Les Voyages d’exploration en Afrique/02

LES
VOYAGES D'EXPLORATION
EN AFRIQUE

II.
L'AFRIQUE AUSTRALE ET LES NOUVELLES ROUTES DU SOUDAN.
I. Lake N’gami, or Explorations and Discoveries during four years wanderings in the wlids of South-Wetlera Africa, with a map, etc., by C. Andersson, 1 vol. in-8o ; London 1856. — II. Narrative of an Exploring Voyage up the rivers Kwora and Binue [Niger and Tchadda) in 1854. — III. Five Tears of a Hunter’s life m the far interior of south Africa, by Gordon Camming, etc.



Du vingtième degré de latitude sud au cap de Bonne-Espérance se dessine une sorte de large trapèze, baigné à la fois par l’Atlantique et par la mer des Indes. Cette région mystérieuse, dont les Européens n’ont guère connu pendant longtemps que le littoral, est depuis quelques années le théâtre d’importantes découvertes. On peut comprendre sous le nom d’Afrique australe les divers territoires qui la composent. Tandis que l’activité des explorateurs scientifiques s’est particulièrement concentrée sur le centre et sur la partie orientale du continent africain[1], la zone australe n’a encore provoqué aucune de ces expéditions largement organisées dont les sources du Nil, le Niger, le Tchadda ont été le but ; de simples particuliers ont pris l’initiative d’une tâche qui ne tardera pas, il faut l’espérer, à être continuée sur une plus vaste échelle. Des chasseurs, des missionnaires ont sillonné du sud au nord l’Afrique australe, y relevant des fleuves, des lacs et une grande mer dont l’existence était à peine soupçonnée. Ce n’est plus, comme au dernier siècle, en-deçà de l’Orange seulement que s’exécutent les travaux d’investigation ; ils s’étendent bien au-delà de ce fleuve. De tels résultats servent trop bien la science pour qu’avant de raconter les dernières recherches faites dans l’Afrique australe, il ne convienne pas de dire quelques mots des deux classes d’hommes également intrépides qui la parcourent, les chasseurs et les missionnaires.

Il y a vingt ans déjà, le capitaine Harris, officier au service de la compagnie des Indes, s’en allait, au fond du pays des Cafres, livrer une guerre acharnée aux lions, aux éléphans, aux autruches ; mais n’oublions pas que Levaillant, dès le siècle passé, avait cherché dans l’Afrique australe les émotions de la chasse et des courses lointaines. Le capitaine Harris ne faisait donc que suivre l’exemple donné par cet homme aventureux, et il trouva lui-même de nombreux imitateurs. Il y a quelque temps, on racontait ici même les curieux voyages du chasseur d’éléphans Wahlberg[2] ; on rappelait aussi les excursions de notre compatriote M. Delegorgue, qui se lançait jusqu’au tropique du Capricorne, à travers les tribus Amazoulous, à la poursuite de l’antilope noire, abattant dans le trajet maint rhinocéros et maint hippopotame. M. Gordon Cumming, intrépide chasseur né dans les montagnes de l’Ecosse, venait à son tour s’enivrer de la liberté sans limites « dont on se sent en possession, dit-il, quand on a mis le pied sur cette terré sauvage. » Les relations qu’ont écrites ces vaillans sporstmen, à quelques exagérations près, ont leur utilité et leur intérêt. La faune et la flore des régions austro-africaines s’y trouvent amplement décrites, et nous y remarquons des détails nouveaux sur les mœurs, les usages, le caractère des tribus dont se composent les deux grandes familles des Cafres et des Hottentots. Quant aux découvertes géographiques, on ne peut guère les attendre d’hommes qui se sont proposé un tout autre but, et qui sont forcés de se faire accompagner par de lourds chariots, traînés par des douzaines de bœufs, pour avoir sous la main leurs armes, leurs bagages, et pour rapporter des dépouilles et des collections.

Ces explorations, ces longs voyages, que les chasseurs ne pouvaient pas entreprendre, les missionnaires les ont accomplis en partie. Il n’y a pas, à vrai dire, un plus rude labeur que celui auquel se livrent les missionnaires européens en Afrique. Les missions établies jadis au cap de Bonne-Espérance par les frères moraves sont placées aujourd’hui sous la direction du culte évangélique. Bien que de temps en temps elles avancent de quelques lieues sur la terre sauvage, et paraissent reculer les dernières étapes de la civilisation, elles n’obtiennent que de bien minces résultats au milieu de peuplades barbares auxquelles les notions de morale et de religion sont tout à fait étrangères. L’un des missionnaires qui ont déployé en Afrique le plus d’activité, M. Moffat, a publié un ouvrage où l’on peut suivre les vicissitudes et les misères de cette vie d’abnégation et d’épreuves. M. Cumming, le dur chasseur dont les habitudes sont si étrangères à celles de ces hommes de paix et de religion, nous les représente de son côté comme voués à des fatigues sans nombre. « Il faut, dit-il, qu’à la foi vive, à l’indulgence chrétienne » ils joignent la vigueur de l’esprit et du corps, et qu’au besoin ils puissent se faire charpentiers, jardiniers, serruriers, maçons. » Le missionnaire déjà nommé, M. Moffat, avait dû abattre lui-même les arbres dont était faite sa cabane ; c’est lui qui avait tressé les nattes de jonc destinées à servir de toit. Il cultivait son enclos, il savait manier la pioche et la bêche, et quand un orage détruisait d’aventure sa chétive habitation, il n’avait à compter que sur la force de ses bras pour la reconstruire. Quant aux pauvres sauvages qu’il s’efforçait de catéchiser, quels tristes élèves. Ils venaient volontiers au prêche à la condition qu’il y eût à la fin du sermon distribution de verroteries ou de tabac. Quelques-uns cependant jugeaient préférable de mettre à profit le temps où le missionnaire était occupé hors de sa demeure pour aller lui dérober ses ustensiles de ménage. Quelquefois le prêtre, en voyant un de ses auditeurs plus attentif, croyait avoir conquis enfin une intelligence ; mais quelque question d’une naïveté sauvage venait le désespérer tout à coup. Un jour, un Hottentot lui disait après l’avoir bien écouté : « Vos usages doivent être bons, mais je ne vois pas en quoi ils peuvent remplir l’estomac. Il est vrai que je suis vieux, et sans doute mes enfans comprendront mieux que moi. »

Il n’est pas étonnant qu’avec la vigueur morale et physique que développe en eux le genre de vie qu’ils pratiquent, avec le peu de satisfaction qu’ils trouvent dans leur tâche apostolique, beaucoup d’entre les missionnaires se soient adonnés à la passion des voyages. Au-delà du cercle étroit où s’accomplissent leurs pénibles devoirs, dans l’horizon mystérieux et immense qui se déroule à leurs yeux, que trouveront-ils ? Les naturels interrogés parlent de fleuves, de lacs, de mers, que jamais n’a mentionnés carte européenne ; bientôt une irrésistible curiosité entraîne vers l’inconnu ces hommes ardens et laborieux ; on comprend qu’ils servent la science à défaut de l’Évangile, et c’est en effet ce qui arrive. Les découvertes les plus remarquables qu’on ait récemment faites dans l’Afrique australe sont dues à un missionnaire, M. Livingston, qui a frayé la route à d’autres courageux touristes, MM. Galton, Andersson, Oswell.


