Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Suite d’Observations.


Le génie nous conduisit dans le cabinet d’Aristote, qui instruisoit plusieurs de ses disciples sur la véritable éloquence : il dit qu’elle excite du trouble dans l’esprit en renversant ses pensées & en domptant sa raison, qu’elle ne marche qu’à grand bruit, que ses traits éblouissent comme les éclairs & frappent de même que la foudre, qu’elle est semblable à ces tourbillons qui renversent les plus grands arbres aussi vîte que les foibles roseaux ; ainsi la persuasion est une espèce de conquête remportée sur le cœur de l’homme. Il ajoute que l’orateur éloquent doit s’appliquer à connoître le génie & les intérêts de ceux qu’il veut persuader, en tachant d’accorder son air, ses tons & ses paroles avec ses pensées, afin de n’en point troubler l’harmonie par quelque chose d’étranger.

Il est vrai que le cœur de l’homme est la chose du monde la plus impénétrable, & qu’il faut une grande attention pour pouvoir fonder la profondeur de cet abîme, ou pour trouver les moyens de reconnoître & de démêler les détours qu’il faut prendre pour y entrer & y pratiquer des intelligences qu’on ne peut guère acquérir que par le secours des passions, c’est-à-dire, que semblable à des conquérans, on peut y tenter des surprises, tantôt par la crainte ou par l’espérance, tantôt en y excitant des desirs, en y allumant la colère, ou en faisant naître enfin tous les mouvemens qui sont capables de l’intéresser en faveur de celui qui parle ; mais à moins de connoître parfaitement le cœur qu’on entreprend de toucher, & de trouver les endroits qui peuvent le rendre sensible, le succès en sera toujours difficile.

Mais que ce don de toucher les cœurs & celui de s’en rendre maître est rare à trouver ! L’inconstance des hommes, le changement de leurs inclinations, l’altération de leurs humeurs, la diversité de leurs intérêts, celle des conjonctures, des lieux, & même de la fortune, qui souvent a beaucoup de part à cette disposition générale des esprits, sur-tout dans les grands événemens qui doivent être des sujets d’une attention perpétuelle, lorsqu’il est question d’inspirer de nouvelles résolutions à des personnes qu’on veut faire entrer dans ses vues ou dans ses opinions.

Après l’instruction de ce philosophe, nous le suivîmes chez Pindare, où Socrate, Platon, Thucydide, Hipéride, Épicure, Pithagore, & plusieurs autres philosophes venoient de se rendre. Je ne rapporterai point la conversation que ces savans eurent ensemble, dans la crainte d’ennuyer mon lecteur par de trop longs récits ; je dirai seulement que Monime goûta beaucoup les préceptes de Pithagore.

Ce philosophe enseigne que toute personne qui se trouve à la tête d’un état, doit travailler sans cesse à en entretenir cette harmonie qui fait la félicité des particuliers, des familles, & qui s’étend même sur tout le corps de l’état ; que pour cet effet on ne doit rien épargner pour chasser de l’esprit l’ignorance ; du cœur, l’intempérence & les mauvais desirs ; des familles, les dissensions & les querelles, & de toutes les sociétés, les factions & tout esprit de parti. Ce philosophe recommande particulièrement la pudeur & la modestie ; il blâme tout excès dans la joie & dans la tristesse ; il exige qu’on soit toujours égal dans les divers événemens de la vie, & conseille de ne parler & de n’agir qu’après s’être bien consulté.

En sortant de la galerie des philosophes, nous traversâmes une grande cour, au bout de laquelle est un gros pavillon carré qui porte son dôme jusqu’aux nues. Ce bâtiment est habité par les plus grands poètes ; Homere, Euripide, Seneque, Horace, Corneille & le tendre Racine, étoient logés ensemble ; Juvenal ; Terence, Plaute, Anacréon, Marot & Moliere, étoient vis-à-vis ; Esope & le charmant & naïf Lafontaine s’entretenoient de leurs fables, en déplorant le malheur des hommes, qui ne peuvent souffrir la vérité, à moins qu’elle ne soit masquée sous l’enveloppe d’une fable ou d’une allégorie. Ne diroit-on pas que le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux, pour être agréablement reçu de l’esprit humain ? Mais le mensonge y entre naturellement sous sa propre figure. Boileau Despreaux & le fameux Rousseau occupoient le même appartement ; Fontenelle & Crébillon, nouvellement arrivés, s’étoient joints ensemble.

