Les anciens couvents de Lyon/01. Ainay

Emmanuel Vitte (p. 11-43).

L’ABBAYE D’AINAY



AINAY ! Ce nom seul évoque tout un passé riche de souvenirs. Il fait remonter notre pensée jusqu’aux temps de la domination romaine. Que de vicissitudes a vues ce petit coin de terre ! C’est ici, comme le dit fort bien M. Fleury La Serve, que les premiers trafiquants et les peuples gaulois conférèrent à Lyon la suprématie des Gaules ; c’est ici que s’éleva cette école des littératures grecque et moderne, source de civilisation et de gloire pour la France ; c’est ici que le paganisme jeta son dernier et plus vif éclat ; c’est ici, enfin, que L’Église du Christ implanta et fit germer ses premiers fruits sous une pluie de sang.

Ainay est un des endroits de Lyon qui ont le plus occupé nos érudits, et, chose étrange, on est arrivé à tout mettre en question. Nous ne faisons pas ici œuvre de polémique, mais nous ne voulons pas non plus paraître trop étranger aux travaux et aux recherches des savants contemporains ; c’est pourquoi nous allons commencer par déblayer le terrain en exposant rapidement les différentes opinions qui ont été émises sur ces lointaines origines.

Ce nom d’Ainay d’abord, d’où vient-il ? Dans cette question étymologique règne la plus complète anarchie : le latin, le grec, le celtique y ont passé et ne sont pas parvenus à s’entendre.

Le nom latin d’Ainay ne varie pas, c’est Athanacus, insula quæ Athanacus dicitur, est-il dit dans le cartulaire d’Ainay. Guillon fait remonter cette appellation très haut :. « Les Phocéens, dit-il, six cents ans avant Jésus-Christ, fondent Marseille, et chassent une colonie de Grecs, qui remonta le Rhône jusqu’au lieu où la Saône vient s’unir à lui, et forma un établissement sur la montagne. Au confluent, ils établirent une école de sagesse, que, par attachement pour leur patrie, ils appelèrent Athènes, nom qu’on reconnaît dans celui d’Athanacum ou Athenatum, que ce lieu porte encore aujourd’hui. Ainay est le mot francisé. » — Nous verrons plus loin qu’ici fut élevé un temple à Auguste par soixante nations des Gaules. Caïus Caligula y établit plus tard les jeux mêlés, miscellos, ainsi que des concours d’éloquence dans les langues grecque et latine. On a cru généralement que cette académie fut mise sous l’invocation de Minerve, en grec Ἄθηνῆ, et en dialecte dorien Ἄθανᾶ. Ce nom, suivi de la terminaison gauloise ac, acum, aurait donné au quartier sa dénomination d’Athanacum, qui est devenue Ainay. — Artaud, un des plus savants antiquaires de Lyon, fait venir Athanacum de άθάνατος, immortel, par allusion aux premiers martyrs de la première persécution lyonnaise. — D’autres prétendent qu’il vient de ces deux mots grecs έἰς et νεως ou νάος, vers le temple, soit qu’on voulût désigner les martyrs chrétiens, soit qu’on voulût parler du temple d’Auguste. Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que cette interprétation, si elle est ingénieuse pour Ainay, ne s’accorde plus avec Athanacus. — D’autres encore soutiennent qu’il vient de έσνεῶ, je nage dans, à cause de la situation topographique de l’abbaye, baignée par les eaux du Rhône et de la Saône. Même observation que ci-dessus. — M. Péan lui attribue une origine celtique : « La rivière d’Ain, dit-il, et l’abbaye d’Ainay ont la même racine. Athan se dit des cours d’eau et des localités baignées par les eaux. D’Athan à Athanacus, d’Athanacus à Ainay, la dérivation est régulière. — Pour terminer, voici une étymologie qui me semble la plus étrange de toutes. L’almanach de 1755, parlant de l’abbaye d’Ainay, l’appelle la célèbre abbaye des Deux-Rivières, en latin Amnis et Amnis, et par abréviation gauloise ais-n-ais, et dans la suite Aisnay, Ainay.

On voit par cet ensemble qu’il n’est pas facile de faire de la lumière pour éclairer ces ténèbres étymologiques. Arrêtons-nous, dans ces sept interprétations différentes, à celle qui nous paraît la plus probable, Ἄθηνῆ et Ἄθανᾶ, Minerve, à cause des jeux qui furent institués à cet endroit.

Résulte-t-il de ce qui précède qu’Ainay, soit l’abbaye soit le temple d’Auguste, ait été situé dans une île ? C’est une autre difficulté. Insula, quæ Athanacus dicitur, tel est le texte. Que veut dire ce mot insula ? M. Martin-Daussigny, qui a bouleversé, sans preuves solides, les vieilles traditions, dit que, des Terreaux à Perrache, il y avait quatre îles et cinq confluents ; donc insula a son sens propre, il signifie île, terrain entouré d’eau. M. Steyert, dont l’opinion a pour moi une très grande valeur, soutient qu’Ainay était une île. Peu à peu, l’île se réunit à la ville elle-même par l’ensablement des bords du Rhône, qui la séparait de la terre ferme. Mais M. de Boissieu, dont l’autorité est grande, a montré que le mot insula ne signifie pas toujours une terre entourée d’eau. Nous disons en français un îlot de maisons ; le mot insula a ce même sens en latin ; il veut dire aussi quartier d’une ville, et, dans la langue du moyen âge, il veut dire lieu isolé, hors de l’enceinte des villes, et, par extension, temple, basilique, monastère. Cette acception est attestée par la plupart des lexiques. Du reste, le cartulaire d’Ainay dit fréquemment, en parlant de l’abbaye : inter duos fluvios, inter amnem Rhodanum et Ararim, entre les deux fleuves, entre le Rhône et la Saône. Concluons, sans faire de polémique, que l’abbaye d’Ainay n’était pas dans une île proprement dite, mais qu’elle était située au confluent.

Autre difficulté : là on avait élevé, du moins l’a-t-on cru longtemps, un autel à Auguste et un amphithéâtre. Mais M. Martin Daussigny les a mis au jardin des Plantes, M. Bernard à Saint-Pierre, et le baron Raverat dans la rue Tramassac. Aujourd’hui affirmer qu’ils étaient à Ainay fait sourire, nous ne l’ignorons pas. Nous avons cependant le courage d’avouer que ces écrits ne nous ont pas convaincu, et que nous estimons être dans la vérité des choses et dans la vérité des traditions, en suivant M. de Boissieu qui

autel d’auguste

laisse à Ainay l’autel d’Auguste et l’amphithéâtre. Ici, nous ne voulons pas faire de controverse, mais qu’on lise les différents ouvrages de ces auteurs, et qu’on se fasse une opinion ; elle ne différera peut-être pas de la nôtre. Le seul argument que nous voulons donner est celui-ci ; il est très puissant, et les auteurs laïques n’en soupçonnent pas l’importance : où il n’existe aucune trace de culte, il est inutile de chercher les traces d’un martyre. Or, là où MM. Martin-Daussigny, Bernard, Raverat placent l’amphithéâtre, il n’y a pas trace de culte rendu aux martyrs, donc ce n’est pas là. Donc l’amphithéâtre, où nos pères versèrent leur sang en témoignage de leur foi, fut à Ainay, et, comme nous le verrons, la piété chrétienne s’y manifesta aussitôt après la première persécution lyonnaise (177). La fête des Merveilles, dont nous parlerons plus loin, est une autre preuve.

Le monument élevé à Auguste fut-il un temple ou un autel ? Strabon, le grand géographe de l’antiquité, appelle indistinctement cet édifice un temple ou autel magnifique, digne d’être considéré. La numismatique d’abord, la gravure ensuite, ont vulgarisé le temple d’Auguste. Aux deux côtés de l’autel s’élevaient deux colonnes de granit, surmontées de deux Victoires colossales. Les deux colonnes, plus tard, furent coupées par le, milieu pour en faire quatre, et ces quatre colonnes soutiennent aujourd’hui le chœur de l’église d’Ainay. — On considère comme à peu près certain que l’autel s’élevait au milieu d’une enceinte très vaste découpée en portiques, et décorée de soixante statues représentant les soixante nations des Gaules qui avaient concouru à l’édification de ce monument. Nous n’avons jamais pu comprendre pourquoi M. Meynis, dans ses Grands Souvenirs, ne compte que trente nations. Le chiffre de soixante est donné par tous les auteurs, et c’est le chiffre exact.