I

M. Livingston est gendre de M. Moffat, que nous venons de montrer luttant avec une si infatigable persévérance contre les difficultés de son apostolat. Son beau-père, après avoir accompli une excursion au-delà de l’Orange, s’est fixé dans le pays des Bechuanas, et M. Livingston lui-même a institué une station religieuse plus au nord, sous le 25e parallèle sud, aux confins du désert de Kalahari, en un lieu appelé Kolobeng. Vers 1848, ayant résolu de vérifier les assertions des naturels sur les fleuves et les lacs de l’intérieur du continent africain, il s’aventura dans le désert à la tête d’une petite caravane ; mais, l’eau lui manqua, et il fut obligé de revenir sur ses pas. Sur ces entrefaites, MM. Oswell et Mungo-Murray, deux de ces touristes que produit seule l’Angleterre, vinrent exprès de Londres pour s’associer à l’entreprise de M. Livingston. Le 1er juin 1849, les voyageurs partirent de Kolobeng avec une caravane de bœufs et de chevaux conduits par des nègres. Ne jugeant pas possible de traverser le désert, ils prirent dans l’est par le pays de Bamangwato, contrée sablonneuse et aride dont la chétive population végète dans une affreuse misère. Ce pays toutefois n’est pas absolument, comme le désert, dépourvu de végétation et de verdure ; les animaux sauvages qui l’habitent, élans, buffles, éléphans, girafes, y contrastent par leur puissante carrure avec le triste aspect de l’homme. Les rhinocéros seuls y paraissent rares. En quelques endroits, la nature, dans sa prévoyance, a remplacé par un végétal l’eau qui manque. Ce végétal bienfaisant est, au dire de M. Livingston, une petite plante qui ne sort de terre que de quelques pouces, et qui porte à un pied au-dessous du sol une racine assez grosse, de nature spongieuse, et pleine d’un liquide frais et pur.

Après plus d’un mois de marche, la caravane atteignit, à cent et quelques lieues de son point de départ, une belle rivière, dont la largeur variait de trente à cent mètres, et semblait se diriger de l’ouest à l’est vers la mer des Indes. L’eau froide et douce de cette rivière doit provenir de la fonte des neiges ; la crue a lieu au moment de la saison chaude ; les habitans ignoraient la cause de cette crue périodique, mais ils assuraient que ce n’est pas la pluie, et ils ajoutaient que, dans un pays situé plus loin vers le nord, il y avait un chef qui, chaque année, sacrifiait un homme et le précipitait dans la rivière, qui alors commençait à s’élever. Les voyageurs conjecturèrent que cette cérémonie barbare devait coïncider avec la fonte des neiges dans le pays montagneux où le fleuve prend sa source. Ce fleuve a reçu des indigènes le nom de Zougha. Les bords sont couverts d’arbres inconnus dont les fruits sont bons à manger, et de variétés énormes du baobab, ce géant de la végétation africaine que l’on retrouve sous l’un et l’autre tropique.

M. Livingston et ses compagnons voulurent remonter le cours du Zougha : c’est ainsi qu’ils arrivèrent à une nappe d’eau qui, à cette époque de l’année (fin juillet), fermait l’horizon. Une grande rivière semblable au Zougha, le Théogé, s’y jetait à l’extrémité nord-ouest, et faisait communiquer ce vaste bassin avec une série d’autres petits lacs plus septentrionaux. Tous, ainsi que les rivières, nourrissent des hippopotames et des crocodiles. La nappe d’eau au bord de laquelle l’exploration du Zougha avait conduit les voyageurs n’était autre que le lac N’gami.

Dans cette première excursion, les voyageurs ne pénétrèrent pas sur la rive septentrionale du Zougha ; mais il se trouva l’année suivante un autre explorateur, M. Oswell, qui, de 1850 à 1851, séjourna sur les bords de la rivière, la parcourut dans toute son étendue, de l’ouest à l’est, jusque vers un lac appelé Kummandow, près duquel elle aboutit après avoir traversé le N’gami, et se perd dans des étangs salés. Au printemps de 1851, M. Livingston rejoignit M. Oswell, et tous deux continuèrent de s’avancer dans la direction du nord. Ils arrivèrent dans un pays plat, boisé et habité par des tribus errantes de nègres. Ils y eurent particulièrement à souffrir de la piqûre du tsé-tsé, insecte singulier qui se trouve également au Soudan et sous la zone du tropique méridional. Sa piqûre, inoffensive pour les bêtes sauvages et pour l’homme, est mortelle aux animaux domestiques, hormis la chèvre. Il suffit de trois ou quatre de ces insectes pour tuer un gros bœuf ; l’animal blessé maigrit rapidement et meurt au bout de quelques jours : le cœur, le foie, les poumons, sont dans un état morbide, et le sang est altéré et diminué. Par bonheur les tsé-tsé ne quittent pas les localités où ils se sont confinés, et les indigènes évitent ces endroits redoutables ; s’ils sont forcés, en changeant de pâturages, de traverser les cantons que le tsé-tsé fréquente, ils choisissent le clair de lune des nuits les plus froides, parce qu’alors cet insecte ne pique pas. Après avoir vu les bœufs et les mulets qui traînaient leur bagage décimés par cette mouche malfaisante, les deux voyageurs atteignirent enfin le Chobé, rivière affluente du Sescheké ou Zambèze supérieur. Des tribus de nègres grands et forts habitent ses rives. Leur chef Cébituane fit aux Européens un accueil bienveillant, et il se préparait à leur faciliter la continuation de leur voyage, quand il mourut subitement. Les blancs, et ce fait est remarquable au milieu de peuplades sauvages, ne furent pas accusés d’avoir provoqué ce malheur par leur présence, et ils séjournèrent près de deux mois parmi les sujets du chef défunt, qui les traitèrent constamment avec bienveillance.

Toute cette partie de l’Afrique est arrosée par des fleuves qui débordent à la saison des pluies. On y compte également nombre de lacs. Aussi le pays est-il fréquemment couvert par les eaux, qui, en se retirant, laissent derrière elles un sol fertile où se déploie une riche végétation. Les nègres qui peuplent la contrée sont divisés comme partout ailleurs en une foule de tribus dont les principales portent les noms de Barotsi, de Banyeti, de Batoko ; la plus puissante de toutes est celle des Makololo. Les Barotsi sont habiles à travailler le bois ; les Banyeti sont d’excellens forgerons et savent fort bien extraire le fer de leurs abondans minerais. D’autres tribus sont renommées pour les poteries qu’elles fabriquent. On voit que l’industrie n’est pas absolument étrangère à beaucoup de ces peuplades ; toutes d’ailleurs se livrent à la culture de plusieurs sortes de blé. Beaucoup d’objets manufacturés en Europe ont pénétré jusqu’aux bords du Chobé par les côtes de l’est et de l’ouest ; la plupart des Makololo possèdent des manteaux de flanelle et des étoffes imprimées. Les voyageurs apprirent que ces objets avaient été échangés contre des esclaves. Cet odieux trafic n’est cependant pas ancien dans le pays ; il n’y date, à ce qu’affirme M. Livingston, que de 1850. Le chef Cébituane avait le premier consenti à faire trafic de marchandise humaine, à l’instigation d’un chef de la côte. Ce commerce d’esclaves, qui trouve ses débouchés au Mozambique, menace de prendre une grande extension, et il n’y a, dit M. Livingston, qu’un moyen de l’entraver : c’est d’établir dans le pays un commerce fondé sur des bases plus morales.

