Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Histoire d’Albion.

De retour au palais, le génie ne me permit pas de rejoindre Monime ; il connoissoit ma foiblesse, c’est pourquoi il m’engagea de rester auprès de lui sous un berceau de roses & de jasmins qui termine une terrasse à perte de vue : là se rassemble chaque jour ce qu’il y a de plus grand à la cour ainsi qu’à la ville. Zachiel, pour dissiper mes ennuis, eut encore la complaisance de m’amuser par le récit de quelques aventures arrivées à ceux qui passoient devant nous.

Un jeune homme fait à peindre & beau comme l’amour, fixa mes regards : c’est Albion, me dit Zachiel, le seul qui pourroit être comparé au prince Pétulant par les graces de son esprit & celles que vous remarquez dans sa personne. Avant que le véritable amour l’eût assujetti sous ses loix, la grandeur de sa naissance & l’élévation de sa fortune ne lui avoient inspiré que de la fierté, de l’orgueil & de l’amour propre, cependant il étoit généreux lorsqu’il s’offroit des occasions de l’être ; mais il avoit tant de fatuité, qu’il auroit cru avilir son rang en prévenant quelqu’un pour l’obliger ; sans doute qu’il craignoit de s’humilier en se rendant aimable. Il n’estimoit & ne mettoit au nombre des hommes que ceux qui par leur naissance & les titres dont ils étoient décorés, ou bien ceux que l’opulence pouvoit mettre en état de lier un commerce de société avec lui ; les autres, il les regardoit comme des gens qui ne méritoient pas ses attentions : aussi les premiers étoient-ils les seuls qu’il obligeoit, parce qu’il n’imaginoit de reconnoissance flatteuse que la leur. Ce n’étoit qu’au rang de ceux sur lesquels tomboient ses bienfaits qu’il mesuroit le plaisir qu’on a à les répandre. La misère la plus touchante lui étoit inconnue, dès que le malheureux ne présentoit à sa générosité qu’une personne obscure qui ne lui eût offert qu’un exercice ignoré & sans faste.

Cependant Albion paroissoit naturellement sensible, mais son cœur se roidissoit contre la bonté de son ame, & sa fierté vouloit toujours trouver dans les sujets un vain éclat qui annonçât ses bienfaits. Il ne reconnoissoit point encore cette aimable façon de donner qui ravit, pour ainsi dire, l’ame de celui que son infortune oblige à recevoir, en lui dérobant ce qu’il y a d’humiliant pour ménager son amour propre ; c’est ce qui fait naître ordinairement la plus vive reconnoissance, au lieu qu’en se faisant arracher un bienfait, la personne malheureuse qui s’est vue dans la dure nécessité d’insister, a souvent besoin de toute sa vertu pour n’être pas indignée du bienfait même, par les peines qu’elle a eues à l’obtenir, & par la façon désobligeante dont on s’est servi pour le lui accorder, comme si on eût craint de donner à ses maux un double soulagement.

Albion étoit cependant équitable, mais il n’étoit pas toujours bon. On peut dire qu’il réunissoit dans son caractère autant de défauts que de perfections ; c’étoit un composé de mille qualités contraires, & l’on étoit tenté de croire que la nature en le formant s’étoit fait un plaisir de broyer & de pétrir deux ames ensemble, entièrement différentes l’une de l’autre. Dès qu’il aima, ce ne fut plus le même homme ; l’amour opéra ce miracle ; il le purgea de tous ses défauts.

Lisis, jeune personne dénuée de bien & de naissance, sut néanmoins le fixer, & refondre, pour ainsi dire, les mauvaises dispositions de son ame en des sentimens purs & délicats. Élevée par les soins d’une mère tendre, vertueuse & remplie d’un rare mérite, l’éducation qu’elle en avoit reçue lui avoit épuré le cœur, & inspiré la noblesse des sentimens jusqu’alors Lisis n’avoit connu ni l’amour ni ses traits.

