Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre V

CHAPITRE V.

Portrait d’un Libertin.


Vis-a-vis de notre hôtel logeoit un jeune homme, nommé Specade, qui passoit pour un des plus riches seigneurs de la province. Son père en avoit été gouverneur, & lui avoit laissé d’immenses richesses, & plusieurs belles terres d’un revenu considérable. Ce jeune homme faisoit dans cette ville une dépense d’ambassadeur, qui montoit à plus du double de ses revenus. Son intendant & son maître-d’hôtel, tous deux d’accord pour profiter de sa dissipation & de son peu d’expérience, travailloient de concert pour s’enrichir à ses dépens ; & quoiqu’ils eussent chacun une maîtresse entretenue sur le bon ton, ils y parvinrent facilement, par le secret de leur industrie. Le cuisinier, à l’exemple des deux autres, ne s’endormit pas : il faisoit tous les jours porter chez sa nymphe toutes sortes de provisions, qu’il trouvoit, sans doute, superflues pour la table de son maître. On peut juger que de pareils économes ne contribuèrent pas peu à la ruine de ce jeune homme.

Specade apperçut un jour Monime à son balcon. Épris d’abord de ses graces & de la beauté, il rechercha l’occasion de lui faire sa cour : le voisinage lui en fournit le prétexte. Il rendit à Monime plusieurs visites, dans lesquelles il montra des sentimens passionnés, beaucoup de vivacité & d’empressement à lui faire assiduement sa cour. Pour cimenter, me dit-il un jour, la liaison qu’il vouloit établir entre nous, il m’invita de le venir voir familièrement, parce qu’il vouloit me présenter dans plusieurs maisons ou je serois bien reçu. Je ne pus me refuser à des offres si obligeantes.

J’étois un jour chez Specade lorsqu’il entra un jouaillier chargé d’un petit coffre rempli de bijoux & d’un écrain garni des plus beaux diamans. Voilà, seigneur, lui dit-il en les lui présentant, ce qu’il y a de plus parfait, dans le royaume. Specade en choisit plusieurs, ainsi que des bijoux, que le marchand fit monter à la somme de vingt mille écus, dont Specade lui fit son billet. Lorsqu’il l’eut congédié, il fit appeller son intendant. Tiens, Forban, lui dit-il, va me fondre ces diamans en or, & reviens sur le champ m’en rapporter la valeur. Seigneur, dit Forban, en prenant un air hypocrite, je ne puis m’empêcher de vous dire que je vois avec douleur, que si vous continuez à faire souvent de ces marchés-là, ils vous conduiront infailliblement à votre ruine. Vous n’ignorez pas que vos plus belles terres sont engagées pour des sommes considérables, & ce bourgeois qui vous prêtoit à grosses usures est enfin rebuté & menace de faire saisir tous vos revenus. Monsieur Forban, reprit Specade en se dandinant sur son fauteuil, vos réflexions m’ennuient furieusement : vous faites ici un rôle de pédagogue qui me déplaît : allez exécuter mes ordres, sans vous embarrasser des suites qu’ils pourront produire.