Encouragé par l’accueil que lui faisaient les populations hospitalières répandues du N’gami au Chobé, le révérend Livingston entreprit à la fin de 1852 une nouvelle expédition, et, donnant cette fois pleine carrière à son esprit d’aventures, il résolut de ne s’arrêter qu’à Saint-Paul de Loanda, à la côte occidentale. Sur ces entrefaites, la Société de géographie de Paris lui avait décerné sa grande médaille d’or pour la découverte du N’gami. La nouvelle de cette récompense vint le trouver sur les bords du Chobé, où la fièvre le contraignit à faire auprès du chef Sekelétu, fils de Cébituane, un séjour de quelque durée. Ne voulant pas alors même demeurer inactif, il se mit à prêcher l’Évangile aux peuplades qui l’avaient si bien reçu. À défaut de résultats plus sérieux, le révérend missionnaire recueillit du moins les témoignages d’un respect naïf qui le touchèrent. Délivré bientôt de la fièvre, il partit pour explorer le Sescheké ou Zambèze. La reconnaissance du cours de ce grand fleuve importait beaucoup à la science géographique. Le missionnaire, admirablement secondé par l’aménité de ses hôtes, organisa une flottille de trente-trois canots, montés par cent soixante hommes, et descendit le Chobé jusqu’à son confluent avec le fleuve. Parvenu, au Sescheké, il trouva un magnifique cours d’eau, large souvent de plus d’un mille[3] et bordé d’impénétrables forêts. De grandes îles coupaient le fleuve ; d’immenses racines pendaient dans l’eau ; des masses de verdure parées des teintes les plus variées embellissaient le paysage ; partout la végétation de l’Afrique tropicale se déployait dans sa merveilleuse splendeur, et les gigantesques animaux qui peuplaient cette solitude, l’hippopotame et le crocodile, laissaient voir du milieu des roseaux leur tête hideuse et leur masse informe.

Le cours du Zambèze est interrompu par des cataractes et des rapides qui rendent en plus d’un endroit la navigation difficile. Parvenu au seizième parallèle, le voyageur vit les hautes rives boisées, qui jusque-là avaient dessiné le cours de la rivière, s’écarter, prendre la forme onduleuse de collines et courir de l’est à l’ouest en formant une vallée, de cent milles environ de largeur, qui est annuellement submergée, à l’exception de petits tertres et d’îlots sur lesquels la tribu des Barotsi a installé ses villages nombreux, mais peu considérables. Les pâturages de la vallée sont d’une étonnante richesse ; on y voit des herbes hautes de douze pieds et dont la tige a un pouce de diamètre. Les arbres sont peu nombreux. Sur les hauteurs voisines, on cultive du blé, du maïs, des cannes à sucre, des patates, des ignames, du manioc et nombre d’autres plantes alimentaires. Aussi la vie est-elle facile dans toute cette partie de l’Afrique, et les indigènes y jouissent d’un bien-être qui a contribué au développement de leurs instincts bienveillans et de leur intelligence. Ces vallées, alternativement submergées par les eaux des fleuves et dévorées par les ardeurs du soleil, n’ont cependant pas échappé au terrible fléau de l’Afrique : elles sont insalubres et fiévreuses.

Après avoir remonté le Sescheké à travers tout le pays des Barotsi, Livingston retourna au campement de Sekelétu, qu’il prit pour point de départ d’un grand voyage médité depuis deux ans ; c’est vers Saint-Paul de Loanda qu’il se dirigea en quittant Sekelétu. Parti en novembre 1853, il arriva en avril 1854 dans le pays à demi fabuleux de Cassange, sur lequel on ne possédait que les plus vagues renseignemens. Un fait qui mérite d’être noté, c’est qu’il trouvait les noirs plus défians et moins hospitaliers à mesure qu’il se rapprochait des établissement portugais. Toutefois le voyageur poursuivit son itinéraire avec un courage supérieur à tous les obstacles, et au mois de juin 1854 le bulletin officiel d’Angola apprit au monde savant que le docteur avait atteint le but de ses persévérantes fatigues : il venait d’entrer sain et sauf, suivi de quatre domestiques, dans Saint-Paul de Loanda.

De l’Angola, l’infatigable missionnaire est retourné sur le Haut-Sescheké, qu’il a suivi et reconnu dans la plus grande partie de son cours, et il s’est arrêté seulement à la station portugaise de Tête, dans laquelle il est entré le 2 mars 1856.

Tandis que M. Livingston, avec des compagnons d’abord et seul ensuite, découvrait le N’gami, relevait le cours du Zambèze et traversait l’Afrique australe, un autre Anglais, M. Francis Galton, visitait la plage nue et sablonneuse qui, de la baie de Walwich au cap Frio, porte le nom de terre de Cimbéba ou Cimbébasie. Parti en 1850 du cap de Bonne-Espérance, il remonta avec un petit bâtiment, le long de la côte occidentale, jusqu’à la baie de Walwich. Là, muni de deux chariots, de bœufs et de mulets et suivi de quelques noirs, il s’aventura dans l’intérieur des terres, et après avoir traversé un canton entièrement désert, il parvint chez les Damaras, peuplade qui, dans le langage de cette partie de l’Afrique, porte le nom de Ovaherero ou hommes joyeux. Plus loin, dans l’intérieur, habitent les Ovampantieru, c’est-à-dire les trompeurs. Damup est le nom que les riverains de l’Orange donnent à l’ensemble de ces populations, et que les marchands hollandais ont transformé en celui de Damaras.

En 1852, un nouveau voyageur se lançait dans la carrière des explorations africaines ; c’était un jeune naturaliste suédois, qui se rattachait par sa mère à une famille anglaise, — M. Charles Andersson. Aguerri dès son enfance à la chasse dans les forêts et les montagnes de la Suède, M. Andersson vint à Londres chargé de toute une collection des dépouilles de ses victimes, et là il fit la rencontre de M. Galton, qui, de retour de sa première expédition, en méditait une seconde. Les récits de l’explorateur du pays des Damaras enflammèrent l’imagination de M. Andersson. Pénétrant plus avant qu’aucun chasseur ou naturaliste ne l’avait fait avant lui, M. Andersson accomplit, du Cap aux possessions portugaises de la côte occidentale, un trajet presqu’aussi considérable que celui de M. Livingston. L’ouvrage qu’il a publié en Angleterre à son retour est particulièrement profitable à l’histoire naturelle ; on y trouve aussi des détails géographiques qui complètent et confirment les renseignemens dus au missionnaire qui a précédé le voyageur suédois.

Après une première excursion accomplie, en compagnie de M. Galton, aux environs de la baie de Walwich, M. Andersson résolut de pénétrer au N’gami en s’avançant de l’ouest à l’est, et au mois d’avril 1853 il se dirigea résolument, accompagné de quelques serviteurs indigènes, à travers des régions que nul Européen n’avait foulées avant lui. Le sol était sablonneux et difficile. De loin en loin seulement quelques stations étaient marquées par des puits. Le voyageur se trouvait dans cette région sauvage et désolée qui, à l’ouest et au sud, enveloppe le N’gami, et que l’on appelle le désert de Kalahari. Entre les stations, le manque d’eau faisait cruellement souffrir la petite caravane, et la piqûre du tsé-tsé causait de grands ravages parmi les bêtes de somme. Les bêtes sauvages abondaient dans le voisinage des puits. C’est dans ce désert et en général au nord de l’Orange que se réfugient tous les grands quadrupèdes qui reculent chaque jour devant les empiètemens de l’homme. M. Andersson nous dépeint avec une verve passionnée la beauté et la puissance de ces nobles hôtes de l’Afrique. Tous les explorateurs de ce continent ont remarqué qu’il existe une sorte d’harmonie grandiose entre les animaux africains et le milieu dans lequel la nature les a placés. L’éléphant est bien, avec sa robe brunâtre, l’habitant qui convient aux épaisses forêts où il a si longtemps erré en paix, et où, seul encore, il trace des sentiers. De loin, la girafe se confond avec les mimosas dont elle broute le feuillage, et cet animal, gauche et disgracieux dans les enceintes étroites où nous le tenons captif, a dans les grandes plaines où il erre en liberté une allure qui n’est dépourvue ni de majesté ni de grandeur. Mais rien n’égale la grâce des antilopes dont des variétés très nombreuses habitent cette région. Chasseurs et voyageurs, tous sont unanimes à vanter ces jolis animaux auxquels la nature semble avoir voulu payer en élégance et en beauté ce qu’elle leur refusait en force, les antilopes, qui errent par milliers dans ces déserts et dans ces plaines, servent de pâture aux léopards, aux hyènes, aux chiens sauvages et à tous les grands carnassiers.

