Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 20

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 234-253).


LETTRE XX.


FO-HI-LO À TAI-NA SA SŒUR.


Pé-kin, le 7 mars 1910.


Ton souvenir est toujours présent à mon cœur, ma chere Tai-na, mais mon imagination cherche en vain à te suivre dans un monde inconnu ; je ne saurois me représenter ni les lieux que tu habites, ni les personnes qui t’entourent : tu me parois égarée dans l’espace, et cette idée vague a je ne sais quoi d’effrayant, comme l’avant-coureur d’une séparation éternelle ; le Tien me préserve de ce malheur !

Pour moi, ma chere sœur, dans le cercle rétréci où je suis restée, ma vie s’écoule paisiblement comme l’onde du ruisseau qui serpente lentement à travers les bosquets fleuris de nos jardins. Tous les jours se succedent paisibles et doux, car le soleil, en se levant, me rend la vue des objets de mon affection ; je retrouve mon mari, mes enfants, et ta fille, qui ne m’est pas moins chere. Hier cependant j’éprouvai une peine assez sensible : cette jolie caille que tu m’as laissée en partant, et que j’avois portée tout l’hiver dans ma manche pour m’échauffer les mains, a été malheureusement étouffée dans ma robe où elle étoit restée la nuit[1]. Je suis affligée de la perte de ce petit oiseau ; il étoit parfaitement apprivoisé ; il répondoit à mes caresses, et je l’aimois encore plus à cause de celle qui me l’avoit donné. Il y a dans la destruction de tout être animé et sensible quelque chose de profondément triste qui, en nous reportant sur notre inévitable destinée et sur celle de ce qui nous est cher, affecte douloureusement l’ame indépendamment des regrets. Ce sentiment…[2]


HISTOIRE D’IDA-NÉ.


L’empereur, dont les yeux perçants ressemblent aux puissants télescopes qui servent aux missionnaires du tribunal des mathématiques pour observer les astres, ayant découvert qu’il y avoit de grandes malversations dans ses douanes d’Emoy[3], enjoignit à un de ses ministres de s’y rendre, et de déployer la plus grande sévérité contre les coupables agents du fisc. Le colao partit sur-le-champ, exécuta ponctuellement les ordres de son maître, et, dans l’espace de quelques semaines, envoya à Pé-kin plus de deux cent mille taels provenant d’amendes et de confiscations. Parmi les officiers qu’il destitua, se trouva le hou-pou, ou principal douanier, Mia-hi. C’étoit un jeune homme, âgé d’environ vingt-huit ans, qui s’étoit élevé à ce poste éminent par un talent extraordinaire, mais non sans exciter l’envie d’une foule de concurrents. Plusieurs lettres anonymes, que reçut le colao, l’accusoient d’avoir, en diverses occasions, détourné à son profit les deniers de l’empereur, et l’on citoit, avec des détails circonstanciés, qu’il avoit admis dans le port un vaisseau de Macao, malgré les ordonnances les plus précises, qui en interdisent l’accès à tous les Européens, à l’exception de ceux qui habitent les Philippines. La première accusation étoit vague et sans preuve ; la seconde étoit plus spécieuse, mais la vérité étoit qu’il n’avoit laissé entrer les Portugais dans Emoy que parcequ’ils étoient au moment de couler à fond, à la suite d’une affreuse tempête ; et même, pour concilier la rigueur des lois avec les devoirs de l’humanité, il avoit placé une forte garde à bord du navire, sans en laisser sortir aucune marchandise, et l’avoit fait repartir dès qu’il avoit été en état de reprendre la mer. Cependant le ministre, trop pressé de trouver des coupables, et prévenu contre toute la douane, en destituant le hou-pou, l’avoit condamné à payer une amende de 50 mille taels (350 mille francs). Mia-hi étoit généralement aimé ; on le plaignit, mais on ne doutoit point qu’il ne fut en état de payer cette somme, parceque l’on croyoit qu’il s’étoit enrichi dans cette place lucrative par les moyens qu’emploient en Chine comme ailleurs la plupart de ses confrères. L’on fut donc bien étonné de le voir vendre tout son bien, à l’exception d’une petite maison de campagne où il se retira. Le malheur l’y poursuivit. Quoiqu’il fût un excellent maître, son jardinier s’enfuit avec ses deux garçons, et il se trouva absolument seul avec sa femme, la belle Ida-né. Réduit à une affreuse misere, sans argent, sans amis (en a-t-on quand on est disgracié ?), il auroit supporté avec résignation son affreuse destinée, s’il eut pu y soustraire celle qu’il adoroit. Jamais passion ne fut mieux justifiée ; il n’existoit pas, dans tout l’empire du Milieu[4], une beauté plus accomplie. La régularité de ses traits n’ôtoit rien à l’expression de sa physionomie, et il étoit impossible aux meilleurs connoisseurs de décider si elle étoit plus belle que jolie ; heureusement qu’une extrême modestie tempéroit la vivacité de ses yeux ; car, si elle eût été coquette, un seul de ses regards eût suffi pour tourner la tête des plus graves mandarins lettrés. Jugez quel effet devoient produire ses charmes sur un mari qu’elle aimoit avec tout l’abandon d’un amour naissant ; à peine depuis six mois ils étoient unis.

