Les amours de W. Benjamin/16
XVI
LE COUP DE POIGNARD
Vers les dix heures de la matinée du lendemain, Miss Jane recevait le capitaine Rutten dans son fumoir.
La première question du capitaine avait été celle-ci :
— Et les amours ?…
— Elles marchent !… répondit Miss Jane avec un sourire sarcastique.
— Elles marchent seulement ? fit Rutten comme avec surprise.
— Elles volent ! reprit Miss Jane avec un petit rire aigu.
— C’est mieux ainsi ! Comme ça, vous n’avez rien de précisément neuf ?
— Si fait, mon cher capitaine, j’ai du nouveau.
— Qu’est-ce donc ?
— Une question d’abord.
— Faites.
— Avez-vous revu Kuppmein, depuis hier matin ?
— Non.
— En ce cas, allez dans l’antichambre et téléphonez à son hôtel.
— Pourquoi ? fit Rutten avec surprise.
— Pour savoir s’il est là.
— Et s’il y est ?
— Dites-lui de se rendre ici immédiatement.
Rutten vit un sourire énigmatique aux lèvres de Miss Jane, mais il ne fit aucune observation. Seulement, très intrigué, il prit le chemin de l’antichambre.
Quant à la jeune fille, elle prit une cigarette sur le guéridon, l’alluma et alla, suivant son habitude, s’étendre paresseusement sur la méridienne. Tout en fumant, elle ne perdait pas son sourire énigmatique.
Quelques minutes s’écoulèrent. Puis un pas rapide se fit entendre dans le salon, une main nerveuse écarta les draperies de l’arcade et Rutten reparut pâle et agité.
— Eh bien ? interrogea Miss Jane.
— Savez-vous ce que j’apprends ?
— Dites donc.
— Que Kuppmein a disparu de l’hôtel d’une façon tout à fait mystérieuse.
— Mon cher capitaine, répondit Miss Jane, voilà justement ce nouveau que j’avais à vous apprendre.
— Comment donc avez-vous été instruite de l’affaire vous-même ?
— Par Lebon qui loge au même hôtel.
— Ah ! ah !
— Mais j’ai mieux que ça encore !
— Voyons donc.
— Kuppmein est toujours à l’hôtel…
Rutten sursauta et fixa sur la jeune fille des yeux désorbités par l’ahurissement.
Miss Jane éclata de rire.
— Oui, reprit-elle, Kuppmein est toujours à l’hôtel… mais c’est tout ce que je sais.
— Pourtant l’hôtel m’informe qu’il n’est pas là, c’est-à-dire qu’il en est disparu sans laisser de trace.
— Tout cela est parfait, mon cher capitaine. Seulement, les gens de l’hôtel n’ont pas les données nécessaires pour leur permettre de faire les rapprochements que j’ai faits.
— Expliquez-vous donc.
— Il importe que je vous dise d’abord, pour que vous me compreniez mieux, que Lebon m’a dit avoir mis son affaire en marche dès son arrivée à New York, et il a fini par m’avouer qu’il croyait tenir l’un des voleurs de ses plans et modèle. Or, il me semble qu’il n’en faut pas bien davantage pour comprendre ce qui s’est passé.
— Que comprenez-vous ? interrogea Rutten très curieux.
— Je comprends que Kuppmein est prisonnier de Lebon, et la prison de Kuppmein doit faire partie, ou je me trompe fort, de l’appartement de Lebon.
— C’est invraisemblable ! murmura Rutten.
— Si vous voulez. Mais si tel est le cas, il est sûr que Lebon ne lâchera pas Kuppmein tant qu’il n’aura pas retrouvé ses plans.
— Ce qui signifierait pour vous que Kuppmein ne nous a pas encore trahis ?
— Je n’en sais rien. Mais si Kuppmein a confessé la vérité, ce dont je n’ai pu savoir de Lebon, ce dernier ne lâchera pas Kuppmein avant qu’il ne soit assuré de cette vérité… c’est-à-dire avant qu’il n’ait arraché ses plans à un certain capitaine Rutten.
Le capitaine tressaillit et garda le silence, paraissant méditer profondément.
Miss Jane, tout en aspirant avec délice la fumée de sa cigarette, observait le capitaine à la dérobée.
Au bout de quelque temps elle demanda :
— À quoi songez-vous, capitaine ?
Rutten leva le front et répondit :
— À ceci : que Kuppmein n’a pas parlé !
La jeune fille fronça ses jolis sourcils.
— D’où vous vient cette assurance ? demanda-t-elle rudement.
— Du fait que Kuppmein a trop d’intérêt dans cette affaire, et qu’il ne risquera pas la perte des vingt-cinq mille dollars que je lui ai promis.
— Cela ne prouve rien.
— Pourquoi ?
