Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII.

Histoire de Tacius.


Les dépenses que nous faisions, le brillant de nos équipages, le grand nombre de nos domestiques, donnèrent de l’inquiétude au gouvernement. Chacun raisonnoit diversement sur notre qualité, & sur les vues que nous pouvions avoir. Les personnes naturellement portées à tromper, sont toujours méfiantes ; c’est pourquoi Zachiel nous engagea de visiter un homme qui tenoit un rang considérable dans l’état. Vous ne pouvez guère vous dispenser de ce devoir, nous dit le génie, parce qu’on ne souffre point d’étrangers dans ce royaume, qu’on ne soit informé du sujet de leur voyage. Je sais que l’on commence à vous soupçonner : il est dangereux d’inspirer de la méfiance lorsqu’on ne peut se faire connoître, & il est également difficile de se sauver des observations d’un vieux ministre, toujours supérieur par l’avantage du poste & par celui de l’expérience. Cette visite le tranquillisera sur votre compte : il possède entièrement la confiance du prince : c’est par lui que découlent toutes les graces, & sa cour est beaucoup plus nombreuse que celle de son maître. Cependant quoiqu’il ait acquis des biens immenses, il vend encore sa faveur ; il est vrai que c’est d’une façon oblique, & qu’il déguise son avarice par des dehors de magnificence, qui pourroient en imposer, s’il n’étoit connu : mais son premier valet de chambre vend toutes les graces, & il lui rend les trois quarts & demi de l’argent qu’il en retire. Par ce moyen, ni les charges, ni les emplois ne sont distribués à ceux qui ont le plus de mérite ou de talens, mais à ceux qui y mettent le plus haut prix ; ce qui fait que dans cette partie de la Cillénie, on voit souvent des postes éminens occupés par des personnes que la nature a privées des vertus nécessaires pour les remplir, qu’ils ne doivent qu’à leur opulence, à leurs cabales, ou à leurs intrigues.

Pour parvenir auprès de ce visir, nous fûmes obligés de traverser plusieurs antichambres, une grande gallerie, salle d’audience, chambre & cabinet de parade : toute cette enfilade étoit garnie de domestiques, dont le grade augmentoit à mesure qu’ils approchoient de leur maître. Nous fûmes enfin annoncés par un vieil Officier, qui nous introduisit dans un cabinet particulier. Notre visite se passa en discours vagues, beaucoup de questions de la part de ce ministre ; quelques offres de service, qui finirent par des complimens usités dans presque toute la Cillénie.

Nous sortîmes alors de son audience, & vîmes plusieurs grandes pièces remplies de personnes de toutes sortes d’états, dont les uns venoient faire leur cour, & les autres demander des graces ou de l’emploi. J’en remarquai qui avoient l’air triste & timide ; ceux-là m’intéressoient en leur faveur. L’histoire récente de nos infortunés, me faisoit leur supposer des chagrins. Curieux d’apprendre si je ne m’étois point trompé dans mes conjectures, je proposai à Monime de nous ranger dans l’embrasure d’une croisée, pour pouvoir, sans être remarqués, assister à l’audience.

Je fais une réflexion, lui dis-je ; c’est que l’honnête homme est presque toujours humilié, presque toujours sans biens, & presque toujours triste : il n’a point d’ami, parce que son amitié n’est bonne à rien : on le fuit, on le dédaigne, on le méprise, & on rougit même de se trouver avec lui : pourquoi ? c’est qu’il n’est qu’estimable, & je ne crois pas que cette qualité figure beaucoup dans ce monde. Je ne puis qu’admirer la justice de vos remarques, dit Monime : quelle différence de ceux-ci, sur qui l’or & l’argent brillent de toutes parts ! on diroit qu’ils étalent sur eux plus de biens, que peut-être ceux-là n’ont de revenu. Regardez leur physionomie libre & hardie, ces regards effrontés, cet air tranquille & satisfait ; tout, jusqu’à leur embonpoint, annonce l’opulence.

