Les Voyages de Gulliver/Voyage au pays des Houyhnhnms/IX

Les Voyages de Gulliver : Voyage au pays des Houyhnhnms
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 170-178).

CHAPITRE IX.

Parlement des Houyhnhnms. — Question importante agitée dans cette assemblée de toute la nation. — Détail au sujet de quelques usages du pays.

Pendant mon séjour en ce pays des Houyhnhnms, environ trois mois avant mon départ, il y eut une assemblée générale de la nation, une espèce de parlement, où mon maître se rendit comme député de son canton. On y traita une affaire qui avait déjà été cent fois mise sur le bureau, et qui était la seule question qui eût jamais partagé les esprits des Houyhnhnms. Mon maître, à son retour, me rapporta tout ce qui s’était passé à ce sujet.

Il s’agissait de décider s’il fallait absolument exterminer la race des yahous. Un des membres soutenait l’affirmative, et appuyait son avis de diverses preuves très-fortes et très-solides. Il prétendait que le yahou était l’animal le plus difforme, le plus méchant et le plus dangereux que la nature eût jamais produit ; qu’il était également malin et indocile, et qu’il ne songeait qu’à nuire à tous les autres animaux. Il rappela une ancienne tradition répandue dans le pays, selon laquelle on assurait que les yahous n’y avaient pas été de tout temps, mais que, dans un certain siècle, il en avait paru deux sur le haut d’une montagne, soit qu’ils eussent été formés d’un limon gras et glutineux, échauffé par les rayons du soleil, soit qu’ils fussent sortis de la vase de quelque marécage, soit que l’écume de la mer les eût fait éclore ; que ces deux yahous en avaient engendré plusieurs autres, et que leur espèce s’était tellement multipliée que tout le pays en était infecté ; que, pour prévenir les inconvéniens d’une pareille multiplication, les Houyhnhnms avaient autrefois ordonné une chasse générale des yahous ; qu’on en avait pris une grande quantité ; et qu’après avoir détruit tous les vieux, on en avait gardé les plus jeunes, pour les apprivoiser autant que cela serait possible à l’égard d’un animal aussi méchant, et qu’on les avait destinés à tirer et à porter. Il ajouta que ce qu’il y avait de plus certain dans cette tradition était que les yahous n’étaient point ylnhniamshy (c’est-à-dire aborigènes). Il représenta que les habitans du pays, ayant eu l’imprudente fantaisie de se servir des yahous, avaient mal à propos négligé l’usage des ânes, qui étaient de très-bons animaux, doux, paisibles, dociles, soumis, aisés à nourrir, infatigables, et qui n’avaient d’autre défaut que d’avoir une voix un peu désagréable, mais qui l’était encore moins que celle de la plupart des yahous.

Plusieurs autres sénateurs ayant harangué diversement et très-éloquemment sur le même sujet, mon maître se leva et proposa un expédient judicieux, dont je lui avais fait naître l’idée. D’abord il confirma la tradition populaire par son suffrage, et appuya ce qu’avait dit savamment sur ce point d’histoire l’honorable membre qui avait parlé avant lui. Mais il ajouta qu’il croyait que ces deux premiers yahous dont il s’agissait étaient venus de quelque pays d’outre-mer, et avaient été mis à terre, et ensuite abandonnés par leurs camarades ; qu’ils s’étaient d’abord retirés sur les montagnes et dans les forêts ; que, dans la suite des temps leur naturel s’était altéré ; qu’ils étaient devenus sauvages et farouches, et entièrement différens de ceux de leur espèce qui habitent des pays éloignés. Pour établir et appuyer solidement cette proposition, il dit qu’il avait chez lui, depuis quelque temps, un yahou très-extraordinaire, dont les membres de l’assemblée avaient sans doute ouï parler, et que plusieurs même avaient vu. Il raconta alors comment il m’avait trouvé d’abord, et comment mon corps était couvert d’une composition artificielle de poils et de peaux de bêtes ; il dit que j’avais une langue qui m’était propre, et que pourtant j’avais parfaitement appris la leur ; que je lui avais fait le récit de l’accident qui m’avait conduit sur ce rivage ; qu’il m’avait vu dépouillé et nu, et avait observé que j’étais un vrai et parfait yahou, si ce n’est que j’avais la peau blanche, peu de poil et des griffes fort courtes. Cet yahou étranger, ajouta-t-il, m’a voulu persuader que dans son pays, et dans beaucoup d’autres qu’il a parcourus, les yahous sont les seuls animaux maîtres, dominans et raisonnables, et que les Houyhnhnms y sont dans l’esclavage et dans la misère. Il a certainement toutes les qualités extérieures de nos yahous ; mais il faut avouer qu’il est bien plus poli, et qu’il a même quelque teinture de raison. Il ne raisonne pas tout-à-fait comme un Houyhnhnm, mais il a au moins des connaissances et des lumières fort supérieures à celles de nos yahous. Mais voici, messieurs, ce qui va vous surprendre, et à quoi je vous supplie de faire attention ; le croirez-vous ? il m’a assuré que dans son pays on rendait eunuques les Houyhnhnms dès leur plus tendre jeunesse, que cela les rendait doux et dociles, et que cette opération était aisée et nullement dangereuse. Sera-ce la première fois, messieurs, que les bêtes nous auront donné quelque leçon, et que nous aurons suivi leur utile exemple ? La fourmi ne nous apprend-elle pas à être industrieux et prévoyans ? et l’hirondelle ne nous a-t-elle pas donné les premiers élémens de l’architecture ? Je conclus donc qu’on peut fort bien introduire en ce pays-ci, par rapport aux jeunes yahous, l’usage de la castration. L’avantage qui en résultera est que ces yahous, ainsi mutilés, seront plus doux, plus soumis, plus traitables, et par ce même moyen nous en détruirons peu à peu la maudite engeance. J’opine en même temps qu’on exhortera tous les Houyhnhnms à élever avec grand soin les ânons, qui sont en vérité préférables aux yahous à tous égards, surtout en ce qu’ils sont capables de travailler à l’âge de cinq ans, tandis que les yahous ne sont capables de rien jusqu’à douze.

