Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre III

CHAPITRE III.

Description du Temple de la Fortune.


Tous les arts fleurissent chez les Cilléniens ; on croiroit qu’ils en sont les inventeurs ; il est certain qu’on a poussé dans ce monde la méchanique dans sa plus haute perfection : des automates merveilleux s’y font admirer ; ils paroissent imiter d’aussi près qu’il est permis aux hommes d’en approcher, l’art secret du grand ouvrier. Ici on croit voir le marbre vivant ; là, un tableau, dont la figure semble respirer : d’un autre côté, des oiseaux se mouvoir, chanter & digérer ; enfin on y fait tous les jours de nouvelles découvertes, par les efforts curieux de mille beaux esprits, dont les uns ne s’occupent qu’à mesurer l’univers. On en voit d’autres qui, pour se promener dans les cieux, franchissent d’un vol hardi les limites de leur monde : sans doute qu’ils se croyent assez habiles pour dérober à la nature une partie de ses secrets.

Vous avez dû remarquer, nous dit un jour Zachiel, la différence qui se trouve entre les Lunaires & les Cilléniens. Chez les premiers, le commerce & la culture des terres, qui doivent être les deux principales colonnes d’un état, y sont trop souvent négligées, & semblent n’être regardés que comme un ornement de leur empire, ou une surabondance de leurs richesses ; au lieu que chez les Cilléniens, le commerce y est considéré comme le nerf, la vie & l’ame de l’état ; accoutumés à négocier dans toutes les mers, on diroit, qu’à l’exemple du soleil, ils visitent & échauffent toutes les parties du monde, afin de jouir & d’étendre le plus qu’ils peuvent l’avantage que donne l’industrie, conduite par l’avidité du gain. C’est dans ce monde que la nécessité, mère de tout art & de tout vice, étend ſon pouvoir avec le plus d’empire : la cupidité des hommes leur donne de la hardiesse ; c’est ce qui fait que pour acquérir beaucoup de richesses, ils emploient toutes sortes de moyens.

La navigation leur paroît la plus prompte ; elle leur donne la facilité de parcourir toutes les parties de l’univers : c’est par la navigation qu’ils ont trouvé les moyens de se communiquer leurs lumières, & c’est par cette réunion que la connoissance de la terre & des cieux a été perfectionnée : c’est aussi par elle que tous les trésors que la nature a dispersés, se rassemblent tous les jours par le commerce.

Ne pourroit-on pas ajouter, dit Monime, que c’est par cette même voie qu’ils se sont communiqué leurs vices, puisqu’il est vrai que le commerce, en multipliant ses trésors, semble aussi avoir multiplié les besoins ? C’est de-là qu’est né le luxe, première source de la corruption des hommes. Mais on ne peut nier que dans l’ordre politique, la navigation ne soit nécessaire. C’est par cette raison, reprit le génie, que toutes les nations qui ont cultivé la marine, se sont enrichies des dépouilles des peuples qu’ils ont conquis. Athènes s’est acquis la supériorité sur tous les états qui composoient la Grèce. Carthage a long-tems disputé l’empire de l’univers ; & Rome n’a étendu ses conquêtes, que lorsqu’elle a commencé à équiper des flottes. Venise a fait trembler des peuples par sa puissance, & elle en a enrichi d’autres par son industrie. L’Espagne, en découvrant un nouveau monde, s’étoit presque flattée d’obtenir la monarchie universelle ; & vous n’ignorez pas, mon cher Céton, que l’Angleterre, malgré les orages de son gouvernement, a souvent fait pencher la balance de l’Europe.

Tous ces exemples, quoique peut être ignorés des Cilléniens, semblent néanmoins les autoriser à cultiver un commerce qui, en leur ouvrant tous ses trésors, les engagent à équiper nombre de vaisseaux, dans lesquels ils rapportent ce que les îles ont produit de plus rare & de plus précieux, dont ils font un échange avec ce qu’ils emportent de superflu de leurs provinces. C’est aussi par ce moyen que l’or & l’argent circulent dans leurs villes, & les citoyens ont encore l’avantage que ceux qui se trouvent sans biens ou sans emplois, peuvent aisément trouver l’un & l’autre dans la navigation, qui les met à portée de faire des gains considérables dans le commerce, en commençant même par des sommes très-modiques, & l’on voit que l’heureux succès qui répond à leurs espérances, fait naître tous les jours quantité d’armateurs attirés par le double profit qu’ils trouvent non-seulement dans les marchandises qu’ils embarquent, mais encore par le produit de celles qu’ils reçoivent en échange.