Belle Ida-né, lui disoit-il tristement en lui présentant des fleurs et des fruits, voilà tout ce qui me reste à vous offrir, la nature en fait les frais ; ce lis est blanc comme votre sein, ce litchi doux comme vos paroles, mais je ne veux plus voir ces yeux charmants qui faisoient mon bonheur : quoi ! celle dont les vertus et les attraits méritent un trône est réduite à partager la couche d’un misérable ! cette idée me déchire le cœur, et tout mon courage m’abandonne. Mon ami, lui répondoit la tendre Ida-né, le malheur, comme tous les fardeaux, est bien plus léger lorsqu’on est deux pour le supporter ; je ne refuse pas de soutenir ma moitié, et je voudrois pouvoir te décharger de la totalité. Je gémis de voir tant de belles qualités méconnues, tant de talents inutiles ; je regrette même ces richesses dont tu faisois un si noble usage, et dont nous jouissions paisiblement ensemble ; mais tu me restes, comment serois-je infortunée ?

En vain elle ajoutait à ces consolants discours des caresses bien plus puissantes ; rien ne pouvoit adoucir le noir chagrin qui s’étoit emparé du cœur de Mia-hi. Enfin il tombe malade ; une fievre lente mine ses forces, mais elle ne le consume que trop lentement à son gré. Tout-à-coup il forme une résolution désespérée : Ida-né, s’écrie-t-il, m’aimes-tu ? et, sans attendre sa réponse, oui, tu m’aimes, et tu ne refuseras pas la priere d’un époux mourant : laisse-moi assurer ton existence ; que mes yeux, avant de se fermer pour toujours, te voient dans la maison d’un protecteur riche et généreux. Ida-né repousse avec horreur cette proposition inattendue ; eh bien ! reprend Mia-hi, je jure de refuser tout secours, et de ne prendre aucun aliment que tu n’aies consenti à ma demande. Le caractère ferme du hou-pou étoit connu de sa femme ; il fallut bien qu’elle cédât. Cette promesse parut ranimer le malade, et une potion de cet excellent gin-seng de la province de Leao-tong, qui se vend au poids de l’or, et dont Ida-né retrouva une assez grande quantité au fond d’un cabinet de laque, lui rendit ses forces et sa santé ; mais il n’en fut pas moins inébranlable dans sa résolution, et somma son épouse de tenir sa parole ; après bien des combats, elle lui dit : Eh bien ! si tu veux absolument que je sois séparée de toi, du moins que je n’éprouve pas cette peine cruelle sans quelque consolation ; la seule que je puisse recevoir, c’est de t’être utile. Tu m’as dit si souvent que j’étois belle ; cherche à me vendre à un haut prix, et que cet argent puisse réparer l’injustice de la fortune. Mia-hi voit briller une lueur d’espérance, et, saisissant avec empressement cette idée, il se rappelle qu’un riche et honnête négociant, homme déjà d’un certain âge, mais qui a conservé les goûts de la jeunesse, donne un grand prix des jolies concubines ; il charge un courtier d’esclaves de cette négociation. Ouan-gyn (c’étoit le nom du négociant) est enchanté à la vue d’Ida-né ; il en propose mille taels, ce qui est le double du prix des plus belles femmes. Le marché est conclu, et la jeune femme est emmenée. Qui pourroit peindre cette séparation déchirante ? Jamais ces malheureux époux n’auroient pu la supporter si Mia-hi n’avoit cru faire le bonheur d’Ida-né, qui de son côté ne voyoit pas d’autre moyen de sauver la vie de son mari.

