Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Quatrième Ciel/Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Suite de l’histoire de la princesse Marsine.


Peu sensible aux louanges que je reçus de tous les courtisans, je me disposai à partir pour rejoindre Zachiel & Monime, de qui je me flattois d’en recevoir de plus sincères. Marsine devoit aussi partager mes soins ; mais je ne pus penser à cette princesse sans sentir renaître en moi le plus ardent desir de lui rendre service ; mon empressement cédant à ce désir, je ne voulus point quitter le prince Aricdef sans lui faire le récit des maux qu’avoit soufferts l’infortunée Marsine ; & pour l’intéresser plus vivement en sa faveur, je commençai par lui rappeller les malheurs du roi son pere : je n’ignore point, ajoutai-je, que le tyran Tracius vous a fait offrir de partager l’empire qu’il a usurpé sur Bélus, en vous unissant à sa fille ; mais la grandeur de votre ame, votre probité incorruptible, & cet amour pour la justice, vous ont fait mépriser des propositions qui ne pouvoient s’accomplir que par d’injustes moyens. Permettez que j’ose vous dire, seigneur, qu’il naît quelquefois des occasions que nous présente la fortune, dont on peut profiter ; lesquelles occasions, loin de ternir la gloire d’un illustre conquérant, ne lui sont offertes que pour la faire briller dans tout son éclat. Vous savez toutes les trahisons que le tyran a employées pour se rendre maître du royaume de Bellonie, qui appartient de droit à la princesse Marsine par la mort du roi son père.

Que prétendez-vous m’insinuer par ce discours, dit Aricdef en m’interrompant ? J’aurois voulu pouvoir être utile à cette infortunée princesse ; mais depuis la fuite du roi son pere, on a toujours ignoré le lieu de sa retraite ; je n’en ai jamais entendu parler : sans doute que ses malheurs l’auront précipitée dans le tombeau du roi son père. Non, seigneur, repris-je, elle est encore pleine de vie ; un déguisement la cache depuis long-tems aux injustes Belloniens ; elle vous est même connue ; ses rares qualités n’ont pu échapper à vos yeux, puisqu’elle a servi dans votre armée avec le même emploi que vous avez bien voulu m’accorder, & Marsine & le chevalier Meilly ne sont qu’une même personne ; vous savez quelle réputation elle s’est acquise sous ce nom. Dieux ! qu’entends-je, s’écria le prince d’un air extrêmement surpris ? Ai-je donc pu méconnoître si long-tems l’héritière du trône de Bellonie ? Il est vrai qu’un secret penchant m’a toujours porté à la distinguer des autres officiers. J’admirois sur-tout en elle cette candeur, cette vérité, cette générosité & ce courage qui est inséparable des grandes ames ; mais poursuivez & m’apprenez ce qui a pu l’empêcher de se trouver à l’action générale.

Je racontai alors au prince la maladie de Marsine, occasionnée par une suite de ses chagrins, dont je lui fis le détail en y joignant les raisons qui l’avoient engagée à prendre ce déguisement, afin de se soustraire aux cruelles tyrannies de Tracius. Pourquoi, dit le prince, a-t-elle refusé de m’honorer de sa confiance ? Parlez, mon cher milord, je vous conjure, au nom de notre amitié, de me dire par quel endroit j’ai pu m’attirer sa haine ; car quelle autre raison peut l’avoir empêché de me révéler un secret qu’elle vous a confié ? Je sais que vous le méritez ; mais en suis-je indigne ? Ah, seigneur, que la princesse est éloignée d’une façon de penser si injuste ! Il est vrai, seigneur, que Marsine a permis que je fus instruit de tous ces seçrets. Il en est encore un que vos bontés devroient m’arracher sans doute, permettez… Je ne permets rien, dit le prince, encore un coup ; parlez, mon cher milord, je le veux, je l’exige, non pas en prince, mais en ami. C’en est trop, repris-je, je ne puis résister à cet excès de bonté.

Alors je dévoilai au prince les tendres sentimens que la princesse avoit conçus pour ses rares vertus, que la renommée ne cessoit de publier dans tout le monde. Je ne crus pas non plus devoir lui cacher tous les combats qui s’étoient élevés dans son ame par le desir de se déclarer, la crainte d’en trop dire, celle d’une paix qui ruinât toutes ses espérances. Je n’ai pu voir, ajoutai-je, cette infortunée princesse, sans être touché. Une impression de langueur & d’abattement, en éteignant la vivacité de sa physionomie, la rend plus intéressante ; ses yeux ternis par la douleur, semblables aux rayons du soleil échappés à travers les nuages, lancent, comme eux, des feux plus piquans ; son humiliation a toujours les graces de la modestie ; on ne peut la voir sans la plaindre ni l’écouter sans admiration.

