Les Voyages de Gulliver/Voyage à Brobdingnag/III

Les Voyages de Gulliver : Voyage à Brobdingnag
Traduction par Abbé Desfontaines Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hiard (p. 133-154).

CHAPITRE III.

L’auteur mandé pour se rendre à la cour, la reine l’achète et le présente au roi. — Il dispute avec les savans de sa majesté. — On lui prépare un appartement. — Il devient favori de la reine. — Il soutient l’honneur de son pays. — Ses querelles avec le nain de la reine.

Les peines et les fatigues qu’il me fallait essuyer chaque jour apportèrent un changement considérable à ma santé ; car, plus mon maître gagnait, plus il devenait insatiable. J’avais perdu entièrement l’appétit, et j’étais presque devenu un squelette. Mon maître s’en aperçut ; et, jugeant que je mourrais bientôt, résolut de me faire valoir autant qu’il pourrait. Pendant qu’il raisonnait de cette façon, un slardral, ou écuyer du roi, vint ordonner à mon maître de m’amener incessamment à la cour pour le divertissement de la reine et de toutes ses dames. Quelques-unes de ces dames m’avaient déjà vu, et avaient rapporté des choses merveilleuses de ma figure mignonne, de mon maintien gracieux, et de mon esprit délicat. Sa majesté et sa suite furent extrêmement diverties de mes manières. Je me mis à genoux et demandai d’avoir l’honneur de baiser son pied royal ; mais cette princesse gracieuse me présenta son petit doigt, que j’embrassai entre mes deux bras, et dont j’appliquai le bout avec respect à mes lèvres. Elle me fit des questions générales touchant mon pays et mes voyages, auxquelles je répondis aussi distinctement et en aussi peu de mots que je pus : elle me demanda si je serais bien aise de vivre à la cour ; je fis la révérence jusqu’au bas de la table sur laquelle j’étais monté, et répondis humblement que j’étais l’esclave de mon maître ; mais que, s’il ne dépendait que de moi, je serais charmé de consacrer ma vie au service de sa majesté ; elle demanda ensuite à mon maître s’il voulait me vendre. Lui, qui s’imaginait que je n’avais pas un mois à vivre, fut ravi de la proposition, et fixa le prix de ma vente à mille pièces d’or qu’on lui compta sur-le-champ. Je dis alors à la reine que, puisque j’étais devenu un humble esclave de sa majesté, je lui demandais la grâce que Glumdalclitch, qui avait toujours eu pour moi tant d’attention, d’amitié et de soins, fût admise à l’honneur de son service, et continuât d’être ma gouvernante. Sa majesté y consentit, et y fit consentir aussi le laboureur, qui était bien aise de voir sa fille à la cour. Pour la pauvre fille, elle ne pouvait cacher sa joie. Mon maître se retira, et me dit en partant qu’il me laissait dans un bon endroit ; à quoi je ne répliquai que par une révérence cavalière.

La reine remarqua la froideur avec laquelle j’avais reçu le compliment et l’adieu du laboureur, et m’en demanda la cause. Je pris la liberté de répondre à sa majesté que je n’avais point d’autre obligation à mon dernier maître que celle de n’avoir pas écrasé un pauvre animal innocent, trouvé par hasard dans son champ ; que ce bienfait avait été assez bien payé par le profit qu’il avait fait en me montrant pour de l’argent, et par le prix qu’il venait de recevoir en me vendant ; que ma santé était très-altérée par mon esclavage et par l’obligation continuelle d’entretenir et d’amuser le menu peuple à toutes les heures du jour, et que, si mon maître n’avait pas cru ma vie en danger, sa majesté ne m’aurait pas eu à si bon marché ; mais que, comme je n’avais pas lieu de craindre d’être désormais si malheureux sous la protection d’une princesse si grande et si bonne, l’ornement de la nature, l’admiration du monde, les délices de ses sujets, et le phénix de la création, j’espérais que l’appréhension qu’avait eue mon dernier maître serait vaine, puisque je trouvais déjà mes esprits ranimés par l’influence de sa présence très-auguste.