Nous remarquâmes à gauche un joli édifice destiné au logement des femmes illustres, c’est-à-dire, de toutes celles qui se sont distinguées dans les autres mondes par leur science & par leurs talens : une longue terrasse termine cet édifice ; cette terrasse, dont l’exposition est admirable, conduit à un berceau de myrthes & de roses. Monime, enchantée de ce lieu charmant, demanda à Zachiel la permission de s’y reposer. Arrivés sous le berceau, le génie nous fit remarquer madame de Maintenon qui, d’un air majestueux & tendre, montroit à madame de Sévigné plusieurs lettres qu’un secrétaire habile avoit écrites en son nom, mais dont elle désavouoit une partie ; Sapho, Deshoulieres ; de Villedieu, & plusieurs autres, se promenoient sur cette terrasse, entre lesquelles le génie nous fit remarquer l’ingénieuse du Châtelet, l’Uranie d’un savant de notre monde, que Zachiel nous assura être un des plus grands génies de son siècle. Il nous Et encore remarquer Pascal, Labruiere, Fenelon, Bossuet, Montesquieu, Bayle, la Rochefoucault, & une infinité d’autres que leur mérite a conduits dans la sphère du soleil.

Le génie nous conduisit ensuite dans une grande pièce, où tous les citoyens se rassemblent pour assister aux instructions qui se donnent publiquement. Ces instructions, semblables aux rayons du soleil, se communiquent généreusement aux grands comme aux petits, qui tous doivent également participer à l’éclat de cet astre, source immortelle de lumière & de science.

Zachiel nous dit d’écouter avec attention le discours qu’un de ces savans alloit prononcer, afin de ne laisser échapper aucune des connoissances qui pourroient nous être utiles, de nous mettre au fait des divers sentimens de la plupart de ces philosophes, & nous donner en même-tems, une idée de leur façon de penser.

Servons-nous de notre raison, dit l’orateur, pour chercher la vérité ; mais craignons de nous égarer dans des chemins peu battus : les lumières de l’esprit apprennent à douter & s’arrêter lorsqu’on ne peut éclaircir ses doutes. Vous me répondrez peut-être que le doute est sans action, & qu’il en faut aux hommes ; cependant depuis qu’on cherche à découvrir la vérité, on ne peut encore s’assurer de l’avoir trouvée, quoique les hommes emploient chaque jour un courage incroyable à la recherche des choses dont ils sont entêtés ; ils croient sans doute que ce qui est échappé aux lumières des autres est réservé à leur découverte ; ils ont au moins l’espérance ; & cette espérance, quoique souvent vaine, leur est toujours agréable ; enfin si la vérité ne se démontre ni aux uns ni aux autres, le plaisir de la même erreur les console : elle leur est due.

Nos plus savans philosophes, continua cet orateur, nous apprennent que nous ne sommes que des fragmens dispersés de la divinité même, ou des gouttes séparées de son essence, des esprits volatils de l’éternité, fixés par la destinée ou par le hasard dans les véhicules du tems & de la matière. Vous ne devez pas ignorer que la masse entière de l’univers corporel n’est qu’une toile extrêmement déliée, tirée des entrailles d’un être infini, & travaillée par lui-même avec un art inimitable, pour y prendre des formes, des idées & des âmes immatérielles : telles sont les productions naturelles de l’intelligence éternelle. Il est donc certain que nous ne sommes qu’autant de particules travesties de la divinité, réduites en corps par certains aimans ou charmes cachés, avec lesquels nous avons de la sympathie. Mais sans nous arrêter à cette opinion, nous conviendrons qu’il ne paroît rien de ferme & de constant, que les cieux & les astres qui le composent & qui persévèrent toujours dans l’immutabilité de leurs cours, qui ne changent jamais de globe & ne quittent jamais leurs postes : Apollon se lève & se couche aux heures accoutumées ; sa sœur observe constamment les périodes qui lui sont marquées pour croître ou pour décroître ; ces deux astres ne varient que comme les saisons de l’année, c’est-à-dire, avec une admirable régularité & des retours toujours constans & fixes.

Mais il ne faut pas croire que tous les mondes se ressemblent. Depuis que nos observations se sont fixées sur le tourbillon qui renferme le globe de Mercure, nous y avons remarqué une perpétuelle transmigration des états & formes de gouvernemens. Par les observations qu’on a faites, & en examinant les fioles de bon-sens que renferme la forêt, on a découvert que ce monde est actuellement agité par un flux & reflux perpétuel ; leurs bachas, semblables aux chimistes, ne sont plus occupés qu’à tirer la quintessence de la substance des sujets, pour la faire passer dans leurs coffres & dans ceux de leurs créatures, & ne laissent aux pauvres peuples que la matière terrestre, & aux souverains que le murmure & les plaintes des citoyens. Ces calamités que nous ne saurions ignorer doivent nous faire bénir la divinité, en lui offrant de nouveaux sacrifices, afin de lui rendre graces de nous avoir conduits dans un monde rempli de lumière, de justice & d’équité, & de ce que le prince qui nous gouverne veut bien départir également ses dons à tous ses fidelles sujets. Ce philosophe, après s’être étendu sur la politique & sur la façon de bien gouverner, congédia l’assemblée.