Dès que le visir parut, tous ces riches s’avancèrent vers lui d’une façon libre & aisée : il les écouta tranquillement, leur répondit d’un air gracieux & affable ; mais pour ces pauvres personnes, dont la timidité annonçoit l’indigence, il leur tourna le dos ; ses domestiques les écartèrent ; & quoiqu’ils s’efforçassent de courir après lui, & que plusieurs tâchassent de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s’exprimer en marchant trop vîte, ils eurent beau faire, ils articuloient mal, & ne furent point entendus. Lorsqu’on demande des graces, qu’on a le cœur bien placé, & de la noblesse dans l’ame, on a toujours l’haleine courte.

Nous sortîmes, en plaignant le sort de ces malheureux : qu’il est humiliant, dis-je à Monime, pour un homme de mérite, d’être obligé de faire des démarches auprès des grands ! Vous avez dû remarquer l’accueil qu’on a fait à tous ces riches ; cela prouve que les biens sont les seuls avantages qui distinguent un Cillénien. Ce sont eux qui servent à réparer le défaut de mérite, à remplir le vuide affreux d’un homme que la naissance distingue, ou que la fortune élève, & tout ne se rend qu’à l’éclat des richesses : ce sont elles qui mettent l’enchère aux dignités, aux charges, à la noblesse, à la faveur, à la réputation, aux alliances, & qui donnent enfin le prix à la vertu même.

Prêts à monter dans notre voiture, nous vîmes sortir de chez le visir un jeune homme, dont le visage pâle & décharné, l’air triste, abattu, confus & humilié, nous fit une vive impression : sa physionomie annonçoit la candeur de son ame. Monime, qu’un sentiment de pitié animoit en sa faveur, me le fit remarquer : porté comme elle à lui rendre service, je m’avançai vers lui. Pourroit-on, dis-je, monsieur, vous être utile à quelque chose ? Ce n’est point la curiosité qui m’engage à vous faire cette question : nous sommes des étrangers, qu’une sympathie, sans doute, détermine à nous intéresser pour vous : il est vrai que n’ayant pas l’honneur de vous être connus, la proposition doit vous paroître singulière ; mais, monsieur, la vertu porte avec elle un certain caractère, qui s’imprime dans le cœur de ceux qui la chérissent. Hélas ! monsieur, reprit-il en poussant un profond soupir, votre sensibilité fait bien voir la noblesse de votre ame : loin de m’offenser des offres que la charité vous dicte en ma faveur, je les regarde comme un de ces coups de la providence, qui ne se manifeste que dans l’extrémité d’un péril. Je suis confus de vous arrêter si long-tems : nous ne sommes point ici dans un lieu où je puisse vous instruire de mes peines ; & puisque vous avez la bonté de vous intéresser au sort d’un malheureux que la fortune ne cesse de persécuter, faites-moi la grace de m’indiquer votre demeure, & l’instant auquel je pourrai, sans être importun, avoir l’honneur de vous voir. Si vos affaires ne vous appellent point ailleurs, repris-je, faites-moi l’amitié de monter avec nous dans notre équipage. Ce jeune homme parut très-sensible à ma proposition, & ne fit nulle difficulté de nous accompagner.

Arrivés à l’hôtel, Monime, pour le mettre à son aise, le combla de politesses. En vérité, madame, dit ce jeune homme, je suis si pénétré de vos bontés, & de celles de monsieur, que les expressions me manquent pour vous en témoigner ma reconnoissance. Attendez, dit Monime, que nous ayons effectué le desir que nous avons de vous obliger. Parlez, monsieur, ne craignez point de déployer votre ame : l’infortune ne fait rien perdre au mérite, & ne sert que de lustre à la vertu ; nous sommes disposés à vous entendre.

J’obéis, madame, reprit le jeune homme. Vous voyez en moi un gentilhomme dont les malheurs ont pris leur source dès sa naissance. Resté en bas âge sous la conduite d’un tuteur, qui lui-même auroit eu besoin d’en avoir un, cet homme, loin de ménager les revenus d’un bien assez honnête que m’avoient laissé mes parens, en a encore dissipé les fonds, après s’être ruiné à des jeux de hasard. Sa femme & une fille unique qu’il avoit, à peu près de mon âge, furent obligées de se réfugier chez une de leurs parentes ; trop heureuses de ce qu’elle voulut bien les recevoir.