Tel fut le sommaire de mon discours, prononcé avec plusieurs barbarismes et en hésitant souvent.

La reine, qui excusa avec bonté les défauts de ma harangue, fut surprise de trouver tant d’esprit et de bon sens dans un petit animal : elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ me porta au roi, qui était alors retiré dans son cabinet. Sa majesté, prince très-sérieux et d’un visage austère, ne remarquant pas bien ma figure à la première vue, demanda froidement à la reine depuis quand elle était devenue si amoureuse d’un splacknock (car il m’avait pris pour cet insecte) ; mais la reine, qui avait infiniment d’esprit, me mit doucement debout sur l’écritoire du roi, et m’ordonna de dire moi-même à Sa Majesté ce que j’étais. Je le fis en très peu de mots, et Glumdalclitch, qui était restée à la porte du cabinet, ne pouvant pas souffrir que je fusse long-temps hors de sa présence, entra, et dit à sa majesté comment j’avais été trouvé dans un champ.

Le roi, aussi savant qu’aucune personne de ses États, avait été élevé dans l’étude de la philosophie, et surtout des mathématiques. Cependant, quand il vit de près ma figure et ma démarche, avant que j’eusse commencé à parler, il s’imagina que je pourrais être une machine artificielle comme celle d’un tournebroche, ou tout au plus d’une horloge inventée et exécutée par un habile artiste ; mais quand il eut trouvé du raisonnement dans les petits sons que je rendais, il ne put cacher son étonnement et son admiration.

Il envoya chercher trois fameux savans qui alors étaient de quartier à la cour et dans leur semaine de service (selon la coutume admirable de ce pays). Ces messieurs, après avoir examiné de près ma figure avec beaucoup d’exactitude, raisonnèrent différemment sur mon sujet. Ils convenaient tous que je ne pouvais pas être produit suivant les lois ordinaires de la nature, parce que j’étais dépourvu de la faculté naturelle de conserver ma vie, soit par l’agilité, soit par la facilité de grimper sur un arbre, soit par le pouvoir de creuser la terre, et d’y faire des trous pour m’y cacher comme les lapins. Mes dents, qu’ils considérèrent long-temps, les firent conjecturer que j’étais un animal carnassier.

Un de ces philosophes avança que j’étais un embryon, un pur avorton ; mais cet avis fut rejeté par les deux autres, qui observèrent que mes membres étaient parfaits et achevés dans leur espèce, et que j’avais vécu plusieurs années, ce qui parut évident par ma barbe, dont les poils se découvraient avec un microscope. On ne voulut pas avouer que j’étais un nain, parce que ma petitesse était hors de comparaison ; car le nain favori de la reine, le plus petit qu’on eût jamais vu dans ce royaume, avait près de trente pieds de haut. Après un grand débat, on conclut unanimement que je n’étais qu’un relplum scalcath, qui, étant interprété littéralement, veut dire lusus naturæ ; décision très-conforme à la philosophie moderne de l’Europe, dont les professeurs, dédaignant le vieux subterfuge des causes occultes, à la faveur duquel les sectateurs d’Aristote tâchent de masquer leur ignorance, ont inventé cette solution merveilleuse de toutes les difficultés de la physique. Admirable progrès de la science humaine !

Après cette conclusion décisive, je pris la liberté de dire quelques mots : je m’adressai au roi, et protestai à sa majesté que je venais d’un pays où mon espèce était répandue en plusieurs millions d’individus des deux sexes, où les animaux, les arbres et les maisons étaient proportionnés à ma petitesse, et où, par conséquent, je pouvais être aussi bien en état de me défendre et de trouver ma nourriture, mes besoins et mes commodités, qu’aucun des sujets de sa majesté. Cette réponse fit sourire dédaigneusement les philosophes, qui répliquèrent que le laboureur m’avait bien instruit, et que je savais ma leçon. Le roi, qui avait un esprit bien plus éclairé, congédiant ses savans, envoya chercher le laboureur, qui, par bonheur, n’était pas encore sorti de la ville. L’ayant donc d’abord examiné en particulier, et puis l’ayant confronté avec moi et avec la jeune fille, sa majesté commença à croire que ce que je lui avais dit pouvait être vrai. Il pria la reine de donner ordre qu’on prît un soin particulier de moi, et fut d’avis qu’il me fallait laisser sous la conduite de Glumdalclitch, ayant remarqué que nous avions une grande affection l’un pour l’autre.