Caligula, avons-nous dit, institua à Lyon les miscellos, les jeux mêlés ; il se plut à imposer d’humiliantes et barbares conditions aux rhéteurs qui prenaient part à ces concours littéraires. Ceux dont les ouvrages avaient rencontré le moins de faveur étaient condamnés à fournir les prix aux vainqueurs, à chanter leurs louanges, et de plus à effacer leurs propres écrits avec la langue. Ces rigueurs étaient de nature à inspirer quelque effroi aux concurrents, et elles en inspiraient en effet. Juvénal en parle dans ces deux vers si connus :


Palleat ut nudis pressit qui calcibus anguem,
Aut lugdunensem rhetor dicturus ad aram.

Enfin, non loin de l’autel d’Auguste et de l’Athénée de Caligula, il y avait un amphithéâtre. Cette affirmation soulève les mêmes polémiques que l’autel d’Auguste. MM. Martin-Daussigny, Bernard, Raverat, Steyert n’en veulent pas entendre parler. Le P. Ménestrier, Brossette, le P. Colonia, disent que cet amphithéâtre fut aux Minimes. La grande raison qu’ils font valoir, c’est qu’entre nos deux fleuves on ne voit aucune ruine d’un monument destiné aux luttes des gladiateurs ou aux combats d’animaux féroces, et pouvant contenir une foule considérable. Sans doute, cette raison est grave. Mais M. de Boissieu répond que cet amphithéâtre n’a pu et dû être qu’en bois. Tous les amphithéâtres ne furent pas des Colysées ; longtemps Rome se contenta d’amphithéâtres de bois, et il en donne des preuves péremptoires. Ne savons-nous pas aussi qu’en Espagne les enceintes immenses où se donnent les courses de taureaux sont souvent en bois ? Qu’y eût-il eu d’étonnant qu’un amphithéâtre comme celui de Lyon, qui ne servait peut-être qu’une fois par an, eût été construit en bois ? Et dût-il même avoir eu des assises gigantesques en pierres, qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’il n’en restât rien, après les nombreuses invasions qui ont ravagé Lyon ? L’honorable et savant M. Vachez a concilié les deux opinions en disant que les citoyens romains furent décapités aux Minimes, et les autres livrés aux bêtes à l’amphithéâtre d’Ainay ; du moins reconnaît-il l’existence de ce dernier, et c’est tout ce que nous en voulons retenir. Du reste, sans nous attarder davantage, n’oublions pas le témoignage de Grégoire de Tours et d’Adon de Vienne, dont on fait vraiment trop bon marché : Locus in quo passi sunt Athanaco vocatur, le lieu où ils ont souffert le martyre s’appelle Ainay.

Ainsi dégagée de ces encombrantes discussions, qui n’ont pas fait de la lumière, mais qui n’ont élevé que des doutes, l’histoire d’Ainay va plus facilement se poursuivre.

Pendant que le paganisme régnait à Lyon en maître incontesté, un étranger arrivait d’Orient, de la ville de Smyrne, envoyé par l’évêque de cette ville, saint Polycarpe, qui était lui-même disciple de l’apôtre bien-aimé, saint Jean l’Évangéliste. Cet homme, c’était le vénérable Pothin, le premier apôtre de nos régions. Dans une humble chaumière qui s’élevait sur l’emplacement actuel de l’église de Saint-Nizier, il groupa quelques fidèles auxquels il prêcha l’Évangile et montra l’image vénérée de la Mère de Dieu, qu’il avait apportée d’Orient. Cette naissante église fit des progrès ; le peuple s’en émut, les prêtres d’Auguste la calomnièrent sans pitié, la persécution fut décrétée. Saint Pothin subit le martyre de la faim, six de ses compagnons furent livrés aux bêtes, dix-huit moururent dans la prison, vingt-trois furent décapités. Leurs ossements furent brûlés et leurs cendres jetées au vent. Ces faits sont rapportés par Eusèbe, qui reproduit une longue lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne aux chrétiens de Smyrne, rédigée probablement pair saint Irénée. Cette lettre est d’une trop grande importance et va trop directement à notre sujet pour n’être pas reproduite ici :

« Les serviteurs de Jésus-Christ, qui habitent Vienne et Lyon, villes des Gaules, aux frères d’Asie et de Phrygie qui ont la même foi et qui espèrent au même Rédempteur, paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père et de Jésus-Christ Notre-Seigneur.

« La violence de la persécution et la rage des Gentils contre les saints, la variété et la cruauté des supplices qu’ont supportés nos bienheureux martyrs ont été telles que nous sommes incapables de les décrire dignement. L’ennemi s’est jeté sur nous avec une violence féroce, et les préludes de sa fureur nous ont présagé tout d’abord ce que nous devions attendre des ministres qu’il avait instruits à faire la guerre aux serviteurs de Dieu. On commença par nous interdire l’entrée des maisons, des bains et du forum ; on nous traqua partout. Cependant la grâce de Dieu nous soutint : elle mit les faibles à l’abri du péril et réserva aux combats des hommes qui, par leur courage, devaient être comme autant de colonnes inébranlables. Ces généreux athlètes, en étant donc venus aux mains, souffrirent toutes sortes d’opprobres ; et des peines, qui auraient semblé à d’autres insupportables, furent regardées par eux comme légères, dans le désir qu’ils avaient de s’unir plus tôt à Jésus-Christ. Ainsi ils nous ont appris, par leur exemple, que les afflictions de cette vie n’ont aucune proportion avec la gloire qui doit un jour éclater en nous. Toutes les brutalités qui accompagnent les émeutes populaires, les vociférations, les outrages, les violences, les emprisonnements, les coups de pierre, le pillage, en un mot tout ce dont est capable une populace en fureur et poussée par sa rage, ses craintes ou sa haine, fut exercé contre les confesseurs ; mais leur constance est demeurée invincible. Ensuite, traînés au forum par le tribun des soldats et par les magistrats de la ville, ils répondirent aux questions qu’on leur fit, en présence d’une foule immense, par une généreuse profession de foi. Après cela, ils furent jetés dans la prison jusqu’au retour du gouverneur. Dès qu’il fut arrivé, on les lui présenta ; et comme il les traitait avec une cruauté égale à sa haine contre les chrétiens, cette injustice révolta un de nos frères, Vettius Epagathus. C’était un jeune homme brûlant de charité pour Dieu, de mœurs si pures et d’une vie si austère, qu’il méritait déjà l’éloge que l’Écriture fait du saint vieillard Zacharie ; car il marchait avec édification dans toutes les voies du Seigneur, toujours prompt à servir Dieu et le prochain, toujours animé et rempli de l’Esprit divin. Or, Vettius Epagathus, ne pouvant contenir son indignation, demanda la permission de défendre ses frères et de prouver que, parmi nous, il ne se passait rien d’impie. À cette proposition, la foule qui entourait le tribunal se mit à vociférer contre lui (car il était fort connu), et le gouverneur, choqué de sa demande, s’informa de lui s’il était chrétien. Vettius confessa hautement qu’il l’était, et il fut mis aussitôt au nombre des martyrs, sous la prévention d’être l’avocat des chrétiens. Il avait bien mérité ce titre, puisque, comme Zacharie, il avait en lui-même pour avocat et pour consolateur l’Esprit-Saint. Disciple digne de Jésus-Christ, il suit aujourd’hui l’Agneau partout où il va.

« Ces premières épreuves opérèrent bientôt un triste discernement entre ceux qui s’étaient préparés au combat et ceux qui ne l’avaient pas prévu. Les premiers se déclarèrent avec hardiesse et témoignèrent un désir ardent de consommer leur martyre. Parmi les autres, dix troublèrent la joie des confesseurs par une déplorable chute et répandirent l’affliction parmi tous les frères. Leur apostasie refroidit même le zèle de ceux qui, n’ayant pas encore été arrêtés, ne cessaient, malgré le péril, d’assister les martyrs dans leurs souffrances. Nous étions tous alors dans les alarmes et dans une cruelle incertitude sur ce qui arriverait aux confesseurs ; les tourments nous effrayaient peu, mais nous tremblions qu’il ne se rencontrât d’autres apostats.