Des animaux qui peuplent l’Afrique, ce ne sont ni les plus grands ni les plus forts qui sont les plus redoutables ; ils fuient devant l’homme et ne deviennent guère dangereux que si en les attaque. Le fléau de toutes les heures, de tous les instans, ce sont ces myriades de moustiques que leur nombre rend inévitables, et qui s’attachent aux mains, au visage, à toutes les parties du corps. Les naturels s’en préservent par la couche de graisse dont ils se couvrent leur cuir épais ; mais c’est là un remède qui ne saurait convenir à des Européens, et il faut subir ce supplice jusqu’à ce que la peau s’y soit à peu près habituée.

Après la saison des pluies, le désert de Kalahari se couvre de quelque végétation, et il n’est jamais entièrement inhabité. Diverses tribus de la famille des Hottentots, les Namaquas, des Damaras, les Bushmen, le parcourent et les Bechuanas, qui semblent participer à la fois des Cafres et des Hottentots, confinent au sud de ce désert par le grand pays de Baroangwato. Les Bushmen étaient les compagnons et les guides du naturaliste suédois. Ces hommes appartiennent à la plus misérable tribu de la triste famille des Hottentots. Entre les Hottentots et les Cafres, il y a la différence du nègre primitif avec celui qui a été en quelque sorte vivifié par le mélange du sang étranger. Les derniers sont plus vigoureux, plus actifs, plus intelligent, plus belliqueux ; ils forment par les belles proportions de leur corps et la beauté relative de leur visage une famille noire exceptionnelle au milieu des nègres qui les environnent, et plusieurs pratiques qui leur sont habituelles, entre autres la circoncision, semblent, aussi bien que leur aspect physique, dénoter une origine en partie étrangère. Quant aux Hottentots, chacun sait qu’ils présentent le type nègre dans toute sa laideur : c’est une race indolente et inoffensive qui, pressée entre les Cafres et les Européens, diminue chaque jour, et qui finira par disparaître ; ils sont doux, bienveillans, paisibles, mais rien ne surpasse leur paresse, leur malpropreté et leur dégradation profonde.

Les Bushmen ou Boschjemans appartiennent à un degré encore inférieur de l’échelle humaine. Leur nom signifie hommes des buissons. Ceux d’entre eux qui n’ont pas encore fui la rive gauche de l’Orange, poussés par les Européens, exterminés par les Cafres, vivent dans la condition la plus abjecte. Si, comme il leur arrive fréquemment, la chasse n’a pas été productive, ils passent plusieurs jours sans manger, et supportent sans se plaindre la faim, la soif, la chaleur et le froid. La contrée dans laquelle ils sont plus particulièrement confinés, entre la chaîne de montagnes qui dessine au sud le bassin de l’Orange et ce fleuve, est aride et rocailleuse ; elle n’est arrosée ni par les pluies d’hiver qui fertilisent la colonie du Cap, ni par les averses d’orage qui, chez les Cafres, suppléent à ces pluies périodiques. Les cours d’eau y sont rares, et le gibier s’y trouve en bien moindre abondance que dans aucune des contrées environnantes. Des œufs d’autruches, quelques plantes coriaces, un petit nombre de racines bulbeuses, des lézards, des serpens, des sauterelles et même des fourmis, telles sont les tristes ressources de leur existence. La hutte grossière des autres Hottentots est un luxe pour eux, car ils vivent dans les buissons et logent dans des sortes de nids formés de branches recourbées et couvertes d’une peau de mouton.

Maltraités, chassés comme des bêtes fauves par les colons, les Bushmen se vengent en enlevant leurs troupeaux. C’est pour eux une grande fête, lorsqu’un mouton est tombé entre leurs mains. Quatre ou cinq Bushmen se réunissent autour de cette proie, la dépècent, se la partagent et l’engloutissent sans quitter la place. Repus, ils s’endorment et demeurent couchés jusqu’à ce que la faim les fasse sortir de leur engourdissement ; l’un d’eux se met alors en quête, et s’il a découvert quelque part un berger isolé, il appelle ses compagnons, qui s’avancent en rampant vers ce malheureux, lui cassent la tête d’un coup de pierre et dévastent comme des loups son troupeau. Aussi les fermiers organisent-ils des chasses aux Bushmen aussi bien que des chasses au lion et à la panthère.

Parmi les peuplades voisines du Kalahari, nous avons nommé les Bechuanas. Ces nègres sont de grands et de beaux hommes, dont la physionomie rappelle celle des Cafres. Ils forment une société mieux organisée que celle des Bushmen, mais dans laquelle, comme d’ailleurs chez les sauvages de toutes les parties de la terre, les fatigues et les durs travaux sont réservés aux femmes, tandis que les hommes, hors la chasse, passent leur vie dans l’oisiveté. C’est des Bechuanas que M. Moffat, le missionnaire anglais, raconte le trait suivant. Voyant un jour des femmes travailler à la réparation de l’un des toits coniques, hauts de dix-huit pieds, qui recouvrent leurs cases et se donner un mal extrême dans l’exécution de ce travail, pour lequel elles manquaient d’échelles et de bons outils, M. Moffat fit observer aux hommes, qui regardaient en fumant, sans se déranger, ces ouvrières courageuses, qu’ils seraient bien plus aptes à exécuter ce travail. Les hommes ne daignèrent pas répondre, les femmes qui avaient entendu le missionnaire se prirent à rire aux éclats ; les autres, accourant, partagèrent cette hilarité, et il n’y en eut pas une qui approuvât le langage de l’Européen.

Après avoir traversé le désert de Kalahari, le voyageur suédois se dirigea vers le lac N’gami par une région couverte de broussailles épineuses. Il passa quelques journées à lutter contre les obstacles de ce pays difficile, et arriva enfin au N’gami. La partie ouest du lac, la première qui s’offrit à ses yeux, ne répondit pas à son attente. « Le N’gami, dit-il, est incontestablement une belle nappe d’eau, mais on en a exagéré les dimensions… Ses bords à l’est et au nord sont bas et sablonneux, et par un temps brumeux on ne saurait les distinguer. » La plus grande largeur de la nappe d’eau parait être d’une quinzaine de lieues et la hauteur de quatre ou cinq seulement. M. Andersson en a fait le tour. Le Teoghé ou Tioghé, dont M. Livingston avait eu connaissance, se jette dans le lac à son extrémité nord-ouest. Cette rivière est étroite, mais profonde, et roule dans la saison des pluies une masse d’eau considérable. On ne sait pas encore où elle prend sa source. Le voyageur tenta de la remonter ; mais, après dix jours d’efforts pénibles, il n’était pas parvenu au-delà d’un degré dans la direction nord-ouest du lac. Comme le Tioghé va en s’élargissant dans sa partie supérieure, on peut croire qu’il met en communication, ainsi que le Zougha, un chapelet de lacs du sud au nord. Quelques Bushmen ont pénétré jusque dans la région que ce fleuve arrose ; mais les tribus qui habitent réellement les bords du Tioghé sont celles des Bayéyés, des Matsanyanas et des Bavicko. La capitale de ces derniers, qui paraît ne pas manquer d’importance, s’appelle Libébé. Elle est le centre du commerce qui se fait entre les tribus de cette partie de l’Afrique. Elle reçoit, si l’on en croit le rapport des indigènes, quelques Portugais de la côte occidentale qui y sont attirés par les profits du commerce de l’ivoire, des bestiaux et des esclaves. Les Bavicko semblent être une population agricole et industrieuse, présentant de grands rapports avec certaines populations de la côte de Mozambique. Sans doute des liens de parenté rattachent entre elles les populations principales de l’Afrique, malgré la diversité de leurs noms, de leurs dialectes et même de leurs habitudes. Il appartiendra aux ethnographes, quand la géographie aura complété ses travaux et ses découvertes, de grouper par familles ces peuples en apparence innombrables, et d’étudier la filiation, aujourd’hui si obscure, des races africaines.