La reine donna ordre à son ébéniste de faire une boîte qui me pût servir de chambre à coucher, suivant le modèle que Glumdalclitch et moi lui donnerions. Cet homme, qui était un ouvrier très-adroit, me fit en trois semaines une chambre de bois de seize pieds en carré, et de douze de haut, avec des fenêtres, une porte, et deux cabinets.

Un ouvrier excellent, qui était célèbre pour les petits bijoux curieux, entreprit de me faire deux chaises d’une matière semblable à l’ivoire, et deux tables avec une armoire pour mettre mes hardes : ensuite, la reine fit chercher chez les marchands les étoffes de soie les plus fines pour me faire des habits.

Cette princesse goûtait si fort mon entretien, qu’elle ne pouvait dîner sans moi. J’avais une table placée sur celle où sa majesté mangeait, avec une chaise sur laquelle je me pouvais asseoir. Glumdalclitch était debout sur un tabouret, près de la table, pour pouvoir prendre soin de moi.

Un jour, le prince, en dînant, prit plaisir à s’entretenir avec moi, me faisant des questions touchant les mœurs, la religion, les lois, le gouvernement et la littérature de l’Europe, et je lui en rendis compte le mieux que je pus. Son esprit était si pénétrant, et son jugement si solide, qu’il fit des réflexions et des observations très-sages sur tout ce que je lui dis. Lui ayant parlé de deux partis qui divisent l’Angleterre, il me demanda si j’étais un whig ou un tory ; puis, se tournant vers son premier ministre, qui se tenait derrière lui, ayant à la main un bâton blanc presque aussi haut que le grand mât du Souverain royal : Hélas ! dit-il, que la grandeur humaine est peu de chose, puisque de vils insectes ont aussi de l’ambition, avec des rangs et des distinctions parmi eux ! Ils ont de petits lambeaux dont ils se parent, des trous, des cages, des boîtes, qu’ils appellent des palais et des hôtels, des équipages, des livrées, des titres, des charges, des occupations, des passions comme nous. Chez eux, on aime, on hait, on trompe, on trahit comme ici. C’est ainsi que sa majesté philosophait à l’occasion de ce que je lui avais dit de l’Angleterre ; et moi j’étais confus et indigné de voir ma patrie, la maîtresse des arts, la souveraine des mers, l’arbitre de l’Europe, la gloire de l’univers, traitée avec tant de mépris.

Il n’y avait rien qui m’offensât et me chagrinât plus que le nain de la reine, qui, étant de la taille la plus petite qu’on eût jamais vue dans ce pays, devint d’une insolence extrême à la vue d’un homme beaucoup plus petit que lui. Il me regardait d’un air fier et dédaigneux, et raillait sans cesse de ma petite figure. Je ne m’en vengeai qu’en l’appelant frère. Un jour, pendant le dîner, le malicieux nain, prenant le temps que je ne pensais à rien, me prit par le milieu du corps, m’enleva et me laissa tomber dans un plat de lait, et aussitôt s’enfuit. J’en eus par-dessus les oreilles ; et, si je n’avais été un nageur excellent, j’aurais été infailliblement noyé. Glumdalclitch, dans ce moment, était par hasard à l’autre extrémité de la chambre. La reine fut si consternée de cet accident, qu’elle manqua de présence d’esprit pour m’assister ; mais ma petite gouvernante courut à mon secours, et me tira adroitement hors du plat, après que j’eus avalé plus d’une pinte de lait. On me mit au lit : cependant, je ne reçus d’autre mal que la perte d’un habit qui fut tout-à-fait gâté. Le nain fut bien fouetté, et je pris quelque plaisir à voir cette exécution.

