Les Voyageurs - Conseil - Printemps...

Les Voyageurs - Conseil - Printemps...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 869-877).
POÉSIS

LES VOYAGEURS


Adieu, vous qui partez pour ce même voyage
Que, jadis, au matin, avant vous, j’ai tenté !
Vous me retrouverez assis sur ce rivage
Que vos cœurs oublieront quand vous l’aurez quitté.

Adieu donc ! que vos bras hissent la blanche voile
Où va souffler le vent qui vous porte ma voix ;
Puissent avec faveur la marée et l’étoile
Vous conduire à ces bords où déjà je vous vois !

Compagnons orgueilleux, amis ingrats que j’aime,
Je vous laisse partir sur la mer sans regret.
Qu’importe le vaisseau si la route est la même !
Sans aller avec vous je vous devancerai.

Tandis que vous croirez découvrir, à l’aurore,
Le prestige changeant d’un nouvel horizon,
Ma mémoire fidèle, où il demeure encore,
M’en rendra la couleur, la ligne et la saison ;

Et, de la rive aride où la mer monotone
Avec le même bruit mire les mêmes cieux,
Je n’aurai, pour revoir tout ce qui vous étonne,
Qu’à me ressouvenir et qu’à fermer les yeux.


CONSEIL


Je vous ai dit, mon cœur, en ce grave matin
Où, sur la chambre vide et le foyer éteint,
A l’aube, en frissonnant, nous fermâmes la porte,
Avant que de tenter d’une sandale forte
La route qui conduit du seuil de la maison
Vers le jeune soleil d’un nouvel horizon,
Je vous disais : Mon cœur, soyez fort et stoïque,
Car le chemin est fourbe et la voie est oblique,
Et le caillou fréquent y fait buter les pas ;
La source sera loin lorsque vous serez las ;
Lorsque nous aurons faim, l’arbre dans sa verdure
N’aura pour nous qu’un fruit amer comme une injure ;
Nous saignerons sans doute aux ronces du fossé ;
Le sable sera rouge où nous aurons passé.
Etes-vous prêt, pourtant, à ces sévères choses,
Vous que l’épine aiguë éloignait de ses roses,
Vous, si faible et si doux, mon cœur, êtes-vous prêt
A vous perdre avec moi dans la sombre forêt,
A traverser la mer où souffle le vent rude,
A subir longuement, après la solitude,
Le fouet du charretier, le coude du passant,
La corne du taureau, le cri du chien méchant ?
Etes-vous prêt, au gîte où vous croirez atteindre,
A voir l’huis se fermer et la lampe s’éteindre,
À ce que le laurier que vous vouliez cueillir
Devienne un rameau vain qui semble se flétrir ?
Saurez-vous affronter l’opprobre et l’avanie ?
N’aurez-vous pas horreur de la route haïe,
Mon cœur ? Consultez-vous, si vous êtes de ceux
Qui vont obstinément vers un but hasardeux,
Fier, si luit un instant, sur votre destinée,
La pourpre d’un beau ciel au soir de sa journée ?


PRINTEMPS


De tout ce beau printemps où renaissent les roses
Et qui pare la terre et qui change les cieux,
Dans ma chambre fermée où les vitres sont closes,
Assis auprès de toi, je n’ai vu que tes yeux.

Que d’autres en riant s’en aillent vers l’aurore
Et reviennent le soir, par les mêmes chemins,
En pressant sur leur sein où l’amour vient d’éclore
La fleur au nom sacré qui parfume leurs mains !

Moi, je n’ai pas besoin pour que mon cœur palpite
De la lumière neuve et du soleil nouveau :
Un éternel avril en ma mémoire habite.
Que m’importe au dehors ce que chante l’oiseau !

Que m’importe la source où l’arbre doux se mire,
Et l’odeur de la terre et la couleur des cieux,
Puisque c’est sur ta bouche où sourit et respire
La rose d’un printemps que j’ai vu dans tes yeux !


LETTRE DE ROME


Je vous écris, ce soir, de la Ville Éternelle…
Sa poussière héroïque a touché ma semelle ;
Je respire une odeur de marbre et de laurier,
Et ma plume à mes doigts tremble sur le papier
En y traçant ce nom sonore et grave : Rome.
L’hôtel est convenable et l’hôtelier brave homme ;
Il a l’air d’être Suisse et porte un nom romain.
Ma chambre est vaste et l’on doit m’éveiller demain
A six heures. Je suis arrivé à la gare,
Qu’il faisait déjà noir. J’ai dîné. Mon cigare
Sera presque fumé sitôt ce mot écrit.
Puisse Rome être douce à ma première nuit !
D’elle, je n’ai rien vu qu’une ville quelconque,
Des maisons, une place où soufflait dans sa conque
Un Triton qui lançait un flexible jet d’eau,
Et maintenant, j’entends à travers le rideau
Les cloches, dans le ciel, d’une église voisine,
Et j’écoute mon cœur battre dans ma poitrine.
J’ai peur. Autour de moi, dans l’ombre où elle dort,
Rome est là, comme un fantôme de bronze et d’or,
Et mon esprit est plein d’une rumeur sacrée.
Rome est ainsi pour qui, longtemps, l’a désirée,

