furent déboutées de leur demande et des indemnités qu’elles réclamaient, et le seigneur de Cornillon, dépouillé de son titre de fondateur et déclaré déchu des droits y annexés ; lesquels droits furent, sans aucune réserve, transférés au roi.

En conséquence de cette décision, qui fut plus tard confirmée par le Parlement de Paris, le monastère de Chazeaux prit le titre d’abbaye royale de Notre-Dame de Chazeaux, et le peuple, qui aime les abréviations, appela les religieuses les Chazottes.

Les trente-années qui suivent la translation du monastère furent des années de ferveur exemplaire, et lorsqu’en 1650 mourut l’abbesse Gilberte d’Amanzé de Chauffailles, elle pouvait se réjouir dans le Seigneur d’avoir fait de sa communauté une des plus régulières et des plus florissantes.

Mme Antoinette de Varennes de Nagu, prieure et maîtresse des novices en l’abbaye de Sainte-Ménéhould en Champagne, lui succéda. C’est sous son pontificat que se produisit une de ces crises comme en subissent quelquefois les communautés, et qui sont capables de les faire périr.

Les rigueurs de l’étroite observance, aggravées encore par des privations de tout genre, conséquences inévitables d’une excessive pauvreté, causaient depuis quelque temps une mortalité considérable dans le monastère. D’autre part, les jeunes filles, effrayées sans doute des austérités de la règle, ne se présentaient pas pour combler les vides opérés par la mort. La communauté était fort réduite et, ce qui était pire, elle était stationnaire. Or, en communauté, ne pas avancer, c’est reculer, c’est décroître, c’est périr.

Dans ces conjonctures difficiles, des conseillers prudents et éclairés pensèrent qu’il serait bon de revenir au régime moins rigoureux de l’observance mitigée de saint Benoît, suivie précédemment dans la communauté. La pieuse abbesse, qui ne respirait qu’immolation et sacrifice, considéra cette résolution comme une défaillance et une lâcheté, et longtemps elle s’y opposa avec toute son énergie ; de là des conflits qui n’étaient guère favorables à la paix du cloître. Elle céda néanmoins, après s’être entourée de tous les conseils les plus sages, et consentit à ce que l’affaire fût déférée à Mgr Camille de Neuville, archevêque de Lyon, lequel, après examen, rétablit (1660) les anciens usages de la mitigation, et dispensa les religieuses des austérités de la règle, à l’exception de l’abstinence du mercredi et du jeûne du vendredi. Plus tard on y ajouta le jeûne et l’abstinence pendant le temps de l’Avent. Cette réforme ne diminua en rien la ferveur des religieuses, et, bientôt, de nombreuses postulantes s’étant présentées, le monastère reprit peu à peu son niveau normal et put considérer l’avenir avec plus de sécurité. Le rapport de l’intendant Dugué, en 1668, dit que l’abbaye royale de Notre-Dame de Chazeaux, en Belle-Grève, était composée de vingt-cinq religieuses, deux novices et six sœurs converses.

Mais ce même rapport nous apprend en même temps que les revenus temporels de l’abbaye n’étaient que de 3.138 livres, tandis que la somme des charges et dépenses annuelles s’élevait au chiffre de 7.822 livres. C’était donc un déficit annuel de 4.684 livres, que l’administration conventuelle avait la tâche incessante de combler comme elle pouvait. On voit par là que longtemps l’abbaye de Chazeaux fut excessivement pauvre ; mais, vers 1680, cette gêne disparut, et la libéralité des fidèles apporta au monastère un peu d’aisance. Elle posséda, outre la terre et le domaine de Chazeaux en Forez, le domaine de la Pallud, sur la paroisse de Quincié en Beaujolais, un immeuble à Lyon, situé dans la rue Henri, plus des rentes constituées par la générosité du clergé de Lyon, des trésoriers de France, des officiers de l’Élection et de quelques particuliers. C’est une ère de prospérité qui se lève sur la royale abbaye.

Dès lors on songea à agrandir le monastère. Au commencement du dix-huitième siècle, on éleva un bâtiment neuf, qu’on voit encore aujourd’hui dans la partie méridionale de l’établissement de Chazeaux. Ce bâtiment avait de l’apparence et de la commodité, mais il demeura imparfait, parce qu’il ne fut pas continué ainsi qu’on en avait la pensée. La chapelle, dit Guillon, est petite ; le rétable de l’autel est un ouvrage en bas-reliefs, de Clément Jayet, l’auteur de la statue d’Uranie, qui était au sommet de la colonne des Cordeliers, et qui n’a disparu qu’à l’époque des grands travaux de la rue Impériale et du palais de la Bourse.