Je vais maintenant donner au lecteur une légère description de ce pays, autant que je l’ai pu connaître par ce que j’en ai parcouru. Toute l’étendue du royaume est environ de trois mille lieues de long et de deux mille cinq cents lieues de large ; d’où je conclus que nos géographes de l’Europe se trompent lorsqu’ils croient qu’il n’y a que la mer entre le Japon et la Californie. Je me suis toujours imaginé qu’il devait y avoir de ce côté-là un grand continent, pour servir de contre-poids au grand continent de Tartarie. On doit donc corriger les cartes, et joindre cette vaste étendue de pays aux parties nord-ouest de l’Amérique ; sur quoi je suis prêt d’aider les géographes de mes lumières. Ce royaume est une presqu’île, terminée vers le nord par une chaîne de montagnes qui ont environ trente milles de hauteur, et dont on ne peut approcher à cause des volcans qui y sont en grand nombre sur la cime.

Les plus savans ne savent quelle espèce de mortels habitent au-delà de ces montagnes, ni même s’il y a des habitans. Il n’y a aucun port dans tout le royaume, et les endroits de la côte où les rivières vont se perdre dans la mer sont si pleins de rochers hauts et escarpés, et la mer y est ordinairement si agitée, qu’il n’y a presque personne qui ose y aborder ; en sorte que ces peuples sont exclus de tout commerce avec le reste du monde. Les grandes rivières sont pleines de poissons excellens : aussi, c’est très rarement qu’on pêche dans l’océan, parce que les poissons de mer sont de la même grosseur que ceux de l’Europe, et par rapport à eux ne méritent pas la peine d’être pêchés ; d’où il est évident que la nature, dans la production des plantes et des animaux d’une grosseur si énorme, se borne tout-à-fait à ce continent ; et, sur ce point, je m’en rapporte aux philosophes. On prend néanmoins quelquefois, sur la côte des baleines, dont le petit peuple se nourrit et même se régale. J’ai vu une de ces baleines qui était si grosse qu’un homme du pays avait de la peine à la porter sur ses épaules. Quelquefois, par curiosité, on en apporte dans des paniers à Lorbrulgrud ; j’en ai vu une dans un plat sur la table du roi.

Le pays est très-peuplé, car il contient cinquante et une villes, près de cent bourgs entourés de murailles, et un bien plus grand nombre de villages et de hameaux. Pour satisfaire le lecteur curieux, il suffira peut-être de donner la description de Lorbrulgrud. Cette ville est située sur une rivière qui la traverse et la divise en deux parties presque égales. Elle contient plus de quatre-vingt mille maisons, et environ six cent mille habitans : elle a en longueur trois glonglungs (qui font environ cinquante-quatre milles d’Angleterre), et deux et demi en largeur, selon la mesure que j’en pris sur la carte royale, dressée par les ordres du roi, qui fut étendue sur la terre exprès pour moi, et était longue de cent pieds.

Le palais du roi est un bâtiment assez peu régulier ; c’est plutôt un amas d’édifices qui a environ sept milles de circuit ; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds, et larges à proportion.

On donna un carrosse à Glumdalclitch et à moi pour voir la ville, ses places et ses hôtels. Je supputai que notre carrosse était environ en carré comme la salle de Westminster, mais pas tout-à-fait si haut. Un jour, nous fîmes arrêter le carrosse à plusieurs boutiques, où les mendians, profitant de l’occasion, se rendirent en foule aux portières, et me fournirent les spectacles les plus affreux qu’un œil anglais ait jamais vus. Comme ils étaient difformes, estropiés, sales, malpropres, couverts de plaies, de tumeurs et de vermine, et que tout cela me paraissait d’une grosseur énorme, je prie le lecteur de juger de l’impression que ces objets firent sur moi, et de m’en épargner la description.