Pour moi, alors âgé de dix-sept ans, livré à moi-même sans aucune ressource, ma première idée fut de m’engager dans les troupes ; mais le hasard me fit rencontrer un jeune homme avec qui j’avois fait une partie de mes études. Ce jeune homme remarquant de l’altération dans mon esprit, m’en demanda le sujet. Je ne fis nulle difficulté de lui confier mes peines, & l’embarras où je me trouvois. Je veux vous en tirer, me dit-il, mon cher Tacius. Commençons par aller dîner ; je vous menerai ensuite chez une dame qui est favorite d’un grand-prêtre de la fortune. Je le suivis chez cette femme, qui nous reçut poliment.

Au bout de quelques jours, mon ami vint m’annoncer que j’étois nommé à un emploi de deux mille livres, aux conditions que j’en rendrois douze cens livres à la personne qui me l’avoit fait obtenir. Quoique cette condition me parût un peu onéreuse, je ne laissai pas de lui en témoigner ma reconnoissance. Nous fûmes dans l’instant chez la dame pour y dresser notre accord. Je sortis avec mon ami, & le remerciai non-seulement de m’avoir obligé, mais encore de la promptitude & du zèle avec lequel il s’y étoit porté. J’aurois voulu, me dit-il, pouvoir vous faire jouir de la totalité du revenu de l’emploi ; mais cette femme, qui m’a choisi pour être le substitut du grand-prêtre, & qui, entre nous, ne laisse pas de me fournir des sommes assez considérables, n’a jamais voulu consentir à se relâcher de ses usages. Il eût donc fallu me brouiller avec elle, & j’avouerai qu’elle m’est d’une grande ressource. J’assurai ce jeune homme que je me trouvois encore trop heureux de pouvoir au moins subsister.

Malgré la médiocrité que je retirois du revenu de mon emploi, je trouvai néanmoins le secret, par mon économie, d’être vêtu assez proprement. Au bout de quelques années, je rencontrai à la promenade la veuve de mon tuteur ; elle étoit avec Rosalie, sa fille : l’élégance de leur parure me les fit d’abord méconnoître : mais cette dame s’avançant vers moi : est-ce bien vous, me dit-elle, mon cher Tacius ? Que vous m’avez causé d’inquiétudes ! Je vous cherche depuis long-tems, pour réparer en quelque sorte les torts que mon mari vous a faits, en partageant avec vous notre bonne fortune.

Pendant ce discours, j’avois les yeux attachés sur Rosalie ; mon cœur se sentit ému à la vue de l’objet de ses premiers feux. Rosalie, qu’un même sentiment avoit autrefois animée, ne put aussi cacher son trouble : son front se couvrit d’une rougeur qui m’annonça que l’absence n’avoit point altéré la tendresse qu’elle m’avoit toujours témoignée. Cette conversation muette n’interrompit point celle de la mère, qui m’apprit la mort de la parente chez laquelle elle s’étoit retirée lors de son désastre. Cette parente, qui étoit très-riche, l’avoit fait sa légataire universelle ; elle me fit un long détail des soins & des complaisances qu’elle avoit employés pour captiver la bienveillance de cette femme, & pour la mener au point de tester en sa faveur, & finit enfin par m’engager de souper chez elle. Pendant le souper, Clia me dit qu’elle vouloit désormais que je n’eusse d’autre table que la sienne ; qu’elle alloit même me faire préparer un appartement dans sa maison, pour ne nous plus séparer. J’acceptai sans balancer ces offres, qui me mettoient à portée de voir tous les jours ma chère Rosalie. Je vins donc demeurer chez Clia, sa mère, pour qui j’ai toujours eu une tendresse infinie. Je ne quittai plus ces deux aimables personnes, que pour satisfaire aux devoirs de mon emploi. Clia, qui depuis son opulence étoit très bien faufilée, me présenta chez toutes ses connoissances, & obtint enfin par le nombre de protecteurs qu’elle employa en ma saveur, un emploi très-considérable. Dès que j’en fus revêtu, je la suppliai de mettre le comble à mon bonheur, en m’unissant à Rosalie. Elle y consentit avec joie, & notre mariage fut conclu en huit jours.

