Les affaires sont les affaires/Acte III
ACTE TROISIÈME
Scène première
Voilà…
Merci…
Seulement… tu sais… mon garçon… Il ne faut pas t’habituer à ces petites distributions… À la fin… la caisse du papa Lechat n’y suffirait plus.
Oh !…
Non… mais… je t’en prie !… (Un petit silence durant lequel Isidore réfléchit.)
Maintenant… dis-moi… Tu es toujours bien avec le jeune Bragard ?
Lequel ?
Le fils du général…
Henry ?… (Négligemment.) Oui… nous sommes revenus ensemble d’Ostende, cette nuit…
Quel type est-ce ?
Mon Dieu… comme tout le monde… Très chic, d’ailleurs…
Les Bragard n’ont pas le sou ?…
On ne les dit pas riches… en effet…
Pourtant… ils mènent grand train ?…
Grand train ?… Enfin… oui… un train convenable… Ils sont assez chics…
Et ils n’ont pas le sou ?…
Ça n’est pas une raison…
Au contraire… (Un temps.) Je vais te dire quelque chose… Je suis informé que le ministre de la Guerre prépare un remaniement complet de ses bureaux… Il est décidé que le général de Bragard sera nommé chef de l’état-major… c’est même chose faite.
Ah !… Henry ne m’en a pas dit un mot…
Oui… mais… je le sais…
Tant mieux !… Ça les retapera un peu…
J’ai besoin… pour une très grosse affaire que je suis en train de traiter avec ces deux imbéciles… que tu as vus au déjeuner…
Deux bonnes têtes… Mais pas l’accent du triomphe… par exemple…
Dame !… (Il fait le geste de serrer une vis. Xavier rit.) J’ai besoin d’être très sérieusement piloté auprès du général de Bragard… Pense, si mes renseignements sont exacts… qu’il s’agit d’une vingtaine de millions… (Xavier fait entendre comme un sifflement aspiré.) Oui, mon petit… simplement…
Fichtre !… Tu ne t’embêtes pas.
Plus, peut-être… Peut-être puis-je doubler ma fortune sur ce coup-là, mon garçon… (Xavier ne dissimule plus un très vif intérêt.) Mais il me faut le Bragard, à tout prix…
Le Bragard ?… Tu as Porcellet… son cousin germain… Très intimes, tous les deux.
Entendu… mais je voudrais quelqu’un de plus proche… Et puis… Porcellet… (Un temps.)… je ne sais pas encore ce que je vais faire de lui… (Un temps) Est-ce que ton ami Henry a de l’influence sur son père ?…
Ça… je l’ignore… Mais en s’y prenant bien… On a toujours de l’influence sur son père…
Ah ! ah !… C’est pour moi que tu dis cela ?…
Oh ! toi !… tu ne fais que ce que tu veux…
Oui… Oui… Moque-toi de moi, maintenant que tu as tes deux cent mille en poche… Petite canaille !… Enfin… ton opinion sur le jeune Henry ?
On peut voir…
Eh bien… mon petit… il faut que tu me l’amènes… demain… au journal… Nous déjeunerons tous les trois… et nous causerons…
Ça… c’est plus délicat…
Comment ?…
Henry est un garçon accessible… je crois… mais prudent… extrêmement formaliste.
J’y mettrai toutes les formes qu’il voudra…
Vois-tu… je crains qu’il n’aime pas… beaucoup… à se rencontrer… avec toi… chez toi…
Et pourquoi ?…
Parce que… tu es… un peu… brûlé.
Elle est forte… celle-là… Brûlé, moi ?… Qu’est-ce que tu me chantes ?
Je sais bien… ce qu’on dit… de toi… un peu partout… J’en surprends au club… tous les jours… des histoires… sur ton compte…
Des histoires ?… Allons donc… Des histoires de femmes ?
Pas précisément… (Vague.)… des histoires… Moi… ça m’est égal… Je te trouve épatant… Mais il y en a que cela gêne…
Fu…u…ut !… Des crétins… Je m’en fiche !
Je crois que j’ai mieux… Je suis très… lié… avec la maîtresse d’Henry… (Appuyant.)… très…
Qui est-ce ?
Une femme que tu ne connais pas… très adroite… très discrète… un peu mystérieuse… et qui a, sur son amant, un grand empire…
Ah !
Une Russe qui, d’ailleurs, est quelquefois Allemande, quelquefois Italienne… Tu comprends ?
Je ne suis pas de cette école-là… C’est très gentil… les femmes… mais… en dehors de l’amour… je m’en méfie comme de la peste… Non… non… pas de femmes dans les affaires…
Tu as tort… Au fond, elles ne sont bonnes qu’à ça…
Une espionne ?…
Eh bien ?… C’est le cas…
Sacré petit bougre, va !… (Après avoir réfléchi de nouveau.) Non… non… Je veux traiter cette affaire-là… moi-même…
Si tu te méfies de moi… alors ?…
Es-tu bête !… Si je me méfiais de toi… est-ce que je te demanderais d’assister à l’entrevue…
M. le marquis de Porcellet demande si monsieur peut le recevoir…
Deux heures… Mazette !… Il est exact, M. le marquis… (Au domestique.)… Prie M. de Porcellet… d’attendre quelques instants… (À Xavier.) Tiens-tu à le voir ?
Pas du tout…
Je ne suis d’ailleurs pas fâché qu’il fasse un peu antichambre, monsieur le marquis… C’est égal… Il est exact…
L’exactitude est la politesse des décavés…
En a-t-il de l’esprit, ce gamin-là ?… (Il se lève.) Alors… c’est entendu ?… Tu me l’amènes… demain… une heure ?
Je tâcherai…
Il n’y a pas de : Je tâcherai… Il le faut…
Combien me donnes-tu ?
Dis donc… dis donc…
Ben !… Puisque tu doubles ta fortune… tu peux bien doubler tes générosités… sur ce coup-là… Alors, les affaires ne sont plus les affaires ?
Ça n’est pas gentil, tu sais. Et tu me fais de la peine… Est-ce que j’ai jamais compté avec toi ?
Eh bien… à demain !
À la bonne heure… Embrasse-moi… (Ils s’embrassent.)… Et ta machine ?… Toujours content ?
Épatante…
Sois prudent… mon garçon… Pas trop de vitesse…
Peuh !… Du cinquante-cinq à l’heure.
C’est trop… Ah ! je n’aime pas ces mécaniques-là… Pense à embrasser tout de même ta mère et ta sœur, avant de partir…
Et si je rencontrais l’ange… ce soir… par hasard… faut-il que je l’embrasse, elle aussi ?
Allons… allons… méchant garnement… respecte ton vieux père… Pas un mot, à elle, non plus… des deux cent mille…
Ah ! papa…
À demain… mon garçon…
À demain…
Scène II
Monsieur le marquis… j’ai bien l’honneur de vous saluer…
Cher monsieur Lechat…
Excusez-moi de vous avoir fait attendre…
Nullement… nullement…
Donnez-vous donc la peine de vous asseoir…
Merci…
Un cigare ?… (Le marquis refuse d’un geste de la main.)… Un verre de porto ?…
Merci !… Pas davantage…
Ah ! monsieur le marquis… il y a longtemps que je n’avais eu l’honneur de votre visite… On est voisins… on est en bons termes… et c’est curieux… on ne se voit jamais… Tous les trois ans… à peu près…
Mon Dieu ! vous savez… les mille empêchements… les mille préoccupations de la vie… On ne s’appartient pas toujours…
À qui le dites-vous !
Et puis… ces temps derniers… j’ai été très absorbé par le retour de mon fils…
Vous auriez dû l’amener… sans façon… J’eusse été heureux de voir un explorateur… un vaillant compagnon du prince d’Orléans…
Il est en ce moment chez ma tante Sombreuse… dans le Périgord…
Ah !… (Un temps.) Et il est content de son voyage ?… Pas trop de fatigues… pas de fièvres ?