Les filles de la reine priaient souvent Glumdalclitch de venir dans leurs appartements, et de m’y porter avec elle, pour avoir le plaisir de me voir de près. Souvent elles me dépouillaient de mes habits, et me mettaient nu de la tête jusqu’aux pieds, pour mieux considérer la délicatesse de mes membres. En cet état elles me flattaient, me mettaient quelquefois dans leur sein, et me faisaient mille petites caresses ; mais aucune d’elles n’avait la peau si douce que Glumdalclitch.

Je suis persuadé qu’elles n’avaient pas de mauvaises intentions : elles me traitaient sans cérémonie, comme une créature sans conséquence ; elles se déshabillaient sans façon et ôtaient même leur chemise en ma présence, sans prendre les précautions qu’exigent la bienséance et la pudeur. J’étais pendant ce temps-là placé sur leurs toilettes, vis-à-vis d’elles, et étais obligé, malgré moi, de les voir toutes nues. Je dis malgré moi, car en vérité cette vue ne me causait aucune tentation et pas le moindre plaisir. Leur peau me semblait rude, peu unie, et de différentes couleurs, avec des taches çà et là aussi larges qu’une assiette ; leurs longs cheveux pendants semblaient des paquets de ficelles : je ne dis rien touchant d’autres endroits de leurs corps ; d’où il faut conclure que la beauté des femmes, qui nous cause tant d’émotion, n’est qu’une chose imaginaire, puisque les femmes d’Europe ressembleraient à ces femmes dont je viens de parler si nos yeux étaient des microscopes. Je supplie le beau sexe de mon pays de ne me point savoir mauvais gré de cette observation. Il importe peu aux belles d’être laides pour des yeux perçants qui ne les verront jamais. Les philosophes savent bien ce qui en est ; mais, lorsqu’ils voient une beauté, ils voient comme tout le monde, et ne sont plus philosophes.

La reine, qui m’entretenait souvent de mes voyages sur mer, cherchait toutes les occasions possibles de me divertir quand j’étais mélancolique. Elle me demanda un jour si j’avais l’adresse de manier une voile et une rame, et si un peu d’exercice en ce genre ne serait pas convenable à ma santé. Je répondis que j’entendais tous les deux assez bien ; car, quoique mon emploi particulier eût été celui de chirurgien, c’est-à-dire médecin de vaisseau, je m’étais trouvé souvent obligé de travailler comme un matelot ; mais j’ignorais comment cela se pratiquait dans ce pays, où la plus petite barque était égale à un vaisseau de guerre de premier rang parmi nous ; d’ailleurs, un navire proportionné à ma grandeur et à mes forces n’aurait pu flotter long-temps sur leurs rivières, et je n’aurais pu le gouverner. Sa majesté me dit que, si je voulais, son menuisier me ferait une petite barque, et qu’elle me trouverait un endroit où je pourrais naviguer. Le menuisier, suivant mes instructions, dans l’espace de dix jours, me construisit un petit navire avec tous ses cordages, capable de tenir commodément huit Européens. Quand il fut achevé, la reine donna ordre au menuisier de faire une auge de bois, longue de trois cents pieds, large de cinquante et profonde de huit ; laquelle, étant bien goudronnée pour empêcher l’eau de s’échapper, fut posée sur le plancher, le long de la muraille, dans une salle extérieure du palais : elle avait un robinet bien près du fond, pour laisser sortir l’eau de temps en temps, et deux domestiques la pouvaient remplir dans une demi-heure de temps. C’est là que l’on me fit ramer pour mon divertissement, aussi bien que pour celui de la reine et de ses dames, qui prirent beaucoup de plaisir à voir mon adresse et mon agilité. Quelquefois je haussais ma voile, et puis c’était mon affaire de gouverner pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs éventails ; et quand elles se trouvaient fatiguées, quelques-uns des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur souffle, tandis que je signalais mon adresse à tribord et à bâbord, selon qu’il me plaisait. Quand j’avais fini, Glumdalclitch reportait mon navire dans son cabinet, et le suspendait à un clou pour sécher.