Le génie nous fit passer dans un autre bâtiment qu’il nous dit être le logement des sept sages de la Grèce. En y entrant, le premier qui s’offrit à nos yeux fut Thalès, homme d’un grand esprit, qui néanmoins s’étoit laissé mourir de faim & de soif plutôt que de sortir d’un théâtre d’où il regardoit un combat de gladiateurs.

Solon parut ensuite, & nous eûmes avec lui une assez longue conversation sur les loix qu’il a données à Athènes. L’établissement d’un corps de loix, nous dit ce savant, est nécessaire dans toute administration. Le projet que j’ai formé, en donnant des loi à ma patrie, a été d’établir des règles qui pussent joindre la sûreté publique & l’intérêt particulier de chaque citoyen. L’administration de la justice, cette émanation précieuse de la divinité, doit principalement poser sur des formes qui lui soient propres : nulle personne ne doit se permettre de les violer, sans attaquer le nerf & le soutien de l’état : la justice n’auroit plus rien que d’arbitraire, elle ne seroit plus qu’un vain nom, aussi peu redoutable au crime qu’inutile à l’innocence. Ainsi les loix, si nécessaires à l’économie publique, le sont également à toutes les branches de la société ; elles évitent bien des maux & procurent une infinité de biens. Si la loi n’est que la volonté de celui qui gouverne ; on ne peut la connoître avec certitude ; de-là un grand nombre de sujets se croient autorisés à violer cette règle de droit, écrite par la main du tout-puissant sur les vivantes tablettes du cœur ; dans l’espérance de n’être pas exposés au châtiment ; & ceux qui la suivent ne sauroient jouir du témoignage intérieur de cette sécurité qu’on doit trouver dans la protection de la loi connue, lorsqu’on ne l’a jamais violée.

Or si l’offense ou le crime ne sont pas fixés, ni le châtiment prescrit, c’est un motif de moins pour la probité, auquel on doit nécessairement suppléer, autant pour ceux qui peuvent être tentés de commettre le crime, que pour ceux qui pourraient en souffrir ; d’ailleurs si un souverain veut se dispenser de gouverner par des loix écrites & publiées, il doit exercer le gouvernement par lui-même, mais il est à craindre qu’il ne succombe sous un fardeau que personne n’est capable de soutenir seul ; si c’est par le ministère de quelques-uns de ses sujets, il est encore à craindre que l’infériorité de leur rang ne les expose, soit à des tentations dont on ne peut espérer qu’ils aient toujours la force de se défendre, soit à des préventions qu’il leur sera peut-être impossible de surmonter. Ainsi pour exercer l’administration avec équité, il faut nécessairement une loi qui fixe l’offense & qui prescrive la punition ; alors l’intégrité suffit seule, & la sentence ne dépend plus de l’opinion, mais des faits. Rarement la justice sera corrompue, & dans le cas ou l’intégrité pourroit manquer, le défaut n’en pouvant être rejeté sur aucune erreur, on seroit du moins arrêté par l’idée de l’infamie & le danger qui résulteroit d’une prévarication manifeste.

Solon ajouta qu’il avoit laissé son corps en Chypre après quatre-vingts ans de vie sur le globe de la terre, en recommandant à ses principaux officiers de le brûler & d’en jeter les cendres au vent, dans la crainte qu’elles ne fussent portées à Athènes, parce qu’à la vue de ses reliques lès athéniens se seraient crus dégagés du serment qu’ils avoient fait d’observer ses loix, du moins jusqu’à son retour. Ce sage nous fit lire l’épitaphe qu’il avoit composée lui-même pour être gravée sur le tombeau qu’il s’étoit fait construire avant son départ ; peut-être ne sera-t-on pas fâché de la retrouver ici.

Je laisse à mes amis tout le soin de ma gloire,
Et je ne veux en ma mémoire
Ni d’autre tombeau que leurs cœurs,
Ni d’autre éloge que leurs pleurs.

Après avoir quitté Solon, nous entrâmes dans l’appartement du roi Périandre. Ce prince essaya en vain de couper l’isthme de Corinthe. Zachiel nous dit que Périandre eut tant d’amour pour la reine sa femme, qu’il eut mille peines à la quitter après sa mort.