Du tout… Il est revenu enthousiasmé du Tonkin… Il dit que c’est un admirable pays de chasse…
Ah !…
Oui… il paraît que la chasse au paon, surtout, est très amusante.
Ah ! ah !…
Dangereuse… par exemple… mais d’autant plus amusante…
Ils sont donc féroces… les paons… par là ?
Pas les paons, naturellement… mais les tigres… car on ne trouve les paons que dans les parties de forêts fréquentées par les tigres… Au Tonkin… là où il y a du cerf… il y a du tigre… et là… où il y a du tigre… il y a du paon…
C’est très curieux…
N’est-ce pas ?… Robert assure que le paon est quelque chose de magnifique à tuer…
Je le crois… Ah ! c’est beau, les voyages… il n’y a rien, comme les voyages, pour meubler l’esprit d’un jeune homme…
Et puis… cela fait passer le temps… Les brousses de l’Indo-Chine sont souvent moins dangereuses à traverser que les boudoirs parisiens…
Vous avez raison… parce que là où il y a du boudoir… il y a de la femme… et là où il y a de la femme… il y a…
Du pigeon…
Ou du lapin… (Ils rient.) C’est moins dangereux que le pigeon.
Eh bien… mon cher monsieur Lechat… je suis vraiment très heureux de vous voir… (Un temps.)… très heureux… (Un autre temps.)… Outre le plaisir que cette visite me procure…
Vous pouvez dire : Nous… monsieur le marquis…
Je désirerais vous entretenir de quelque chose d’assez… urgent…
Tout à votre disposition… monsieur le marquis…
Voilà… (Il se dégante.)… Le règlement de la liquidation Gasselin… le marchand de bois de Melun.
Je sais… je sais…
N’avance pas… Le notaire, d’ailleurs, m’écrit que je n’ai malheureusement pas grand’chose à en attendre…
Rien du tout, monsieur le marquis…
Ah !… C’est aussi votre avis ?…
Oui…
C’est bien ce que je craignais… (Un temps.) Une grosse perte pour moi… Cela me gêne beaucoup. J’ai justement des échéances assez lourdes… et pas d’argent disponible… Oui… enfin… je suis très gêné… très ennuyé… Je viens donc vous demander de me prêter encore deux cent mille francs…
Nous allons voir ça… monsieur le marquis… nous allons voir ça…
Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’obligeriez, cher monsieur Lechat…
Tiens… J’ai justement là… comme par hasard… votre petit dossier… (Avec une bonne figure.)… Nous allons voir ça… (Il feuillette rapidement le dossier.)… Quatre obligations de deux cent mille francs… une autre de quatre cent mille… douze cent mille… les intérêts à cinq pour cent restés impayés… depuis deux ans… treize cent vingt mille… C’est exact ?
Parfaitement exact…
Oui… oui… (La tête levée vers le plafond… il a l’air maintenant de se livrer à des calculs mentaux.) Eh bien… je le regrette… monsieur le marquis… mais… cette fois… impossible.
Vous refusez ?…
Désolé… mais je refuse…
Pourtant… je vous apporte toutes les garanties désirables…
Des hypothèques… encore ?…
Quelles meilleures garanties… voulez-vous donc ?
Mais votre terre est grevée de plus d’hypothèques… qu’elle ne vaut…
Je vous demande pardon…
Votre terre est très mal cultivée… très mal entretenue… Les fermes ne tiennent plus debout… Vous avez saccagé vos bois… Si j’en retire un million… ce sera très beau…
Comment… si vous en retirez ?…
Dame !…
Mais… monsieur… je puis vous offrir… d’autres garanties… D’abord… mon honorabilité…
Je sais ce qu’elle vaut et j’y rends hommage… Mais nous ne connaissons pas ça… dans les affaires…
Et puis… j’ai ma part dans la succession de ma tante Sombreuse…
Heuh !…
Quatre-vingt-trois ans !
Oh !… les successions à venir… et par le temps qui court…
C’est bien… monsieur… (Il se lève.)… Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’une démarche…
Monsieur… le marquis… faites-moi… l’amitié… de vous rasseoir…
Mais…
Je vous en prie !… (Le marquis se rassoit. — Un petit silence.)… Monsieur le marquis… je vous aime… moi… vous me plaisez beaucoup… mais là… beaucoup… Et je voudrais vous tirer de la situation… désastreuse où vous êtes.
Désastreuse… Oh !…
Disons le mot… de la ruine…
Peste !… comme vous y allez… cher monsieur Lechat !…
Inutile de feindre avec moi… monsieur le marquis… Je connais votre position aussi bien que vous… Je la connais mieux que vous…
Ma position… comme vous dites… n’est pas très brillante… en ce moment… Elle n’est pas, non plus, désespérée.
Si… monsieur le marquis… si… Elle l’est… (Légèrement ironique.) Et… ma foi !… je puis bien vous avouer une chose… Il y a longtemps que je caresse l’idée de réunir à la terre de Vauperdu… la terre de Porcellet… (Sursaut du marquis.)… Mon Dieu, oui !… C’est un de mes rêves… Quel domaine, monsieur le marquis ! (Un petit silence.)… Ce rêve… (Il montre le dossier ouvert sur la table.)… je puis le réaliser demain… (Âpre.)… si je veux… (Il redevient bonhomme.)… Mais vous me plaisez beaucoup… Et je me demande si… avant d’en arriver à des extrémités fâcheuses pour vous… et pour moi… pénibles… après tout… malgré mon rêve… je me demande si nous ne devons pas chercher un moyen d’entente… un terrain de conciliation… si nous ne pouvons pas nous arranger… comme de braves gens que nous sommes… ah !…
Mon Dieu ! Je le désire…
Cela dépend de vous…
Que me proposez-vous ?…
Une combinaison admirable, monsieur le marquis…
Voyons…
Mais voilà… Vous êtes un homme à principes… à grands principes… Vous n’êtes pas, du tout, dans le mouvement moderne… Vous restez attaché aux vieilles idées du passé… et… permettez-moi le mot, à toutes sortes de préjugés… qui n’ont plus cours aujourd’hui… Chevaleresque… je veux bien… mais pas pratique et c’est grand dommage !
D’être restée peu pratique dans une société qui l’est devenue beaucoup trop… c’est la raison d’être actuelle de la noblesse et c’est sa gloire…
C’est sa mort !
Tant pis !… Chez nous, monsieur, l’honneur passe avant l’intérêt…
Encore l’honneur !
Plaît-il ?
Rien… pardon… Je pensais à mon fils, une petite coïncidence…
Certes… en politique… et surtout… en religion… j’ai des principes… inflexibles… des principes… avec lesquels… je ne transigerai jamais… Mais… je ne condamne pas pour cela toute espèce de progrès. J’ai, plus que vous ne le croyez… l’esprit ouvert à de certaines nécessités sociales… à de certaines choses nouvelles… pourvu qu’elles n’attentent en rien… à l’idéal que je me suis fait de la vie…
Oui… seulement… voilà… elles y attentent toujours…
Mais non… voyons… quelle est cette combinaison ?
Ma foi !… monsieur le marquis… vous m’avez un peu découragé… avec vos grands mots… L’honneur !… l’honneur !… sans doute… Mais chacun entend l’honneur à sa façon… et je crains bien que la vôtre ne soit pas la mienne… Non… voyez-vous… cette combinaison… à quoi j’avais songé un instant… j’ai bien envie d’y renoncer.
Expliquez-la toujours.
À quoi bon ?
C’est donc bien terrible ?…
C’est une affaire.
Nous causons… Cela n’engage à rien.