J’eus le bonheur, par mon récit, d’inspirer au prince Aricdef un ardent desir de voir la princesse & de lui offrir tous les services qui dépendroient de lui. Le prince fut prendre congé du roi. Ce monarque, qui l’aimoit beaucoup, surpris d’un départ aussi précipité, voulut savoir les raisons qui pouvoient l’obliger de s’éloigner si-tôt de sa cour. Aricdef, qui s’attendoit à cette question, n’hésita pas à satisfaire le roi. Il lui fit le détail de toutes les infortunes qu’avoit essuyées la princesse Marsine pendant tout le cours de sa vie ; ensuite il supplia le roi par-tout ce qu’il crut de plus capable de le toucher, de vouloir bien accorder sa protection à cette illustre malheureuse, qu’on ne pouvait abandonner sans injustice. Ce monarque, surpris que la princesse eût pu résister à tant de maux, lui accorda non-seulement ce qu’il demandoit, mais il ajouta obligeamment qu’il ne pouvoit mieux reconnoître les services qu’il venoit de rendre à l’état, qu’en employant tout son pouvoir & les raisons les plus convaincantes afin de déterminer la princesse Marsine à partager sa couronne avec un prince qui en soutiendroit la majesté avec autant de justice, de prudence & de gloire, qu’il en avoit acquis par son courage & les talens dans toutes ses campagnes.

Une grace accordée avec des éloges aussi flatteurs de la part d’un roi plein de justice & de bonté, & dont le mérite seul a droit de prétendre à ses faveurs, comblèrent de joie le cœur d’Aricdef ; sa reconnoissance se manifesta par les assurances d’un respectueux attachement & d’une entière soumission aux ordres de sa majesté. Le roi lui ordonna de rassembler ses troupes & de partir incessamment pour ne pas donner le tems à la fille de Tracius de former de nouvelles brigues dans la Bellonie.

Après que le prince Aricdef eut pris congé du roi, animé par un nouveau desir de gloire, & peut-être encore par celui d’un amour naissant, ce prince s’étoit aisément rappellé les traits & la majesté de la taille du faux chevalier ; il sentoit déjà ce germe d’une passion qui l’entraînoit vers elle, & qu’il a conservé jusqu’à sa mort. L’appas d’une couronne presque offerte a aussi-bien des attraits pour un cœur fait pour régner.

Ses ordres donnés aux officiers pour le rendez-vous des troupes, nous nous disposâmes à partir. Je dépêchai un courier à la princesse pour lui annoncer la visite du prince & les grands desseins qu’il avoit formés de la rétablir sur son trône : mais nous fîmes une si grande diligence, que nous devançâmes d’une heure le courier.

Marsine, autant par décence que par amitié, avoit continué de partager l’appartement de Monime. Ces deux charmantes personnes étoient ensemble lorsque nous arrivâmes ; je leur présentai le prince. Marsine parut d’abord un peu troublée ; Monime fit briller la joie dans ses yeux, & le prince surpris de leur éclatante beauté, resta un instant sans parler : mais se remettant l’un & l’autre, ils eurent ensemble une longue conversation, dans laquelle la princesse fit briller la noblesse de ses sentimens, sa grandeur d’ame, l’étendue de son génie & ce courage qui l’avoit soutenue dans toutes ses adversités. Aricdef déjà prévenu en saveur de Marsine, prit dans ce premier entretien autant d’amour qu’elle desiroit de lui en inspirer.

Pendant que le prince & la princesse étoient occupés si agréablement, je me retirai avec Monime dans l’embrasure d’une croisée pour pouvoir nous parler plus librement. Nous nous dîmes tout ce que l’amitié peut inspirer de plus tendre à deux cœurs vraiment épris & qui ont passé long-tems sans se voir. Monime s’expliquoit avec cette énergie qui caractérise le sentiment d’une ame noble. Elle m’apprit tous les soins que Zachiel s’étoit donnés pour assurer le bonheur de Marsine. Le génie avoit fait plusieurs voyages à dessein de disposer les Belloniens à recevoir leur légitime souveraine ; & par une suite de ses soins ceux des sujets qui étoient restés fidelles à la princesse, & qui avoient été obligés d’errer çà & là dans divers royaumes, s’étoient rassemblés lorsqu’ils apprirent la mort du tyran Tracius, qui fut suivie de la défaite entière de son armée ; leur zèle les fit rechercher avec soin tous ceux que la crainte ou peut-être l’intérêt avoient engagés à suivre le parti du tyran ; ils bannirent leurs craintes, ranimèrent leur zèle & leur fidélité, & firent si bien qu’ils furent en très-peu de tems en état de former un corps de troupes assez considérable.

Zachiel qui entra mit le comble à ma joie par sa présence, il me reçut avec cet amour & cette cordialité d’un père qui chérit son fils. Après certaines politesses d’usage vis-à-vis des grands, il confirma au prince tout ce que Monime venoit de m’apprendre. Ces nouvelles ranimèrent les espérances de la princesse. Il fut décidé qu’on se mettroit dès le lendemain en marche pour rejoindre ces troupes & les animer par la présence de leur souveraine. Monime voulut accompagner la princesse ; Zachiel, loin de s’y opposer, parut charmé de sa résolution ; il ne doutoit pas que l’exemple de Marsine ne servît à dissiper toutes ses craintes.