Ce fut dans une promenade qu’Albion la vit pour la première fois. La richesse de sa taille, les graces de sa figure, jointes à un air vif & modeste, le charmèrent d’abord : on diroit qu’il n’appartient qu’à Lisis d’imprimer ce riant du plaisir, & ce tendre du sentiment, que la régularité des traits exclut presque toujours d’un beau visage. Albion, frappé du premier coup d’œil, ne put s’empêcher d’admirer cette jeune personne ; un charme secret l’entraînoit vers elle, & lorsqu’elle sortit, il la fit suivre pour apprendre sa demeure. La simplicité de son ajustement lui faisoit déjà regarder Lisis comme une conquête facile à enlever, ne présumant pas qu’une simple bourgeoise osât lui résister. Impatient de revoir la belle, Albion lui rendit dès le lendemain une visite ; mais Lisis, surprise de l’honneur qu’elle recevoit, parut d’abord un peu troublée ; son front se couvrit d’une rougeur que la modestie faisoit naître, & les loix que la nature grave dans un cœur innocent l’obligérent de baisser les yeux. Rassurez-vous, lui dit son amant, car il l’étoit devenu du premier de ses regards, ne rougissez point de votre situation, l’indigence ne fait rien perdre au mérite ; je viens mettre à vos pieds mon rang & ma fortune, trop heureux si je puis mériter par mes soins & mes attentions, l’espoir de pouvoir un jour vous rendre sensible à mon amour.

J’ignore, dit Lisis, qui avoit eu le tems de se remettre de son trouble, quelle idée vous avez conçue de moi ; mais pour répondre à votre brusque déclaration, j’ose vous assurer que mon cœur n’est point fait pour vous, quoique née dans un état fort au-dessous du vôtre : contente de mon sort, les richesses ni les grandeurs ne sauroient m’éblouir ; & ce cœur que vous prétendez attaquer si brusquement est formé de façon, qu’il ne peut jamais se livrer qu’à la tendresse, & non pas à l’ambition ; je vous supplie donc de retrancher vos visites.

Une réponse aussi ferme & aussi positive surprit infiniment Albion. Peu accoutumé à trouver de la résistance dans ses projets, par les liaisons qu’il avoit toujours formées avec de ces femmes, dont la vertu s’apprivoise à la vue d’une bourse remplie d’or, il vit bien qu’il falloit changer de note. Après lui avoir dit tout ce que la galanterie put lui dicter de plus tendre & de plus séduisant, il la quitta beaucoup plus amoureux qu’il n’étoit en entrant chez elle.

Albion continua ses visites, malgré les oppositions que Lisis employa pour en arrêter le cours. Il mit en œuvre tout ce que son imagination put lui dicter pour la séduire ; riches présens, billets tendres : tout fut envoyé, rien ne fut reçu. Cependant Lisis l’aimoit ; l’amour l’avoit sans doute frappée des mêmes traits ; mais elle craignoit son inconstance.

Un jour Albion présenta à Lisis un écrain rempli de diamans qu’elle refusa ; il en fut pénétré ; pourquoi, lui dit-il, vous obstiner à refuser des hommages qu’on doit à votre beauté ? Je sais que vous n’avez pas besoin d’ornemens pour vous faire briller. Que craignez-vous de moi ? Soyez certaine que les bienfaits que l’on reçoit de la part d’un ami ne sauroient jamais humilier. Il y a trop de disproportion de vous à moi, dit Lisis, pour que j’ose prendre cette qualité. Ah ! vous me désespérez, dit Albion ; l’amour n’égale-t-il pas tout ce qu’il soumet à son pouvoir ? Mais on me hait, & l’on m’envie jusqu’au bonheur de protéger le mérite, & de tendre aux malheureux une main bienfaisante. Je conviens que si la fortune vous avoit été aussi favorable, que la nature vous a été prodigue, ce seroit vous avilir que de recevoir des présens ; mais lorsque je vous vois, plongée dans la plus cruelle indigence, refuser les secours d’un ami qui met sa gloire à vous les offrir, c’est lui marquer bien de la haine & du mépris, que de vouloir préférer son infortune au plaisir de l’obliger. Lisis touchée de la douleur de son amant, le rassura sur ses craintes, & consentit enfin de recevoir de lui tous les dons qu’il voudroit lui faire.

