Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 01

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 1-10).


LETTRE PREMIÈRE.


KANG-HI À SON AMI WAM-PO, À NAN-KIN.


De Marseille, le Ier avril 1910.


Je vous ai écrit, mon cher Wam-po, avant de quitter Suez, et j’espere que le capitaine qui nous a amenés, et qui doit être actuellement en route pour Kang-tong, vous fera passer exactement ma lettre. On va en deux jours de Suez à Alexandrie par le canal. Cet ouvrage de l’antiquité a été rétabli depuis que les Européens sont de nouveau maîtres de l’Égypte ; et une barque très commode, assez semblable à nos jonkes, fait journellement le service de ces deux grands entrepôts du commerce de l’Europe et de l’Asie. Alexandrie revoit enfin les beaux jours du régné des Ptolémées. Cependant la route du cap de Bonne-Espérance n’a pas cessé d’étre fréquentée, surtout par les nations du nord de l’Europe : en général les négociants préfèrent pour les marchandises d’un gros volume l’ancienne route, quoiqu’elle soit plus longue d’un tiers, à cause de l’embarras du déchargement des denrées, qu’il faut tirer des vaisseaux à Alexandrie pour les mettre sur les barques du canal, d’où il faut les recharger encore sur les vaisseaux de la mer Rouge. Pour remédier à cet inconvénient, on avoit proposé de donner au canal assez de largeur et de profondeur pour recevoir les navires marchands. Mais ce projet, qui demanderoit la magnificence de nos empereurs, et l’immense population de notre chere patrie, ne semble pas devoir être exécuté de long-temps.

Je ne suis resté que deux jours à Alexandrie, voulant profiter du paquebot qui partoit pour Marseille. Ce temps m’a suffi pour voir la fameuse colonne, les ruines égyptiennes, et tout ce qu’il y a de remarquable dans la ville. Il faut des années pour observer les hommes, mais des heures suffisent pour voir les choses. Il est donc aussi inutile qu’ennuyeux de dépenser, comme font la plupart des voyageurs, plusieurs journées dans les grandes villes de peur d’être taxés de voir légèrement, ou dans l’espoir chimérique de connoître le caractère des peuples.

Les vaisseaux de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Amérique, et du nouveau royaume du Bosphore, remplissent tellement le port, que notre paquebot a été plus de deux heures avant d’entrer en rade. Notre traversée a été assez heureuse, et nous sommes arrivés à Marseille le huitième jour. Depuis que la voilure est perfectionnée, et que l’on a substitué aux rames des moyens mécaniques bien plus puissants, il n’est pas rare de faire ce trajet en quatre jours ; mais lorsque les vents contraires soufflent avec violence, ils défient toute l’industrie humaine. C’est ce qui nous est arrivé, et nous avons été jetés à près de cent lieues de notre route, à l’ouest de la Sardaigne. Il semble que la providence, qui sourit aux efforts de l’intelligence humaine, veuille quelquefois nous en montrer les limites ; mais ses leçons ne produisent qu’une impression passagere ; car de tous les ressorts, l’amour-propre est le plus élastique. On est cependant parvenu à obtenir un résultat bien important : la vie des hommes n’est plus, comme autrefois, dans un danger imminent sur la mer ; les naufrages y sont infiniment rares, et même presque impossibles depuis que l’on a inventé ou plutôt renouvelé l’usage des vaisseaux insubmersibles, en les divisant en cases imperméables, ainsi que le faisoient les anciens peuples de l’occident, et que nous l’avons toujours pratiqué. Vous ne sauriez croire, mon ami, combien il a fallu de soins et même de sévérité pour rendre cet usage général. Le commerce avoit malheureusement calculé qu’il y avoit six et un quart pour cent à gagner en se servant des vaisseaux ordinaires ; et pendant longtemps il a éludé les prohibitions et les menaces : enfin les gouvernements ont pris le bon parti ; ils ont fait dépecer les vieux navires, et ont défendu, sous peine de la vie, d’en construire de semblables. Voilà donc dos hommes qu’il a fallu menacer de la potence pour les empêcher de se noyer.

Marseille est une place très commerçante. Tant de costumes différents s’y mêlent, tant de peuples y abondent, qu’elle ne semble appartenir en propre à aucun ; cependant, si je ne découvre pas encore la nation française, tout est déjà changé pour moi ; je ne tiens plus à ma patrie que par le souvenir ; les maisons, les jardins, les voitures, les meubles, les usages, rien ne ressemble à la Chine, tout est différent. Est-ce mieux ? Est-ce plus mal ?… Je ne suis pas venu de si loin pour juger si vîte ; et d’ailleurs, comment le pourrois-je ? je n’ai pas encore entendu les raisons de ces peuples.

Persuadé que l’on ne peut voyager avec fruit si l’on ne connoît bien le langage des pays que l’on visite, j’ai commencé à apprendre le français pendant les trois mois que j’ai passés à Kang-tong ; et, toute la traversée, je l’ai étudié avec linterprete du comptoir qui revenoit sur notre vaisseau. Depuis mon arrivée, je continue ce travail avec une nouvelle ardeur. Ma chere Tai-na, qui veut aussi apprendre cette langue, fait tous les jours porter dans ma chambre son palanquin ; elle s’y enferme, et c’est de là qu’elle prend ses leçons. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce français, si dur, et si baroque, prend dans sa bouche un charme inexprimable ; mais peut-être est-ce mon amour qui jouit de l’entendre former de nouveaux sons. Elle prononce bien mieux que moi, et commence même à faire entendre cette terrible lettre R qui nous est inconnue ; cela ne m’étonne pas, puisque sa voix flexible imite parfaitement le chant des oiseaux. Au reste, je suis en état d’entendre tout ce que l’on dit, et je parlerois même assez correctement, sans une difficulté qui me semble presque insurmontable. Imaginez-vous, mon ami, que sans aucune raison, sans aucun prétexte, les Français se sont avisés de donner aux êtres inanimés les dénominations des sexes masculin et féminin. J’avois cru, en remarquant que l’on disoit le soleil et la lune, le cœur et le cerveau, qu’on vouloit assimiler les choses les plus importantes au sexe supérieur, et je prétendois en tirer une réglé ; mais il m’a fallu bien vite renoncer à ce système, en songeant que l’on dit le crime et la vertu, le dos et la face. J’appris l’autre jour que chez les Anglais tous les êtres inanimés étoient. du même genre. Comme je regrettois devant mon maître de langue, qui hait cette nation, que les Français n’eussent pas adopté une coutume si raisonnable, il me répondit avec gravité : Monsieur, les Romains et les Grecs, qui apparemment en savoient plus que nous, avoient non seulement deux genres, mais même trois, et les Allemands, dont la langue quoiqu’un peu dure est très belle, les ont imités. Il prononça ces paroles d’un air si satisfait, que je jugeai inutile de répondre. Depuis que je vis avec des Français, j’ai cru m’apercevoir qu’ils ne restent jamais courts, mais qu’ils se contentent de bien mauvaises raisons.

Adieu, mon cher Wam-po ; le grand Tien t’a accordé trois de ses plus précieuses faveurs, santé, aisance, modération. Puisse-t-il te les conserver long-temps !