— Parce que je crois connaître Kuppmein mieux que vous ne le connaissez. Parce que Kuppmein est un fourbe, un ambitieux et un traître. Parce que Lebon peut lui offrir une somme d’argent plus considérable que celle que vous lui avez promise. Et parce que, pour de l’argent, Kuppmein trahirait son pays, il trahirait sa mère, il trahirait Dieu lui-même ! Capitaine, ajouta Miss Jane d’une voix sourde et basse, souvenez-vous des dernières manœuvres de Kuppmein à Montréal. De même que Grossmann et Fringer, cet homme n’est pas notre associé, il est notre ennemi mortel, et c’est à nous de prendre dès ce jour toutes nos précautions. Tenons-nous donc sur nos gardes !
— C’est vrai, répondit Rutten pensif, j’avoue que ce Kuppmein peut devenir gênant.
— Dangereux ! gronda Miss Jane.
— Oui, dangereux… répéta Rutten.
— Eh bien ! que fait-on avec les gens de cette sorte ?
— On s’en débarrasse ! répliqua froidement Rutten.
— Alors, qu’il meure ! grinça Miss Jane.
— Il y a aussi Grossman…
— Qu’il meure ! répéta Miss Jane.
— Et Fringer ?…
— Qu’il meure aussi ! rugit Miss Jane.
— Diable ! fit Rutten qui ne put réprimer un frisson, vous n’y allez pas de main morte !
— Capitaine, gronda Miss Jane, je vous le répète, nous ne devrons dorénavant compter que sur nous-mêmes. Souvenez-vous, ajouta-t-elle, que Kuppmein, Grossmann et Fringer se sont engagés par serment et sous peine de mort et que tous trois, traîtres, ont violé leur serment ! Alors…
— Qu’ils meurent donc ! acheva Rutten avec un accent terrible.
Miss Jane ébaucha un sourire de féroce satisfaction et reprit :
— Puisqu’il en est ainsi, il faut commencer par celui qui, le premier, tombe sous notre main.
— Kuppmein ? gronda Rutten.
— Oui, Kuppmein. Et puis j’ai toujours pensé, poursuivit la jeune fille avec un sourire tranquille, qu’une chose faite vaut mieux qu’une chose à faire.
— C’est plus sûr.
— Quand pensez-vous donc agir ?
— Aujourd’hui, si possible. Mais dites-moi quand vous attendez Lebon ?
— Après dîner. Nous irons à Manhattan, et ce soir au Metropolitan.
— Bon, j’ai du temps devant moi et je vais de suite préparer l’affaire.
Et Rutten se leva pour se retirer.
— Quand nous reverrons-nous ? demanda Miss Jane.
— Téléphonez-moi lorsque vous serez seule.
— C’est dit.
Après le départ du capitaine, Miss Jane alluma une nouvelle cigarette, reprit sa posture de l’instant d’avant, c’est-à-dire qu’elle s’étendit mollement sur sa méridienne, et après avoir lancé au plafond un nuage de fumée, elle murmura avec un sourire diabolique !
— Comment Rutten va-t-il s’y prendre ?… Qu’importe ! j’ai foi en lui pour ces sortes d’affaires. Mais une chose certaine, c’est que je tiens Lebon. Une autre chose, c’est que je suis sur le point de déchiffrer ce William Benjamin qui m’intrigue toujours. Et une autre chose encore, c’est que Rutten est devenu tout à fait ma chose, mon esclave, et ce ne sera plus cent mille dollars, mais deux cent mille qu’il aura à me verser ou à me faire verser ! Et alors, ce pauvre Rutten, comme il saura trop de choses sur mon compte et que, avec l’âge qui avance, il pourrait devenir indiscret — ce qui nuirait à ma sécurité — je l’enverrai faire un voyage… Mais non en Allemagne d’où il pourrait revenir, mais dans l’autre monde d’où l’on ne revient jamais ! Du reste, il a assez vécu, et quelques années de moins…
Un ricanement sardonique compléta sa pensée.
Alors, elle consulta l’heure au cadran enchâssé dans l’un des clochetons de la bibliothèque.
— Onze heures et demie ! dit-elle. Allons ! je vais déjeuner.
Elle se leva, marcha jusqu’à un petit miroir appendu au mur, donna un tour de main à sa magnifique chevelure, se sourit ironiquement, puis à pas lents traversa le fumoir pour gagner sa chambre à coucher. Mais avant de franchir le seuil de la porte, elle s’arrêta pensive, et murmura :
— Où donc vais-je aller déjeuner ce midi ?…
Elle médita une minute. Puis un nouveau sourire narquois glissa sur ses lèvres humides et rouges, et elle acheva par ces paroles sa pensée :
— Bon… je vais à l’hôtel Américain !…
Il passait trois heures de l’après-midi, ce même jour, lorsque deux hommes, dont l’un, — un grand gaillard à physionomie peu recommandable, — était porteur d’une petite valise de voyage, s’arrêtèrent à quelques pas de l’Hôtel Américain et se mirent à causer à voix basse.