Albion commença par lui acheter une très-belle maison, qu’il fit meubler magnifiquement. Il l’engagea ensuite à recevoir ses amis, & bientôt on vit se rassembler chez elle les meilleures compagnies de la ville, que son esprit & sa bonne conduite y attiroient. Albion, dont l’amour augmentoit chaque jour, pressa Lisis de finir son martyr en se rendant à ses desirs ; ses poursuites se renouvelloient sans cesse. Un jour il employa les termes les plus séduisans & les plus vives sollicitations : arrêtez, cruel, lui dit-elle, d’un ton ému, sont-ce là les promesses que vous m’avez faites de respecter toujours ma vertu ? Est-ce en cherchant à me séduire que vous prétendez être heureux ? Quoi donc ! l’apanage de la beauté seroit-il d’inspirer le crime ? Apprenez que le véritable amour ne se produit qu’avec modestie, & qu’il n’agit jamais que d’une façon honorable pour l’objet qui l’a fait naître : si vous continuez de m’offenser par vos discours, vous m’obligerez de renoncer à vous voir ; & si vous exigez, pour prix de vos bienfaits, des reconnoissances indignes, vous pouvez dès ce jour les reprendre.

Ces paroles firent trembler Albion ; il promit de se conformer à ses volontés : l’envie qu’il avoit de fixer le cœur de Lisis & de se l’attacher pour jamais, fit insensiblement disparoître ses défauts ; l’amour les purifia tous. Il est vrai que Lisis employa aussi toutes sortes de moyens pour perfectionner son amant, & ce ne fut que par sa douceur, ses attentions & sa complaisance, qu’elle parvint enfin à lui faire renoncer à cet excès d’amour-propre, de fatuité & d’entêtement, qui enveloppoit toutes ses bonnes actions. C’est aux soins de cette aimable personne qu’il doit l’estime & l’admiration qu’on a aujourd’hui pour lui. Toute la cour voit avec plaisir une union qui, sans doute, durera autant qu’eux.

Quelques mois avant que Monime parût à la cour, le prince Pétulant, qui avoit entendu parler de Lisis comme d’un prodige d’esprit, de graces & de beauté, & qui réunissoit tous les talens imaginables, crut d’abord qu’il n’auroit qu’à paroître pour s’en faire aimer. Il lui rendit des soins assidus ; mais Lisis, dont l’esprit est toujours ferme & confiant, craignant que les fréquentes visites du prince ne donnassent de l’inquiétude à son amant, assura Pétulant, avec autant de noblesse que de générosité, que comme ce n’avoit jamais été ni l’éclat des grandeurs, ni l’appât des richesses qui l’avoient déterminée dans le choix qu’elle avoit fait d’Albion, mais uniquement le penchant de son cœur, elle se croyoit obligée de le supplier de cesser ses poursuites, puisque rien au monde ne seroit capable de la faire changer, persuadée que son amant auroit toujours les mêmes égards. Pétulant désespéré qu’une seule femme osât lui résister, lui qui n’avoit point encore trouvé de cruelles, redoubla ses efforts & employa toutes les voies imaginables pour toucher le cœur de Lisis.