Dans cet exercice, il m’arriva une fois un accident qui pensa me coûter la vie ; car, un des pages ayant mis mon navire dans l’auge, une femme de la suite de Glumdalclitch me leva très-officieusement pour me mettre dans le navire ; mais il arriva que je glissai d’entre ses doigts, et je serais infailliblement tombé de la hauteur de quarante pieds sur le plancher, si, par le plus heureux accident du monde, je n’eusse pas été arrêté par une grosse épingle qui était fichée dans le tablier de cette femme. La tête de l’épingle passa entre ma chemise et la ceinture de ma culotte, et ainsi je fus suspendu en l’air par mon derrière, jusqu’à ce que Glumdalclitch accourût à mon secours.

Une autre fois, un des domestiques, dont la fonction était de remplir mon auge d’eau fraîche de trois jours en trois jours, fut si négligent, qu’il laissa échapper de son eau une grenouille très grosse sans l’apercevoir. La grenouille se tint cachée jusqu’à ce que je fusse dans mon navire ; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle y grimpa, et le fit tellement pencher, que je me trouvai obligé de faire le contre-poids de l’autre côté pour l’empêcher de s’enfoncer ; mais je l’obligeai à coups de rames de sauter dehors.

Voici le plus grand péril que je courus dans ce royaume. Glumdalclitch m’avait enfermé au verrou dans son cabinet, étant sortie pour des affaires, ou pour faire une visite. Le temps était très-chaud, et la fenêtre du cabinet était ouverte, aussi bien que les fenêtres et la porte de ma boîte ; pendant que j’étais assis tranquillement et mélancoliquement près de ma table, j’entendis quelque chose entrer dans le cabinet par la fenêtre, et sauter çà et là. Quoique j’en fusse un peu alarmé, j’eus le courage de regarder dehors, mais sans abandonner ma chaise ; et alors je vis un animal capricieux, bondissant et sautant de tous côtés, qui enfin s’approcha de ma boîte, et la regarda avec une apparence de plaisir et de curiosité, mettant sa tête à la porte et à chaque fenêtre. Je me retirai au coin le plus éloigné de ma boîte ; mais cet animal, qui était un singe, regardant dedans de tous côtés, me donna une telle frayeur, que je n’eus pas la présence d’esprit de me cacher sous mon lit, comme je pouvais faire très-facilement. Après bien des grimaces et des gambades, il me découvrit ; et, fourrant une de ses pattes par l’ouverture de la porte, comme fait un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de lieu pour me mettre à couvert de lui, il m’attrapa par les pans de mon juste-au-corps (qui, étant fait du drap de ce pays, était épais et très-fort), et me tira dehors. Il me prit dans sa patte droite, et me tint comme une nourrice tient un enfant qu’elle va allaiter, et de la même façon que j’ai vu la même espèce d’animal faire avec un jeune chat en Europe. Quand je me débattais, il me pressait si fort, que je crus que le parti le plus sage était de me soumettre et d’en passer par tout ce qui lui plairait. J’ai quelque raison de croire qu’il me prit pour un jeune singe, parce qu’avec son autre patte il flattait doucement mon visage.

Il fut tout à coup interrompu par un bruit à la porte du cabinet, comme si quelqu’un eût tâché de l’ouvrir : soudain il sauta à la fenêtre par laquelle il était entré, et de là sur les gouttières, marchant sur trois pattes et me tenant de la quatrième jusqu’à ce qu’il eût grimpé à un toit attenant au nôtre. J’entendis dans l’instant jeter des cris pitoyables à Glumdalclitch. La pauvre fille était au désespoir, et ce quartier du palais se trouva tout en tumulte : les domestiques coururent chercher des échelles ; le singe fut vu par plusieurs personnes assis sur le faîte d’un bâtiment, me tenant comme une poupée dans une de ses pattes de devant, et me donnant à manger avec l’autre, fourrant dans ma bouche quelques viandes qu’il avait attrapées, et me tapant quand je ne voulais pas manger ; ce qui faisait beaucoup rire la canaille qui me regardait d’en bas ; en quoi ils n’avaient pas tort ; car, excepté pour moi, la chose était assez plaisante. Quelques-uns jetèrent des pierres, dans l’espérance de faire descendre le singe ; mais on défendit de continuer, de peur de me casser la tête.

