Les Xipéhuz/Édition Albert Savine 1888/VI. — Seconde période du livre de Bakhoûn

A. Savine (p. 53-57).


VI
seconde période du livre de bakhoûn



Je retournai dans ma solitude. Anakhre, troisième fils de ma femme Tepai, était un puissant constructeur d’armes. Je lui ordonnai de tailler un arc de portée extraordinaire. Il prit une branche de l’arbre Waham, dure comme le fer, et l’arc qu’il en tira était quatre fois plus puissant que celui du pasteur Zankann, le plus fort archer des mille tribus. Nul homme vivant n’aurait pu le tendre. Mais j’avais imaginé un artifice, et Anakhre, ayant travaillé selon ma pensée, il se trouva que l’arc immense pouvait être tendu et détendu par une femme débile.

Or, j’avais toujours été expert à lancer le dard et la flèche, et en quelques jours j’appris à connaître si parfaitement l’arme construite par mon fils Anakhre que je ne manquais aucun but, fût-il menu comme la mouche ou vif comme le faucon.

Tout cela fait, je retournai vers Kzour, monté sur Kouath aux yeux de flamme, et je recommençai à rôder autour du domaine des ennemis de l’homme. Pour leur inspirer confiance, je tirai beaucoup de flèches avec mon arc habituel, à chaque fois qu’un de leurs partis approchait de la frontière, et mes flèches tombaient beaucoup en deçà d’eux. Ils apprirent ainsi à connaître la portée exacte de l’arme, et par là à se croire absolument hors de péril à des distances fixes. Pourtant, une défiance leur restait, qui les rendait mobiles, capricieux, tant qu’ils n’étaient pas sous le couvert de la forêt, et leur faisait dérober leurs étoiles à ma vue.

À force de patience, je lassai leur inquiétude, et au sixième matin, une troupe vint se poster en face de moi, sous un grand arbre à châtaignes, à trois portées d’arc communes. Ils n’y furent pas sitôt que j’envoyai une nuée de flèches inutiles. Alors, leur vigilance s’endormit de plus en plus et leurs allures devinrent aussi libres qu’aux premiers temps de mon séjour.

C’était l’heure décisive. Ma poitrine grondait si fort que, d’abord, je me sentis sans puissance. J’attendis, car d’une seule flèche dépendait le formidable avenir. Si celle-là faillait d’aller au but marqué, plus jamais peut-être les Xipéhuz ne se prêteraient à mon expérimentation, et alors comment savoir s’ils sont accessibles aux coups de l’homme ?

Cependant, minute à minute, l’être de volonté triompha, fit taire la poitrine, fit souples et forts les membres et tranquille la prunelle. Alors, lent, je levai l’arc d’Anakhre. Là-bas, au loin, un grand cône d’émeraude se tenait immobile dans l’ombre de l’arbre, et son étoile, éclatante, se tournait vers moi. L’arc énorme se tendit, et dans l’espace, sifflante, partit la flèche véloce… et le Xipéhuz, atteint, tomba, se condensa, se pétrifia.

Le cri sonore du triomphe jaillit de ma poitrine, et étendant les bras, dans l’extase, je remerciai l’Unique.

Ainsi donc ils étaient vulnérables à l’arme humaine, ces épouvantables Xipéhuz ! Ainsi donc on pouvait espérer les détruire !

Maintenant, sans crainte, je la laissai gronder, ma poitrine, je la laissai battre, la musique d’allégresse, moi qui avais tant désespéré du futur de ma race, moi qui, sous la course sublime des constellations, sous le bleu cristal de l’abîme, avais sombrement calculé qu’en deux siècles le vaste monde aurait senti craquer toutes ses limites devant l’invasion xipéhuze. Et pourtant, quand elle revint, la superbe, l’aimée, la pensive, la nuit, il tomba une ombre sur ma béatitude, le chagrin que l’homme et le Xipéhuz ne pussent pas coexister, que la vie de l’un dût être la farouche condition de l’anéantissement de l’autre.