Le véritable amour est presque toujours accompagné de jalousie ; les assiduités du prince inquiétèrent Albion : n’osant d’abord les faire connoître, il commença par bouder & mettre de l’humeur dans tout ce qu’il disoit ; mais ce qui le mit au désespoir, ce fut un bal que Pétulant donna à Lisis, où elle ne put se dispenser d’assister : il s’imagina qu’éblouie par le rang & les grandeurs, elle s’étoit enfin rendue aux poursuites du prince. Albion, troublé par la jalousie, vint le lendemain ; son agitation se manifestoit dans toutes ses actions, il se jetta dans un fauteuil sans rien dire. Qu’avez-vous, lui demanda Lisis ? Je ne puis concevoir ce qui peut mettre tant de trouble & d’altération dans votre esprit ; depuis plusieurs jours je ne vous vois plus que pour me quereller : je vous ai passé toutes vos disparates ; mais à la fin elles commencent à m’ennuyer. Je le crois, dit Albion d’un air furieux, & n’ignore pas que ma présence vous importune ; entièrement livrée au prince, je trouble sans doute un tête à tête qui vous doit être plus agréable que le mien ; car ne vous imaginez pas, perfide, que j’aie attendu si tard à m’appercevoir que vous m’avez sacrifié à votre nouvelle conquête ; je me suis fait assez de violence pour ne vous en rien témoigner lorsque je n’ai eu que des indices de vos trahisons. Vous pourriez ménager vos termes, dit Lisis, songez qu’ils m’offensent. Peu m’importe de vous offenser, reprit Albion ; mon intention n’a point été de vous faire des complimens, puisqu’il m’est impossible de contraindre plus long-tems mon ressentiment ; mais si vous croyez m’avoir prévenu par votre changement, je suis bien-aise de vous dire qu’il y a dèja long-tems que j’ai dégagé mon cœur de vos liens, & que je viens vous apprendre aujourd’hui que je vais le porter à une jeune personne qui est, au moins, aussi belle que vous, & qui, sans doute, ne sera jamais si perfide.

Lisis, désespérée d’être accusée aussi injustement, lui dit avec beaucoup d’aigreur qu’il étoit le maître de reprendre son cœur & de le donner à qui il voudroit ; mais vous ne devez pas, ajouta Lisis, noircir par des calomnies celui que je vous avois donné, & que je suis en droit de retirer, puisque vous vous en êtes rendu indigne par des soupçons aussi injurieux, Vous deviez prendre un autre prétexte pour devenir infidèle, que celui de m’accuser de l’être. Quand vous ne m’auriez pas appris qu’il y a déja long-tems que vous avez commencé à dégager votre cœur, je ne suis pas assez dépourvue de jugement pour ne m’être point apperçue à votre humeur sombre & contrariante, que votre amour étoit entièrement éteinte ; il n’étoit donc pas nécessaire de m’insulter sur le peu de mérite que je puis avoir. Je ne fais nul doute que la personne que vous avez choisie ne soit parfaite ; mais quelque précaution que vous puissiez prendre, je crois néanmoins qu’il vous sera assez difficile de faire le choix d’une qui vous soit aussi fidelle : voilà, à mon tour, ce que je suis bien-aise de vous apprendre, bien moins pour vous désabuser que pour me satisfaire. Ne soyez pas assez vain pour vous imaginer que la crainte de vous perdre me fasse parler ainsi : soyez persuadé, au contraire, que je cherche moins à regagner la place que j’occupois dans votre cœur, qu’à vous faire connoître l’état du mien, & vous faire voir, en même tems, qu’il est assez bien placé pour ne vouloir pas descendre avec vous jusqu’à la justification. Elle entra ensuite dans son cabinet, & en ferma la porte assez rudement, pour éviter d’entendre nombre de mauvais propos que son amant débita avec beaucoup de volubilité. Il resta long-tems à écouter à la porte du cabinet, quoiqu’il fût très-sûr qu’il n’y avoit personne lorsque Lisis y entra, & qu’il n’y eût point d’autre issue, à moins de passer par la fenêtre & même au travers des barreaux ; car les croisées de ce cabinet étoient toutes grillées : mais quand un homme se laisse aveugler par les passions, il ne peut plus écouter les conseils de la raison.