« Chaque jour cependant amenait de nouvelles arrestations, et chaque jour on conduisait dans les prisons les fidèles dignes de remplacer ceux qui étaient tombés. Bientôt les cachots renfermèrent les principaux des deux Églises, ceux qui les avaient fondées et constituées par leur prudence et par leurs travaux. On se saisit aussi de quelques-uns de nos esclaves païens ; car le gouverneur avait ordonné qu’on trouvât à toute force des témoins contre nous. Ces esclaves donc, redoutant eux-mêmes les supplices auxquels on appliquait les saints, excités d’ailleurs par les démons, et à l’instigation des soldats qui avaient ordre de les y pousser, nous accusèrent de choses si monstrueuses, que nous ne saurions y penser ou les rapporter sans crime, ni croire même que jamais il se soit rencontré des hommes qui les aient commises. Ces dépositions, ayant été publiées parmi le peuple, l’animèrent, de plus en plus contre les chrétiens ; en sorte que ceux mêmes à qui la parenté avait jusque-là inspiré quelque modération donnèrent enfin libre cours à leur fureur. Ainsi s’accomplissait cette prédiction du Seigneur : Un temps viendra où, en vous livrant à la mort, on croira faire un acte agréable à Dieu.

« Le langage humain ne saurait décrire les tortures qu’on fit alors endurer aux saints, dans l’espoir de leur faire avouer les impiétés dont on nous chargeait. La haine du gouverneur, du peuple et des soldats s’attacha d’abord au diacre Sanctus, de Vienne ; à Maturus, encore néophyte, mais déjà athlète généreux ; à Attale, de Pergame, qui fut toujours la colonne et le soutien de notre Église, et à une femme esclave appelée Blandine, par laquelle il plut au Seigneur de montrer que ce qui est méprisable aux yeux des hommes est souvent auprès de lui en honneur, et que les instruments les plus faibles deviennent les plus forts par sa grâce. Nous tous, et sa maîtresse notamment qui était au nombre des martyrs, craignions beaucoup pour elle, à cause de la délicatesse de sa complexion, qu’elle n’eût pas le courage de confesser la foi. Cependant sa constance fut si grande qu’elle lassa les bourreaux, qui, depuis le matin jusqu’au soir, se succédèrent pour la tourmenter. À la fin, ils furent contraints d’avouer qu’ils étaient vaincus, et ils s’étonnaient de ce que la vie pût demeurer dans un corps tout disloqué qui n’était plus qu’une plaie. Pour elle, la confession du nom chrétien ranimait ses forces ; tout son soulagement était de dire : « Je suis chrétienne ; il ne se fait point de mal parmi nous. » Ces paroles semblaient la rendre insensible à la douleur.

« Le diacre Sanctus supporta aussi avec une fermeté invincible tous les tourments que les bourreaux imaginèrent de lui faire souffrir, dans l’espérance de tirer de sa bouche quelque chose à la charge de la religion ; mais il leur opposa toujours un si grand courage qu’il ne voulut leur dire ni son nom, ni sa patrie, ni sa condition. À toutes les interrogations il répondit : « Je suis chrétien, » comprenant, dans cette qualité, son nom, sa patrie, sa condition, tout ce qu’il était. Les païens ne purent jamais arracher de lui d’autre réponse. Le gouverneur ne se possédait plus de fureur ; la barbarie des bourreaux demandait vengeance, et, comme ils ne savaient plus quels tourments employer, ils firent rougir au feu des lames de cuivre et les lui appliquèrent aux endroits les plus sensibles du corps. Le saint martyr vit brûler sa chair sans se plaindre, Jésus-Christ versant sur les plaies de son serviteur la céleste rosée de sa grâce, qui tempérait sa douleur. Déjà le corps mutilé du martyr ne conservait presque plus aucune apparence humaine, c’était un amas informe d’os et de membres broyés, de chairs calcinées, déchirées, tombant en lambeaux. Mais le Seigneur, qui souffrait en lui, faisait par lui éclater sa gloire, confondait l’ennemi et animait les fidèles, en leur montrant par un tel exemple qu’on n’a rien à craindre quand on porte en soi la charité du Père, et qu’on ne souffre rien quand on envisage la gloire du Fils. En effet, quelques jours après, les impies appliquèrent le martyr à de nouvelles tortures, espérant que, s’ils remettaient le fer et le feu dans ses plaies encore ouvertes, et tellement enflammées qu’on ne pouvait les toucher sans qu’il en ressentît une insupportable douleur, sa constance céderait enfin, ou qu’en le faisant expirer dans les supplices, son sort épouvanterait les autres. Mais l’événement trompa leurs prévisions ; car, par un miracle inespéré, son corps, parfaitement rétabli dans sa forme et sa force premières, se trouva disposé à de nouveaux combats, et, par la grâce de Jésus-Christ, la seconde épreuve fut pour lui un remède plutôt qu’un tourment.

« Biblis était au nombre de ceux qui avaient renoncé à la foi. Les païens, à l’instigation du démon qui connaissait sa faiblesse, s’avisèrent de l’appliquer à la torture, pensant qu’elle avouerait les crimes dont on accusait les chrétiens. Mais les tourments réveillèrent Biblis comme d’un profond sommeil. Les douleurs passagères qu’elle ressentait la faisant penser aux peines éternelles, elle se mit à haranguer le peuple avec force : « Et comment, dit-elle, mangerions-nous des enfants, nous à qui il n’est pas même permis de manger le sang des bêtes[1] ? » Elle confessa ensuite qu’elle était chrétienne, et fut mise avec les martyrs.

« Ainsi Jésus-Christ, par sa grâce, ayant rendu la constance des confesseurs victorieuse de tous les supplices, l’enfer eut recours à de nouveaux moyens pour les perdre. Il les fit jeter dans un cachot ténébreux. Là, on leur mit les pieds dans des entraves de bois qu’on écarta avec violence jusqu’au cinquième trou, leur faisant souffrir tous les tourments que la rage vaincue est capable d’exercer sur des captifs. Dieu, pour faire éclater sa gloire, permit ce que beaucoup de ces saints confesseurs mourussent étouffés dans la prison. D’autres, au contraire, qui avaient été si cruellement tourmentés, qu’ils ne paraissaient pas devoir prolonger leur existence au milieu de maux contre lesquels tout remède était inutile, purent encore vivre dans cet affreux séjour. Les secours humains leur manquaient ; mais le Seigneur réparait leurs forces et soutenait leur courage, en sorte que, à leur tour, ils consolaient leurs frères et ranimaient leur ardeur. Des chrétiens nouvellement arrêtés, au contraire, et peu accoutumés aux souffrances, expirèrent bientôt dans une prison dont les incommodités furent pour eux insupportables.

« Nous ne saurions passer ici sous silence la fin glorieuse du bienheureux Pothin, évêque de Lyon. Il était âgé de quatre-vingt-dix ans, faible et infirme, en sorte qu’il pouvait à peine respirer ; son zèle et le désir du martyre le soutenaient. Il fut conduit, ou plutôt porté, au tribunal au milieu des injures de tout le peuple, qui vomissait des imprécations, comme si en lui ils eussent vu Jésus-Christ même. Le gouverneur lui demanda quel était le Dieu des chrétiens : « Vous le connaîtrez, répondit-il, si vous en êtes digne. » Alors la multitude entra en fureur. Ceux qui étaient près le frappaient avec les pieds et les mains, sans aucun respect pour son âge ; ceux qui étaient loin lui jetaient tout ce qu’ils rencontraient, croyant qu’ainsi ils vengeraient leurs dieux. Le saint évêque conservait à peine un souffle de vie, quand il fut jeté dans la prison où, peu après, il expira.