Eh bien… monsieur le marquis… puisque vous le voulez… (Un temps.) Je ne suis pas un diplomate… moi… je n’ai pas l’art des réticences et des circonlocutions… Je vais droit au but… et joue cartes sur table… En deux mots… vous avez un fils… ruiné… j’ai une fille très riche… excessivement riche… (Un temps.)… Marions-les…
Qu’est-ce que vous dites ?
Marions-les… Et comme je sais faire la part des choses… consentir aux sacrifices qu’il faut… je vous donne quittance des treize cent vingt mille francs… Et vous rentrez dans vos droits de propriété… intacts… sur le domaine de Porcellet… (Un temps.)… Mais asseyez-vous donc, monsieur le marquis. (Le marquis se rassied.)… Vous voyez qu’Isidore Lechat… cette canaille de Lechat… comme on dit… sait se conduire… à l’occasion… en vrai gentilhomme…
C’est impossible… (Un temps.)… Vous n’y songez pas ?
Je vous demande pardon… j’y songe parfaitement… Et je songe aussi à servir à ma fille une rente de deux cent cinquante mille francs… Je garde le capital… Il est mieux entre mes mains qu’entre les siennes… car le capital me connaît… et il s’amuse avec moi.
Alors… c’est un marché ?
C’est une affaire…
Vous voulez m’acheter… dites-le… m’acheter ?
Ah ! voilà les grands mots qui reviennent… Mais non… monsieur le marquis… Je veux vous sauver du désastre… inévitable… Vous serez bien avancé quand vous devrez quitter cette belle terre de Porcellet… réduire à rien une existence fastueuse… accablé de lourdes dettes… traqué par tous les hommes de loi… tombant de saisies en ventes, promenant à travers tous les tribunaux votre fameux blason, coiffé de papier timbré… Heureux encore si, après trop de misères, vous trouvez un jour, comme le père de la Fontenelle… une place de régisseur… chez un brave homme tel que moi… Je sais ce que c’est, allez… J’ai été ruiné deux fois… Ça n’est pas drôle… Mais moi… j’ai du ressort… Vous… vous n’avez que des principes. Maigre défense, croyez-moi… contre de pareils malheurs…
M’acheter !… moi !…
Ne répétez donc pas toujours la même chose… Je n’achète pas… j’échange… Les affaires sont des échanges… on échange de l’argent… de la terre… des titres, des mandats électoraux… de l’intelligence… de la situation sociale… des places… de l’amour… du génie… ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas… Il n’y a rien de plus licite… et rassurez-vous… rien de plus honorable.
Mais… mon fils… n’a nullement l’intention de se marier…
Oui… je sais bien… On n’a pas l’intention de faire une chose… et puis… on la fait tout de même… Des circonstances imprévues, les nécessités de la vie… corrigent souvent les intentions les mieux arrêtées… Ah ! monsieur le marquis… si vous vouliez vous laisser conduire par moi… Quelles magnifiques… quelles merveilleuses affaires… tous les deux !… Ah ! sapristi !… Et, tenez, l’hôtel des Porcellet… ce superbe hôtel que feu votre frère, après le krach, vendit au prince Kartdoff… va être remis en vente… dans quelques mois…
Ah !…
Vous ne le saviez pas ?
Du tout…
Vous voyez… Il faut que ce soit moi qui me préoccupe… et vous mette au courant des affaires de la famille… Cet hôtel… je pourrais le racheter… et le déposer… pierres, meubles, collections… dans la corbeille de noces de ma fille… Un cadeau vraiment royal !… Et que ne ferions-nous point ? Unis par les liens du sang… et par des intérêts communs… nous irions ensemble à la conquête du monde… tout simplement… (Un petit silence… Le marquis est toujours songeur.)… Remarquez que dans cet échange que nous faisons… vous donnez autant que je donne… Par conséquent, correction parfaite de part et d’autre… Et même si nous évaluons en argent ce que vous apportez, et c’est là qu’il faut toujours en venir, car tout a une valeur représentative de numéraire, votre apport est, peut-être, plus considérable que le mien… Calcul facile et qui doit apaiser toutes vos susceptibilités… (Le marquis hoche la tête.) Donc… si quelqu’un est acheté dans cette affaire… ce n’est pas vous… c’est moi… (Le marquis regarde Lechat avec une expression d’étonnement croissant.)… Mais oui, mais c’est évident… D’abord, vous possédez un grand crédit… auprès du général de Bragard… votre cousin germain… un militaire étonnant… qui va être nommé, bientôt, chef de l’état-major… je le sais…
Vous savez donc tout ?
C’est mon métier, monsieur le marquis… Ce crédit, j’en ai besoin… pour m’assurer la protection bienveillante du général… dans une colossale affaire qui dépend un peu de lui… et à laquelle cela va de soi… je vous intéresse… (Avec mystère.) J’ai là-dessus… certains projets de défense nationale… qui seront… je crois… approuvés par le général… car… vous ne doutez point… n’est-ce pas que je ne sois un bon et excellent patriote ?… (Avec une chaleur emphatique.) Tout ce que vous voudrez… mais patriote… diable !… Nous en reparlerons… (Un temps.)… Vous avez aussi…
Encore ?…
Vous avez aussi… une influence électorale… pas très grande… Mais j’entends… cette fois-ci… ne rien négliger… Cette influence… vous en userez… naturellement… en faveur de ma candidature… (Sur un bondissement du marquis.)… pas au grand jour… bien entendu… Je ne vous demande pas des affiches… ni d’aller sur les places publiques et dans les cabarets, crier : « Votez pour Isidore Lechat ! »… Non… parbleu !… Une action clandestine… voilà ce qu’il faut… Je vous dirai comment il faudra procéder. Choisi par le comité révolutionnaire de Paris… appuyé secrètement par le gouvernement… et par une fraction du parti royaliste-bonapartiste-nationaliste-clérical… mon succès est certain…
Alors… monsieur… ce n’est pas seulement mon nom que vous achetez… c’est mon crédit personnel… mon influence politique… et quoi encore ?
Véritablement… vous me désolez, monsieur le marquis… Vous ramenez toujours les choses à un sens brutal qu’elles n’ont point… et vous rendez difficile… sinon impossible… une entente que je désire, certes… mais à laquelle je renoncerais… croyez-le… sans douleur… (Appuyant.)… J’aurais encore… pour me consoler… la belle terre de Porcellet… mon rêve…
Mais… monsieur… si je suis bien informé… vous vous présentez aux élections avec un programme socialiste… anticlérical… contre le duc de Maugis… qui est mon ami… et dont je partage toutes les idées.