Jusqu’alors Albion ne s’étoit point encore ingéré de donner des ordres chez Lisis ; & quoiqu’elle tînt de lui tout son bien-être, il l’avoit toujours assez respectée pour ne lui pas faire sentir le prix de ses bienfaits, se trouvant même comblé de la préférence qu’elle lui avoit accordée sur ses rivaux ; & chaque présent qu’elle recevoit avoit été regardé de sa part comme une nouvelle faveur. Ces principes de délicatesse, dont il ne s’étoit point écarté, furent anéantis ; toute la plénitude de son orgueil & de son amour-propre reprit le dessus. Il commença par se donner des airs de maître, fit défendre la porte, & ordonna qu’on lui préparât à souper.

Lisis, qui, de son cabinet, pouvoit entendre tout ce qui se passoit, laissa faire à son amant tant d’impertinences qu’il lui plut, bien résolue de l’en punir dès la nuit même. Albion, après avoir donné l’essor à sa bile, jugea par le silence que Lisis gardoit, que tel bruit qu’il pût faire chez elle, sans doute elle étoit déterminée de ne point paroître y faire d’attention : c’est pourquoi il prit enfin le parti de retourner chez lui, afin de s’y désespérer tout à son aise.

Aussi-tôt que Lisis l’eut entendu sortir, elle fit descendre celle de ses femmes qui lui étoit le plus affectionnée, pour l’accompagner chez une de ses parentes, où elle demeuroit lorsqu’elle fit la connoissance d’Albion : elles sortirent donc l’une & l’autre, sans que les autres domestiques s’en apperçussent. Caliste est le nom de cette parente, qui, surprise de la voir arriver si tard, & dans un ajustement qui se ressentoit du désordre de son esprit, lui en demanda le sujet : mais Lisis ne put la satisfaire sans répandre beaucoup de larmes : le cœur pénétré de la plus vive douleur des injustes procédés de son amant, elle n’en put soutenir le poids ; dès la nuit même elle fut attaquée d’une grosse fièvre, qui pensa la conduire au tombeau.

Dès qu’il fut jour, Albion, qui n’avoit seulement pas songé à se mettre au lit, & à qui les heures avoient paru des journées, par l’envie qu’il avoit de reprocher encore à Lisis une infinité de choses qu’il croyoit avoir oubliées, & dont il ne vouloit pas lui faire grace d’un mot, se rendit chez elle dans le dessein de l’accabler de nouvelles injures. Les domestiques de Lisis, qui ignoroient qu’elle eût quitté sa maison, lui dirent qu’il n’étoit pas jour ; il fallut, malgré son air d’autorité, qu’il prît patience, jusqu’à ce qu’il plût à sa maîtresse de sonner pour annoncer son réveil ; mais l’heure ordinaire étant plus que passée, chacun d’eux commença à être inquiet. Albion, qui sentoit augmenter son trouble, les pressa d’entrer dans l’appartement de Lisis : elle s’est peut-être trouvée mal, leur dit-il. Déjà sa colère s’appaisoit, son amour alloit reprendre de nouvelles forces, lorsqu’en ouvrant lui-même la première porte de son appartement, il fut très-surpris de trouver toutes les autres ouvertes.

On peut aisément se peindre le désespoir d’Albion ; il parcourut vingt fois toutes les chambres, les cabinets, les boudoirs & les garde-robes, rien ne s’offrit à sa vue que le portrait de Lili, qu’il avoit lui-même fait tirer de plusieurs façons différentes. Ne pouvant d’abord comprendre quel parti elle avoit pu prendre, comme les amans se plaisent d’ordinaire à faire naître des monstres pour avoir ensuite la gloire de les combattre, notre amant furieux se mit dans la tête qu’elle étoit partie avec le prince pour quelqu’une de ses maisons de plaisance ; cette idée le détermina à s’attacher sur les pas du prince, il le suivit donc comme son ombre.