Nous joignîmes Cléobule, qui a passé pour le plus bel homme de la Grèce. Ce sage avoit apris la philosophie d’un Égyptien : il nous assura que le culte que cette nation rendoit aux animaux n’étoit qu’un culte civil & politique, sans que le fond de leur religion y eût aucune part. Comme ils tiroient leur principale substance de la culture des terres, ils firent une loi, par laquelle ils déclarèrent que tous les animaux qui servoient au labourage & ceux qui détruisoient la vermine, seroient sacrés & inviolables, & que quiconque les tuerait volontairement ou par accident, seroit puni de mort, regardant les animaux comme les instrumens de la providence divine qui les leur avoit donnés pour le soutien de la vie humaine ; ce et n’étoit que dans cette vue qu’ils les consacroient.

Nous vîmes ensuite ce fameux Chelon, qui mourut de joie lorsqu’il apprit la nouvelle d’une victoire remportée par le fils d’Olympias. Voici les trois sentences qui lui ont acquis le nom de sage.

Le grand savoir c’est se connoître ; faites tout ce que vous devez ; n’empruntez jamais pour paroître, & ne commencez jamais de procès. Chelon nous conduisit dans l’appartement de Bias, prince de Prianne en Ionie. Ce prince étoit si content de son esprit, que lorsque sa ville fut prise, il en sortit en disant qu’il emportoit tous ses biens avec lui. Le septième sage est Pitracus de Mélène qui délivra Lesbos du tyran Melanchre, & qui tua en duel Phrinon, chef des ennemis.

J’ai peine à croire, dit Monime, que ce soit-là les sept sages dont il est tant parlé dans nos histoires ; convenez, mon cher Zachiel, que s’il paroissoit actuellement dans notre monde de pareils personnages, on pourroit bien les prendre pour des fous ; j’en excepte cependant Solon : Mais qui est celui que je vois paroître ? N’est-ce point un huitième sage ? C’est, dit le génie en souriant, Scaron, qui a traduit en vers burlesques quelques morceaux de l’Enéide de Virgile & des Métamorphoses d’Ovide. Je suis charmée, reprit Monime, de le connoître ; je me souviens d’avoir lu quelques-uns de ses ouvrages qui m’ont fort amusée, & je suis très-persuadée qu’il vaut lui seul tous vos sages.

Monsieur, dis-je à Scaron en m’avançant vers lui, voici une belle dame qui vous préfère à tous les sages. Madame m’honore beaucoup, reprit Scaron, mais, je puis l’assurer que je n’ai jamais composé aucun de ces gros volumes qui tendent à prouver que la maladie, les douleurs, ni les souffrances, jointes au manque de fortune, ne doivent point altérer la gaieté du sage. Cependant, dit Monime, vous étiez en état de le prouver beaucoup mieux qu’un autre, puisque tous vos ouvrages sont une preuve bien convaincante que vous avez toujours conservé, au milieu d’une infinité de maux, cette gaieté & cette patience qui est la meilleure espèce de sagesse, ou pour mieux dire, la seule qu’il y ait ; car qui peut se vanter d’être assez indépendant de la nature pour n’en craindre aucune surprise ? Mais, par malheur, malgré tous les savans discours de vos philosophes, s’ils vouloient parler de bonne foi, ils avoueroient qu’elle conserve toujours ses droits, qu’elle a ses premiers mouvemens qu’ils ne lui peuvent jamais ôter, à moins d’en faire de vrais automates montés à l’unisson. Scaron nous quitta après avoir dit à Monime les choses du monde les plus agréables ; il fut rejoindre Marot.

Un peu plus loin nous rencontrâmes plusieurs disciples de Pithagore, entr’autres Philolaüs qui étoit de Corinthe. Ce philosophe avoit formé la république de Thebes, & lui avoit donné des loix : les Thebains le regardoient comme leur oracle ; ils le croyaient descendu d’une fille de Bacchus nommée Bacchée : ses ouvrages étoient si fort estimés, que Platon, qui n’étoit pas riche, en acheta trois volumes la valeur de douze mille livres, que Dion de Syracuse lui avoit données pour son entretien. Malgré toute la science & la sublimité de la doctrine de ce savant, Zachiel nous dit qu’il avoit été obligé, lorsqu’il habitoit notre terre, de vendre des huiles pour fournir à sa subsistance. Ce philosophe a traité de l’amour d’une façon toute métaphysique ; mais quelques-uns lui reprochent de n’avoir pas toujours eu l’esprit seul pour objet, & d’avoir souvent mis le corps de la partie. Zachiel nous fit remarquer Anaxaque, que le tyran Nicocréon avoit fait broyer dans un mortier.