Les programmes !… (Avec un geste qui rejette les choses au loin.)… Une fois nommé… les programmes sont loin… et ils courent encore…
C’est possible… Il n’en est pas moins vrai que vous vous posez en ennemi implacable de l’Église ?…
Implacable ?… Vous m’étonnez, monsieur le marquis… Les convictions sont quelquefois implacables… Et encore !… Les affaires, jamais… Et quand même ?… (Il se lève et marche dans la pièce avec animation.)… Croyez-vous donc que ma candidature socialiste, anti-cléricale, ne sera pas plus agréable à l’Église que celle de votre ami, le duc de Maugis, avec ses appels au miracle… ses invocations à la Vierge et aux saints ?…
Le point de vue est nouveau…
Il est éternel, monsieur le marquis… Que représente-t-il, le duc ?… Voulez-vous me le dire ?… Du passé, c’est-à-dire de la poussière… de la matière inerte… du poids mort… L’Église… l’Église ?… Mais l’Église en a assez de toujours traîner à sa remorque une noblesse découronnée de ses vieux prestiges… volontairement immobilisée dans ses préjugés de la caste et dans ses routines de l’honneur… qui n’est mêlée à rien de ce qui vit et de ce qui crée… une noblesse qui, peu à peu, s’est laissé, stupidement, dépouiller de ses terres, de ses châteaux… de ses influences… de son action… et qui… au lieu de servir l’Église, la dessert, chaque jour, davantage, par son impopularité et sa faiblesse…
Ah ! ah ! ah !…
Mais oui, monsieur le marquis… c’est comme ça !… L’Église est dans le mouvement moderne, elle… Loin d’y résister, elle le dirige… et elle le draine à travers le monde… Elle a une puissance d’expansion, de transformation, d’adaptation, qui est admirable… une force de domination qui est justifiée, parce qu’elle travaille sans relâche… qu’elle remue les hommes… l’argent… les idées… les terres vierges… Elle est partout… aujourd’hui… elle fait de tout… elle est tout… Elle n’a pas que des autels, où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles… des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux… Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises… des banques pleines d’or… des comptoirs… des usines… des journaux… et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés… Vous voyez que je sais lui rendre justice…
Vous êtes admirable ! Je ne vous savais pas cette éloquence…
J’y vois clair, voilà tout !… Autrefois… elle mettait l’épée à la main de ses nobles et les envoyait à la guerre massacrer et se faire massacrer pour elle… Mais la guerre a changé de forme… par conséquent elle a changé d’armes… C’est par l’outil du travail et par l’argent que l’on combat aujourd’hui… Et la noblesse n’a su se servir ni de l’outil… ni de l’argent… Alors… nous les avons ramassés… Tiens, parbleu !
Dans la boue et dans le sang…
Ça se nettoie… tout se nettoie… même vos blasons… (Un temps.) Comprenez donc que c’est dans les hommes comme moi que l’Église cherche et trouve ses alliés naturels… L’Église et moi nous sommes de la même race, monsieur le marquis… Quant à la noblesse… elle est morte… elle est morte pour avoir méconnu la première loi de la vie : le travail… c’est-à-dire la mise en exploitation de toutes les forces qui sont dans la vie… Et ce n’est pas parce que l’Église vous donne, de temps en temps, à titre d’aumônes, quelques maigres jetons de présence, dans des conseils d’administration, comme l’État donne aux veuves de ceux qui l’ont servi avec abrutissement, une part dans ses bureaux de tabac… que vous pouvez vous vanter d’être encore vivants !…
Mais, monsieur… si je suis aussi mort que vous le dites… pourquoi me voulez-vous ?
C’est mon affaire…
Ce n’est pas la mienne…
Comme vous voudrez… Mais vous avez tort…
Vous n’attendez pas de moi… je pense… que je lave l’Église… des accusations étranges que vous portez contre elle et qui ne l’atteignent point…
Je ne l’accuse pas… je l’exalte !… (Haussant les épaules.)… Vous ne savez même pas ce que c’est que l’Église…
Si… par malheur… l’Église ressemblait au tableau que vous venez d’en tracer… j’aimerais mieux, en effet, l’ignorer… Et je suis fier, monsieur, d’appartenir à cette noblesse, dont vous proclamez si fort la déchéance, juste au moment où elle se reconquiert !
Oui… En tentant de rallumer partout la guerre civile et la guerre des races…
En revendiquant ses traditions qui sont celles du pays… Et je suis plus fier encore…
Allez !… allez !…
De ne m’être jamais soumis à cette démocratie abominable… insolente… et féroce qui a remplacé, par le seul culte de l’argent… le culte de l’honneur… de la patrie… de la foi… et de la pitié.
Allez… allez… monsieur le marquis… soulagez-vous… Ça fait du bien…
Vous avez la prétention de dominer, d’être les maîtres… Et vous l’êtes… pour un temps. Mais des maîtres plus ridicules encore que néfastes… Aussitôt parvenus à la fortune… vous n’avez plus qu’une idée : nous singer… C’est nos hôtels, nos terres, nos manies, nos vices qu’il vous faut… nos vieux noms glorieux… et jusqu’à nos vieux meubles. (Avec insolence.)… Ce qui ne s’achète pas, voyez-vous, c’est la façon de s’en servir…
J’en serais désolé… J’ai la mienne.
Vous n’êtes pas exigeant.
Elle me suffit…
Elle ne suffira pas toujours au peuple, que vous dépouillez.
Ça !… vous n’en savez rien… ni moi non plus… Pour le moment, le peuple aime mieux ma façon que la vôtre…
Si vous voulez conquérir le monde comme vous dites… ayez donc le courage d’inventer quelque chose de nouveau, au lieu de vous confiner dans la parodie d’autrefois… Créez des traditions à votre tour… Mais non… vous n’avez le souci d’aucune vertu, d’aucun art, d’aucune élégance… Vous n’avez le sentiment d’aucune grandeur…
La grandeur… la grandeur !… Des mots tout cela… et qui ne veulent rien dire. Il n’y a qu’une chose par quoi un peuple, comme une institution, comme un individu, est grand… c’est l’argent… L’Église le sait mieux que personne, elle. (Un temps.)… Oui… oui… pour vous, nous sommes des bandits… des forbans… d’affreux pirates… C’est entendu… et c’est vrai… au fond… Mais… dites donc… des bandits qui ont fait quelque chose… des forbans qui apportent, tous les jours, leur contribution au progrès… c’est-à-dire au bonheur de l’humanité… de sales canailles qui remplissent leurs coffres… c’est possible… mais qui créent du mouvement partout… de la richesse partout… de la vie partout… Quand, autrefois, au temps de votre puissance… puisque vous invoquez les traditions… vous dépouilliez le peuple… au point de l’affamer… de ne lui laisser pour nourriture… que l’ordure des ruisseaux dans les villes… et, dans les campagnes… la petite motte de terre, où il posait le pied… Qu’est-ce que vous lui donniez en échange !… des coups de bâton, monsieur le marquis… Moi… je lui donne des routes… des chemins de fer… de la lumière électrique… de l’hygiène… un peu d’instruction… des produits à bon marché… et du travail… Moins d’allure que les coups de bâton… j’en conviens… Assez chic, tout de même… avouez-le… pour des forbans ?…
Monsieur, je ne veux et ne puis vous suivre, en toutes ces polémiques de journal…
Et vous avez raison… Assez philosopher… La philosophie ne mène à rien… et nous perdons, inutilement, le fil de la conversation… Tenez… voulez-vous faire un pari avec moi !
Pas plus qu’un marché…
C’est juste… Je le gagnerais… Eh bien… ce pari… je vais vous l’offrir sous une autre forme… Allez donc demander à l’un de ces grands politiques en robe noire… en robe blanche… en robe brune… ou en robe rouge — la couleur n’y fait rien — qui mènent le monde… et en qui vous avez confiance, pas vrai ?… Allez demander seulement à votre confesseur, quel qu’il soit, s’il hésitera, une minute, entre Isidore Lechat… riche à cinquante millions, socialiste mécréant, anticlérical excommunié… et votre pauvre petit duc de Maugis ?… (Un silence… Le regardant fixement dans les yeux.)… Oui… Et puis… Allez lui demander encore un conseil sur ce que je vous propose… mariage et le reste… Et osez dire… en votre âme et conscience… qu’il ne vous répondra pas… en vous donnant sa bénédiction : « Mon fils… tu peux… tu dois marcher… au nom de notre Sainte Mère l’Église ! »
C’est impossible !…
Ah !… (Un temps.)… Monsieur le marquis… quand vous êtes entré ici… je n’avais qu’un désir… vous étrangler d’un tour de main… Je suis franc… vous le voyez… je vous le dis… Je me réjouissais à la pensée de vous prendre la terre de Porcellet… Il y a deux ans que je la considère comme mienne… C’est si vrai… que j’ai ici… dans ce tiroir… un plan… voulez-vous que je vous le montre ?… où Porcellet fait, par avance, partie de mon domaine… J’y ai biffé votre nom que j’ai remplacé par le mien… C’est drôle, hein ?… Et puis… je ne sais pas pourquoi… vous m’avez plu… vous m’avez ému… là… sincèrement… Au fond… je suis un brave homme, moi… On ne me connaît pas… j’ai du cœur… Alors… j’ai cherché un autre moyen… un moyen de tout concilier… mes affaires… mon plaisir… et votre intérêt… (Sur une protestation ironique du marquis.) Mais oui… J’ai trouvé ça… Ça n’est pas déjà si mal… Ma fille est très jolie… elle a de l’allure… de la race… elle n’est pas bête, la mâtine !… Cherchez-en beaucoup, dans votre monde… qui la vaillent… Et tâchez… de vous la représenter dans le vieil hôtel restauré des Porcellet… Une vraie princesse, monsieur le marquis !…
Je n’ai jamais douté des qualités de mademoiselle votre fille…
Eh bien, alors ?… Ne m’obligez donc pas à revenir à ma première idée… Parole !… Cela me navrerait… (Avec expansion.) Je suis dans un de mes bons jours, aujourd’hui… Profitez-en !…
C’est impossible… C’est très difficile…
En quoi ?… Vous n’êtes pas le premier qui aurait consenti à de semblables alliances.