« Il plut encore à Dieu de manifester l’admirable économie de sa providence et de son infinie miséricorde par un de ces contrastes qui nous révèlent jusqu’où Jésus-Christ porte pour les siens les attentions de son amour. Ceux qui avaient renié leur foi étaient renfermés dans la même prison, et souffraient les mêmes peines que les confesseurs ; seulement ceux qui s’étaient avoués chrétiens étaient jetés dans les fers en qualité de chrétiens, et non comme coupables de quelques crimes ; les apostats, au contraire, étaient détenus comme des homicides ou des scélérats. Aussi avaient-ils beaucoup plus à souffrir que les autres, dont les peines étaient adoucies par la joie de leur confession, par l’attente du martyre, l’espérance d’un bonheur éternel, l’amour pour Jésus-Christ et l’Esprit de Dieu le Père. Mais ceux-là étaient tellement tourmentés par leurs remords que, lorsqu’ils paraissaient devant le peuple, on les distinguait à leur air consterné. Sur le visage des uns brillaient le bonheur, la majesté, une sainte joie ; leurs chaînes leur donnaient autant de grâce que les bracelets et les franges d’or en donnent à l’épouse le jour de ses noces ; ils répandaient autour d’eux la céleste odeur de Jésus-Christ, de telle sorte que plusieurs pensaient qu’ils se servaient de parfums précieux. Pour les autres, l’œil morne, la contenance embarrassée, la démarche pénible, ils étaient l’objet des railleries amères des gentils, qui les taxaient de trahison et de lâcheté ; parce qu’ils avaient renoncé au nom glorieux de Jésus-Christ, on les poursuivait du titre d’homicides. Ce triste spectacle contribuait beaucoup à fortifier les confesseurs, et si quelque autre chrétien venait à être arrêté, il s’empressait de confesser la foi pour prévenir toute tentative d’apostasie.

« Cependant, par la diversité de leurs supplices, les martyrs devaient être comme une couronne composée de diverses fleurs que Notre-Seigneur Jésus-Christ offrait à son Père, des mains de qui les généreux combattants allaient enfin recevoir la récompense due à leur courage. Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent les premiers condamnés à être dévorés par les bêtes dans l’amphithéâtre. À cette occasion, on donna au peuple un jour de spectacle dont nos saints martyrs devaient faire tous les frais. Maturus et Sanctus supportèrent de nouveau toute sorte de supplices, comme s’ils n’eussent rien souffert encore, ou plutôt comme de généreux athlètes qui, déjà vainqueurs plusieurs fois, combattaient pour le prix de la dernière victoire. Ils furent d’abord déchirés à coups de verges, selon la coutume, ensuite abandonnés aux bêtes, dont la férocité se réveillait à la vue d’un corps sanglant, et enfin livrés à tous les tourments que demandait à grands cris la capricieuse barbarie de l’assemblée. Elle voulut qu’on les fît asseoir sur la chaise de fer rougie au feu. De leurs chairs grillées s’exhalait une odeur dont l’incommodité ne rebuta point les bourreaux ; leur fureur, au contraire, s’irritait d’autant plus qu’ils faisaient de vains efforts pour vaincre la constance des martyrs ; mais ils ne purent jamais tirer de Sanctus d’autres paroles que celles qu’il avait déjà tant de fois répétées : « Je suis chrétien. » Ces invincibles héros, donnés en spectacle au monde, servirent une journée entière au divertissement du peuple, et comme on vit qu’après tant de tourments ils respiraient encore, ils furent enfin égorgés dans l’amphithéâtre.

« Blandine fut attachée à un poteau pour y être déchirée par les bêtes. Suspendue par les bras en forme de croix, elle adressait à Dieu des prières ferventes, et son exemple remplissait d’ardeur les autres martyrs. Il leur semblait, dans la personne de leur sœur, voir Celui qui, crucifié pour leur salut, avait voulu laisser dans la croix, à tous ses disciples, une preuve que ceux qui souffrent pour l’amour de lui jouiront un jour de la présence et de la gloire du Dieu vivant. Les bêtes ayant respecté Blandine, elle fut détachée du poteau et reconduite en prison. Elle en devait bientôt sortir pour de nouveaux combats, afin que, victorieuse de l’ennemi dans les attaques nombreuses qu’il lui livrait, elle rendît certaine la condamnation du Dragon infernal et enflammât par son exemple le courage de ses frères. Car, quoique délicate, faible et méprisée, elle était revêtue de la force de Jésus-Christ, le roi des martyrs ; elle avait remporté plusieurs triomphes sur son adversaire, et conquis dans une lutte glorieuse une couronne immortelle.

« Cependant les vociférations du peuple appelaient Attale, qu’une généreuse confession de foi, plus que sa haute naissance, rendait illustre. Attale était préparé au combat, le témoignage de sa conscience le soutenait. Rompu dans tous les exercices de la milice chrétienne, il avait toujours été parmi nous un témoin fidèle de la vérité. Des frémissements de fureur l’accueillirent et l’accompagnèrent, tandis qu’on le promenait autour de l’ amphithéâtre précédé de cette inscription : « Celui-ci est le chrétien Attale. » Mais le gouverneur, informé qu’il était citoyen romain, le fit reconduire en prison avec les autres.

Les saints martyrs mirent ce délai à profit pour faire briller, par leur douceur, la grande miséricorde de Jésus-Christ. En effet, plusieurs membres morts du corps mystique de l’Église furent ranimés par les secours de ceux qui étaient vivants. Les confesseurs obtinrent grâce pour les apostats, et dans des transports de bonheur, l’Église, cette vierge mère de tous les fidèles, embrassa vivants ceux qu’elle avait été obligée de rejeter de son sein. La piété des martyrs les avait enfantés de nouveau à la vie spirituelle, pleins désormais de vigueur et instruits à confesser la foi.

En même temps qu’ils relevaient ceux qui étaient tombés, les confesseurs donnaient des exemples d’une humilité vraiment admirable à l’imitation de Jésus-Christ, qui, étant égal à son Père, était volontairement descendu jusqu’aux dernières limites de l’abaissement. Eux qui l’avaient confessé, non une fois, mais plusieurs, qui avaient été exposés aux bêtes et aux lames ardentes, non seulement ils ne s’attribuaient pas la qualité de martyrs, mais ils ne pouvaient souffrir que les autres les appelassent de ce nom. Cette gloire, disaient-ils, n’est due qu’à Jésus-Christ, seul et fidèle Martyr de la vérité, qui est le premier né d’entre les morts, et l’Auteur de la vie éternelle. Après lui, on ne peut donner ce titre qu’à ceux qui, sortis de cette vie par une confession généreuse, ont été reçus dans le sein de Dieu. Pour nous, faibles et petits, notre confession n’est pas complète. » Et ils conjuraient les frères, avec larmes, de prier le Seigneur pour eux, afin qu’ils souffrissent jusqu’à la fin avec constance et méritassent réellement d’être couronnés. Mais, en parlant aux païens, leur langage se ressentait de la noblesse de leurs âmes, et ils supportaient les injures avec autant de magnanimité qu’ils „en avaient montrée au milieu des tourments… Ils trouvaient dans leur cœur des paroles d’une douceur admirable à l’égard de ceux qui, étant tombés, n’étaient pas relevés. Leur sollicitude pour eux était semblable à celle d’une mère qui veille sur des enfants en bas âge. Puis ils s’adressaient au Dieu tout-puissant, lui demandant de rendre ces infortunés à la vie de la grâce ; et le Seigneur le leur accordait. Telle était la charité de ces généreux confesseurs, que la couronne même du martyre et la gloire du ciel leur semblaient moins désirables, s’il était donné à l’esprit de ténèbres de ravir à l’Église quelques-uns de ses membres et de les enlever comme des dépouilles destinées au triomphe de ses ennemis. Par-dessus tout, ils se montraient animés d’un grand esprit de paix, et ils nous engageaient à conserver avec soin cette précieuse vertu en même temps que la charité, qui est le lien de l’unité et de la concorde.

« Parmi ceux qui étaient détenus, il s’en trouvait un, nommé Alcibiade, qui était accoutumé à mener une vie très austère, ne prenant pour toute nourriture que du pain, de l’eau et un peu de sel. Il voulait continuer ce genre de vie dans la prison ; mais Attale, après sa première apparition dans l’amphithéâtre, apprit par révélation que la conduite d’Alcibiade n’était pas agréable à Dieu, et qu’il était aux autres une occasion de scandale. Celui-ci se rendit aussitôt, et dès lors il mangeait de tout avec action de grâces.

« Sur ces entrefaites, la réponse de l’empereur arriva ; elle portait que l’on fît mourir ceux qui persévéreraient dans leur confession, et que ceux qui renieraient fussent mis en liberté. Au commencement donc de l’assemblée des jeux solennels, qui était très nombreuse parce qu’on y accourait de toutes les provinces, le gouverneur, montant sur son tribunal, commanda de lui amener les chrétiens pour donner le spectacle de leurs supplices aux assistants. On installa de nouveau tous les instruments de torture. Ceux qui étaient citoyens romains furent condamnés à avoir la tête tranchée ; les autres furent réservés pour les bêtes.