Du N’gami à la grande ville de Libébé, il existe par terre une route plus facile et plus directe que le cours du Tioghé ; mais elle est peu fréquentée à cause du tsé-tsé, qui anéantit en peu de jours de nombreuses caravanes. Quant au séjour de Libébé, une fièvre épidémique mortelle, même pour un grand nombre d’Africains des régions plus méridionales, l’interdit aux hommes venus d’Europe pendant une saison heureusement assez courte. M. Andersson ne visita pas en personne la capitale des Bavicko, mais il recueillit tous les renseignemens qu’il put se procurer des indigènes, et apprit que la région dans laquelle cette ville est située est arrosée par un grand nombre d’affluens du Tioghé, desquels les uns sont permanens et les autres temporaires, c’est-à-dire résultant des pluies et tarissant avec la saison sèche. Les indigènes disent qu’un fleuve considérable, le Cuanené peut-être, ou même le Kouanza, navigable jusque vers ses sources, coule dans le pays des Bavicko, portant à l’Atlantique un volume d’eau considérable. Si ce fait, qui a besoin d’être constaté, se confirmait, on verrait s’ouvrir une voie nouvelle et peut-être une communication facile pour pénétrer de la côte occidentale dans l’intérieur de l’Afrique.

Parmi les tribus voisines du N’gami, nous avons déjà cité les Bayéyés, qui, selon les savantes conjectures d’un géographe anglais, M. Cooley, ont dû émigrer de la côte occidentale vers les régions du lac à une époque déjà lointaine. Toutefois les Bayéyés ont plus de ressemblance avec les indigènes du Congo qu’avec ceux du Mozambique. Leur physionomie est très laide, et leur peau couleur de suie. Assujettis par les Bechuanas, qui se sont répandus en conquérans jusque dans cette contrée éloignée de celle que le noyau de leur tribu habite, ils ont adopté le costume et les armes de leurs vainqueurs. Ce costume consiste simplement en une peau attachée autour des reins, qui retombe sur les épaules, formant de chaque côté une sorte de nœud. Les femmes ne portent qu’une simple peau assez semblable à une courte chemise. Les armes son la zagaie barbelée et le bouclier en peau de bœuf.

Tout le pays des Bayéyés est coupé de rivières et de larges marais qu’ombrage, une riche végétation. Les arbres, baobabs, palmiers, sycomores, y atteignant des proportions gigantesques. Le sol est partout fertile et donne, avec peu de culture, d’abondans produits. C’est après les premières grandes pluies que les Bayéyés sèment ; ils connaissent deux espèces de grains : l’une qui ressemble au doura égyptien, et un petit millet qui donne une bonne farine. Un des arbres particuliers à cette latitude africaine, le moschoma, qui croît de préférence au bord des rivières, donne un fruit qui, pilé et délayé dans l’eau, offre une saveur douce et agréable approchant de celle du miel. Le feuillage du moschoma est épais et de couleur vert foncé, et le bois sert chez les Bayéyés à la confection des canots et de divers ustensiles d’agriculture. — Au-delà du pays des Bayéyés s’étendent de vastes plaines peu fertiles, où de loin en loin croissent quelques arbres. Cette solitude est presque entièrement abandonnée aux bêtes fauves ; mais si on continue à remonter vers le nord, les lacs et les cours d’eau reparaissent, et le sol reprend sa fertilité.

Après de longues excursions dans toute cette région et un séjour de plusieurs mois sur les bords du N’gami, M. Andersson reprit le chemin de Cape-Town par le pays des Namaquas et la vallée du Fish-River, affluent de l’Orange ; de là il a rapporté en Europe le fruit de ses travaux. Son exemple et celui du chasseur Wahlberg, bien que ce dernier ait péri victime de ses dangereux exploits, ont fait naître une noble émulation parmi ses compatriotes, et d’autres Suédois sont décidés à entrer à leur tour dans la voie des explorations africaines.

Si, après avoir suivi dans leurs recherches MM. Livingston et Andersson, nous essayons de préciser le résultat de leurs travaux, nous trouvons, en dehors des détails géographiques, de la nomenclature des tribus indigènes et des renseignemens d’histoire naturelle, deux faits neufs et d’une haute importance : le premier, c’est que, parmi les populations austro-africaines, il s’en trouve plusieurs, telles que les riverains du Chobé et du Haut-Zambeze, qui sont affables pour les Européens et aussi beaucoup plus intelligentes qu’on ne l’eût pensé. Il est à remarquer que les naturels de ce continent sont en général de mœurs bienveillantes et hospitalières partout où les mauvais traitemens n’ont pas excité leur haine ou leur défiance. Si certaines tribus du Mozambique et du Congo se montrent aujourd’hui si insociables, peut-être ne faut-il s’en prendre qu’aux marchands portugais qui entretenaient la discorde chez elles pour favoriser la traite.

Le second fait intéresse moins l’ethnographie que la géographie proprement dite. Naguère, lorsque l’on ne connaissait de l’Afrique du sud que le littoral, on imaginait qu’elle devait former du Congo au fleuve Orange et à la côte de Mozambique un plateau, une espèce de Sahara inculte auquel on parvenait par les rampes de la triple chaîne des Lupata, des montagnes du Congo et du Cap. Loin de là, on voit que ces montagnes dessinent un vaste bassin, que des lacs et des cours d’eau inondent et fertilisent, et qui fut peut-être autrefois tout entier sous les eaux. Cette supposition est en partie confirmée par la certitude récemment acquise qu’une véritable mer, aussi large au moins que la Caspienne, s’étend de l’équateur jusque vers le douzième parallèle sud.

Depuis un temps très reculé, on savait vaguement que sur une partie du vaste espace qui compose l’Afrique australe devait se trouver une large nappe d’eau. Les cartographes y ont longtemps promené à leur fantaisie, en lignes indécises, un lac tantôt incliné vers l’ouest, et tantôt vers le nord, auquel ils donnaient les noms de Maravi et quelquefois de Nyassi. Il y a onze ans, M. Cooley publia dans le Journal de la Société géographique de Londres tous les documens qu’on possédait alors au sujet de ce lac, sans cependant réussir à en préciser l’étendue et l’emplacement. Quelques renseignemens vagues dus en 1852 à une troupe d’Arabes ne changèrent point l’état de la question Ces hommes étaient partis de Zanzibar et avaient traversé l’Afrique dans toute sa largeur jusqu’au Benguela. Ils racontaient qu’à une assez grande distance de la côte ils avaient atteint un grand lac, qu’ils avaient franchi au moyen d’un radeau, et sur lequel ils étaient restés un jour et une nuit. De telles notions ne pouvaient qu’éveiller la curiosité sans la satisfaire. Enfin un missionnaire anglais, M. Ehrardt, collègue de MM. Krapf et Rebmann, explorateurs de la région équatoriale, résolut d’éclaircir ce fait important. Il se transporta de Monbas sur un point plus méridional de la côte. Là, ne pouvant tenter de pénétrer en personne dans une région lointaine et d’un accès difficile, il interrogea un grand nombre des naturels et des Maures qui font le commerce entre la côte et l’intérieur. Des récits divers qu’il obtint, discutés et éclairés l’un par l’autre, il tira les notions suivantes, qui sont assez précises pour présenter des caractères suffisans de certitude.