Voilà ce que mon maître m’apprit des délibérations du parlement. Mais il ne me dit pas une autre particularité qui me regardait personnellement, et dont je ressentis bientôt les funestes effets ; c’est, hélas ! la principale époque de ma vie infortunée ! Mais avant que d’exposer cet article il faut que je dise encore quelque chose du caractère et des usages des Houyhnhnms.

Les Houyhnhnms n’ont point de livres ; ils ne savent ni lire ni écrire, et par conséquent toute leur science est la tradition. Comme ce peuple est paisible, uni, sage, vertueux, très-raisonnable, et qu’il n’a aucun commerce avec les peuples étrangers, les grands évènemens sont très-rares dans leur pays, et tous les traits de leur histoire qui méritent d’être sus peuvent aisément se conserver dans leur mémoire, sans la surcharger.

Ils n’ont ni maladies ni médecins. J’avoue que je ne puis décider si le défaut des médecins vient du défaut des maladies, ou si le défaut des maladies vient du défaut des médecins : ce n’est pas pourtant qu’ils n’aient de temps en temps quelques indispositions ; mais ils savent se guérir aisément eux-mêmes par la connaissance parfaite qu’ils ont des plantes et des herbes médicinales, vu qu’ils étudient sans cesse la botanique dans leurs promenades, et souvent même pendant leurs repas.

Leur poésie est fort belle, et surtout très-harmonieuse. Elle ne consiste ni dans un badinage familier et bas, ni dans un langage affecté, ni dans un jargon précieux, ni dans des pointes épigrammatiques, ni dans des subtilités obscures, ni dans des antithèses puériles, ni dans les agudezas des Espagnols, ni dans les concetti des Italiens, ni dans les figures outrées des Orientaux. L’agrément et la justesse des similitudes, la richesse et l’exactitude des descriptions, la liaison et la vivacité des images, voilà l’essence et le caractère de leur poésie. Mon maître me récitait quelquefois des morceaux admirables de leurs meilleurs poèmes ; c’était en vérité tantôt le style d’Homère, tantôt celui de Virgile, tantôt celui de Milton[1].

Lorsqu’un Houyhnhnm meurt, cela n’afflige ni ne réjouit personne. Ses plus proches parens et ses meilleurs amis regardent son trépas d’un œil sec et très-indifférent. Le mourant lui-même ne témoigne pas le moindre regret de quitter le monde ; il semble finir une visite, et prendre congé d’une compagnie avec laquelle il s’est entretenu long-temps. Je me souviens que mon maître ayant un jour invité un de ses amis avec toute sa famille à se rendre chez lui pour une affaire importante, on convint de part et d’autre du jour et de l’heure. Nous fûmes surpris de ne point voir arriver la compagnie au temps marqué. Enfin l’épouse, accompagnée de ses deux enfans, se rendit au logis, mais un peu tard, et dit en entrant qu’elle priait qu’on l’excusât, parce que son mari venait de mourir ce matin d’un accident imprévu. Elle ne se servit pourtant pas du terme de mourir, qui est une expression malhonnête, mais de celui de shnuwnh, qui signifie à la lettre aller retrouver sa grand’mère. Elle fut très-gaie pendant tout le temps qu’elle passa au logis, et mourut elle-même gaîment au bout de trois mois, ayant eu une assez agréable agonie.

Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-dix et soixante-quinze ans, et quelques-uns quatre-vingts. Quelques semaines avant que de mourir, ils pressentent ordinairement leur fin, et n’en sont point effrayés. Alors ils reçoivent les visites et les complimens de tous leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon voyage. Dix jours avant le décès, le futur mort, qui ne se trompe presque jamais dans son calcul, va rendre toutes les visites qu’il a reçues, porté dans une litière par ses yahous : c’est alors qu’il prend congé dans les formes de tous ses amis, et qu’il leur dit un dernier adieu en cérémonie, comme s’il quittait une contrée pour aller passer le reste de sa vie dans une autre.

Je ne veux pas oublier d’observer ici que les Houyhnhnms n’ont point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui est mauvais, et qu’ils se servent de métaphores tirées de la difformité et des mauvaises qualités des yahous : ainsi lorsqu’ils veulent exprimer l’étourderie d’un domestique, la faute d’un de leurs enfans, une pierre qui leur a offensé le pied, un mauvais temps, et autres choses semblables, ils ne font que dire la chose dont il s’agit, en y ajoutant simplement l’épithète d’yahou. Par exemple, pour exprimer ces choses, ils diront hhhm yahou, whnaholm yahou, ynlhmndwihlma yahou ; et pour signifier une maison mal bâtie, ils diront ynholmhnmrohlnw yahou.

Si quelqu’un désire en savoir davantage au sujet des mœurs et usages des Houyhnhnms, il prendra, s’il lui plaît, la peine d’attendre qu’un gros volume in-quarto que je prépare sur cette matière soit achevé. J’en publierai incessamment le prospectus, et les souscripteurs ne seront point frustrés de leurs espérances et de leurs droits. En attendant, je prie le public de se contenter de cet abrégé, et de vouloir bien que j’achève de lui conter le reste de mes aventures.


  1. Poète anglais, auteur du Paradise lost, c’est-à-dire du Paradis perdu, poème fameux et très-estimé en Angleterre.