C’est à peu près aussi vers cette époque (1708) que la communauté fit l’acquisition de la maison de Bel-Air, située de l’autre côté du chemin et en face du monastère. Cette maison, résidence agréable, avait été léguée, en 1695, au Grand-Hôpital. Mais elle fut négligée et tomba dans un tel état de délabrement que les administrateurs de l’hôpital furent heureux de s’en défaire. Cette acquisition, faite à un prix relativement modique, — sept mille livres — donna un nouvel accroissement au couvent. En plusieurs pièces écrites, on laisse entendre que les religieuses de Chazeaux recevaient des pensionnaires ; peut-être les mit-on dans cette maison, quand elle fut réparée.

Une de nos constantes préoccupations dans notre travail a été de rechercher les traces que le jansénisme avait laissées dans les maisons religieuses de Lyon. Or, nous trouvons que, le 17 novembre 1696, Mme de Rostaing, nouvelle abbesse, fit sa profession de foi et signa le formulaire d’Alexandre VII, au sujet des cinq propositions de Jansénius, en jurant de garder ladite profession de foi et ledit formulaire jusqu’au dernier soupir de sa vie. Cette signature n’était pas une précaution exceptionnelle prise contre, le monastère de Chazeaux, c’était une mesure générale prise contre cette insidieuse erreur. L’empressement de l’abbesse à donner sa signature et le serment spontané qui l’accompagne nous indiquent assez que le monastère de Chazeaux n’était pas suspect.

Je ne cite que pour mémoire un procès survenu entre les religieuses et le supérieur du grand-séminaire de Saint-Irénée, à propos de certaines dîmes refusées par les fermiers de ces Dames ; un mémoire de 1710, où sont consignées les recettes et les dépenses de l’abbaye, ainsi que le nombre des religieuses, elles sont cinquante et une à ce moment-là ; l’intervention de Louis XIV, forçant le mauvais vouloir de certains débiteurs de l’abbaye. Mais il ne faut pas oublier de signaler un livre devenu excessivement rare ; nous en connaissons un exemplaire à la bibliothèque du grand-séminaire. Il fut imprimé par les soins de l’abbesse, Mme de Vertrieu, la personne la plus éminente peut-être qui se soit assise sur le siège abbatial de Chazeaux. Il est intitulé : « Recueil des règles et usages qu’on observe dans l’abbaye de Chazeaux. » Il traite de toute la vie intime de l’abbaye ; je ne puis le citer tout entier, mais j’en extrais ces quelques lignes qui ont rapport au costume :

« L’habillement doit être noir, simple et religieux ; la robe sans pli et longue d’un quart par derrière ; les manches plates, d’un quart en largeur et d’une longueur à cacher les mains ; le scapulaire également d’un quart en largeur, et attaché assez haut pour ne point marquer la taille. Il est d’usage de porter un chapelet à la ceinture. Les voiles seront noirs et d’une étamine de laine ; celui de dessous d’une étamine épaisse, le second, d’une plus légère ; il y aura un bandeau sur le front en étamine d’une batiste serrée et épaisse, une guimpe sans plis, des sous-guimpes qui doivent doubler les guimpes. »

Enfin arriva la Révolution, qui devait emporter l’abbaye royale de Chazeaux. Le 3 mai 1789 commencèrent les vexations. Simon Palerne de Savy, maire de Lyon, accompagné de Jean-Baptiste Dupont (neveu), Louis Fétisseur (l’aîné), Luc Candy, Claude Chermetton et Louis Berthelet, officiers municipaux, et de Jean-François Dupui, procureur de la commune, se présenta au monastère, et, au nom de la loi, vint rendre la liberté aux victimes des cloîtres. Pas une seule religieuse ne profita de cette hypocrite déclaration. Les visites se renouvelèrent, les exposés de situation furent exigés, les contrôles des comptes et les inspections se multiplièrent, toutes les tracasseries légales furent mises en usage, et les religieuses restaient dans leur abbaye. Le 7 janvier 1791, le fameux Pressavin, alors officier municipal de Lyon, et qui devait plus tard voter la mort de Louis XVI, vint au monastère pour faire faire, en vertu du décret de l’Assemblée constituante, en date du 14 octobre 1790, de nouvelles élections. L’abbesse, Mme de Savaron, dont nous avons déjà prononcé le nom en parlant des Augustins réformés de la Croix-Rousse, fut réélue pour deux ans, ainsi que Mme Dauphin, économe, et la paix fut encore une fois conservée ; mais après les journées de septembre 1792, les religieuses furent définitivement chassées et le monastère fut supprimé.

Ce monastère, depuis la Révolution, a eu des destinations diverses : il fut d’abord hôpital militaire, plus tard il devint le dépôt de mendicité, et depuis le transfert de ce dépôt à Albigny, près de Lyon, le local est occupé par les malades de l’Antiquaille.

SOURCES :

Les noms d’auteurs sont cités dans cette notice.

Archives de Lyon et de Saint-Étienne. — Fonds de Chazeaux.

Le royal Monastère de Chazeaux, par l’abbé Javelle, curé de Chazeaux. Saint-Étienne, Chevalier, 1870. Très consciencieux travail.

Revue du Lyonnais, tome XXIV.

Almanachs de Lyon.