Les trafiquans qui vont de la côte à l’intérieur suivent communément trois routes, qui toutes trois mènent à une mer appelée par ses riverains, selon les divers points, Niandsha, Ukèrévé, Nyassa, Bahari et Uniamesi. Ce dernier nom paraît être le plus général et le plus répandu. Les trois points de la côte d’où partent les caravanes pour aller acheter dans les régions intérieures de l’ivoire et des esclaves sont : 1° Tanga et Pangani, en face la pointe septentrionale de l’île de Zanzibar ; 2° Baga-Moyo, situé à une trentaine de lieues plus au sud ; 3° la ville de Quiloa, au midi de la côte de Zanguebar. Des caravanes de cinq cents à huit cents hommes, Maures ou Souahelis, quittent la côte, portant des perles de verre, du fil d’archal et des cotonnades américaines, qui servent à leurs échanges. Celles qui partent de Tanga atteignent de hautes montagnes, Plus loin, le pays devient aride, le sol pierreux est mêlé de soufre et sillonné de sources chaudes ; c’est après huit jours de marche au-delà de ce pays désolé qu’on atteint la grande mer, laquelle s’étend au loin sans que nulle part on voie ni ses rivages, ni aucune île. Les vagues montent très haut, les eaux sont douces et poissonneuses.

Le second itinéraire, celui qui part de Baga-Moyo, aboutit, après un trajet égal en longueur au premier, à une grande ville très peuplée et très commerçante, disent les Maures, située sur les bords de la mer intérieure, et que les indigènes et les Arabes appellent Ujiji. C’est, il paraît, le principal entrepôt du commerce des noirs établis entre la mer Uniamesi et l’Océan-Indien. En ce lieu, la mer intérieure a des rives plates, et il faut trente jours pour la traverser à la rame. La voie est peu employée à cause des redoutables tempêtes de cette mer.

Le dernier itinéraire, celui qui a Quiloa pour point de départ, exige trente jours ; c’est vingt ou vingt-cinq de moins que les deux autres : par conséquent le lac est en ce point plus rapproché de la côte. En suivant cette direction, on voit s’abaisser successivement les hauteurs qui bordaient l’Océan-Indien, on arrive à un grand fleuve, le Rupuma, que l’on passe sur un pont de roseaux, où les naturels ont établi un péage de perles de verre, puis on arrive à la mer intérieure.

Tels sont les renseignemens que le missionnaire Ehrardt a recueillis. On ne peut désormais contester l’existence et l’importance de la mer Uniamesi ; mais il reste encore à y lancer une barque européenne pour la parcourir et la reconnaître d’une rive à l’autre. Une telle entreprise ne peut plus tarder beaucoup désormais, car l’Afrique n’est pas aussi inaccessible qu’on a eu lieu jusqu’ici de le craindre. Une grande expédition accomplie sur le Niger et le Tchadda montre qu’au prix de quelques précautions et d’une sage discipline, les missions européennes peuvent vaincre les obstacles d’un climat meurtrier aussi bien que les autres difficultés de ces régions sauvages et jusqu’à nous inconnues.


II

En 1851, l’amirauté anglaise apprit du docteur Barth, alors engagé au fond du Soudan, que le pays d’Adamawa, l’un des moins connus de cette région, était arrosé par un large cours d’eau qui, à en juger par sa direction, pouvait bien être le Tchadda, affluent du Niger. On résolut aussitôt de tenter une expédition fluviale pour vérifier cette hypothèse.

Personne n’ignore que la connaissance de l’embouchure du Niger est une des plus récentes conquêtes de la géographie. Une portion du cours supérieur de ce fleuve, mentionné jadis par Ptolémée, avait été visitée à plusieurs reprises par des Européens. Mungo-Park, Laing, Caillié, Clapperton, l’avaient touché et suivi en plusieurs points, mais ils n’avaient pu préciser la direction définitive que suit cette énorme masse d’eau, et cette incertitude avait donné naissance à de bizarres conjectures qu’il est inutile de rappeler. C’est à la fin de 1830 seulement (et cette découverte est due aux frères Lander) qu’on reconnut que le Niger se jette dans l’Atlantique, à la côte de Guinée, entre les golfes de Biafra et de Bénin. Une fois ce point établi, on multiplia inutilement les tentatives pour entrer en relations avec les peuplades riveraines. En 1832, MM. Laird, Oldfield et Allen pénétrèrent avec deux petits vapeurs à l’entrée du Tchadda ; mais leurs équipages, décimés par la fièvre, ne purent les conduire plus loin que la ville de Dagbo. En 1834, Richard Lander fut assassiné dans le delta par les naturels. M. Beecroft, consul d’Angleterre à Fernando-Pô, renouvela trois fois, de 1836 à 1845, la tentative d’Oldfield, sans pouvoir dépasser le point atteint par son prédécesseur. Enfin une grande expédition, confiée en 1840 au capitaine Trotter, eut la plus désastreuse issue, et le Niger semblait devoir être abandonné, quand la conjecture ouverte par le docteur Barth réveilla la curiosité et l’ardeur des Anglais.

C’est qu’en effet, si la conjecture de ce voyageur se trouvait justifiée par l’événement, des résultats de la plus haute importance pouvaient en sortir : jusque-là, on n’avait pénétré dans la partie centrale du Soudan que par la route longue et périlleuse de Tripoli et du désert ; désormais le Niger et le Tchadda ouvriraient une large voie fluviale menant au cœur de ces régions lointaines, et permettant d’entretenir des relations constantes avec les peuples riverains. Cependant de grandes craintes se mêlaient à ces espérances, car les désastres des précédentes expéditions étaient présens à toutes les mémoires, et beaucoup prétendaient que ce chemin des fleuves, si simple en apparence et si direct, serait toujours trop meurtrier pour être praticable. L’expédition anglaise décidée en 1851 devait donc être en quelque sorte une grande et suprême expérience. Cette expérience a eu lieu, et nous voyons avec la joie la plus vive que les espérances des amis de la science se sont pleinement réalisées. L’Afrique est vaincue. Cette terre qui, semblable au vieux sphinx, dévorait ceux qui cherchaient à résoudre ses énigmes, s’est laissé envahir sans prendre cette fois une seule victime.

Le plus grand soin présida aux préparatifs de l’expédition. M. Laird, ancien compagnon d’Oldfield, pourvut en personne à l’armement de la Pleiad, petit vapeur à hélice, de la force de soixante chevaux, jaugeant deux cent soixante tonnes, long de cent pieds (anglais), et n’ayant qu’un tirant d’eau de six et de sept pieds tout chargé. Le consul de Fernando-Pô, M. Beecroft, reçut la direction scientifique de l’expédition ; mais ce zélé explorateur de l’Afrique mourut au moment où la Pleiad paraissait en vue de la côte de Guinée, et M. Baikie fut désigné par sa capacité et son expérience pour le remplacer. Ce savant, dont la relation nous servira de guide, avait pour mission d’explorer le fleuve et la rivière, en pénétrant dans l’est le plus avant possible au-delà de Dagbo, point atteint par l’expédition de 1832, de s’efforcer de retrouver la trace de Barth et de Vogel, et de se mettre en communication, s’il était possible, avec ces courageux voyageurs. Ses instructions lui prescrivaient de n’employer que le nombre d’hommes blancs strictement nécessaire, de mettre à profit la saison pluvieuse, pendant laquelle les cours d’eau sont gonflés, enfin de recourir à la quinine comme préservatif contre les influences du climat. Son état-major scientifique se composait de MM. Hutchinson, naturaliste et chirurgien ; May, officier de marine qui avait offert sa coopération ; Crowther, missionnaire qui avait fait partie de l’expédition de 1841 ; d’un jeune naturaliste adjoint et d’un interprète. L’équipage, comprenant en tout douze Européens et cinquante-trois hommes de couleur, était sous les ordres du commandant Taylor.