Le négociant Ouan-gyn avoit cette justice que l’on trouve assez souvent parmi les gens de sa profession, et en outre la générosité qui s’y rencontre plus rarement, mais que dans tous les états la richesse ne manque pas de développer dans les cœurs sensibles. Son palais étoit magnifique ; il conduisit Ida-né dans le plus bel appartement ; des esclaves eurent ordre de lui présenter les plus riches vêtements et les parfums les plus précieux. Ouan-gyn, voyant qu’elle étoit absorbée dans la plus profonde douleur, lui dit : Belle Ida-né, vous êtes à moi ; mais vos charmes me font desirer de vous plaire ; votre possession ne me suffiroit pas, si je n’obtenois votre cœur ; je veux le mériter, et je ne serai véritablement heureux que si vous partagez les plaisirs que mon amour espere. Calmez vos chagrins, demain vous serez aussi maîtresse en ces lieux que moi-même. À ces mots il laissa l’épouse de Mia-hi, et se retira dans son appartement. Le lendemain il fit tous les préparatifs de la cérémonie nuptiale ; la salle des ancêtres fut parée, et l’on alluma sur l’autel des bougies parfumées et de différentes couleurs ; alors il envoya chercher Ida-né ; mais en entrant elle se jeta à ses pieds, et lui dit : Seigneur, je sais le pouvoir absolu que vous avez sur ma personne, et je ne prétends pas résister à vos volontés ; mais je dois vous déclarer que ce triste cœur ne sera jamais qu’à l’époux infortuné que j’ai perdu ; je suis votre esclave soumise, et, s’il le faut, je serai votre concubine, mais je ne serai jamais votre compagne. Les larmes et les sanglots l’empêcherent de continuer. Ouan-gyn, ému, chercha à la consoler ; mais, voyant qu’il n’y pouvoit parvenir, la pitié succéda dans son cœur à l’amour, et il lui permit de se retirer. Le lendemain il cita devant le colao le jeune Mia-hi, et conduisit au tribunal Ida-né voilée. Seigneur, dit-il au juge, j’étois ici, il y a quelques jours, lorsqu’on accusa devant vous ce courtier qui avoit ôté le mouvement d’une des petites machines que les Européens nomment des montres, et que l’on vend si cher ; la boîte et le cadran étoient en bon état, mais elle étoit devenue inutile, quoiqu’en apparence elle fût restée la même. Vous avez fait punir ce fripon, et vous avez fait rendre la somme qu’il avoit escroquée. L’homme que j’accuse aujourd’hui n’est pas moins coupable ; il m’a vendu pour une somme considérable l’esclave qui est devant vos yeux, et il me l’a livrée elle et tous ses ajustements ; mais il a retenu son cœur, c’est-à-dire la partie la plus précieuse de toute sa personne ; ordonnez qu’il me rende les mille taels qu’il m’a dérobés. Hélas ! seigneur, dit le malheureux Mia-hi en se jetant aux pieds du juge, il m’est impossible de satisfaire à la demande de mon accusateur : je ne possede plus l’argent que j’ai reçu de lui ; lorsque j’ai consenti à lui vendre la belle Ida-né, ce n’étoit que dans l’espoir de gagner par mon industrie une somme considérable pour la racheter, et lui faire jouir des biens qu’elle mérite ; j’ai donc employé les mille taels de Ouan-gyn à acheter une cargaison que j’ai placée sur une jonque prête à faire voile pour la Corée : ce matin, comme j’allois m’embarquer, le pied m’a manqué en passant sur la planche du navire, et je suis tombé dans la mer ; j’étois au moment de me noyer, lorsque le capitaine d’une jonque voisine s’est jeté généreusement à l’eau pour me sauver ; il m’a ramené à terre ; mais pendant que je lui faisois mes remerciements, est arrivé un détachement de douaniers, qui l’ont arrêté ; il s’agissoit d’une amende de mille taels, dont il ne pouvoit payer que la moitié : on alloit le conduire en prison ; pouvois-je faire moins que de répondre pour lui ? J’ai revendu sur-le-champ ma pacotille ; il me reste encore trois cents taels : les voici, je les offre à Ouan-gyn ; et de plus je consens à devenir son esclave, s’il veut prendre devant vous l’engagement de traiter Ida-né avec les égards que méritent ses vertus et son infortune. — N’êtes-vous pas, dit le colao au jeune homme, ce hou-pou que j’ai destitué il y a quelque temps ? — Oui, seigneur : ma conscience ne me reproche rien ; mais vous avez sans doute eu de bonnes raisons pour en agir ainsi. — Les sentiments élevés que vous venez de manifester me portent à croire que j’ai mis trop de précipitation dans ma conduite envers vous ; oui, j’ai accueilli des accusations qui paroissoient très vraisemblables, mais qui n’étoient rien moins que prouvées. Quant à vous, Ouan-gyn… — Moi, seigneur, repartit le négociant, j’ai obtenu tout ce que je desirois ; convaincu de l’innocence de Mia-hi, je voulois lui donner une occasion de paroître avec avantage aux yeux de votre altesse, dont je connois l’équité ; jamais je n’eus l’intention de lui redemander les mille taels ; c’est un présent que je destine à la belle Ida-né, et je la rendrai à son époux dès qu’il aura recouvré l’honneur et sa place… Cela ne tardera pas, s’écria un des spectateurs en se prosternant aux pieds du juge ; c’est moi qui par une basse envie ai écrit contre lui ; touché de ses malheurs et de sa générosité, je me rétracte, et me soumets à tout ce qu’il plaira à son altesse d’ordonner contre moi. A cette scene imprévue, le colao ordonna à deux bourreaux de son escorte de donner au coupable une volée de coups de bambou, pour la forme, et lui remit le reste de la peine portée contre les calomniateurs. Il rétablit aussitôt Mia-hi dans sa charge ; le négociant lui rendit sa femme ; et le Tien, qui avoit voulu les éprouver, leur accorda bientôt de beaux enfants, seule chose qui manquât à leur bonheur.