Les habitans de ce monde ne reconnoissent d’autre divinité que la fortune, qu’ils prétendent être fille de l’océan, parce que c’est-là où cette déesse fait agir sa puissance avec plus d’empire & de force : ils croient que seule elle préside à la distribution des biens & des honneurs ; qu’elle renverse, quand il lui plaît, les villes, les royaumes & les états ; qu’elle les relève, & leur donne une nouvelle vigueur : enfin ils font agir cette déesse, comme un pilote qui conduiroit un navire au gré de son caprice. Les bonnes & les mauvaises réussites lui sont imputées : on les entend la combler tour à tour de louanges, d’injures ou de malédictions.

Cependant, pour honorer cette déesse, les Cilléniens lui ont fait bâtir un temple magnifique : soixante grands-prêtres le desservent, & sont chargés d’adresser chaque jour à la déesse les vœux, l’encens & les offrandes que chaque citoyen vient présenter, pour obtenir quelqu’une de ses faveurs.

Lorsque nous eûmes visité ce qu’il y avoit de plus curieux dans la ville, Zachiel nous proposa d’aller au temple de la fortune. Ce temple est bâti sur le haut d’une montagne escarpée, & semble porter son dôme jusqu’aux nues : soixante colonnes de marbre transparent en soutiennent la voûte : aucune porte ne l’enferme ; mille chemins y conduisent ; mais la plupart de ces chemins sont rabotteux, remplis de précipices, & d’un très-difficile accès ; d’autres ressemblent à des labyrinthes, par les différens détours qu’il faut prendre pour pouvoir aborder aux pieds de la montagne : néanmoins chacun court à ce temple de tous les endroits de ce monde, & si l’on voit quelqu’un y monter avec un peu de facilité, il en est mille qui s’y culbutent & s’y cassent le cou.

Nous vîmes sur la route qui conduit au temple plusieurs vastes bâtimens, que le génie nous dit être les écoles des Cilléniens : une de ces écoles est destinée pour y enseigner toutes les ruses, & en même tems tous les détours de la plus envenimée chicane ; dans une autre, les marchands se fortifient dans l’art de tromper leurs correspondans, & celui de s’enrichir à la faveur des banqueroutes ; dans celle-ci, on apprend à séduire & à tromper ses meilleurs amis à la faveur de fausses promesses, de billets captieux, dont on élude l’exécution : celle-là est pour les joueurs ; enfin on en trouve pour toute espèce de vols & de rapines.

En avançant dans la route, nous découvrîmes une grande forêt, que nous fûmes encore obligés de traverser : cette forêt est très-dangereuse par la rencontre qu’on y fait de quantité de brigands, qui, sous prétexte de vous conduire à la fortune, ne cherchent que l’occasion de vous dépouiller de votre argent & de vos bijoux ; souvent même ces misérables ne se font aucun scrupule de vous ôter la vie ; peut-être croyent-ils par-là éviter les poursuites de la justice.

Arrivés au bas de la montagne, le génie, d’un vol rapide, nous enleva jusqu’au milieu du temple, où l’on voit un piédestal en forme quarrée, de la hauteur de plus de cent coudées, sur lequel s’éleve un trône manifiquement orné : dessous est la fortune : cette déesse y est représentée comme on dépeint l’amour, avec un bandeau sur les yeux : elle me parut aussi ressembler à Mercure, en ce qu’elle a des ailes aux talons. D’une main la déesse tient une corne d’abondance ; de l’autre, le timon d’un vaisseau : un de ses pieds est appuyé sur une roue, qu’elle semble faire tourner à son gré, se faisant un plaisir malin de renverser ceux qui par leur hardiesse ont franchi toute sorte de dangers pour parvenir au faîte de cette roue, afin de faire monter des misérables, qu’elle enlève rapidement en les accrochant par leurs souguenilles : ces gens paroissent si étourdis de leur subite élévation, de leurs titres pompeux & de leurs grandes qualités, que si Ovide les eût connus, il eût trouvé une ample matière pour en composer un nouveau chapitre dans son livre des métamorphoses. On pourroit les mettre de la confrérie des ânes d’or. Cependant on les voyoit du faîte de cette route, où ils se croyoient bien affermis, regarder avec un dédaigneux mépris ceux dont ils occupoient la place, jusqu’à ce que la déesse, par un nouveau caprice, se plaise à donner un revers aux mouvemens de sa roue, qui les culbute à leur tour, & les fait rentrer dans le néant d’où elle les avoit tirés. C’eſt ainsi que, dans ce monde, les fortunes qui paroissent les mieux établies, sont souvent renversées.