« Quant à ceux qui avaient renié, le gouverneur se les fit amener séparément, croyant n’avoir qu’à les renvoyer chez eux ; mais, contre son attente, ils se déclarèrent chrétiens avec un courage qui glorifia le nom de Jésus-Christ, effaça la honte de leur faiblesse, et leur mérita l’honneur d’être associés aux martyrs. Quelques enfants de perdition persévérèrent dans leur impiété, mais ceux-là n’avaient jamais eu la loi ni la crainte de Dieu au fond de l’âme ; ils avaient profané la robe d’innocence dont ils avaient été revêtus au baptême et déshonoré la religion par leur conduite.

Un chrétien nommé Alexandre, Phrygien de naissance, mais ce depuis longtemps établi dans les Gaules où il exerçait la médecine, avait jusqu’alors échappé aux perquisitions des magistrats, quoique sa piété ardente et son zèle intrépide l’eussent rendu célèbre parmi ses frères. Il profita de sa liberté pour se placer près du tribunal du juge pendant l’interrogatoire, afin d’encourager par ses gestes les confesseurs et de les exhorter à la persévérance ; il le faisait d’une manière si expressive, que ses voisins le disaient, par raillerie, dans les douleurs de l’enfantement. Cependant le peuple, irrité d’entendre confesser la foi à ceux qui l’avaient déjà reniée, dénonça Alexandre comme auteur de cette prétendue défection. Le gouverneur, qui n’était là que pour le plaisir du peuple, s’empressa de faire ce qu’il exigeait : il demanda donc brusquement à Alexandre qui il était. — « Je suis chrétien, » répondit vivement celui-ci ; et le juge en colère le condamna à être déchiré par les bêtes. Le lendemain, Alexandre parut dans l’amphithéâtre avec Attale, que le gouverneur, par complaisance pour le peuple et contrairement aux ordres de l’empereur, condamna au même supplice ; mais, comme les bêtes n’osaient pas approcher des saints, ils passèrent de nouveau par tous les supplices ; après quoi, ramenés au milieu de l’arène, ils y périrent par le glaive.

« Au milieu des tourments qu’on lui fit souffrir, Alexandre ne laissa échapper aucune plainte. Recueilli en lui-même, il s’entretenait doucement avec Dieu. Pour Attale, pendant qu’on le grillait sur une chaise de fer et que l’odeur de ses membres brûlés se répandait au loin, il fit en latin aux spectateurs ce grave et juste reproche : « C’est ce que vous faites maintenant qui peut s’appeler manger des hommes. Pour nous, non seulement nous ne mangeons point de chair humaine, mais nous évitons encore toute sorte de crime. » On lui demanda ensuite comment Dieu s’appelait. « Dieu, répondit-il, n’a pas de nom, comme nous autres mortels. »

« Blandine et Ponticus, jeune homme d’environ quinze ans, avaient été forcés d’assister aux supplices de leurs frères. Le dernier jour des spectacles amena leur tour. D’abord, on les presse de jurer par les idoles ; les deux martyrs méprisent les faux dieux. Le peuple entre en fureur, et, sur sa demande, sans compassion pour la jeunesse de Ponticus, sans égard pour le sexe de Blandine, on les soumet successivement à des supplices aussi douloureux que variés. On les presse encore de jurer ; ils persistent dans leur refus, et leur constance est soumise à de nouveaux tourments, Enfin Ponticus, encouragé par Blandine qui l’exhortait et le fortifiait, consomma son martyre avec un courage plus grand que ses souffrances.

« Restait Blandine : semblable à une mère généreuse qui, après avoir animé au combat ses enfants, les aurait envoyés victorieux devant elle vers le Roi de gloire, elle se réjouissait d’aller les rejoindre dans les deux. Elle parcourut la même carrière de supplices avec une joie si rayonnante, qu’on l’eût dite appelée à un festin nuptial plutôt que condamnée aux lions. Déjà flagellée par les bourreaux, déchirée par les bêtes, brûlée sur la chaise de fer, elle fut enveloppée dans des réseaux et, en cet état, exposée à un taureau qui, plusieurs fois, la lança violemment dans les airs ; mais, tout entière occupée de l’espérance des biens que sa foi lui promettait, elle n’était pas distraite, par les tourments, de ses entretiens familiers avec Jésus-Christ. Le glaive acheva d’immoler cette innocente victime, et les païens furent forcés d’avouer que jamais ils n’avaient vu une femme souffrir avec tant de constance. La mort des saints ne put assouvir la rage de ces peuples barbares. L’infernal dragon qui l’avait excitée ne la laissa pas s’éteindre si facilement. Ils poursuivirent leurs victimes jusqu’au-delà du tombeau et inventèrent, contre ces restes inanimés, un nouveau genre de persécution dont les bêtes féroces semblaient seules capables. La haine du gouverneur et du peuple s’allumait contre nous avec d’autant plus de violence qu’elle était plus inique. Il fallait que cet oracle de l’Écriture s’accomplît : Que la malice du méchant croisse encore ; que la justice du juste augmente toujours[2]. Ils jetèrent donc à la voirie les corps de ceux qui avaient succombé à l’infection et aux autres incommodités de la prison ; et, de peur que quelqu’un d’entre nous ne leur rendît le devoir de la sépulture, ils les firent garder nuit et jour. Ils ramassèrent aussi en monceaux les débris des corps qu’avaient épargnés les bêtes ou les flammes, les têtes et les troncs de ceux que le glaive avait immolés, et confièrent à des sentinelles la garde de ce trophée de leur barbarie. À la vue de ces restes vénérés, les uns frémissaient de rage et regrettaient qu’ils ne fussent plus animés pour exercer sur eux de nouveaux supplices ; les autres leur insultaient et élevaient jusqu’aux nues la gloire des fausses divinités, à la puissance desquelles ils attribuaient la mort des martyrs. Les plus modérés semblaient prendre en pitié notre foi, et, comme pour nous la reprocher, ils disaient : « Où est leur Dieu ? À quoi leur a servi cette religion qu’ils ont préférée à la vie ? »

« Pour nous, nous n’étions sensibles qu’à la douleur de ne pouvoir pas ensevelir les corps de nos martyrs. Rien ne put favoriser nos désirs, ni les ténèbres de la nuit, ni les prières que nous faisions aux sentinelles, ni l’appât des récompenses que nous leur promettions. La plus douce récompense pour ces âmes féroces était de voir tomber en pourriture les cadavres dont on leur avait confié la garde.

« Ces corps chrétiens restèrent ainsi pendant six jours exposés à toutes sortes d’outrages. Enfin, les païens les brûlèrent et en jetèrent les cendres dans le Rhône, afin qu’il n’en restât plus aucune trace sur la terre. Ils prétendaient ôter ainsi aux martyrs l’espoir de la résurrection, et à Dieu le pouvoir de les ressusciter. C’est, disaient-ils, l’attente de leur résurrection qui les porte à introduire parmi nous cette religion nouvelle, et à braver les tourments et la mort plutôt que d’y renoncer. Nous verrons bien si leur Dieu est assez fort pour les arracher de nos mains, et s’il les ressuscitera… »

Telle est la lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne aux chrétiens d’Orient. Je me persuade que le lecteur ne l’aura pas trouvée trop longue, on n’abrège pas de pareils titres de noblesse. Elle a le mérite d’embaumer dans les parfums d’une profonde piété les supplices et le martyre de nos pères dans la foi. Et, bien que le nom d’Ainay ne soit pas mentionné dans cette lettre, elle signale du moins l’usage du lieu où comparurent les martyrs ; il s’agit d’un amphithéâtre ; Mature, Sanctus, Attale, Blandine sont au centre de l’arène, il s’agit d’un amphithéâtre où se rendaient toutes les nations, innumeris millibus gentium diversarum ad spectaculum congregatis. Comment ne pas reconnaître Ainay ?