Quant à Ouan-gyn, ce brave homme est toujours sensible aux charmes des jeunes beautés ; mais il a reconnu qu’il étoit ridicule de prétendre inspirer de l’amour lorsque l’on avoit dépassé le milieu de sa carrière. Riche, considéré, cherchant à faire le bonheur de tous ceux qui l’entourent, il descend doucement le fleuve de la vie ; il secourt les pauvres, fête ses amis, cultive, suivant la saison, les lettres et les fleurs ; et sa maxime favorite est : « Que si le calme de la conscience et la bonne santé sont les plus précieux des biens, les plus doux agréments de la vie sont la conversation des sages, et les soins des femmes. »


FIN DE L’HISTOIRE D’IDA-NÉ.
  1. L’on tire parti à la Chine de la chaleur des cailles, qui n’est ici que proverbiale ; les dames tartares et chinoises en font une espece de manchon vivant ; elles s’amusent aussi à les faire combattre dans un plateau à rebord, semblable aux cabarets où l’on met des tasses. On voit également des vieillards qui portent en hiver des cailles dans leurs manches.
  2. Le reste de cette lettre est malheureusement perdu, et l’on a tout lieu de croire, en examinant avec attention la forme des profondes dentelures qui se trouvent dans le papier, qu’une main barbare y aura découpé des papillotes ; de semblables accidents, aussi fâcheux qu’imprévus, suffisent pour expliquer comment l’esprit humain, malgré sa perfectibilité, ne fait aucun progrès sensible. L’anecdote suivante étoit renfermée dans la même enveloppe que le fragment de lettre. (Note de l’éditeur)
  3. Port de la mer Jaune, qui fait un grand commerce avec les Philippines et le Japon.
  4. Les Chinois appellent ainsi leur pays, cela est assez ridicule ; mais les Grecs n’avoient pas moins de vanité lorsqu’ils prétendoient que le mont Parnasse étoit le milieu de la terre.