Le prince Aricdef, à la tête d’une armée de trente mille hommes de troupes aguerries, ou pour mieux dire, de vainqueurs, joignit en peu de tems celle de la princesse. La jonction des troupes s’étant faite, on entra dans la Bellonie ; mais cette princesse qui vouloit épargner le sang de ses sujets, envoya un héraut d’armes annoncer son retour, & publier une amnistie générale en faveur de tous ceux qui voudroient rentrer dans leur devoir & viendroient se ranger sous les étendards de leur souveraine ; cette marque de sa clémence grossit considérablement son armée.

Cependant la princesse Faustine, fille de Tracius, qui venoit d’être couronnée, avoit un fort parti ; ses généraux employèrent toutes les forces du royaume pour la maintenir sur le trône : mais Aricdef leur ôta tous les moyens de le surprendre, & par ses soins il s’assura de toutes leurs démarches. Ce prince répandit dans le camp de Faustine, à sa cour, dans son Conseil, en tous lieux, des gens qui l’observent, qui découvrent ses vues, ses desseins, ses projets, & qui en avertissent Aricdef. Malgré les rigueurs de la saison, le prince avance dans le pays, soutient plusieurs combats, assujettit des villes ; & poursuivant les rebelles, il pousse ses progrès. Les Belloniens surpris, confondus de son audace, précipitent leur fuite, lui cèdent par-tout la victoire, sont enfin contraints de se rendre & de demander un pardon qu’ils n’ont pas de peine à obtenir.

La princesse Marsine, après avoir reconquis son royaume, reçut une magnifique ambassade de la part de l’empereur des Marsiens. L’ambassadeur avoit ordre de la féliciter sur son heureux avénement, de l’assurer de son amitié, de renouveller à perpétuité un traité d’alliance, dont le principal article étoit d’accepter pour époux le prince Aricdef. Marsine fit à l’ambassadeur la plus pompeuse réception, & de l’aveu de tous les grands de sa cour, elle répondit qu’elle étoit charmée que les vœux de l’empereur s’accordassent si bien à son penchant ; qu’elle ne pouvoit mieux reconnoître la protection qu’il lui avoit accordée, & en même tems les services que le prince Aricdef venoit de lui rendre, qu’en partageant avec lui une couronne qu’il s’étoit déjà acquise par son intrépide valeur, par ses rares vertus & par des talens si dignes de régner ; que d’ailleurs le prince ayant l’honneur de lui appartenir par le sang, elle se feroit toujours gloire de cette alliance qui la mettoit en droit de regarder désormais l’empereur comme un père attentif au bonheur de ses enfans ; elle ajouta avec des graces infinies, qu’elle le prioit d’assurer l’empereur que malgré tous les avantages qu’elle trouvoit dans cette union, l’intérêt y avoit moins de part que le choix de son cœur. Le prince, témoin de cette conversation, se sentit pénétré de la plus vive reconnoissance ; l’amour & la joie éclatoient dans ses yeux.

La reine ne voulut point renvoyer l’ambassadeur qu’il n’eût été témoin de son mariage avec le prince. La cérémonie s’en fit avec une pompe & une magnificence dignes de ces deux époux. Ils furent couronnés le lendemain aux acclamations de tous les peuples. On apprit quelques jours après que la princesse Faustine, désespérée de sa chûte, s’étoit renfermée dans le temple de Pallas pour y consacrer le reste de ses jours au culte de la déesse. Enfin l’aimable paix si long-tems désirée vint fermer le temple de Janus, rétablit la confiance, bannit l’envie & la jalousie ; le commerce reprit de nouvelles forces, les talens & les arts renaissent, les troupes congédiées ne sont plus occupées qu’à joindre le myrthe à leurs lauriers, & chacun ne songe qu’à jouir du fruit de ses glorieux travaux.

Aricdef & Marsine paisibles dans leurs états, ne sont occupés que du soin de rendre leurs sujets heureux. Ce prince toujours humain, toujours sage dans ses projets, attentif à toutes les parties d’économie, à tous les objets de l’administration publique, à tout ce qui peut assurer ou augmenter sa puissance, sa gloire & le bonheur de ses sujets ; on peut le comparer à un protée qui prend à son gré mille formes différentes. Sa vie est un livre que tous les généraux, même les grands princes devroient étudier. Cette conduite le fait adorer de ses peuples qui comptent ses jours par autant de bienfaits. On diroit aussi que la parque, attentive à leur commun bonheur, se plaît à alonger la trame de ses jours, afin de donner le tems à ses sujets d’admirer ses vertus & de les faire germer dans leurs cœurs.