Pétulant, qui ignoroit tous les désordres qu’il avoit causés, se présenta plusieurs fois chez Lisis : d’abord on lui dit qu’elle étoit sortie ; un autre jour, qu’elle étoit en campagne. Les domestiques ne pouvant lui dire dans quel lieu elle étoit, il ne crut pouvoir mieux s’adresser pour l’apprendre qu’à Albion ; celui-ci, surpris de la question, ne put y répondre, puisqu’il l’ignoroit lui-même ; mais loin qu’elle l’éclairât sur ses injustes soupçons, il ne regarda cette question que comme une ruse de la part de Pétulant ; c’est pourquoi il redoubla son assiduité à le suivre.

Cependant au bout d’un certain tems, Albion n’appercevant rien qui pût dénoter aucune intelligence de la part du prince avec Lisis, commença à réfléchir sur sa conduite : un peu mieux d’accord avec lui-même, il convint qu’il pourroit bien s’être trompé sur les conjectures qu’il avoit tirées des fréquentes visites de Pétulant. Ces réflexions le mirent dans le dernier désespoir : il se rappella toutes les injures qu’il avoit faites à Lilis, qu’il se promit de réparer par tout ce qui seroit en son pouvoir. Mais où la prendre cette Lisis qui lui étoit si chère, & que néanmoins il avoit insultée, au point de la forcer à renoncer à tous les dons qu’il lui avoit faits ? Il lui vint alors dans l’esprit qu’elle pourroit bien s’être retirée dans son ancienne demeure : il y courut avec un trouble & une agitation difficile à décrire ; il demande à parler à Lisis ; on lui dit simplement qu’elle n’est pas visible : l’après-midi il se présente ; on lui fait la même réponse, & pendant plusieurs jours il n’en put obtenir d’autre.

Albion, sans se rebuter d’un procédé qu’il avoit si bien mérité, continua ses visites ; enfin, à force d’importunité, on le fit entrer un jour dans une salle où il trouva Caliste d’un air fort triste : c’est en vain, lui dit-elle, que vous vous obstinez à vouloir parler à Lisis, elle est trop irritée contre vous, pour que vous puissiez jamais espérer d’obtenir votre pardon. Elle m’a chargée de vous dire que vous trouverez dans la maison qu’elle tenoit de vos bienfaits, tous les dons que vous avez pu lui faire ; qu’elle y renonce, & vous demande pour dernière faveur celle de l’oublier pour jamais. Eh ! le puis-je, s’écria Albion, ma chère Caliste ? Par pitié, accordez-moi la grace de me faire parler à Lisis ; je veux mourir à ses pieds, si je ne puis obtenir mon pardon.

Ne vous flattez plus de revoir Lisis, dit Caliste ; elle est à l’extrémité, & c’est vous, cruel, qui lui avez donné la mort ; ce sont vos injustices qui l’ont tuée. Qu’entens-je ! s’écria Albion ; Lisis est malade ; elle est à l’extrémité, & elle ne m’a rien fait dire ; je suis perdu dans son cœur & dans son esprit. Quoi, ce cœur que j’avois rendu sensible est-il fermé pour moi sans retour ? Oui, dit Caliste, puisqu’elle ne veut plus ni vous voir, ni même entendre parler de vous. Ah ! c’en est trop, reprit Albion, je ne puis résister à ma douleur ; ses yeux se troublèrent, & il tomba sans connoissance. Caliste, effrayée de le voir dans cet état, appella du secours, & à force de soins on le fit revenir ; mais dès qu’il eut repris l’usage de ses sens, ce ne fut que pour demander Lisis. Caliste, pour adoucir ses maux, promit enfin de parler en sa faveur, & de mettre tout en usage pour obtenir son pardon ; cette promesse le tranquillisa un peu.