C’est au commencement de juillet 1854 que la Pleiad, remorquant deux canots en fer, pénétra par le Rio-Nun dans le vaste delta du Niger. Il n’y a pas de navigation plus difficile que celle de ce labyrinthe de bras entrecroisés, modifiés sans cesse par des terres d’alluvion. Allen avait dressé à l’époque de l’expédition d’Oldfield, une carte du Rio-Nun qui en plusieurs points a cessé d’être exacte. Par exemple, dans un lieu nommé Indiama, où Allen signalait un bas-fond, M. Beecroft remarquait, il y a quinze ans, un banc qui dominait de quelques pieds le niveau du fleuve, et M. Baikie, à son tour, trouvait le banc changé en une grande île couverte d’herbe. Tels sont les accidens produits par l’action puissante des eaux sur les terres qu’elles baignent ou qu’elles charrient. La nature africaine offre dans le delta du Niger un aspect triste et sombre malgré l’extrême richesse de la végétation. Une forêt inextricable déplore sa bordure monotone le long de chaque rives les racines baignent dans l’eau, les cimes s’élancent à une hauteur gigantesque. On navigue péniblement entre ces rives boisées, au milieu d’une atmosphère où l’air mal renouvelé est vicié souvent par les détritus végétaux que le fleuve arrache constamment aux forêts séculaires. Parfois cependant une éclaircie laisse entrevoir quelques groupes de huttes au milieu de terrains récemment défrichés : des villages se sont fondés de loin en loin dans le delta, les nègres portent des vêtemens de manufacture européenne, et en général le pays semble avoir tiré un peu de profit, pour son bien-être, des relations qu’il entretient avec la côte. Malheureusement à l’intérieur les sortes d’états que ces pays composent sont, comme au temps de Lander, livrés à des déchiremens sans fin, à des guerres, à des invasions, à des révolutions et à des intrigues dont, le récit nous reporte en plein moyen âge.

OQru, Igbo, Igara, tels sont les noms des trois royaumes noirs que l’expédition de M. Baikie rencontra successivement sur sa route, au début de sa laborieuse campagne. Tous ces royaumes se ressemblent ; celui d’Igara donnera une idée des autres. Le souverain, entouré d’une aristocratie de chefs puissans ; les Abokos, ne gouverne guère que de nom. Le pouvoir appartient aux Abokos. La ville d’Idda, résidence du souverain d’Igara, était autrefois, assure-t-on, une cité considérable, mais elle est aujourd’hui sur le déclin de sa prospérité. Rien ne naît et ne meurt plus vite que ces villes africaines : parfois l’histoire de leur naissance semble rappeler les temps héroïques et présenter comme une vague analogie avec l’origine des villes de la Grèce primitive. Une des villes voisines du Niger, Agbédamma, fut fondée par une émigration des gens de ldda à la suite de querelles intestines ; Izugbé, dans l’Igbo, fut fondé par un homme d’Abo, qui, il y a vingt ans, ayant tué une de ses femmes, dut s’exiler de cette ville. Ne se croirait-on pas transporté au temps d’Inachus ? Mais Agbédamma et Izugbé ne sont pas Argos ou Thèbes ; une invasion passagère, un débordement du fleuve, un incendie, suffisent pour faire disparaître ces villes de terre et de chaume ; les habitans relèvent plus loin leurs toits sauvages, et le voyageur s’étonne de ne plus rien trouver là où ses prédécesseurs avaient signalé un marché florissant.

Le royaume d’Igara appelait primitivement Akpoto. Son nom actuel lui vient d’un conquérant, Yoruban, et n’a été imposé qu’à une partie du pays. Sous sa dénomination première d’Akpoto, il s’étend encore à une distance considérable du côté du Binue[4] Inférieur. Ses chefs sont musulmans, et sa population est mélangée de musulmans et d’Idolâtres. Le souverain est désigné souvent à Idda par le titre d’onù, qui correspond à celui de roi. Dans les contrées environnantes, on l’appelle plus généralement, atta, ce qui signifie père. Autrefois il était l’un des plus puissans chefs de cette région, mais nous avons vu qu’aujourd’hui son autorité est très contestée a Idda même.

M, Baikie insista pour avoir une entrevue avec le roi d’Igara. Il se rendit donc à Idda. Conduits de dignitaire en dignitaire jusqu’à un groupe de huttes qui sert de palais au prince nègre, les Anglais eurent à subir une heure et demie d’attente avant d’être admis devant l’atta (c’est le nom du souverain d’Igara). On connaît toutes les puérilités de l’étiquette orientale ; nous croyons donc inutile de reproduire, d’après M. Baikie, les détails de cette entrevue, qui n’ont rien de caractéristique, si ce n’est la sollicitude des courtisans veillant sur le chef nègre et sans cesse préoccupés de cacher leur souverain aux regards profanes des étrangers. Notons aussi le mode de communication employé entre le roi nègre et ses visiteurs. M. Baikie s’exprimait en anglais. Un premier interprète traduisait les paroles anglaises en mots tirés d’un dialecte très répandu parmi les riverains du Niger, le dialecte hausa ; un second interprète, prosterné devant le roi, lui répétait les mêmes paroles en dialecte igara. Le souverain ne répondit aux complimens de M. Baikie que par un signe d’approbation, et les visiteurs furent congédiés.

D’Idda, l’expédition se dirigea vers Igbégbe, au confluent du Kwora et du Binue. On sait que son but était de remonter cet affluent, qui n’est autre que le Tchadda, et qui pourrait devenir une des routes du Soudan. Les Anglais allaient donc quitter le Niger pour le Binue. À partir d’Idda, le grand fleuve s’était montré dans toute sa magnificence. L’horizon s’était élargi. Deux chaînes de montagnes parallèles marquaient les limites de l’immense vallée qu’arrose le Niger. Les hommes de l’expédition, mis, depuis leur entrée dans le fleuve, à la ration d’un demi-verre de quinine par jour, étaient dans un excellent état de santé. Les naturels se montraient affables ; il n’y avait qu’un seul ennemi qui exerçât la patience des voyageurs, c’étaient les moustiques, la mouche de sable, échappant à toutes les poursuites et traversant les gazes les plus fines, et la mouche ordinaire, dont les innombrables essaims pénétraient dans les oreilles, les narines, la bouche, et s’attachaient à tous les alimens.

M. Baikie s’adjoignit à Igbégbe quelques naturels, dans l’intention de les employer comme interprètes et comme messagers. Parmi ces hommes se trouvait un certain Zuri, un peu fourbe, un peu menteur, mais fort intelligent, et connaissant à merveille les pays circonvoisins, qu’il avait maintes fois parcourus. Pour se ménager partout de bonnes relations, il avait, suivant une coutume fort bizarre et cependant fréquente dans ces régions, épousé diverses femmes dans un grand nombre de localités. Il avait des enfans de plusieurs d’entre elles, et ne voyait que passagèrement les familles qu’il s’était ainsi créées pour les besoins de son trafic et la commodité de ses voyages.

D’Igbégbe, les voyageurs eussent bien désiré faire parvenir de leurs nouvelles aux établissemens anglais ; mais on leur dit que cela n’était pas possible à cause des dissensions intestines et d’une grande invasion de Fellatahs qui ravageaient alors le pays.

Les Fellatahs, Foulatahs, Peulhs ou Pùlo (cette dernière dénomination est celle qu’adopte M. Baikie) forment une race conquérante qui, à une époque encore récente, a asservi presque tout le Soudan occidental, et dont les bandes armées portent le ravage et la terreur dans les pays qui ne subissent pas encore leur joug. Par leur teint à peine bronzé, leurs traits réguliers, la largeur de leur angle facial, leur intelligence manifeste, ils accusent le mélange du sang caucasique. Ils ont les traits allongés, le front élevé, le nez aquilin, les yeux très expressifs, bleus quelquefois, fait rare et qui ne se retrouve guère en Afrique que chez les Kabyles. L’épaisseur des lèvres est le seul trait qui rappelle leur parenté avec les noirs. Ils sont de grande taille, maigres et peu musculeux. Bien qu’ils aient adopté l’islamisme, leurs femmes ne se couvrent pas le visage. Ils ont des lettrés appelés mallams, qui se reconnaissent à leurs turbans blancs et à un morceau d’étoffe qui leur couvre la bouche. Ils étaient alors la terreur de l’Igbira, pays situé dans l’angle que forment à leur confluent les deux cours d’eau, et venaient de saccager la ville importante de Panda, que Lander a décrite sous le nom de Fundah.