Forban se retira sans oser répliquer. Il revint deux heures après, d’un air tartuffe, dire à son maître : monsieur, je suis désespéré ; l’argent est si rare qu’on ne veut donner de tous vos bijoux qu’une somme très-modique : les usuriers sont de vrais tyrans ; je n’ose vous dire le prix qu’ils m’offrent de vos effets : c’est une chose horrible que la mauvaise foi de ces gens-là. J’ai couru chez tous ceux de ma connoissance. Je suis excédé de fatigue, & n’ai pu faire mieux. Mais, monsieur, comment se résoudre d’abandonner soixante mille livres de bons effets pour deux mille écus ? Oh ! dit Specade, finis tes lamentations : prenons toujours : je suis engagé ce soir dans une partie de jeu. Tu sais que je perdis gros hier ; c’est une revanche qu’on me donne : si la fortune me favorise, on les rendra demain : donne-les-moi. Je ne les ai pas voulu accepter, monsieur, dit Forban ; mais puisque vous vous déterminez à donner ces bijoux pour le demi-quart de ce qu’ils valent, je vous avertis qu’ils seront totalement perdus pour vous, parce que demain il ne sera plus tems de les retirer. N’importe, va les chercher ; ne perds point de tems ; prends mon carrosse pour aller plus vîte : mon crédit n’est pas tout-à-fait éteint, & je pourrois trouver d’autres ressources. Forban qui connoissoit l’impatience de son maître, revint au bout d’un quart-d’heure : il n’avoit pas été loin pour trouver cette somme, puisque lui-même en fit l’acquisition avec l’argent de son maître, & ces bijoux servirent à orner sa maîtresse. Après avoir quitté le seigneur Specade, j’entrai chez une femme pour y faire quelque emplette dont Monime m’avoit chargé. Cette femme étoit une de ces intrigantes qui se mêlent de plus d’un métier. Comme elle n’avait pas ce que je lui demandois, elle sortit pour l’aller chercher. Je me plaçai contre la porte d’une chambre voisine, & j’entendis deux personnes qui se disputoient avec chaleur. Je suis homme d’honneur & de probité, dit l’un d’eux ; la bonne foi est la base de toutes mes actions : je n’ai qu’une parole. Voici la proposition que je vous ai faite, qui certainement est pour vous des plus avantageuses, puisque vous n’ignorez pas qu’il ne tient qu’à moi d’avoir tout à l’heure deux cens mille livres de la terre de mon maître. Cependant je veux bien vous la laisser à cent cinquante, aux conditions néanmoins que vous me donnerez un pot de vin de trente mille livres, qui me seront comptées avant la signature du contrat de vente. Je consens, dit celui qui vouloit acquérir, de vous donner les trente mille livres de pot de vin, pourvu qu’elles soient stipulées dans le contrat, ou que vous m’en faisiez une reconnoissance authentique ; autrement vous voyez que si on revenoit par retrait à rentrer dans la terre, cette somme seroit entiérement perdue pour moi. J’en conviens, reprit l’autre ; mais faute de nous entendre, nous allions rompre un marché profitable pour tous deux. Premiérement, monsieur, il est essentiel pour mon intérêt, que mon maître n’ait nulle sorte de connaissance du pot de vie que j’exige, parce qu’il voudroit s’en emparer, & me feroit peut-être encore l’injustice de me retirer sa confiance. Or, pour obvier à ces inconvéniens, il est un moyen sûr de nous arranger & de nous tranquilliser l’un & l’autre, vous sur la crainte du retrait, & moi sur celle des découvertes que pourroit faire mon maître dans cette affaire, qui lui feroit penser que je préfère mes intérêts aux siens. Pour éviter tout embarras, nous n’avons qu’à faire antidater la vente ; je m’en charge, bien entendu que vous en paierez tous les frais. L’acquéreur parut goûter ce projet, & ils sortirent ensemble dans le dessein, sans doute, de terminer leur affaire.

De retour auprès de Monime, je la trouvai avec Zachiel. Je leur rendis compte de ma journée, en déplorant l’aveuglement du jeune Specade, que je voyois s’abaisser à l’indigne rôle d’intrigant, afin de se procurer les moyens de fournir à ses folles dépenses, & satisfaire en même tems sa sotte vanité.

Vous ne verrez, mon cher Céton, dit le génie, dans toute la Cillénie que des hommes, même ceux d’une naissance distinguée, qui foulent aux pieds la probité, l’honneur & la bonne foi : la plupart ont recours aux ruses les plus indignes, pour se procurer de l’argent : tel est le fruit funeste des plaisirs. On paroit d’abord marcher sur des fleurs ; tout rit, tout enchante, tout présente une forme agréable pour les séduire ; tandis qu’ils ne daignent pas faire la moindre réflexion sur l’avenir. Ils croient que leurs jours seront sans cesse filés par de nouveaux plaisirs. Fatale illusion ! ces plaisirs les abandonnent, après les avoir conduits dans le précipice. C’est alors que le bandeau tombe, & qu’ils reconnoissent l’erreur qui les a abusés. Il se sont ruinés pour satisfaire leur ostentation : ce goût du plaisir qui subsiste toujours en eux les pousse à continuer dans les mêmes excès, à quelque prix que ce soit : pour y parvenir, on renonce aux sentimens d’honneur, pour arborer l’étendard de l’intrigue & de la fourberie. On ne sacrifie plus enfin qu’au dieu des richesses, & ce n’est qu’à Plutus qu’on porte ses vœux & ses offrandes.

Vos réflexions, dis-je à Zachiel, me font craindre que le seigneur Specade ne devienne la victime de sa mauvaise conduite, & que du sein de l’opulence & des grandeurs, il ne tombe dans la misère, l’obscurité & le mépris. Cette province n’en fournit que trop d’exemples ; ce qui me porte à croire que les influences de l’air doivent agir avec beaucoup plus de force sur eux, que dans les autres provinces de la Cillénie.