Lorsqu’Albion fut sorti, Caliste rendit compte à Lisis du désespoir de son amant ; elle lui peignit avec des couleurs si naturelles son repentir, son trouble & ses alarmes, que la tendre Lisis ne put encore s’empêcher de le plaindre. Si je croyois, dit-elle, son repentir sincère, je t’avouerai, ma chère Caliste, que je trouverois de la douceur à lui pardonner. Crois-tu, ma bonne amie, qu’il m’aime encore ? N’en doutez pas, reprit Caliste ; des mouvemens aussi violens que ceux qu’il vient d’éprouver ne peuvent partir que d’un cœur pénétré de la plus vive tendresse. Hélas ! dit Lisis, que de maux ce cruel m’a causés ! mais je veux bien les oublier en faveur de l’amour : je te permets, ma chère, si ma santé se rétablit, de lui donner quelques espérances.

L’amour est un grand médecin ; le plaisir que Lisis ressentit en apprenant le retour de son amant, servit comme d’un baume qui ranima bientôt ses forces ; & Caliste qui vit qu’elle n’avoit plus rien à craindre pour ses jours, écrivit à Albion cette heureuse nouvelle, en ajoutant que Lisis commençait à se radoucir, & que de la conduite qu’il tiendroit dépendoit son pardon. Cette assurance fit renaître le calme dans le cœur de notre amant ; il courut chez Caliste, pour lui dire qu’il consentoit de se soumettre à toutes les épreuves qu’on voudroit exiger de lui. Lisis, contente de sa soumission, permit enfin qu’il parût devant elle.

Lorsqu’Albion entra dans la chambre de Lisis, il s’avança d’un air abattu, en portant douloureusement sur elle des regards pleins de langueur : mais rencontrant ses yeux, où l’amour paroissoit vivement exprimé, il s’arrête ; une joie subite, tendre & naïve anime les siens, colore son visage ; & enflammé du desir de se convaincre de son bonheur, il la regarde plus fixement. Achevez de vous rassurer, dit Lisis, d’une voix que l’émotion rendoit encore plus foible, venez lire dans mes yeux le pardon qu’ils vous annoncent. Albion, transporté hors de lui-même, se jetta à ses genoux, trop pénétré de desir pour pouvoir parler, il ne s’exprima d’abord que par la vive ardeur dont il les tenoit embrassés. Cette expression passa dans l’ame de Lisis ; elle fit relever son amant, & oubliant alors toutes ses injustices, elle lui parla avec beaucoup de tendresse ; la paix entre ces deux amans fut enfin cimentée par leur mariage.

Pétulant a long-tems couru de conquête en conquête, sans pouvoir s’y fixer, ni cesser de regretter de n’avoir pas connu Lisis avant qu’elle se fût attachée à Albion. Cette gloire n’étoit réservée qu’à Monime ; la ressemblance qu’il rencontra dans son caractère l’auroit enchaîné pour toujours, si le destin ne s’opposoit à son bonheur. Il est malheureux pour ce prince de ne s’attacher véritablement qu’à des personnes dont la destinée n’est pas de le rendre heureux ; ainsi, mon cher Céton, vous devez cesser d’exercer sur lui votre injuste jalousie ; je ne vous ai raconté cette histoire que pour vous engager à le plaindre, & à modérer une passion qui paroît assujettir tous les mouvemens de votre ame. Je conviens, ajouta Zachiel, qu’un cœur fortement attaché à un objet plein de charmes, ne peut voir sans colère ce qu’il aime, favoriser un autre ; mais si le dépit l’excite, bientôt l’amitié l’appaise ; & lorsqu’il croit haïr, il ne fait qu’aimer davantage. Si vous vous rendez à mes conseils, vos tourmens seront bientôt changés en plaisirs, & je vous assure que, quoiqu’il puisse arriver, Monime ne sera jamais à personne sans votre consentement. Vous ne devez pas non plus vous alarmer des tendres sentimens qu’elle a conçus pour le prince, ils sont involontaires ; l’influence de cette planète agit seule sur son cœur ; & pour me prouver votre docilité à suivre mes ordres, je veux que vous restiez auprès de moi jusqu’au jour que Monime a choisi pour se rendre dans le temple ; alors si je vous trouve assez ferme & assez raisonnable pour être temoin de leurs sermens, sans montrer ni jalousie ni foiblesse, je vous permettrai d’y assister.