Les échelles furent appliquées, et plusieurs hommes montèrent. Aussitôt le singe effrayé décampa, et me laissa tomber sur une gouttière. Alors un des laquais de ma petite maîtresse, honnête garçon, grimpa ; et, me mettant dans la poche de sa culotte, me fit descendre en sûreté.

J’étais presque suffoqué des ordures que le singe avait fourrées dans mon gosier ; mais ma chère petite maîtresse me fit vomir, ce qui me soulagea. J’étais si faible et si froissé des embrassades de cet animal, que je fus obligé de me tenir au lit pendant quinze jours. Le roi et toute la cour envoyèrent chaque jour pour demander des nouvelles de ma santé, et la reine me fit plusieurs visites pendant ma maladie. Le singe fut mis à mort, et un ordre fut porté, faisant défense d’entretenir désormais aucun animal de cette espèce auprès du palais. La première fois que je me rendis auprès du roi, après le rétablissement de ma santé, pour le remercier de ses bontés, il me fit l’honneur de railler beaucoup sur cette aventure ; il me demanda quels étaient mes sentiments et mes réflexions pendant que j’étais entre les pattes du singe, de quel goût étaient les viandes qu’il me donnait, et si l’air frais que j’avais respiré sur le toit n’avait pas aiguisé mon appétit : il souhaita fort de savoir ce que j’aurais fait en une telle occasion dans mon pays. Je dis à sa majesté qu’en Europe nous n’avions point de singes, excepté ceux qu’on apportait des pays étrangers, et qui étaient si petits qu’ils n’étaient point à craindre, et qu’à l’égard de cet animal énorme à qui je venais d’avoir affaire (il était en vérité aussi gros qu’un éléphant), si la peur m’avait permis de penser aux moyens d’user de mon sabre (à ces mots, je pris un air fier, et mis la main sur la poignée de mon sabre), quand il a fourré sa patte dans ma chambre, peut-être je lui aurais fait une telle blessure, qu’il aurait été bien aise de la retirer plus promptement qu’il ne l’avait avancée. Je prononçai ces mots avec un accent ferme, comme une personne jalouse de son honneur, et qui se sent. Cependant mon discours ne produisit rien qu’un éclat de rire, et tout le respect dû à sa majesté de la part de ceux qui l’environnaient ne put les retenir ; ce qui me fit réfléchir sur la sottise d’un homme qui tâche de se faire honneur à lui-même en présence de ceux qui sont hors de tous les degrés d’égalité ou de comparaison avec lui ; et cependant ce qui m’arriva alors, je l’ai vu souvent arriver en Angleterre, où un petit homme de néant se vante, s’en fait accroître, tranche du petit seigneur, et ose prendre un air important avec les plus grands du royaume, parce qu’il a quelque talent.

Je fournissais tous les jours à la cour le sujet de quelque conte ridicule, et Glumdalclitch, quoiqu’elle m’aimât extrêmement, était assez méchante pour instruire la reine quand je faisais quelque sottise qu’elle croyait pouvoir réjouir sa majesté. Par exemple, étant un jour descendu de carrosse à la promenade, où j’étais avec Glumdalclitch, porté par elle dans ma boîte de voyage, je me mis à marcher : il y avait de la bouse de vache dans un sentier ; je voulus, pour faire parade de mon agilité, faire l’essai de sauter par-dessus ; mais, par malheur, je sautai mal, et tombai au beau milieu, en sorte que j’eus de l’ordure jusqu’aux genoux. Je m’en tirai avec peine, et un des laquais me nettoya comme il put avec son mouchoir. La reine fût bientôt instruite de cette aventure impertinente, et les laquais la divulguèrent partout.