Nous examinâmes ensuite plusieurs personnes qui venoient se prosterner aux pieds de la fortune, pour y implorer les faveurs de cette déesse. J’entendois les uns la supplier de les débarrasser d’un père que la mort avoit sans doute oublié, ou bien d’un oncle éternel, qui les faisoit languir après une succession considérable ; d’autres prioient la déesse de les favoriser au jeu ; celui-ci conjuroit la perte de son voisin, afin d’obtenir son poste ; celui-là, plus dévot & plus intéressé, lui demandoit la grace d’être admis au nombre des soixante prêtres chargés de toutes les offrandes des citoyens. On en voyoit qui faisoient des vœux pour obtenir une intendance, ou un gouvernement ; ceux-là, une recette de finance ; quelques-uns desiroient l’administration d’un hôpital ; enfin, je ne puis me rappeller le nombre de tous les vœux indiscrets, que la cupidité de ces peuples, & l’amour qu’ils ont pour les richesses, les forcent de demander.

Quelle est donc la folie de ces peuples, demandai je au génie ? Comment peuvent-ils justifier une conduite si bizarre ? Vous voyez, mon cher Céton, que toute leur gloire se borne à vivre dans l’opulence ; ce n’est que pour remplir cette vanité qu’ils offrent continuellement des vœux à la fortune ; c’est à cette déesse qu’ils sacrifient leur honneur & leur repos ; c’est dans ce monde où l’on voit la fidélité d’un ami mourir dans les bras de l’intérêt ; c’est ici où l’on voit le luxe & l’envie de briller, étouffer la sagesse d’une jeune fille, qui veut participer aux faveurs de la fortune ; c’est ici où le commerce s’étend sur tout : vous y verrez les gens en place faire un trafic de leur autorité ; les grands en font un de leur protection ; les femmes, de leurs charmes ; en un mot, tout s’y vend, jusqu’à l’esprit, dont on fait des pacotilles pour toutes les différentes nations qui habitent ce globe. Un homme qui fait profiter de son industrie, peut aisément, avec cinquante louis, se faire un revenu de trois ou quatre cens louis, en les distribuant, par des sommes très-modiques, à de pauvres misérables, qui chaque semaine viennent lui en rendre compte. Il est certain que les citoyens de ce monde ont les nerfs si sensibles, qu’on les voit tressaillir à la moindre apparence de profit.

Comme les grands seigneurs ne peuvent devenir riches qu’aux dépens des peuples, on tâche de persuader à ces derniers que l’esprit, le courage, les sentimens, la bonté du cœur, la pureté du langage & les grandes connoissances, se trouvent innées dans les personnes de condition, & qu’il n’appartient qu’à eux de profiter des peines & du travail des pauvres : aussi voit-on à chaque pas des gens vous poursuivre en vous demandant du pain.

Mais, combien ces sangsues doivent employer de veilles pour parvenir à leur but ! Quelle ruse, que de finesse, que de supercheries n’employent-ils pas pour se distinguer par des somptuosités ? Il semble qu’ils se disputent entr’eux le pernicieux avantage d’avoir mis plus d’adresse, ou de subtilité dans la manœuvre qu’ils mettent en usage pour faire des dupes.

Les Cilléniens se font honneur du déréglement de leurs imaginations : on ne voit dans leur conduite que des sermens violés, de fausses protestations, où l’honneur est toujours compromis : l’orgueil & l’intérêt sont les seuls ressorts qui les font mouvoir, parce qu’il n’y a que l’opulence qui puisse obtenir des égards ; tandis que le vrai mérite est méprisé, lorsqu’il ne paroît accompagné que de l’indigence.

Demandez à un Cillénien ce qu’il faut pour le rendre heureux ; il vous répondra qu’on ne peut l’être sans posséder de gros revenus, de beaux châteaux, de superbes ameublemens, un carrosse bien doré, des chevaux fringans, une table servie en mets délicats & vins fumeux, des amis enjoués, grands soupers avec des filles de théâtre ; mais ils se garderont bien de parler de probité, de mœurs, de modération, de justice & de bonne-foi à remplir ses engagemens. Accoutumnés à en manquer dans toutes les occasions, ils regardent ces vertus comme des êtres d’imagination.

Nous fûmes curieux, Monime & moi, de visiter leurs ports : nous en vîmes de fort avantageux par rapport à l’asyle qu’y trouvent les vaisseaux obligés de relâcher, soit qu’ils fassent de l’eau, qu’ils manquent de vivres, ou qu’ils aient été démâtés ou incommodés par quelque coup de vent.

Ces ports sont précédés de grandes & belles rades, d’une vaste étendue. Nous côtoyâmes long-tems les bords de la mer, qui n’étoient remplis que d’entrepreneurs & d’ouvriers, employés par des gens que l’appas des richesses conduit aux deux extrêmités de leur monde, qui franchissent toutes sortes de dangers pour se les procurer. Cependant je ne présume pas qu’ils soient exempts de craintes & de frayeurs.