Trois années se passèrent dans une union que l’amour & la reconnoissance avoient formée. Mais, madame, que j’ai payé cher ce tems de tranquillité ! Bientôt l’orage succéda à ce calme heureux ; les créanciers de mon tuteur découvrirent que sa veuve vivoit dans l’opulence, qu’elle jouissoit de gros revenus, au moyen d’une riche succession. D’abord ils s’informèrent où ses biens étoient situés, les firent saisir, sans que nous puissions avoir le tems de nous reconnoître. Je voulus intervenir dans ce procès ; mais leurs créances étant antérieures à la mienne, ils furent préférés, parce que Clia s’étoit malheureusement engagée pour des sommes considérables. Elle eut donc la douleur de voir vendre tous ses biens, sans qu’ils puissent encore acquitter tous ses engagemens. Quoique désespérée de son désastre, elle trouvoit au moins auprès de nous des motifs de consolation, puisque mon emploi étoit plus que suffisant pour nous faire vivre dans l’aisance ; néanmoins la perte de notre procès me détermina à retrancher nos équipages & quelques-uns de nos domestiques. Cette réforme éloigna ces faux amis qui nous entouroient, & qui loin de nous plaindre d’un malheur non mérité, eurent encore la cruauté de nous calomnier, en débitant de fausses histoires sur mon compte, & me faisant passer pour un dissipateur. Ces bruits vinrent enfin jusqu’aux oreilles de mes protecteurs, & je fus révoqué, sans pouvoir parvenir à me justifier.

Depuis près de dix ans que je sollicite, je n’ai pu rien obtenir. Rebuté de toutes parts, forcé de vendre peu à peu les effets que nous avions pour faire vivre ma belle-mère, ma femme & trois enfans que je vois périr de besoin ; réduit enfin dans la plus affreuse misère ; & pour comble de maux, ma chère Rosalie ne pouvant plus supporter ses peines, est tombée malade ; elle est au lit depuis six semaines, privée de tous secours. Mais, que dis-je, au lit ? hélas ! madame, ce n’est qu’un mauvais matelas ? le reste nous a été enlevé pour le paiement de nos loyers, & nous n’occupons plus qu’une espèce de grenier, dont on veut encore nous chasser. Je présentai il y a huit jours un mémoire à un de mes anciens protecteurs, dans lequel je lui fais l’affreuse peinture de notre situation. Je n’ai eu pour réponse que des rebuffades ; si j’avois de l’argent à donner à quelques-uns de ses secrétaires, peut-être pourrois-je obtenir de l’emploi ; mais tout ce que ces inhumains ont daigné me dire par distraction, de plus consolant, est un, j’en suis fâché ; il n’y a rien de vacant ; tandis que je vois donner tous les jours des postes considérables à des gens dont tout le talent consiste à tenir leur partie dans un concert, ou à se prêter à des complaisances indignes d’un honnête homme.

Monime fut si touchée des malheurs de ce gentilhomme, que, pour y remédier dans l’instant, elle prit le parti de lui présenter une bourse pleine d’or. Je ne prétends point, lui dit-elle, monsieur, me borner à ce foible secours ; vous ne devez pas non plus le regarder comme un effet de ma charité ; mais comme un tribut que tous les honnêtes gens doivent à ceux que la fortune humilie. Si je ne craignois d’humilier votre famille, en me rendant témoin de sa misère, je ne differrois pas d’un moment à lui porter les consolations qu’elle mérite. Allez, monsieur, volez à leur secours ; & lorsque vous les aurez mis dans un état plus convenable, & que vous jugerez qu’ils pourront recevoir notre visite sans importunité, faites-nous l’amitié de venir nous prendre.

Tacius, transporté comme un homme hors de lui-même, reçut d’une main tremblante le présent que lui faisoit Monime. Ah ! madame s’écria-t-il en tombant à ses genoux, & baisant respectueusement cette main secourable qu’il baigna de larmes qu’il ne put retenir, & que la reconnoissance faisoit couler, quelle idée dois-je prendre d’une façon d’obliger aussi noble & aussi tendre ? Croirois-je que des sentimens si généreux soient le partage d’une mortelle ? Peut-être y a-t-il trop de vanité à penser qu’une divinité ait bien voulu s’humaniser à descendre jusqu’à moi pour arrêter mon désespoir, & changer mes peines en allégresse. Mais, madame, qui que vous soyez, vous mériterez toujours les respects & les adorations de tous ceux qui auront le bonheur de vous approcher.