Sans doute…
Eh bien ?…
Je ne voudrais pas vous désobliger, cher monsieur Lechat… Mais enfin… il y a là… quelque chose… de… particulier…
Ah !…
Oui… Vous avez eu… jadis… des… accidents… fâcheux. — Je ne les juge point… mais enfin…
C’est la lutte !… Ah ! s’il fallait remonter à la source de toutes les fortunes… des vôtres, principalement… on n’en finirait point, monsieur le marquis… Au fond, ce qui vous gêne, ce qui vous trouble… c’est l’opinion… l’opinion du monde et de votre monde…
Je ne subordonne pas mes actes à l’opinion du monde…
Non… Seulement… vous y êtes sensible… et c’est tout naturel… Eh bien, dites-vous ceci… Qui a l’argent, a l’opinion… Et si admirables, si héroïques que soient les hommes, ils ne sont point bons à jeter aux chiens… quand ils n’ont plus le sou… Ce n’est pas moi qui parle, monsieur le marquis… c’est la sagesse des nations… Est-ce malheureux ? Mais regardez autour de vous…
Il est certain que les démarches auprès de mon cousin Bragard… n’ont… en soi… rien de répréhensible…
Justement… rien de plus simple… au contraire… rien de plus correct…
Pour mon intervention… dans les élections…
En douceur… monsieur le marquis… en douceur… Ne vous effrayez pas pour si peu… Question de tact… de doigté…
Oui… mais… il y a là… mon cher monsieur Lechat… outre la question politique… une question de délicatesse…
La question politique est réglée… Vous êtes couvert par l’Église…
Couvert… couvert…
Je vous l’affirme… Et vous le savez bien… La question de délicatesse ?… Eh ! mon Dieu !… il est très juste que vous désiriez le succès du père de votre bru… (Avec une bonhomie riante.) C’est tout ce qu’il y a de plus moral… au contraire… La famille… voyons…
Je n’ai pas consulté mon fils…
Ai-je consulté ma fille ?… Les enfants sont mis au monde pour obéir à leurs parents… Et puis, dites-moi donc, monsieur le marquis… le consultiez-vous lorsque, durant son voyage au Tonkin, vous négociiez pour lui et sans lui… la chronique en est venue jusqu’à moi… un mariage plutôt… scabreux… hé… hé ?…
Des racontars… des calomnies…
Possible… Mais les calomnies… ce sont souvent des choses qui n’ont point réussi… D’ailleurs… je connais un certain petit chasseur de paons qui ne ferait pas toutes les difficultés que vous faites… et qui… croyez-moi… s’habituera, très mal, à l’idée d’être ruiné… à la nécessité de gagner sa vie désormais, au lieu de vivre tranquillement de celle des autres… Quant à moi, monsieur le marquis… je ne vous encombrerai pas souvent de ma personne… Et je ne vous demanderai pas me présenter au Jockey-Club… (Il rit et se frotte les mains.) Ma foi non !… J’ai d’autres ambitions…
Eh bien !… je verrai… je réfléchirai…
Non pas… Il faut que tout soit tranché quand vous sortirez d’ici… Vous avez la chance d’être veuf… par conséquent… libre de vos actes… Et puis… dans ces sortes de circonstances… on ne doit jamais réfléchir… L’inspiration… il n’y a rien de meilleur…
C’est une chose assez grave, pourtant… et à laquelle…
Outre Porcellet que je vous rends… il est bien entendu… que je vous donne les deux cent mille francs… et que je me charge de vos autres créanciers… (Un petit silence. — Le marquis est debout… la tête baissée… et il regarde obstinément une fleur du tapis.) Monsieur le marquis… (Le marquis lève les yeux vers Isidore qui, à ce moment, pose le doigt sur le bouton de la sonnerie.) Puis-je faire venir ma femme et ma fille ?
Faites… monsieur…
Il se rassied lourdement, dans le fauteuil… Isidore sonne… Un domestique se présente.
Va dire à madame et à mademoiselle que M. le marquis de Porcellet et moi… nous les prions de venir ici…
Le domestique sort… Le marquis est assis… le regard fixe… Isidore se promène… de long en large, au fond de la pièce… les mains dans les poches… Long silence.
Scène III
Asseyez-vous… mes enfants… M. le marquis de Porcellet a quelque chose à vous dire… (Elles s’assoient… Lechat resté debout… replie le dossier de Porcellet.) Monsieur le marquis…
Madame… j’ai l’honneur de vous demander, pour mon fils, Robert, comte de Porcellet, la main de Mlle Germaine Lechat, votre fille…
Mais… je… (Elle ne peut parler… Elle porte ses deux mains à son front… regarde son mari… regarde le marquis… regarde Germaine…) Plaît-il ?…
Eh bien… oui… Qu’est-ce que tu as ?… (Germaine lève alors ses yeux méprisants vers son père)… On te demande la main de Germaine… Tu n’as donc pas entendu ?…
Si… si… La tête me tourne…
La joie d’une mère, monsieur le marquis… Voyons… remets-toi… sapristi !… (À sa fille.) Et toi, Germaine… réponds…
C’est beaucoup d’honneur… monsieur… et j’ignore à quoi je le dois… Mais je refuse…
Vous refusez, mademoiselle ?…
Oui… monsieur…
Tu refuses ?
Oui…
Voyons… voyons… Ce n’est pas possible… M. le marquis te demande en mariage pour son fils… en mariage…
Je refuse… (Au marquis.) Et je regrette que mon père n’ait pas même songé à me consulter avant cette entrevue… Il nous eût évité à tous… une scène pénible et humiliante…
Mais non… mais non… monsieur le marquis… Ma fille n’a pas entendu… n’a pas compris… L’étonnement, sans doute… la joie… l’orgueil… Elle accepte…
Je refuse… Pourquoi m’obliger à répéter toujours la même chose ?…
Ça… par exemple… c’est un peu fort…
Vous trouvez, sans doute, la maison de Porcellet indigne de vous, mademoiselle ?
Vous vous trompez, monsieur…
Parbleu !… Qu’est-ce que je disais ?
La fille de M. Isidore Lechat n’a pas le droit de trouver indigne qui que ce soit… Non… je refuse… parce que je ne suis pas libre…
Pas libre… Qu’est-ce que tu chantes ?… Puisque ta mère et moi… nous consentons…
Je ne suis pas libre !
Pourquoi ?
Je ne puis pas le dire ici.
Pourquoi ? pourquoi ?
Tu le veux ?…
Oui…
Je ne suis pas libre… parce que j’ai un amant !