Et savoir qu’elle est là, derrière ce carreau,
C’est émouvant, c’est mystérieux et c’est beau,
Et penser, quand le jour blanchira la fenêtre,
Que c’est sur Rome enfin que l’aurore va naître
Vous étreint d’une joie où tremble un peu d’effroi…
Mais ma bougie est naine et mon cigare est froid.
Adieu, songez à moi. Je suis heureux. L’attente
Rend le cœur plus fébrile et l’âme plus ardente
Rome ! je te vais voir en ton matin vermeil,
Et, pour te posséder déjà dans mon sommeil,
J’entrerai dans la nuit que ta gloire illumine
En répétant sept fois les noms des sept collines.


LA VILLA


Quel Prince au nom romain ou quel altier Prélat,
Las de la Cour papale ou du rouge Conclave,
Au milieu de ce site agreste, noble et grave,
A tracé ces jardins autour de sa villa ?

D’intrigue ou de complot venaient-ils rêver là,
De plaisir sans regret et d’orgueil sans entrave,
Et dans leur cœur encore ambitieux et brave
Quel long désir d’amour ou de gloire brûla ?

Je ne sais, mais il rôde en ces lieux magnifiques,
Plantés de rouvres verts et de cyprès coniques,
Comme une obscure fièvre et comme un philtre errant,

Et, vers le soir, du bord des terrasses hautaines,
On entend se mêler et frémir sourdement
Le frisson du feuillage au frisson des fontaines.


LE BEAU PAYS


Je ne suis pas le fils des îles lumineuses
Qui parfument la mer d’un éternel printemps,
Et je n’ai pas connu leurs nuits mystérieuses,
Car je ne suis pas né sous leurs cieux éclatans.

J’ai vécu les premiers des jours que j’eus à vivre
Dans l’étroite maison tournée au vent du Nord,
Ecoutant, à travers la vitre où luit le givre,
La rumeur de la rue et les sifflets du port.

Les barques qui partaient, hissant leurs blanches voiles
Dans l’aube pâle encore ou dans le clair matin,
S’en revenaient toujours aux premières étoiles,
Et leur voyage prompt n’était jamais lointain.

Elles ne rapportaient de leur course voisine
Ni les fleurs, ni les fruits d’un rivage inconnu,
Ni, prise ruisselante à l’écume divine,
Dans leur filet marin, la Sirène au sein nu.

Elles n’avaient vu poindre en quelque ardente aurore
Ni Charybde aboyant ni le rauque Scylla,
Ni salué de loin, au cap, debout encore,
Quelque temple en ruine et pourtant toujours là.

Cependant, à mes yeux d’enfant qui rit et joue
Et dont le cœur pensif bat d’un désir obscur,
La voile la plus rude et la plus humble proue
Evoquaient des pays de musique et d’azur.

Beau pays ! ton mirage enivra ma jeunesse,
Et mon cœur a connu tes aubes et tes nuits ;
Devant moi, ta Sirène a dénoué sa tresse,
Et j’ai goûté tes fleurs, tes sources et tes fruits.

O toi, dont nul regret n’a terni le mensonge,
Parce qu’il me suffit que je ferme les yeux
Pour sentir en mon rêve et pour voir en mon songe
Ta forme, ton parfum, ta lumière et tes Dieux !


L’ORAGE


Les lis du vase vert ont une odeur d’orage,
Et, peu à peu,
Se dessinent la griffe et l’aile d’un nuage
Au ciel trop bleu ;

Le miroir sur le mur, en sa rocaille torse
Crispant son or,
Paraît terne, engourdi, sans reflet et sans force,
Et comme mort ;

Les lis trop parfumés, en leur faïence verte,
Semblent trop blancs,
Et, dans l’air lourd, là-bas, à la fenêtre ouverte,
Parfois j’entends,

Tandis que je regarde à travers la dentelle
Votre sein nu,
Passer comme un éclair le cri des hirondelles
Au vol aigu.


L’AVEU


Mon cœur est sans regret, ce soir, et sans tristesse ;
Le jour a fui pourtant, et vous n’êtes plus là ;
Ces roses, peu à peu, dans l’ombre plus épaisse,
Semblent des fleurs de cendre où quelque feu brûla ;

Cependant, aujourd’hui vous étiez toujours belle,
Vos mains étaient vos mains, vos yeux étaient vos yeux,
Et comme j’eusse hier trouvé morne et cruelle
L’heure où vous me laissez seul et silencieux !