On diroit que les Cilléniens ont toujours ce précepte devant les yeux, qui est que la fortune, comme femme, se plaît à être importunée. Il semble en effet qu’il faille user de violence pour ravir les faveurs de cette déesse. Les plus entreprenans sont presque toujours ceux qui réussissent le mieux. On accorde souvent aux importuns ce qu’on refuse à d’autres qui sont plus modestes : la hardiesse cache les mauvaises qualités des premiers ; toutes leurs démarches tendent au but qu’ils se proposent ; jamais ils ne s’en écartent ; c’est ce qui leur en assure la réussite.

À l’approche d’une ville maritime, surpris de voir les habitans en sortir en foule pour prendre la fuite ; chacun d’eux étoit chargé de ce qu’il pouvoit emporter de ses effets les plus précieux ; nous fîmes arrêter notre voiture pour en demander la raison à un vieillard que la foiblesse de ses jambes empêchoit de courir. aussi fort que les autres. Ce pauvre homme qui nous parut rempli de bon sens, nous apprit, les larmes aux yeux, que ses compatriotes venoient de découvrir tout à coup à la rade de leur port, une flotte considérable de gros vaisseaux armés en guerre, qui portoient pavillon ennemi, dont plusieurs étoient déja entrés dans le port ; qu’ils se préparoient à forcer la ville. Il ajouta qu’aussi-tôt qu’on s’étoit apperçu de leur arrivée, les habitans en avoient averti le gouverneur afin qu’il fît rassembler les troupes destinées à la garde des côtes ; mais qu’il ne s’étoit trouvé que quelques vieux soldats estropiés, hors d’état de servir. Dans cette extrémité, tous les citoyens excités par la nécessité de défendre leurs biens, leur liberté & leur vie, s’étoient offerts de prendre les armes. Qu’ils avoient d’abord couru au magasin, où l’on n’avoit trouvé que quelques mauvais canons sans affûts, de misérables fusils rouillés, dont on ne pouvoit faire aucun usage ; du reste, ni poudre, ni mortiers, ni bombes.

Cette négligence, dis-je au vieillard, vient sans doute de ce que votre gouverneur étoit persuadé que vous n’aviez nulle sorte d’ennemis à craindre ? Pardonnez-moi, monsieur, reprit ce bonhomme depuis long-tems nous sommes menacés de toutes parts ; peut-être est-ce la faute de ceux qui sont chargés du soin de l’artillerie. Les entrepreneurs des poudres négligent aussi de la renouveller dans les places ; c’est autant de profit pour eux. Hélas ! mon cher monsieur, il y auroit bien des abus à réformer : je soupçonne un dessous de cartes qui ne se peut découvrir qu’à la fin du jeu ; mais ce n’est pas à un pauvre misérable comme moi qu’il convient de raisonner sur des matières si délicates. Le vieillard nous quitta pour suivre son chemin, après que nous lui eûmes donné de quoi se consoler de la perte qu’il venoit de faire ; ce qui nous attira de sa part mille bénédictions. Cette ville fut prise sans qu’il en coûtât un seul homme aux ennemis ; personne ne se mit en devoir de la secourir ; ce qui fit que ces pirates, après y avoir fait un butin considérable, remontèrent tranquillement dans leurs vaisseaux, sans rencontrer aucun obstacle. Cependant cette ville étoit une des plus florissantes de la Cillénie, par l’étendue de son commerce, & la situation avantageuse de son port.

Que dites-vous de la conduite de ces peuples, demandai-je à Zachiel ? Il n’est plus possible de former aucun jugement sur l’avenir, dit le génie. La politique la plus éclairée s’égare & se perd dans les maximes nouvelles & incompréhensibles qu’on suit aujourd’hui dans toute la Cillénie. Il semble que ces peuples aient eux-mêmes conjuré leur perte, pour agir directement contre leurs véritables intérêts. Ce qu’on voit arriver chaque jour apprend à ne plus douter de rien : leur esprit s’est changé en un feu pétulent, qui les empêche de réfléchir : leur conduite, écartée du point fixe de l’ancien gouvernement, ressemble à une machine hors de son pivot, qui n’a plus d’assiette certaine, ni de consistance assurée. Cette supériorité qu’ils portoient jusqu’à la domination sur tous leurs alliés desquels ils se faisoient craindre & respecter, ne les touche plus. Ce tems, où ils donnoient non des conseils charitables, mais des loix & des ordres qui portoient les autres à l’obéissance, est passé pour eux : c’étoit leur âge d’or. Ainsi vous pouvez à présent, mon cher Céton, comparer la conduite des Cilléniens à un vaisseau démâté, dont les pilotes, mal d’accord entr’eux, au lieu de s’occuper aux manœuvres générales qui pourroient le sauver, ne songent qu’à leurs intérêts, & à leur salut particulier.