La veuve chez qui nous logions, vint un jour nous présenter un homme d’une famille illustre : il se nommoit Prodigas : ce nom, connu dans la province, nous le fit recevoir avec distinction. Cette première visite fut suivie d’une infinité d’autres, qui commencèrent à nous devenir à charge. Monime, excédée de cet ennuyeux personnage, dont la conversation ne rouloit jamais que sur sa naissance, les hautes dignités & les postes honorables que ses ancêtres avoient possédés, sans avoir jamais songé à se rendre lui-même digne d’en soutenir l’éclat par des vertus, ni aucuns talens qui puissent le faire distinguer des hommes ordinaires ; Monime, dis-je, pria Zachiel de trouver les moyens de nous en débarrasser. Ils sont faciles, dit le génie ; je suis surpris qu’il ne s’en soit point encore présenté aucun à votre esprit. Je veux bien vous en indiquer un qui est sûr. Les assiduités de cet homme ne tendent qu’à vous emprunter de l’argent : il ne tardera pas à s’ouvrir sur ce point : saisissez l’occasion, prêtez-lui une centaine de louis pour huit jours, & je vous donne ma parole que vous ne le reverrez plus. Monime fut à portée le jour même de suivre le conseil de Zachiel, & nous en fûmes débarrassés.

Quoique peu surpris de ce manque de bonne foi, qui n’est que trop fréquent dans la Cillénie, Monime en parla néanmoins à la veuve, qui parut très fâchée de nous en avoir procuré la connoissance : mais, madame, ajouta t-elle, je ne l’ai fait qu’après beaucoup de sollicitations de sa part, ne présumant pas qu’il fût assez hardi pour vous emprunter de l’argent. Il est vrai que j’ai négligé de vous avertir que ce seigneur est un homme noyé de dettes : cependant il n’a tenu qu’à lui de soutenir son rang avec tout l’éclat que joint à une naissance illustre une fortune brillante.

Ce seigneur, dont toutes les terres étoient en décret, qui n’avoit conservé de ses ancêtres que le nom, eut le bonheur de faire, il y a quelques années, la connoissance d’un de ces hommes que Plutus, dieu des richesses, a comblé de ses faveurs. Cet homme qui cherchoit à s’allier avec quelque famille illustre, afin de se mettre à couvert des recherches qu’on auroit pu faire sur l’immensité de ses biens, offrit sa fille au seigneur Prodigas, avec une dot très-considérable, afin de le mettre en état de réparer les désordres occasionnés par une conduite mal réglée, pourvu qu’il voulût à l’avenir modérer ses dépenses & les fixer à ses revenus. Prodigas, qui sans cette alliance se voyait totalement ruiné, promit tout ce qu’on exigeoit de lui, & le mariage se fit avec le plus brillant appareil. Mais figurez-vous, madame, la surprise, la honte & le dépit que dut avoir la jeune épouse, lorsque la première nuit de ses noces, Prodigas, d’un ton de mépris offensant, lui déclara que c’étoit en vain qu’elle se flattoit de voir consommer son mariage, si son père n’ajoutoit pour présent de noces une somme de deux millions. Aurélie, sensible à un pareil affront, après avoir répondu au doux compliment de son mari avec beaucoup d’aigreur, finit par lui protester qu’elle alloit supplier son père de la reprendre chez lui, & de garder son argent pour faire annuller un mariage où les torches des furies avoient servi de flambeau nuptial.

Lorsque le père apprit les mauvais procédés de son gendre, il s’emporta avec raison : cette affaire fit du bruit dans le monde. La famille de Prodigas se mêla de raccommoder les parties, & malgré les pleurs d’Aurélie, on parvint enfin à la faire retourner chez son mari ; & le père croyant contribuer au bonheur de sa fille, ou pour mieux dire l’ambition de la voir remplir un poste considérable à la cour, le détermina à donner encore la somme que son gendre avoit exigée. Prodigas, content de cette belle expédition, bien loin de se mettre en devoir d’exécuter les nouvelles promesses qu’il venoit de faire, partit pour une de ses terres, où le jeu, les femmes & la débauche l’ont ruiné une seconde fois, & le forcent actuellement à vivre d’intrigue après avoir soutenu un long procès contre sa femme, qui s’est fait séparer de corps & de biens.

Depuis que Prodigas est de retour dans cette ville, il a employé tous les moyens imaginables pour se raccomoder avec Aurélie ; mais la jeune dame, outrée de ses indignités, de sa mauvaise foi & de la bassesse de ses sentimens, le laisse se consumer en regrets inutiles. Peu touchée de son sort, elle jouit tranquillement des dons que la nature, d’accord avec la fortune, ont répandus sur elle à profusion. Le seul avantage qu’elle ait retiré de cette alliance est un grand nom qu’elle soutient avec noblesse & dignité ; & la charmante Aurélie s’est fait des amis de toute la famille de son mari, tandis que par sa mauvaise conduite il s’en est fait autant d’ennemis.