Après un entretien de cinq minutes environ, le gaillard porteur de la valise se dirigea d’un pas délibéré vers l’entrée principale de l’hôtel et pénétra dans l’intérieur.
Le personnage demeuré à l’extérieur était plutôt de frêle apparence ; vêtu d’un habit à couleurs d’arc-en-ciel, coiffé d’un feutre mou et mains gantées, il s’appuyait sur une canne de jonc. Sa figure maigre et plissée avec un teint parcheminé, et les quelques cheveux grisonnants qu’on apercevait aux tempes annonçaient l’homme de la cinquantaine et au delà. Sur son nez mince et aquilin était posé un lorgnon à verres violets.
Cet homme paraissait un peu agité, et souvent il promenait autour de lui des regards furtifs et soupçonneux.
Pénétrons dans l’hôtel et rejoignons le premier individu.
Nous le trouvons en train d’inscrire son nom dans le livre des hôtes sous le regard attentif d’un employé.
Et l’inscription que cet homme a faite se lisait ainsi :
L’employé appuya sur un timbre et la minute suivante, un garçon en livrée se présenta, prit la valise du voyageur et, suivi de ce dernier, gagna l’ascenseur qui s’éleva peu après vers les étages supérieurs.
Un quart d’heure s’était écoulé, quand le personnage que nous avons laissé dehors se présenta au bureau de l’administration.
— N’avez-vous pas ici un monsieur Longford, d’Albany ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur, répondit l’employé avec la plus grande courtoisie : ce monsieur s’est inscrit tout à l’heure.
— Ah ! enchanté… fit le personnage avec satisfaction. Puis-je monter à son appartement ?
— Certainement. No 335… Je vais vous faire conduire !
— Non, c’est inutile, merci. Je connais la maison.
Et sans attendre l’approbation ou la désapprobation de l’employé, l’inconnu se dirigea vers l’ascenseur et monta.
L’instant d’après, il pénétrait dans la chambre No 335, fermait la porte soigneusement, et disait à Samuel Longford d’une voix quelque peu nasillarde :
— Enfin, nous sommes dans la place. Avez-vous appris le numéro de Kuppmein ?
— Oui, d’une fille de chambre… No 321.
— Et celui de Lebon ?
— Juste en face… 320.
— Très bien. Maintenant montrez-moi la clef de cette porte.
— Voici.
Le personnage au lorgnon violet tira d’une poche un fort trousseau de clefs qui, par leur diversité, eussent fort émerveillé un cambrioleur de bonne maison, il se prit à comparer minutieusement la clef de l’hôtel avec chacune des clefs du trousseau.
Enfin, il regarda Longford et dit :
— Que pensez-vous de cela ?
Et il plaçait sous les yeux de l’autre la clef de l’hôtel et l’une des clefs du trousseau.
— Pas mal, répondit Longford avec un sourire.
— Hein ! ricana le petit personnage, je crois que nous avons le passe-partout !
— Essayez-la, proposa Longford en indiquant la porte.
— C’est juste.
D’un pas alerte l’homme au lorgnon alla à la porte, introduisit la clef du trousseau dans la serrure, et celle-ci, à sa grande satisfaction, fonctionna à merveille.
Alors, il retira la clef et dit :
— À l’œuvre donc ! Vous, faites le guet dans le corridor pendant que j’agirai dans l’appartement de Lebon ou dans celui de Kuppmein. Si, par cas, un employé venait à passer, un premier accès de toux m’en préviendra, puis un second me signifiera que le corridor est libre, et je pourrai sortir sans danger d’être surpris.
— Très bien, approuva Samuel Longford.
Puis le personnage au lorgnon ouvrit la porte et inspecta le corridor.
— Personne, dit-il. Allons !
Ils sortirent tous deux. Le premier gagna à pas de loup la porte No. 321. Il frappa. Nul ne répondit. Il introduisit son passe-partout dans la serrure, la porte s’ouvrit et l’homme entra dans la chambre.
Deux minutes s’écoulèrent. Samuel Longford, l’œil bien ouvert et l’oreille bien tendue, se tenait près de la porte d’un cabinet de toilette tout près de là, comme s’il eût voulu faire penser à tout locataire ou employé qui pourrait survenir qu’il entrait ou sortait du cabinet.
Au bout de ces deux minutes le petit vieux à l’habit couleurs d’arc-en-ciel sortit de l’appartement No. 321, referma doucement la porte, fit à Longford un signe qui pouvait signifier : Veillez bien !… puis à l’aide toujours de son passe-partout, il pénétra dans la chambre de Pierre Lebon.
