Les Xipéhuz/Édition Albert Savine 1888/I. — Les Formes


A. Savine (p. 5-13).






LES XIPÉHUZ



I
les formes


C’était mille ans avant le massement civilisateur d’où surgirent plus tard Ninive, Babylone, Ecbatane.

La tribu nomade de Pjehou, avec ses ânes, ses chevaux, son bétail, traversait la forêt farouche de Kzour, vers le crépuscule du soir, dans l’océan de la mer oblique, et le chant du déclin s’enflait, planait, descendait des nichées harmonieuses.

Tout le monde étant très las, on se taisait, en quête d’une belle clairière où la tribu pût allumer le feu sacré, faire le repas du soir, dormir à l’abri des brutes, derrière la double rampe de brasiers rouges.

Les nues s’opalisèrent, les contrées polychromes vaguèrent aux quatre horizons, les dieux nocturnes soufflèrent le chant berceur, et la tribu marchait encore. Un éclaireur reparut au galop, annonçant la clairière et l’onde, une source pure.

La tribu poussa trois longs cris et tous allèrent plus vite ; des rires puérils s’épanchèrent ; les chevaux et les ânes mêmes, accoutumés à reconnaître l’approche de la halte d’après le retour des coureurs et les acclamations des nomades, fièrement dressaient l’encolure.

La clairière apparut. La source charmante y trouait sa route entre des mousses et des arbustes, et une fantasmagorie se montra aux nomades.

C’était d’abord un grand cercle de cônes bleuâtres, translucides, la pointe en haut, chacun du volume à peu près de la moitié d’un homme. Quelques raies claires, quelques circonvolutions sombres, parsemaient leur surface, et tous avaient vers la base une étoile éblouissante comme le soleil à la moitié du jour. Plus loin, aussi excentriques, des strates se posaient verticalement, assez semblables à de l’écorce de bouleau et madrés d’ellipses multicolores. Et il y avait encore, de ci, de là, des Formes quasi-cylindriques, variées d’ailleurs, les unes minces et hautes, les autres basses et trapues, toutes de couleur bronzée, pointillées de vert, toutes possédant, comme les strates, le caractéristique point de lumière.

La tribu regardait, ébahie. Une superstitieuse crainte figeait les plus braves, grossissante encore quand les Formes se prirent à onduler dans les ombres grises de la clairière. Et soudain, les étoiles tremblant, vacillant, les cônes s’allongèrent, les cylindres et les strates bruissèrent comme de l’eau jetée sur une flamme, tous progressant vers les nomades avec une vitesse accélérée graduellement.

Toute la tribu, dans l’ensorcellement de ce prodige, ne bougeait point, continuait à regarder, et les Formes l’abordèrent. Le choc fut épouvantable. Guerriers, femmes, enfants, par grappes, croulaient sur le sol de la forêt, mystérieusement frappés comme du glaive de la foudre. Alors, aux survivants, la ténébreuse terreur rendit la force, les ailes de la fuite agile. Et les Formes, massées d’abord, ordonnées par rangs, s’éparpillèrent autour de la tribu, attachées aux fuyards, impitoyables. L’affreuse attaque, pourtant, n’était pas infaillible, tuait les uns, étourdissait les autres, jamais ne blessait. Quelques gouttes rouges jaillissaient des narines, des yeux, des oreilles des agonisants, mais les autres, intacts, bientôt se relevaient, reprenaient la course fantastique dans le blémissement crépusculaire.

Quelle que fût la nature des Formes, elles agissaient à la façon des êtres, nullement à la façon des éléments, ayant comme des êtres l’inconstance et la diversité des allures, choisissant évidemment leurs victimes, ne confondant pas les nomades avec des plantes et même les animaux.

Bientôt les plus véloces fuyards perçurent qu’on ne les poursuivait plus. Épuisés, déchirés, ils osèrent se retourner une seconde, épier. Au loin, entre les troncs noyés d’ombre, continuait la poursuite resplendissante. Et les Formes, préférablement, pourchassaient, massacraient les guerriers, souvent dédaignaient les faibles, la femme, l’enfant.

Ainsi, à distance, dans la nuit toute venue, la scène était plus surnaturelle, plus écrasante aux cerveaux barbares, et les guerriers allaient recommencer la fuite. Une observation capitale les arrêta : c’est que, guerriers, femmes ou enfants, les Formes abandonnaient la poursuite au delà d’une limite fixe. Et quelque lasse, impotente que fût la victime, même évanouie, dès que cette frontière idéale était franchie, tout péril aussitôt cessait.

Cette très rassurante remarque, bientôt confirmée par cinquante faits, tranquillisa les nerfs malades des fuyards. Ils osèrent attendre leurs compagnons, leurs femmes, leurs pauvres petits échappés à la tuerie. Même, un d’eux, un héros, abruti d’abord, effaré par le surhumain de l’aventure, retrouva un peu de sa grande âme, alluma un foyer, emboucha la corne de buffle pour guider les égarés.

Alors, un à un, vinrent les misérables. Beaucoup, éclopés, se traînaient sur les mains. Des femmes-mères, avec l’indomptable force maternelle, avaient gardé, rassemblé, porté le fruit de leurs entrailles à travers la mêlée hagarde. Et beaucoup d’ânes, de chevaux, de bétail, revinrent, moins affolés que les hommes.

Nuit lugubre et passée dans le silence, sans sommeil, où les guerriers sentirent continuellement trembler leurs vertèbres ! Mais l’aube vint, s’insinua pâle à travers les gros feuillages, puis la fanfare aurorale, de couleurs, d’oiseaux retentissants, exhorta à vivre, à rejeter les terreurs de la nuit.

Le héros, le chef naturel, rassemblant la foule par groupes, commença le dénombrement de la tribu. La moitié des guerriers, deux cents, manquait, avait probablement succombé. Beaucoup moindre était la perte des femmes, et presque nulle celle des enfants.

Quand ce dénombrement fut terminé, qu’on eut rassemblé les bêtes de somme (peu manquaient, par la supériorité de l’instinct sur la raison pendant les débâcles,) le Héros disposa la tribu suivant l’arrangement accoutumé, puis, ordonnant de l’attendre, seul, pâle, se dirigea vers la clairière. Nul, même de loin, n’osa le suivre.

Il se dirigea là où les arbres s’espaçaient largement, dépassa légèrement la limite observée la veille et regarda.

Au loin, dans la transparence fraîche du matin, coulait la jolie source, et, sur les bords, réunie, la troupe fantastique des Formes resplendissait. Leur couleur avait varié. Les cônes étaient plus compactes, leur teinte turquoise ayant verdi, les Cylindres se nuaient de violet et les Strates ressemblaient à du cuivre vierge. Mais chez toutes, l’étoile pointait ses rayons qui, même à la lumière diurne, éblouissaient.

La métamorphose s’étendant aux contours des fantasmagoriques Entités, des cônes tendaient à s’élargir en cylindres, des cylindres se déployaient, tandis que des strates se curvaient partiellement.

Mais, comme la veille, tout à coup les Formes ondulèrent, leurs Étoiles se prirent à palpiter, et le Héros, lentement, repassa la frontière de Salut.