Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 29

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 111-119).


LETTRE XXIX.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 25 septembre 1910.


Vous apprendrez avec peine, mon ami, que j’ai éprouvé ces jours derniers un accident assez fâcheux. Pour moi, j’en suis tout consolé, puisqu’il a peut-être sauvé la vie à madame de Fensac. Je me promenois avec elle à cheval au bois de Boulogne ; car vous saurez que les femmes de ce pays veulent avoir leur part de tous les plaisirs, de ceux même qui semblent les moins faits pour elles. Elles montent donc à cheval : accoutumées qu’elles sont à subjuguer les hommes, elles s’imaginent qu’elles doivent exercer autant d’empire sur les animaux ; mais comme ils sont moins soumis, il en résulte souvent pour ces dames des conséquences funestes. Ajoutez à cela qu’elles ont choisi une attitude dangereuse que l’usage seul peut empêcher de trouver gauche et ridicule ; en effet, au lieu de prendre la seule position que le bon sens et les lois de l’équilibre indiquent pour se tenir ferme et bien gouverner son cheval, elles s’asseoient de côté avec une jambe en l’air. Ce n’étoit sûrement pas ainsi que la belle Clorinde et la séduisante Armide montoient leurs superbes coursiers. De fausses idées de pudeur et de grace ont, dit-on, fait adopter généralement cette coutume venue d’Angleterre vers le milieu du dix-huitieme siecle ; mais je ne vois pas ce que la pudeur gagne à montrer des formes qui devroient être soigneusement cachées ; et quant à la grace, je ne connois rien de plus grotesque qu’une femme ainsi perchée, sur-tout lorsqu’elle est petite et grasse, ce qui est assez commun en France. Ces observations ne sauroient s’appliquer à madame de Fensac, dont la taille haute et élégante est agréable dans toutes les attitudes. L’aisance de ses mouvements annonce que la peur lui est inconnue ; mais sa force ne répond pas à son audace, et, dans la position désavantageuse que lui assigne la mode, toute son adresse est souvent inutile. Aussi a-t-elle fait plusieurs chutes, et sans moi celle-ci auroit pu être la derniere. Elle montoit un cheval vif et ombrageux, que dans sa présomption elle prétendoit dresser. Je l’accompagnois, quoique cet exercice, qui n’est chez nous en usage que dans les voyages, ne m’amuse guere. Tout-à-coup un daim bondissant dans le taillis effraie son cheval ; il saute en faisant un écart ; madame de Fensac, prise au dépourvu, est désarçonnée. Je la vois qui va donner de la tête contre un arbre : je m’élance, tends le bras, et le roidissant de toute ma force, je suis assez heureux pour amortir sa chute ; mais, perdant moi-même l’équilibre, je tombe, et je m’aperçois, en me relevant, que j’ai le bras gauche cassé. Je voudrois que vous eussiez vu, mon ami, l’expression de la sensibilité peinte dans tous ses traits. Cet accident rassembla bientôt autour de nous la foule des promeneurs ; je souffrois beaucoup, et pourtant je vous avoue que mon amour-propre fut flatté qu’il y eût tant de témoins des soins tendres et empressés d’une si charmante personne. Je ne pouvois pas remonter à cheval, et j’essayai inutilement de marcher : il fallut donc faire venir une chaise à porteurs qui me ramena chez moi. En me voyant rentrer ainsi, pâle, défait, et le bras en écharpe, Tai-na jeta un cri perçant et s’évanouit. Elle fut long-temps avant de reprendre l’usage de ses sens ; enfin elle revint à elle, et s’écria avec l’accent de la plus profonde douleur, « le funeste voyage ! » Je m’empressai de la rassurer sur mon état, lui vantai l’habileté des chirurgiens Européens, bien supérieurs aux nôtres ; elle ne me répondit que par un torrent de larmes. Depuis quelque temps elle ne se porte pas si bien qu’à l’ordinaire ; elle est même sensiblement maigrie ; ses beaux yeux sont souvent battus : son caractère est aussi altéré ; elle est triste et rêveuse, mais c’est sans doute un effet du mauvais état de sa santé.

Il y avoit à peine un quart-d’heure que j’étois revenu, lorsque le meilleur chirurgien de Paris entra chez moi, conduit par M. de Lovelle, frere de madame de Fensac, qui me l’envoyoit. Il examina mon bras, reconnut que les deux os étoient cassés près du poignet, en ajoutant que, comme il n’y avoit ni esquilles ni plaie, il espéroit que je pourrois être guéri dans six semaines ou deux mois ; il voulut savoir ensuite comment la chose s’étoit passée ; lorsqu’il en fut instruit : « Cet accident, me dit-il, fait autant d’honneur à votre courage qu’à votre humanité ; si vous aviez eu moins d’énergie, et que vous eussiez cédé à la douleur, vous ne vous seriez point cassé le bras ; votre volonté a été plus forte que vos os ». Ces Français veulent mettre dans tout de l’esprit et de la politesse. Lorsque l’opération fut achevée, le chirurgien, jugeant qu’il falloit me saigner pour empêcher l’inflammation, et remarquant que Tai-na, qui dans son trouble étoit restée, sans s’en apercevoir, dévoilée devant tous ces hommes, pouvoit à peine se soutenir, exigea qu’elle sortit de l’appartement. En s’en allant il me fit coucher, et me prescrivit un repos absolu ; mais la douleur m’empêchant de dormir, j’eus tout le temps de réfléchir sur la grande différence qui existe en Europe et en Chine dans la pratique de l’art de guérir. La médecine et la chirurgie des Européens n’admettent rien d’occulte ni de mystérieux. Chez eux on ne consulte ni les constellations ni la rabdomancie : leurs docteurs se trompent, sans doute, quelquefois dans leurs conjectures, mais au moins la raison ne répugne point à leurs traitements ; et ce qui est bien plus important pour les malades, ils ne s’avisent jamais de les tourmenter, comme font sans cesse nos médecins, en leur enfonçant dans toutes les parties du corps de longues aiguilles d’or ou d’argent. Dans les fractures, le chirurgien se contente ici de rapprocher les os et de les contenir dans leur position ordinaire, par une ligature artistement serrée ; la nature, l’admirable nature fait le reste. Dès que le besoin s’en fait sentir, elle élabore dans des appareils secrets le suc nécessaire à cette soudure, sans cesser de fournir aux organes leur nourriture accoutumée. Ne trouvez-vous pas, mon ami, que cette guérison spontanée prouve bien mieux que tous les raisonnements la nécessité d’un Créateur, et met au rang des hypotheses absurdes le systême d’un arrangement fortuit ? Le hasard pourroit à la rigueur produire d’étonnantes machines ; mais il aura beau être heureux, il lui faudra toujours un ouvrier pour réparer, et des chances constamment favorables pour reproduire.

Une cause unique et intelligente, Dieu enfin est moins difficile à concevoir, qu’un agent aveugle et sans but pour expliquer des merveilles sans cesse renaissantes, où l’ordre, la raison, et le génie éclatent de toutes parts.