Suivons-le.
Une fois dans la place, l’inconnu s’arrêta, examina chaque chose d’un regard perçant et inquisiteur, puis se dirigea vers la salle de toilette.
Cette salle était déserte.
Les regards de l’homme se fixèrent sur la porte du garde-robe. Il tourna le bouton, mais la porte résista. Il tressaillit soudain et prêta l’oreille en penchant sa tête et en suspendant sa respiration. À cette minute, il pouvait saisir assez distinctement le souffle d’une personne qui dort bien tranquillement.
Un sourire crispa les lèvres blanches de l’inconnu. et il se mit à gratter dans la porte.
Peu après un grognement partit de l’autre côté de la porte. L’inconnu continua à gratter, tout en accentuant son sourire. Il put entendre, peu après, une voix basse et enrouée qui demandait :
— Qui est là ?
L’homme demanda en étouffant sa voix autant que possible :
— Est-ce vous, Kuppmein ?
— Oui… qui donc parle ?
— Rutten… répondit le personnage qui, en effet, sans le lorgnon à verres violets, ressemblait fort au capitaine Rutten. C’était bien la même physionomie froide et astucieuse à la fois.
— Rutten ! répéta la voix d’un accent joyeux. Dieu soit loué !… Venez-vous me délivrer, mon bon Rutten ?
— Oui, mon bon Kuppmein… Attendez un peu ! ajouta Rutten avec un sourire cruel.
Le capitaine de sa main gauche prit son passe partout tandis qu’il armait sa main droite d’un court poignard à lame étincelante et aiguë.
Il tourna lentement la clef dans la serrure, la retira, la remit dans sa poche, puis saisit le bouton…
À cet instant précis il entendit quelqu’un tousser dans le corridor. Des pas rapides et étouffés semblèrent passer devant la chambre.
— Êtes-vous là encore ? demanda la voix de Kuppmein.
— Chut !… souffla Rutten en collant ses lèvres au trou de la serrure.
Et attentif, l’expression farouche, ramassé sur lui-même comme pour bondir sur une proie quelconque, Rutten attendit. Si, à cette minute, Kuppmein eût pu voir la physionomie de cet homme armé d’un poignard, il aurait été saisi d’épouvante.
Deux minutes se passèrent dans un silence funèbre.
Puis, un claquement de porte retentit, et un second accès de toux parvint à l’ouïe du capitaine.
Il respira longuement et retrouva son sourire sarcastique et cruel. Il dissimula son poignard derrière lui, et tira doucement la porte du garde-robe. Il aperçut la face pâle et anxieuse de Kuppmein qui déjà tendait sa main ouverte dans un geste de gratitude. Mais cette main, il la retira aussitôt et recula vivement de deux ou trois pas en découvrant ce personnage à lorgnon violet qu’il ne reconnaissait pas.
Rutten fit entendre un ricanement. De sa main gauche il souleva le lorgnon, disant de son accent nasillard et narquois :
— C’est bien moi, mon cher monsieur Kuppmein… regardez !
Cette fois Kuppmein reconnut le capitaine. Un large sourire éclaira sa physionomie, et de nouveau il tendit sa main ouverte, tandis que ses lèvres s’apprêtaient à exprimer quelques paroles de joie et de reconnaissance…
Mais au même instant, Rutten ramena son bras droit en avant et, rapide comme la foudre, leva sa main et la rabattit violemment… la lame du poignard pénétrant tout entière dans le sein gauche de Kuppmein.
Celui-ci fit entendre un grognement indistinct, ses yeux regardèrent une seconde Rutten avec étonnement et épouvante à la fois, puis il battit l’air de ses deux bras et s’affaissa lourdement sur le plancher. Quelques convulsions l’agitèrent un instant, puis il demeura inerte.
— Et de UN ! murmura Rutten avec un rictus sauvage.
Il essuya son arme au veston de Kuppmein, considéra un moment sa victime avec un sourire de triomphe, sortit du garde-robe et referma la porte.
Il ne lui fallut qu’une minute pour traverser la chambre et sortir. Il vit Longford dans le corridor. Tout était tranquille et désert.
Les deux hommes échangèrent un regard d’intelligence… ils se comprirent, puis gagnèrent la chambre No 335.
— À présent, dit Rutten en essuyant la sueur qui tombait de son front, je vais me retirer. Quant à vous, suivez les instructions que je vous ai données, c’est-à-dire agissez comme si vous aviez des affaires en ville. Mais ici, dans l’hôtel, vous écouterez tout ce qu’on pourra dire d’intéressant. Vous me tiendrez au courant.
— Très bien, répondit Longford.
— Alors, bonne chance !
L’instant d’après le capitaine était hors de l’hôtel.