Quoi ?… quoi ?… Qu’est-ce que tu dis ?… Mais non, monsieur le marquis. (Avec un rire grinçant.) Vous voyez bien qu’elle plaisante… qu’elle s’amuse… qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit… Un amant !… Ma fille !… Ah !… ah ! ah !… Elle est bonne !… (Il s’avance vers sa fille, menaçant.)… Ose répéter cela… ose-le… devant ton père…
J’ai un amant !… un amant… un amant !… Combien de fois… faut-il donc que je le crie ?
Tu mens… Elle ment… Je vous dis qu’elle ment… Mais… monsieur le marquis, elle ne connaît personne… elle ne voit jamais personne… Elle ment… (Changeant de ton brusquement.)… Voyons… ma petite Germaine… c’est fini… maintenant… n’est-ce pas ? Tu as voulu nous faire une farce, une bonne farce… On ne te croit pas… Alors… dis que ça n’est pas vrai…
Et cet amant… je l’ai choisi… et je l’aime… et il est à moi… à moi… Il ne fait point partie d’un marché… il n’est pas l’appoint d’une affaire… Il est à moi… tout entier… il est à moi… librement… (Au marquis.) Cela vous étonne, monsieur… et je vois que ce n’est point l’habitude, quand on porte le nom de Lechat, d’être une créature qu’on n’achète pas… qui ne se vend pas… mais qui se donne…
Et toi… qui ne dis rien… qui es là comme une borne… Mais fais-la taire…
Que veux-tu que je dise… mon Dieu !…
Alors… c’est donc vrai ?
Je n’en sais rien… moi… (Tout à coup.)… Mon Dieu ! mon Dieu… mon Dieu !… (Elle pleure.) Cela devait arriver…
Quoi ?… qu’est-ce qui devait arriver ?
Je ne sais pas… je ne sais pas !…
Ma fille est folle… ma femme est folle. Elles sont folles toutes les deux !… (Le marquis se dispose à partir.) Monsieur le marquis… mais c’est impossible… impossible !… Il y a un malentendu… je vous dis qu’il y a un malentendu !…
Je n’ai plus qu’à me retirer…
Vous avez raison. Cela vaut mieux. Je vais lui parler, moi. (Le reconduisant.) Ah ! monsieur le marquis… on travaille pour ses enfants… on amasse des millions pour qu’ils soient heureux… on fait de beaux rêves… et voilà… Mais j’arrangerai cela en famille. J’en ai vu bien d’autres, allez !… (Plus bas.) Et s’il faut faire encore un petit sacrifice… vous comprenez ?… À demain, monsieur le marquis…
Il me semble, monsieur, que nous n’avons plus rien à nous dire.
Il vous semble ?…
Oui…
Ah !…
Adieu, monsieur !…
Dites donc ?… L’affaire ne vous paraît plus une bonne affaire ?
Laissons cela, monsieur.
Alors… c’est fini nous deux ?… (Silence du marquis.)… Vous croyez ça ?… (Même silence.)… Eh bien… du papier timbré… demain !…
Comme vous voudrez !…
Canaille !…
Scène IV
À nous deux maintenant !… (Il vient se planter devant Germaine qui a suivi tous ses mouvements et qui le regarde avec des airs provocants.)… Et ne me regarde pas… comme ça… misérable !… (Menaçant.)… À genoux… Tant que tu es… ici… sous mon toit… c’est moi seul qui ordonne… entends-tu ?… À genoux… d’abord… Et la porte… après.
Il empoigne brutalement sa fille par les poignets et veut la forcer à s’agenouiller… Germaine résiste et finit par se dégager.
Sois tranquille… je m’en irai d’ici… Ne crois pas au moins que c’est toi qui me chasses… Je pars de mon plein gré… Cet incident fatal… nécessaire… n’avance même pas… l’heure de mon départ… Ce que j’ai à dire… ce que j’ai sur le cœur… ça ne sera pas long…
Les livres… les sales livres… Voilà ce qu’ils ont fait de ma fille !…
Laisse donc les livres… Ce ne sont pas les livres qui m’ont détachée de toi… c’est toi-même. Ta fille ?… Où prends-tu que je sois ta fille ? Nous n’avons jamais échangé dix mots. À quoi bon, d’ailleurs ? Tu n’aurais rien compris à ce que j’aurais pu dire… et toi… tout ce que tu dis… me dégoûte… me révolte…
Oui… oui… je sais… tu méprises les affaires… les affaires… mais pas l’argent…
T’en ai-je jamais demandé ? Je ne veux pas de tes cadeaux… je ne veux pas de ton argent… je ne veux pas de toi… je ne veux rien de toi…
Germaine !… c’est ton père !
Laisse donc… laisse donc ! (À Germaine.) Ah ! ah !… Qui t’a élevée ?… qui t’a nourrie ?
Mon ami… c’est ta fille !
Ton luxe ?… tes robes ?…
Dès que j’ai été en âge de comprendre… dès que j’ai pu me rendre compte d’où il venait, ton luxe… je l’ai répudié… Tes toilettes, je les ai refusées… parce qu’elles me brûlaient la peau… entends-tu ?… Parce que tout… tout ce qu’il y a ici… de la dépouille et des larmes… Voleur… voleur…
Tais-toi… tais-toi… Ah ! malheureuse enfant !
Laisse donc !… Elle est bien trop stupide pour me comprendre… (Il hausse les épaules, les poings serrés.) Ma parole ! c’est elle qui fait l’offensée… elle qui nous insulte ?… (Allant à Germaine.) Tu as autant de toupet que de vice… Comment oses-tu parler, misérable ?
Je n’ai rien à me reprocher…
Alors… tu mentais… tout à l’heure… devant le marquis ?
J’ai dit la vérité…
Un homme… ça ; ça ne te dégoûte pas, mam’zelle La Vertu ?
J’aime mieux me donner que me laisser vendre.
Assez phraser… assez crâner… J’en ai maté d’autres que toi… J’aurai raison de toi, fille perdue…
Tu ne peux rien sur moi…
Non ?…
Mon ami… par pitié !
Ah ! tu m’embêtes !… C’est ta faiblesse qui est cause de tout !… Je vais lui apprendre à vivre, à la demoiselle… (À sa fille.) Où l’as-tu trouvé ?… Où l’as-tu pêché ?
Attends un peu… Tu vas le connaître…
Suis-je à tes ordres ?… Veux-tu que je t’étrangle ?… Je vais te faire parler, moi !… Son nom…
Lucien !… Lucien !
Lucien !… Quel Lucien ?… Garraud ?… Allons donc !… C’est impossible… c’est fou !
J’aurais dû m’en douter.
Entre Lucien, qu’on a vu venir précipitamment de la terrasse.
Scène V
(À Lucien) Ce n’est pas toi ?… (Silence de Lucien)… C’est toi ?… (Silence.)… Eh bien… c’est complet !… Ça en devient presque drôle… (Se précipitant tout à coup sur Lucien, les poings tendus.)… Brigand… brigand !
Prenez garde, monsieur… (Isidore s’est arrêté… il bredouille des mots inarticulés et s’écarte un peu.)… Je me contiens comme je peux… Mais je vous avertis que je ne vous laisserai vous porter à aucune violence…
Toi aussi… tu me fais la leçon, à présent ?… Bandit… il ne te suffit pas de venir ici enjôler les héritières ?… Mais mon argent, tu ne le tiens pas encore… je t’en réponds !…
Personne n’en veut à votre argent…
Il le sait bien !
Oui !… oui !… Mais comment donc ?… Le coup est classique… Il y a une faute… Réparons-la en famille… et embrassons-nous avec les millions du père Lechat… Voilà, hein ?… Tu as fait un mauvais calcul…
Vous vous trompez, monsieur… Je n’ai fait aucun calcul…
C’est ça !…
Germaine renonce, à tout jamais, à sa part dans votre fortune.