Il ne restait rien des quarante-huit martyrs, mais Grégoire de Tours achève ainsi la lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne : « Pendant que les chrétiens s’attristaient dans la pensée que tant de bienheureuses reliques avaient péri, une nuit les saints apparurent à plusieurs fidèles dans l’endroit même où leurs membres avaient été consumés par le feu : ils étaient debout, entiers, et sans aucune trace de souffrance. S’étant tournés vers les chrétiens, ils leur dirent : Retirez de ce lieu nos restes, car aucun de nous n’a péri. D’ici nous avons été transportés au lieu de repos que nous avait promis le Christ, roi du ciel, pour le nom de qui nous avons souffert. » Ces hommes pieux firent part à leurs frères de la vision qu’ils avaient eue. Tous rendirent grâces à Dieu et se sentirent fortifiés dans la foi. « Les cendres sacrées des martyrs furent recueillies, puis déposées avec de grands honneurs sous le saint autel, où par d’éclatants miracles ils ne cessent de rappeler qu’ils habitent avec Dieu. » — Nous savons qu’aux temps des persécutions ce miracle se renouvela souvent.

Ces témoignages nous montrent que la piété des fidèles ne tarda pas à entourer de vénération les restes des martyrs et le lieu où ils confessèrent leur foi. Aussitôt qu’ils le purent, ils consacrèrent un oratoire aux quarante-huit martyrs et principalement à sainte Blandine, martyribus quadraginta octo et proesertim in honorent sanctæ Blandinæ. Cet oratoire ou crypte est aujourd’hui sous la sacristie de l’église d’Ainay. Les reliques des saints martyrs furent plus tard portées dans l’église métropolitaine des Saints-Apôtres, aujourd’hui Saint-Nizier.

Disons tout de suite, pour ne pas avoir à y revenir, que plus tard une partie de ces reliques revint à l’abbaye d’Ainay. Voici, en effet, ce qu’on lit dans le manuscrit de Lamure : « L’avantage qu’avait eu le territoire d’Esnay d’être sanctifié par le martyre de saint Pothin et de ses compagnons fit tellement considérer les religieux qu’un sac plein de cendres et dès ossements de ces saints martyrs leur fut concédé par le chapitre métropolitain de Lyon, qui, aux siècles anciens, siégeait dans l’église des saints apôtres, depuis appelée Saint-Nizier, laquelle était le mausolée des protomartyrs de l’Église lyonnaise. Ce sac de reliques était renfermé dans le reliquaire le plus précieux de l’abbaye. Au-dessus on lisait : Hic saccuspulveris inventus est çum ossibus in ecclesià duodecim apostolorum (œstimandus est à nobis) sicut legitur in historià ecclesiaticà de corpore sancti Pothini et sociorum ejus. » Ce sac de cendres a été trouvé avec les ossements dans l’église des Douze-Apôtres, suivant ce que l’histoire ecclésiastique rapporte du corps de saint Pothin et de ses compagnons. Quelle estime nous devons avoir pour ces restes !

« On voit par ces paroles que le sac rempli de ces précieuses cendres fut donné aux anciens religieux de l’abbaye tel absolument qu’on le trouva dans le lieu où l’avaient placé les chrétiens du second siècle. Et, certainement, ce trésor sacré ne pouvait, avec justice, être refusé à Esnay ; on pourrait même dire qu’il lui appartenait plus légitimement qu’à l’église des Saints-Apôtres, dans laquelle ce vénérable dépôt ne devait être consigné, ce semble, que jusqu’au jour où Esnay serait en état de le recevoir ; puisque c’est sur la terre d’Esnay qu’avaient eu lieu l’immolation des martyrs, la dispersion et le recouvrement miraculeux de leurs restes, puisqu’enfin ces bienheureux confesseurs du Christ ont voulu que la tradition les désignât sous le nom de martyrs d’Esnay, martyris Athanacences. »

Après le célèbre édit de Constantin, qui, en 313, rendit la paix à l’église, un homme de Dieu, destiné à devenir un saint et un des premiers instituteurs de la vie monastique en Occident, vint se construire une cellule dans les voûtes abandonnées du temple d’Auguste et près du cachot de sainte Blandine ; c’était saint Badulphe. Sa piété lui attira bientôt de nombreux disciples, un monastère s’éleva pour les recevoir ; tels furent les commencements de l’abbaye d’Ainay.

Dans ces temps reculés, les monastères n’étaient pas, comme aujourd’hui, liés par une règle commune. Chaque couvent vivait dans son autonomie, sous la conduite et la règle de son supérieur. Mais, sur la fin du quatrième siècle, le bruit des merveilles et de la sainteté de saint Martin ayant rempli la France, un grand nombre de monastères embrassèrent à l’envi la règle de saint Martin. L’abbaye d’Ainay fut de ce nombre, mais seulement un demi-siècle après la mort du grand évêque de Tours, car elle venait d’être ravagée par les Huns, et elle ne fut restaurée que vers l’an 450, et mise alors sous le patronage de saint Martin, par saint Salone, évêque de Gênes et Lyonnais de naissance.

Cinquante ans plus tard, les Vandales dévastent à leur tour l’abbaye d’Ainay. Sous le règne de Gontran, elle est pour la troisième fois ruinée de fond en comble. Et nous voici aux temps de Sigebert. La reine Brunehaut, son épouse, cette énigme indéchiffrable de l’histoire, qui fut, selon Grégoire de Tours, un monstre de cruauté, et, suivant saint Grégoire le Grand, un prodige de piété et de savoir, va être la bienfaitrice de l’abbaye de Saint-Martin. Mais cent vingt ans plus tard, quatrième dévastation  ; les Sarrasins se précipitent sur les Gaules, remontent le Rhône, arrivent à Lyon et détruisent l’abbaye. Elle ne fut relevée qu’en 954 par Amblard, cinquante-troisième archevêque de Lyon. Cette réédification considérable ne fut achevée qu’en 1070, par Jocerand, qui, d’abord abbé d’Ainay, devient ensuite le soixantième archevêque de Lyon.

ainay

L’église actuelle de Saint-Martin d’Ainay date de cette époque. Les énormes pierres de taille, que l’on voit entremêlées dans la maçonnerie de l’église, paraissent même avoir été tirées des débris de l’ancien temple ; une de ces pierres, placée au-dessus du portail, représente, dit-on, trois déesses, que beaucoup de personnes supposent être trois saintes, ne s’attendant pas à trouver là des divinités païennes.

L’église, consacrée par Pascal II, possédait un autel de l’Immaculée-Conception, le premier peut-être élevé en l’honneur de ce mystère. Ce même Pascal II bénit l’autel de Saint-Pothin et de Saint-Badulphe. On y déposa le corps entier de ce dernier et les cendres des martyrs dont j’ai parlé plus haut.

Les papes des douzième et treizième siècles semblèrent se faire un devoir de générosité envers l’abbaye d’Ainay et en accrurent incessamment les privilèges. Ainsi Pascal II octroie à Jocerand, abbé d’Ainay, et à ses successeurs deux ou trois belles églises des environs avec leurs revenus ; une bulle d’Eugène III confirma ces donations ; Innocent IV accorde une indulgence de cent jours à toute personne qui visitera, depuis le dimanche de la Passion jusqu’à l’octave de Pâques, le monastère d’Ainay, où repose, dit la bulle, le corps de saint Martin (sic). Le successeur d’Innocent IV, Alexandre IV, autorise les moines d’Ainay, dans le temps d’interdit général, à célébrer l’office divin à voix basse, à l’intérieur de leur église, pourvu que les portes en soient fermées et qu’on ne sonne point les cloches, faveur insigne qui s’achetait alors à prix d’or de la cour de Rome.