Mais, ce soir, je me sens le cœur ingrat et sombre ;
Vous étiez près de moi, et j’étais loin de vous,
Et j’aurais souhaité que s’effaçât dans l’ombre
Votre visage pur, délicieux et doux,


Car je voudrais pouvoir vous haïr, vous que j’aime,
Rose qui parfumez mon destin embaumé !
Pour m’éviter ainsi, par un vil stratagème,
Peut-être le tourment de n’être plus aimé,

Je voudrais, cœur honteux de sa lâche espérance,
Ne plus me souvenir de vous par qui je vis…
Mais c’est encor l’amour, un amour qui d’avance
Se prépare à la haine et se force à l’oubli ?


L’AMI


Dites-moi la douceur que vous avez connue
A la tenir longtemps en vos bras, lasse et nue,
Après la longue attente et l’inquiet désir,
Comment vos mains savaient doucement la servir
Et, promptes, dénouer d’une hâte inégale
La ceinture flexible et l’étroite sandale,
Tandis que, devant vous, docile à votre amour,
Lascive, rougissante ou grave, tour à tour,
Ses regards souriaient à la porte fermée ;
Dites-moi, mon ami, que vous l’avez aimée,
Que jamais le soleil ne vous parut plus beau,
Que la terre, le ciel, le vent, la feuille, l’eau
Vous semblaient pleins de chants, de joie et de lumière,
Qu’elle était douce, et tendre, et simple, et jeune, et fière ;
Dites-moi son visage et ses yeux et sa voix,
La fleur qu’elle tenait, vivante, entre ses doigts,
Que le jour était pur parce qu’elle était belle,
Et, lorsque jusqu’au soir vous m’aurez parlé d’elle,
Je m’en irai, et, dans la nuit, sur le chemin,
En me ressouvenant de mon printemps lointain,
Je croirai, par la vôtre à la mienne rendue,
Entendre me parler ma jeunesse perdue.


LE SOUVENIR


Regarde-moi. Là-bas, j’ai vu s’enfuir l’orage
Et la nuée éparse et l’éclair sans retour ;
Mon étroite maison semble celle du sage,
J’ai l’air d’avoir vaincu la colère et l’amour.


Le soir qui va venir est doux à mon silence ;
La solitude nue est assise à mes pieds,
Et l’horloge muette où l’aiguille s’avance
Sonnera bientôt l’heure où tout est oublié.

Mais qu’un rayon perdu du soleil qui se couche
Par la croisée en feu descende sur ma main,
Ou qu’un cher souvenir effleure de sa bouche
Ma mémoire tremblante à son souffle incertain,

Que la rose qui meurt en ce vase de Perse,
Odorante, à l’adieu de son éclat défunt,
Avec trop de douceur dans l’ombre molle, verse
Son suprême pétale et son dernier parfum,

Alors mon cœur — ce cœur qui bat dans ma poitrine
Et que je croyais mort d’être silencieux —
Me remplit tout à coup d’une angoisse divine
Qui monte brusquement en larmes vers mes yeux,

Et tout mon vieux passé de tourment et d’orage
Dont palpite l’éclair et gronde l’écho sourd
De son reflet ardent empourpre mon visage
Que vaincront de nouveau la colère et l’amour.


LE REPOS


Eteins, ô visiteur, cette torche importune ;
Ne penche pas ainsi sa flamme. Penses-tu
Que ses gouttes de feu en tombant une à une
Vont ranimer la cendre où, vivant, j’ai vécu ?

Non. Si même la pierre à l’étincelle vaine
Entr’ouvrait un instant sa froide dureté,
Et si, dans ma nuit morne, insensible et lointaine,
Revenaient jusqu’à moi la vie et la clarté,

Crois-tu donc, ô Passant, qu’au désir de revivre
Ma poussière tranquille, inerte et sans regret,
Renonçant au bienfait de la mort qui délivre,
Dans l’ombre ténébreuse encor palpiterait ?


Pourtant, je fus heureux. L’Amour a sur ma bouche
Posé sa bouche ardente, et la gloire à mon front
A tressé de sa main délicate et farouche
Les feuilles du laurier qui couronnent mon nom.

Mais l’heure la plus douce et l’heure la plus tendre
Laissaient une amertume en mon cœur incertain,
Tandis que maintenant je suis là sans attendre
Le retour de la nuit et l’éveil du matin.

Que le jour généreux ou que le soir morose
Apportent aux mortels la joie ou le tourment,
Qu’importe à celui-là dont la cendre repose
Dans l’urne, sous le marbre et sous l’oubli pesant

C’est pourquoi, ni ton pas, ni ta torche brûlante,
Ton geste, ni ta voix qui m’appelle tout haut
Ne feront tressaillir ma paix impatiente,
O visiteur, qui viens t’asseoir sur mon tombeau,

Quand bien même ta main, pieuse en son outrage,
Romprait le bronze dur et le gond arraché,
Et si, du fond de l’ombre, ô tendre, ô cher visage,
Je te reconnaissais, Amour, sur moi penché !


HENRI DE RÉGNIER.