Depuis que j’existe, j’y ai renoncé !…
Je me passe de sa renonciation… (À Lucien.)… C’est moi qui la déshérite… Et ne va pas t’imaginer au moins… (Désignant Germaine.)… elle, elle ne comprend rien… mais toi… ne va point t’imaginer qu’on ne peut pas déshériter sa fille !… Il y a la loi, oui… mais il y a les hommes de loi… J’ai réussi avec eux des tours plus difficiles…
J’y compte bien !
Et pas un sou, jamais… tu entends ?… Jamais elle n’aura un sou de moi…
Tant mieux !
Quand même elle devrait revenir, un jour, suppliante — et elle reviendra, ça ne sera pas long, crever de misère à ma porte…
La misère ?… mais j’en vivrai !… Je la demande, je l’implore… La misère ?… Je pourrai donc enfin accepter quelque chose de toi…
Imbécile !… Et c’est ma fille !… Et lui… c’était le seul homme que j’aimais ! Naturellement… Faut-il que je sois bête !… (À Lucien de plus près.)… Voyons… Garraud… Vous n’avez pas le droit… Réfléchissez !
C’est tout réfléchi…
Tu n’es pas un idiot, toi… Voyons… que feras-tu ?
Je travaillerai…
On dit ça… Deux cents francs par mois… Tu trouveras peut-être une place de deux mille quatre… Et puis ?… Je te connais… tu es un rêveur… Jamais tu ne sauras gagner d’argent…
Il n’y a pas que l’argent au monde…
Pas que l’argent !… Il parle comme elle, ma parole !… Mais tu n’étais pas bête comme ça, autrefois ?… Elle t’a donc empoisonné de sa bêtise ?… (Il se rapproche encore de Lucien.)… C’est impossible… J’avais de l’ambition pour elle… c’est-à-dire… j’avais bâti, sur elle, de si beaux projets !… Ma fille… voyons… c’était bien le moins qu’elle me serve à quelque chose !… Ah ! le jour où je t’ai tiré du ruisseau, j’aurais mieux fait de me casser la jambe… Tu ne nieras pas que je t’ai tiré du ruisseau ?
Monsieur… je sais ce que je vous dois.
Et tu me paies…
Je vous devais mon temps… mon travail… ma fidélité… Je vous les ai donnés…
Ça n’a pas de rapport… Tu ne lui dois rien que la remise de tes livres.
Tais-toi… D’abord… je te défends de le tutoyer devant moi.
Quant à mes pensées, à mes sentiments… ils m’appartiennent… Je n’ai pas à vous les sacrifier… Mon amour pour elle n’a rien à voir avec ma reconnaissance pour vous.
Ah ! j’ai assez entendu de phrases aujourd’hui… Tu vas t’en aller, déguerpir… disparaître… C’est de l’argent que tu veux ? Eh bien… dis-le carrément et fais ton prix… Je paie…
Vous êtes fou, monsieur !
Tu seras le premier qui auras fait chanter le père Lechat… Ça n’est pas rien… Ton prix ?
La patience a des limites.
Ça n’est pas de l’argent ? Non !… alors c’est de l’amour ?… (Il les regarde… puis se met à ricaner d’une façon sinistre.)… Imbéciles !… Je suis trop bête aussi, moi !… Et qu’est-ce que cela me fait, après tout ?… Mais je me fiche pas mal de vous… Allez-vous-en… Allez-vous-en au diable ! Un niais… une folle… Beau couple… Allez crever de faim où vous voudrez… Ce sera ma vengeance… ma joie…
Va… Lucien… je te suis…
Scène VI
Écoute, mon ami…
Ah ! tu te réveilles… enfin… On te vole ta fille… et tu es là… sans dire un mot… sans faire un geste… effondrée… dans un fauteuil… comme un paquet ?…
Mon ami… écoute…
Garraud !… Un va-nu-pieds… un propre à rien… (En passant devant son bureau, il donne un grand coup de poing.) Mais si… encore ç’avait été… je ne sais pas… moi !
Écoute… Tu n’arriveras à rien… avec de la colère… Ce n’est pas avec de la colère… qu’on parle à ses enfants… même coupables. Tu n’es plus maître de toi… Laisse-moi lui parler.
Tu n’as rien à lui dire…
Qu’en sais-tu ?… Laisse-moi seule… une minute… avec Germaine…
J’aime autant ça !… Allez… pleurnichez !… Mais que je ne la retrouve pas ici !…
Scène VII
Germaine… Ma petite Germaine !… (Elle s’avance à petits pas vers elle, ses bras toujours tendus.)… Ma petite Germaine !…
Maman !… maman !…
Tu ne vas pas partir d’ici ?… Tu ne vas pas me quitter ?… Dis-le-moi que tu ne vas pas me quitter ?… Ce serait trop… trop affreux…
Ne me demande pas cela… maman… il est trop tard…
Non… non… ma petite Germaine… ne dis pas que c’est trop tard… Et puis… pas maintenant… pas aujourd’hui… ce serait de la folie… car ton père est trop irrité… mais… demain… bientôt… dans quelques jours… je lui parlerai… moi… Je lui ferai comprendre… Et il m’écoutera… je te le promets… et il consentira à ton mariage… avec M. Garraud…
Il n’y consentira… jamais…
Puisque je te le dis… puisque je m’en charge… Ton père… vois-tu…
Ne me parle pas de mon père…
Oui… Eh bien… je ne t’en parlerai plus… Mais tu vas rester avec moi… n’est-ce pas ?
Je t’en prie… maman… ne me demande pas de faire une chose que je ne puis plus faire… Il faut que je parte…
Non… non… c’est impossible… Voyons… mon enfant… que veux-tu que je devienne… toute seule… dans cette grande maison ?… Toute seule… à mon âge… pense donc !… Mais c’est la mort… Voyons… voyons… Germaine… sois gentille… sois bonne… Ne me laisse pas toute seule ici…
Viens… avec nous… Tu seras plus heureuse… avec nous…
Hélas !… c’est impossible… aussi… J’ai vécu avec lui… Il faut bien que je meure avec lui… Je ne peux pas l’abandonner… Ce serait un péché… Je ne peux pas… je ne peux pas… (Un temps.) Oui… oui… je me rends compte… aujourd’hui… On ne t’a pas assez aimée… ma pauvre petite… On ne t’a pas aimée… comme il eût fallu t’aimer… Nous avons eu tort… moi surtout… C’est vrai… Et je m’en repens… va !… Mais il y avait un peu de ta faute… Tu étais si triste… toujours avec moi… Toujours, ton visage était fermé à triple tour… Alors… cela m’irritait parfois… et je te parlais durement… parce que… je ne te connaissais pas assez, parce que je ne voyais pas assez dans ton âme… Je t’aimais bien… tout de même… Et maintenant… je t’aimerai… je t’aimerai… je t’aimerai… je t’aimerai…
Moi aussi… souvent… je t’ai mal jugée… Je ne te connaissais pas… non plus…
Eh bien… maintenant qu’on se connaît…
Trop tard…
Mon Dieu !… Est-ce possible ?… Ah ! si nous avions vécu… dans une toute petite maison… rien de tout cela ne serait arrivé… C’est ce grand château… vois-tu… ce sont ces grandes pièces si froides… si étrangères… c’est tout ce luxe… tout cet argent… c’est tout ce qu’il y a ici… qui fait que l’on n’entend pas… le bruit du cœur… Quelle fatalité, mon Dieu !… C’est au moment où je retrouve ma fille… que je la perds à jamais… (Elle sanglote.) J’avais beaucoup de choses à te dire… et puis… je ne sais plus… je ne sais plus… J’ai comme un grand poids dans la tête… j’ai comme un brouillard devant les yeux…
Maman… laisse-moi partir…
Non… non… ne pars pas… ma petite Germaine… Ne pars pas encore… je t’en prie !… Demain… seulement… dans quelques jours… Oh ! ne me laisse pas seule… aujourd’hui… ne me laisse pas toute seule aujourd’hui…
Je ne veux pas que mon père me retrouve ici… Je n’ai plus de haine… Laisse-moi partir… sans haine dans mon cœur…
Mon Dieu !… mon Dieu !… (À travers plus de larmes.) Tu m’écriras… promets-moi que tu m’écriras… jure-le-moi !…
Je te le promets… je te le jure…
Et si tu vas à Paris… donne-moi ton adresse tout de suite…
Oui… oui… maman…
J’irai te voir… souvent… On ne le saura pas… Je ne le dirai à personne… Et si tu étais malade… mon Dieu ?… Ce n’est pas possible… Tu n’as pas d’argent… Et lui… il n’est pas riche, non plus… bien sûr ?… Comment feras-tu ?… (Se rappelant tout à coup.)… Alors… ces trois cents francs ?…
Non… ma pauvre maman.