En souvenir des martyrs d’Ainay, saint Eucher avait établi la Fête des Merveilles, qui, pendant plusieurs siècles, se célébra à Lyon avec une grande solennité. C’est ce que nous apprend encore la Chronique de Lamure : « Le temps des persécutions passé, écrit-il, et l’exercice du christianisme devenu libre dans Lyon, on y institua, outre la solennité de saint Pothin et de ses compagnons qu’on célèbre le second jour de juin, une autre fête en l’honneur des miraculeuses reliques de ces mêmes martyrs, laquelle fut « appelée fête des Merveilles, festum miraculorum, nom qui fut donné en mémoire tant des miracles que Dieu fit pour l’assemblage, conservation et révélation de ces cendres sacrées, que de ceux qu’il opéra depuis par la vertu qu’il leur communiqua. »

Pendant la célébration de la fête, tout le clergé de Lyon se rendait au faubourg de Vaise, et, sur des barques, descendait la Saône. La première ligne se composait de cinq embarcations ; au centre, celle du chapitre, à droite et à gauche celles de Saint-Just et de Saint-Paul ; sur les ailes, les bateaux de Saint-Martin de l’ Île-Barbe et de Saint-Martin d’Ainay ; derrière cette première ligne, toute une flotille de nacelles, chargées des personnages notables de la cité. Sur la barque du chapitre, on remarquait, outre le livre des Évangiles et le chandelier à sept branches, quarante-huit torches allumées, en souvenir des quarante-huit premiers martyrs.

abside d’ainay

Aussitôt que cette procession navale se mettait en marche, on entonnait l’office du jour, et la vallée de la Saône ressemblait à la nef d’un temple immense. Cette procession compte trois stations, Pierre-Scize, Ainay et, par voie de terre, Saint-Nizier : Pierre-Scize, où saint Épipode et saint Alexandre furent livrés aux soldats du gouverneur romain ; Ainay, le lieu du triomphe de nos premiers martyrs ; Saint-Nizier, où étaient pieusement conservées leurs reliques vénérées. À Ainay, on débarquait, on se rendait à l’église, et, en traversant le chœur, on allait baiser avec respect une pierre placée sur un pilier près de la sacristie et qu’on appelait la pierre de saint Pothin. Suivant la tradition, elle avait servi au saint pendant les deux jours qu’il passa dans la prison où il mourut. D’Ainay on se rendait à pied à Saint-Nizier, et en chemin on chantait les litanies des quarante-huit martyrs. Cette fête des Merveilles se perpétua jusqu’au règne de Charles VI, mais elle fut supprimée parce qu’elle était devenue un sujet de désordres. Mais, dit le P. Gouilloud, dans son histoire de saint Pothin, « à qui sait voir et entendre, cette pompe religieuse est un commentaire fort clair, une expression vivante de la tradition sur les premiers martyrs de Lyon. »

Telle est la fête des Merveilles, racontée par nos anciens historiens ; elle concorde avec toutes nos traditions lyonnaises. Mais il faut compter avec M. Steyert, et là encore les dénégations abondent. Le 22 mai 1885, la Revue hebdomadaire du diocèse de Lyon contenait une lettre de M. Steyert : Non, la fête des Merveilles n’avait pas lieu le 2 juin ; non, cette fête ne fut pas instituée en l’honneur des martyrs ; c’était simplement une fête solsticiale, ou peut-être un remarquable exemple des lustrations païennes ; enfin, la pierre de saint Pothin n’est qu’une relique apocryphe, un indigne monument.

Voilà des affirmations, ou des négations, un peu bien osées ; elles ne s’appuient pas toujours sur des preuves, et n’apportent pas la conviction. Notre cadre modeste ne nous permet pas de soutenir ici une discussion, mais on pourra se renseigner complètement dans l’ouvrage de M. Fl. Dumas, l’auteur des Traditions d’Ainay.

Les grandes donations de terres ou de propriétés qu’on fit à l’abbaye d’Ainay lui apportèrent de grandes richesses et par là une considérable influence. L’abbé était un véritable seigneur qui avait droit de haute justice ; il faisait garder par ses gens d’armes le cloître et les rivages du Rhône et de la Saône ; sa juridiction s’étendait du confluent jusqu’à la porte de la Francherie et jusqu’au pont du Rhône.

Tout le quartier d’Ainay ne renfermait que quelques maisons et granges ; tout autour de l’abbaye s’étendaient de vastes prairies et de magnifiques jardins ; plus tard, des fortifications protégèrent l’abbaye. En dehors de Lyon, Cuyres, Chazey, Chasselay relevaient de la juridiction abbatiale. Il va sans dire que l’administration de ces grands biens était une source perpétuelle de conflits.

presqu’île d’ainay
Ces grandes richesses furent aussi la source d’une lamentable décadence. Les revenus de l’abbaye sont au pillage et détournés de leur destination pieuse, les dignitaires n’ont plus souci de l’exercice de leurs charges, l’aumônier s’applique à lui-même l’argent qu’il doit distribuer aux pauvres, l’infirmier ne fournit plus ni remèdes ni soins aux malades, le devoir de l’hospitalité envers les voyageurs nécessiteux s’est transformé en banquets offerts à des amis ; les simples moines suivent l’exemple des dignitaires, ils se sont attribué des pensions, ils ont des chevaux et des domestiques ; de la vie religieuse ils n’ont pas même conservé l’habit ; ils dépouillent la robe monacale, sortent de leur cloître, courent la ville en habits séculiers, hantent les tavernes et les cabarets. Et ceux qui sont placés dans des prieurés à la campagne viennent à la ville manger joyeusement l’argent de leurs maisons.

L’autorité ecclésiastique prit des mesures énergiques et, malgré les vives résistances des coupables, fit cesser ces criants abus. Ainay revint à la pratique stricte de sa règle.

Ce ne fut que vers la fin du xiie siècle, selon le P. Colonia, mais bien avant selon d’autres, que l’ancienne discipline s’y étant tout à fait relâchée, la règle de saint Benoît fut introduite dans le monastère ; elle y subsista jusqu’à la sécularisation qui arriva en 1685.

Il y a eu à la tête de cette abbaye des abbés réguliers, des abbés commendataires et des abbés séculiers. On comprend assez ce que furent les premiers et les derniers, mais on ignore davantage ce que fut la commende. La commende était la nomination d’une personne séculière à une prébende, à un canonicat, à une abbaye ; c’était un expédient qui levait l’incompatibilité de la personne avec la nature du bénéfice. De la sorte, les commendataires percevaient les revenus de leurs charges sans en exercer les fonctions ; c’était l’ancienne formule complètement transformée : Non onus, sed munus. Quant à la règle, aux austérités de la vie monacale, à la perfection religieuse, les commendataires n’en avaient cure. À Ainay, le bâtiment abbatial, entouré de beaux jardins et magnifiquement embelli, devint une véritable maison de plaisance. Théodore du Terrail, oncle de Bayait, a été le dernier abbé régulier, et l’archevêque Camille de Neuville de Villeroy, le dernier abbé commendataire et le premier abbé séculier, en 1635. Cent ans plus tard, après extinction de son titre, l’abbaye d’Ainay fut réunie à l’archevêché de Lyon par acte pontifical.

Notre modeste cadre ne nous permet pas de nous attarder à parler d’antiquités, mais il nous est impossible de ne pas mentionner cette inscription qui fut longtemps indéchiffrable, et que le protestant Jacob Spon expliqua le premier en y découvrant un hommage à la sainte Eucharistie. La voici :

huc, huc flecte genu, veniam quicumque precaris ;
hic pax est ; hic vita, salus ; hic sanctificaris ;
hic vinum sanguis, hic panis fit car christi ;
hic expande manus, quisquis reus antè fuisti.

« Ici fléchis le genou, qui que tu sois qui demandes le pardon de tes fautes ; ici, c’est la paix, la vie, le salut, la sanctification ; ici, le vin devient le sang de Jésus-Christ, le pain devient sa chair ; ici, viens tendre les mains, qui que tu sois qui auparavant fus coupable. »

On se demanderait vraiment comment les calvinistes qui, en 1562-1563, ont été maîtres de Lyon pendant treize mois, ont pu laisser subsister un tel monument de nos croyances, si on ne l’expliquait tout naturellement par l’extrême difficulté de la lecture de l’inscription.

Bien des fois nous aurons à signaler le vandalisme des bandes calvinistes conduites par le trop fameux baron des Adrets. À Ainay, ce fut une vraie dévastation ; l’église, le cloître, la maison abbatiale furent saccagés. Dans l’église, les corps de sainte Blandine et de saint Badulphe, les cendres, les ossements des martyrs sont réduits en poussière ou jetés dans les eaux du confluent. Les reliquaires nombreux et magnifiques, les livres et les ornements sacrés, les tableaux, les statues sont pillés, brûlés, lacérés, mutilés ; la charpente du comble est démolie, les voûtes et le toit s’effondrent. — Dans l’abbaye il y avait une merveille d’architecture, le cloître, soutenu par de belles colonnes de marbre, bientôt il est démoli ; ce cloître aboutissait à une magnifique salle capitulaire, qui à elle seule était un monument ; la résidence abbatiale, qui était une vaste et somptueuse demeure, n’est bientôt qu’une ruine ; la bibliothèque, très riche de manuscrits, est livrée aux flammes. Quelle sauvage barbarie !