Quand tu auras besoin… de quelque chose… écris-moi…
Adieu, maman !…
Germaine !… Germaine !… ne pars pas… ne pars pas !…
Scène VIII
Elle est partie…
Au diable !
Et c’est tout ce que tu trouves ?
Quoi ?…
Mais rappelle-la… Dis-lui quelque chose… crie-lui quelque chose…
La paix, hein !
Eh bien, j’en ai assez… à la fin… moi aussi… J’en ai trop sur le cœur… Tout ce qui arrive… c’est de ta faute… entends-tu ?… c’est de ta faute…
Ah ! mais… dis donc… ne te gêne pas… Si tu veux la rejoindre… Bonsoir…
Malheureux !… Tu mériterais que je t’obéisse…
Tout le monde contre moi ?… Eh bien !… j’aime mieux ça… Nous allons rire, ici !…
Scène IX
Ah ! monsieur le marquis !… (Il hausse les épaules.) Ah ! tu crois que c’est fini ?… Eh bien, oui… nous allons rire…
Monsieur !… monsieur !…
Qu’est-ce qu’il y a ?…
Un malheur… un horrible malheur !…
Je te défends de m’en parler… Cela ne te regarde pas…
Votre fils…
Ma fille… imbécile…
Il ne s’agit pas de votre fille…
Elle est partie… Eh bien, oui…
Mais non… monsieur… mais non…
Mais tu es fou… Tu es donc fou ?
Vous ne comprenez pas, monsieur ? Votre fils… (Avec effort.) M. Xavier…
Eh bien ?…
… s’est tué !…
Qu’est-ce que tu dis ?…
M. Xavier s’est tué…
Qu’est-ce que tu viens de dire… idiot ?… (Il le secoue… l’intendant se débat.) Imbécile, ose donc répéter ce que tu viens de dire…
Lâchez-moi, monsieur… lâchez-moi…
Allons… parle…
À mesure que l’intendant parlera, les yeux d’Isidore s’agrandiront d’horreur… sa physionomie se décomposera…
En sortant… de Marécourt… au tournant de la route… l’automobile de M. Xavier… lancée à toute vitesse… a capoté… M. Xavier… a été projeté… contre le mur du café Gadaud… avec une telle violence… qu’il s’y est écrasé… Il a été tué… raide !…
Qu’est… ce… que…
Sa bouche s’entr’ouvre encore… sans qu’aucun son en sorte.
C’est le fils du duc… il a vu l’accident… et qui est venu à cheval… apporter l’affreuse nouvelle…
C’est… c’est…
On ramène le corps de M. Xavier… Il sera ici… dans dix minutes…
Monsieur… monsieur…
J’ai tout perdu… en un jour… J’ai tout perdu !… (Il halète.) Et… madame ?…
Je n’ai pas osé…
Oui… oui !… (Un temps.) En un jour !… (Un autre temps.) De l’air… donne-moi de l’air… J’étouffe…
Eh bien… monsieur ?…
Oui… ça… va mieux… (Un temps. — Il aspire l’air.) Maintenant… Je suis solide… Je veux y aller…
Vous n’êtes pas en état… monsieur…
Si… si… c’est fini… je veux y aller… (Il fait quelques pas, l’intendant veut le soutenir.)… Non… laisse-moi… je suis fort…
Scène X
Asseyez-vous, monsieur… vous voyez bien… que vous ne pouvez pas…
Ah ! quel malheur !
Nous venons vous apporter toutes nos sympathies… toutes nos douloureuses sympathies…
Ah ! mes amis… mes chers amis…
Vos associés…
Mes chers associés…
Si jeune !…
Et tant d’avenir !…
C’est affreux…
J’ai tout… perdu… en un jour…
Nous voudrions vous donner une consolation… Hélas !… devant un pareil malheur… Il n’y en a point…
En un jour !…
Le temps… seulement… Et encore !…
Un si beau jeune homme !… (Isidore hoche la tête.)… Et… tout à l’heure il était là… si plein de vie… si gai… si charmant !…
Mes chers amis…
Vous l’aimiez tant !… Ah !… Vous ne méritiez pas ça…
Mes chers amis !…
Du courage !… Il ne faut pas vous laisser abattre.
Ah !… maintenant !…
On voit que Phinck et Gruggh sont à bout de paroles… Ils se regardent, gênés… se font des signes. Un petit silence.
Veuillez bien nous excuser… si nous sommes obligés de troubler… un instant… votre deuil…
Certes… nous savons… tout ce que les affaires… ont de pénible… en de pareils moments… (Il tire de sa poche deux feuilles de papier qu’il déplie.) Et si nous n’étions pas forcés de partir aujourd’hui, croyez bien…
Isidore regarde Gruggh et Phinck… avec insistance… Gruggh tend les deux feuilles de papier.
Le sous-seing que vous nous aviez priés de rédiger… (Silence d’isidore.)… Vous vous souvenez ?…
Non… non… pas aujourd’hui… Laissez-moi tranquille.
Nous nous permettons d’insister…
Non… non… laissez-moi tranquille…
C’est que…
C’est bien… Donnez…
Nous nous sommes conformés exactement à vos désirs…
Exactement…
Vous êtes des canailles…
Comment ?…
Des voleurs !…
Mais…
Vous avez escompté ma faiblesse… vous avez spéculé sur ma douleur…
Il se lève et marche vers son bureau d’un pas toujours mal assuré.
Je ne comprends pas…
Venez ici…
Nous aurions donc oublié quelque chose !
Venez ici !… (Il place devant chacun d’eux une des feuilles… leur donne à chacun une plume.)… Un renvoi ici… (Il indique du doigt la place du renvoi.)… Écrivez !… (Phinck et Gruggh hésitent. D’une voix plus sourde.) Écrivez ! (Dictant.)… « M. Isidore Lechat… entend… se réserver expressément… la direction financière… et l’administration commerciale… de ladite affaire… de ladite affaire… et cela… sans que… M. Gruggh et M. Phinck… qui déclarent… abandonner volontairement… tous droits… à cet égard… » (Gruggh et Phinck lèvent la tête, s’arrêtent d’écrire.)… Écrivez !… (Reprenant la dictée.)… « Abandonner tous droits à cet égard… puissent intervenir, d’une manière quelconque… et sans qu’ils puissent… s’opposer… à toutes combinaisons… »
Monsieur… On ramène le corps de M. Xavier… Madame est évanouie… tout de son long… dans le grand salon…
Monsieur !…
Je viens… Je viens… (L’intendant et le domestique sortent. Reprenant la dictée.)… « à toutes les combinaisons… ultérieures… qui seront jugées utiles par M. Isidore Lechat… seul… au bien de l’affaire… »… C’est tout… Un paraphe… ici… Signez !… (Gruggh et Phinck signent.)… Donnez !…