Plus haut, j’ai prononcé le nom de Théodore du Terrail, oncle de Bayart. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le chevalier sans reproche et sans peur fit ses premières armes dans les prés d’Ainay. Lorsque Charles VIII revint en France, après la conquête du royaume de Naples, il séjourna à Lyon. Bayart faisait partie de la suite du duc de Savoie. Pendant les fêtes magnifiques qui furent célébrées en cette occasion, le jeune Bayart, âgé de dix-sept ans, se signala brillamment. N’ayant pas les moyens de se former l’équipage que la cérémonie exigeait, — il s’agissait d’une passe d’armes ou tournoi — il confia son inquiétude à son camarade Bellarbre : « Mon compagnon, lui répondit celui-ci, n’avez-vous pas votre oncle, le gros abbé d’Ainay ? » Et avec la bouillante impétuosité d’un jeune homme, il ajoute : « Je fais vœu à Dieu que nous irons à lui, et s’il ne veut fournir deniers, nous prendrons crosses et mitres. »

Bayart enhardi va toucher aux écus, c’est-à-dire prendre son engagement de prendre part au tournoi, sans même auparavant en parler à son oncle. Le lendemain de bon matin, les deux étourdis arrivent à l’abbaye d’Ainay et y trouvent, dans le pré, l’abbé qui disait ses heures et qui, instruit déjà du motif de leur visite, ne leur fit pas un accueil bien gracieux. « Vous êtes bien hardi, dit-il à son neveu, de vous engager dans le tournoi projeté. Il n’y a que trois jours qu’étiez paige, et vous n’avez dix-sept à dix-huit ans, et vous dust encores donner des verges… Vous irez chercher ailleurs qui vous prêtera argent. » Bellarbre répondit à ce discours de fort mauvaises raisons qui finirent par décider l’abbé. Il donna à Bayart cent écus pour acheter deux chevaux, et il écrivit à Laurencin, son drapier, qui est qualifié, dans les écrits du temps, de bon compagnon, et qui avait alors sa boutique sur la place du Petit-Change, une lettre dans laquelle il lui disait de fournir au jeune Bayart tout ce qui lui serait nécessaire pour s’équiper.

Les termes de la lettre étaient vagues et ne limitaient rien ; les deux jeunes gens en profitèrent, « Allons vistement, disait Bellarbre, avant que votre abbé pense à ce qu’il a fait. » Ils se rendirent promptement chez Laurencin, qui, sur la lettre de l’abbé, leur délivra toutes les étoffes d’or et de soie qu’ils demandèrent. L’abbé, qui ne s’attendait à payer qu’une centaine de francs d’étoffe, fut bientôt inquiet, en pensant à l’abus que son neveu pourrait faire des expressions indéterminées de sa lettre. Il envoya sur-le-champ un domestique chez le drapier, mais il fut bien surpris d’apprendre que son neveu avait pris pour huit cents livres de fournitures. Il envoya immédiatement chez Bayart, avec l’ordre de reporter immédiatement les étoffes chez Laurencin ; mais le neveu avait consigné sa porte pour tous ceux qui viendraient de la part de son oncle.

Bayart figura dans le tournoi avec une magnificence et une distinction de gentilhomme achevé. Il y déploya tant d’adresse et de courage que les dames de Lyon, émerveillées de voir un si jeune champion triompher des plus forts et des plus expérimentés chevaliers, dirent en leur langage, qui étonnerait bien nos dames d’aujourd’hui : « Vey-vo cestou malôtru ! il a mieux fay que tous los autres. »

Ces prés d’Ainay rappellent encore le souvenir de la grande famine de 1531 ; nous en parlerons dans la notice sur les Cordeliers.

L’abbaye tenait dans la ville une si grande place que bien souvent elle reçut la visite des rois et des puissants de ce monde. L’archiduc d’Autriche, Philippe le Beau, fils de l’empereur Maximilien et père de Charles-Quint, étant venu à Lyon pour y traiter avec Louis XII de la paix entre la France et l’Espagne, vint loger à l’abbaye d’Ainay, où il fut malade. François Ier descendit à Ainay en 1536 et 1542 ; la seconde fois il était accompagné de la duchesse d’Etampes. En 1548, on y vit Catherine de Médicis et Henri II, avec toute la cour ; puis Christine de France, princesse de Piémont, Louis XIII, Anne d’Autriche, le cardinal Flavio Chigi. D’Halincourt, gouverneur de Lyon, y fit un séjour prolongé.

La sécularisation, qui eut lieu en 1685, fut un coup de mort pour l’église paroissiale de Saint-Michel ; les abbés en effet, voulant augmenter leurs revenus, supprimèrent cette paroisse ; l’office curial et paroissial fut transféré à Saint-Martin d’Ainay. Le chapitre sécularisé conserva le nom d’abbaye, en souvenir de son glorieux passé. Les moines devinrent des chanoines réguliers. Le chapitre était composé d’un abbé doyen, d’un prévôt curé, de dix-neuf chanoines titulaires, de seize chanoines d’honneur, de quatre habitués et de douze enfants de chœur. Pour être reçu chanoine, il fallait faire preuve de noblesse de deux degrés du côté paternel, sans compter le récipiendaire. L’abbé Aimé Guillon de Montléon, qui fut conservateur de la bibliothèque mazarine, fit partie de cette église.

Parmi les noms des abbés séculiers, il faut retenir ceux de M. d’Haussonville de Vaubecour et de M. de Jarente qui, en 1728 et en 1772, firent ouvrir les rues qui portent leur nom pour rendre l’église et l’abbaye d’un plus facile accès.

Le prolongement par Perrache, en 1774, de la presqu’île jusque vers la Mulatière, a enlevé à Ainay ce qu’il avait de pittoresque dans sa situation au confluent. Aujourd’hui le quartier d’Ainay est loin de la jonction du Rhône et de la Saône, c’est un peu le quartier Saint-Germain de Lyon.

Dans les dernières années du dix-huitième siècle, le chapitre n’existait plus que de nom ; l’abbé doyen, M. de Jarente, avait fixé sa résidence à Marseille, dans l’abbaye de Saint-Victor, dont il était aussi titulaire, et les chanoines s’étaient séparés. Lorsque la révolution viendra, elle n’aura pas besoin d’un grand effort pour faire disparaître cet état de choses vermoulu : le palais abbatial sera rasé, les maisons canoniales seront vendues ou renversées ; l’église elle-même, un moment envahie par un clergé constitutionnel, sera amoindrie et fermée.

Au Concordat, l’église d’Ainay fut rendue au culte et réparée par les soins de son clergé et par le concours empressé des fidèles. Aujourd’hui, cette paroisse est à tous égards une des meilleures de Lyon.

SOURCES

Fourvière, Ainay, Saint-Sébastien, par M. le baron Raverat.

Ainay, son autel, son amphithéâtre, ses martyrs, par M. de Boissieu.

Notice sur la découverte des restes de l’autel d’Auguste à Lyon, par M. Martin-Daussigny.

Ainay, dans Lyon ancien et moderne, par M. Fleury La Serve et Leymarie.

Les Traditions d’Ainay, par M. l’abbé Fl. Dumas.

Cartulaire de l’abbaye d’Ainay.

Ainay. — Magasin pittoresque, tome XXI, année 1853, page 289, sans signature.

Lugdunum sacro-profanum, par M. le P. Bullioud.

Tableau historique de la ville de Lyon, par l’abbé A. Guillon.

Grands souvenirs de l’Église de Lyon, par D. Meynis. (Beaucoup d’inexactitudes.)

Saint Pothin, par le P. Gouilloud.

Le Grand Cartulaire de l’abbaye d’Ainay, par Steyert. — Revue du Lyonnais, 5e série, tome VI.

Archives du Rhône : i° Observations sur les colonnes d’Ainay, par Clapasson, tome V. — 2° Articles divers, VIIe vol., page 81, et XIe vol., page 9.


  1. Les chrétiens observaient alors et continuèrent à observer encore, pendant plusieurs siècles, la défense de manger du sang, portée par l’ancienne loi, et confirmée par le concile des apôtres.
  2. Apocalypse, chap. xxii, 11.