La navigation dans le Binue, objet principal de l’expédition, conduisit d’abord les Anglais à la bourgade d’Hatscho. La rivière se déployait devant eux dans un lit magnifique, entre des collines verdoyantes. À Hatscho, de fâcheux dfssentimens éclatèrent entre le chef scientifique de l’expédition et son commandant maritime. Ce dernier officier, M. Taylor, semble avoir eu le tort de pousser la prudence jusqu’à la timidité. Tandis que M. Baikie regardait comme possible et nécessaire d’aller en avant, M. Taylor déclarait qu’on ne pouvait se risquer plus loin sur une rivière qui se transformait, disait-il, en un lac infranchissable. Le différend, porté devant les officiers, fut tranché à l’avantage de M. Baikie, et M. Taylor s’étant dès-lors retiré dans sa chambre, le chef scientifique de l’expédition disposa du commandement militaire en faveur de M. Marcus, second de M. Taylor. Il était temps en effet qu’une autorité vigoureuse intervînt dans la conduite de la campagne. « Depuis trente-six jours, dit M. Baikie, nous étions dans la rivière, et nous n’avions pas atteint encore Dagbo, point où Allen et Oldfield étaient parvenus vingt et un ans auparavant. Des lenteurs inutiles se renouvelaient chaque jour au milieu des disputes continuelles du commandant et de ses officiers. La saison avançait rapidement. Faute d’une mesure décisive, on risquait d’échouer… »

À partir de ce moment, les travaux de l’expédition se poursuivirent avec une activité nouvelle. Jusqu’ici, on s’était arrêté le dimanche ; on ne fit plus qu’une courte halte pour célébrer l’office divin. Enfin on atteignit Dagbo, qui est la première ville du territoire de Doma ; puis on arriva à Akpoko, qui n’avait jamais vu de blancs. Le lit du Binue est, à ce qu’il paraît, souvent bouleversé par des tourbillons de vent qui sont un phénomène tout local et suivent le cours de la rivière. Un jour, M. Baikie put constater que tandis qu’un de ces ouragans sévissait sur le fleuve, à une distance de quinze milles il tombait seulement une pluie fine et légère.

Une longue halte à Ojogo, jolie petite ville située à la pointe d’une île du Binue, fut motivée par le désir qu’avait M. Baikie de recueillir des renseignemens sur les voyageurs Barth et Vogel. Ayant appris que des hommes blancs avaient été vus depuis très peu de temps à Keana, ville voisine d’Ojogo, il y envoya des messagers. La halte à Ojogo, qui se prolongea du 23 août au 4 septembre, fut mise à profit pour des travaux d’histoire naturelle, de linguistique, des observations astronomiques et des relèvemens trigonométriques du cours de la rivière. Dans toute cette expédition, tandis qu’une partie de l’équipage faisait du bois, M. Baikie et M. May descendaient à terre pour mesurer la rivière par triangulation. À Ojogo, cette opération excita grandement la défiance des naturels. Le chef s’imagina que l’on venait prendre possession de son territoire. Tous les noirs, en voyant ces Européens regarder alternativement vers le ciel et à leurs pieds, les croyaient occupés à des opérations de magie, et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à les détromper, Le docteur Baikie leur dit qu’il cherchait un endroit où l’eau fût assez profonde. Des cadeaux et des services rendus achevèrent de surmonter les craintes : un jour, M. May fabriqua une jambe de bois pour un naturel qui avait eu la jambe emportée par un des crocodiles qui pullulent dans tout le Binue. Les hippopotames peuplent aussi cette rivière ; sur les bords, les éléphans errent en troupes, et on entend les cris de la hyène et du léopard.

La polygamie est en usage à Ojogo, Les femmes portent des bracelets en cuivre rouge ou en laiton, rarement en ivoire. Le pays a une monnaie particulière très bizarre ; elle consiste en de petits lingots de fer, de la forme d’une pelle, que l’on enfile, et dont trente-six sont le prix d’un esclave. Par un usage tout à fait bizarre, mais que d’autres voyageurs ont retrouvé chez plusieurs peuplades de la Guinée, les sœurs du chef ne se marient pas, et elles ont le privilège de choisir l’homme qui leur plaît, puis de le quitter à volonté. Il y en a qui ont ainsi une douzaine d’enfans de différens maris.

À Ojogo, nos voyageurs entendirent parler d’une race de noirs étrangers qui s’étaient établis dans le pays. On les appelle Mitshi ou Misi, et on les dépeignait comme des cannibales sans foi ni loi, perfides et querelleurs. La haine de race et la rivalité de tribu pouvaient n’être pas étrangères à cette façon de les représenter ; toutefois on ne tarda pas à reconnaître qu’elle n’était pas entièrement fausse. Quelques-uns de ces Mitshi vinrent en canot à Ojogo. Ils sont tatoués, et tout leur extérieur a un aspect étrangement sauvage. Leurs traits, peu intelligens, offrent le type nègre le plus laid, et leur teint est très foncé. Ils se vêtent peu et ne sortent qu’armés d’arcs et de flèches. Leur langage ne ressemble à celui d’aucune des peuplades environnantes. Comme Akpama, un de leurs villages, n’est situé qu’à un mille du territoire d’Ojogo, M. Baikie résolut de les voir chez eux. Dans cette intention, il voulut mettre à profit un jour de marché, et suivre, dans une de ses embarcations, les gens d’Ojogo, qui allaient échanger leurs marchandises à Akpama ; mais il arriva très mal à propos : on en était aux mains sur le marché, et les Mitshi tombaient sur leurs hôtes, qui se rembarquaient au plus vite et faisaient force de rames. Malgré ce contre-temps, les Anglais continuèrent d’avancer ; mais les Mitshi, qui croyaient que c’était un renfort pour leurs ennemis, montraient des dispositions tout à fait hostiles. Ils étaient réunis en grand nombre sur une berge haute de huit ou dix pieds, gesticulant et faisant des menaces. M. Baikie essaya de les apaiser en leur montrant quelques présens : ils ne voulurent rien entendre, et comme l’interprète redoutait de se charger d’une mission trop périlleuse, M. Baikie, qui en toute occasion ne fit pas moins preuve de prudence que de fermeté, rebroussa chemin. Il apprit que les accidens tels que celui dont il venait d’être témoin étaient fréquens, et jugea qu’ils ne tiraient cependant pas à conséquence, car il vit, peu de jours après, des Mitshi revenir comme d’habitude à Ojogo. Un de leurs chefs, interrogé sur le motif de la querelle, répondit qu’il l’ignorait, et que si l’on n’avait pas laissé aborder les blancs, c’est qu’on croyait qu’ils venaient au secours de leurs amis d’Ojogo.

Au 4 septembre, les messagers ne revenant pas, on se remit en route. En interrogeant de nouveau l’homme qui prétendait avoir vu des blancs à Keana, M. Baikie avait reconnu que la traduction fautive d’une expression l’avait induit en erreur : ce n’était pas depuis six jours, mais depuis six semaines, que ce naturel avait quitté Keana, lorsque les Anglais avaient atteint Ojogo. En quittant Ojogo, la Pleiad côtoya les terres du Korofora, puis celles de l’Hamaruwa, pays gouverné par un sultan de la race belliqueuse des Fellatahs. Ce souverain est le troisième qui occupe le trône depuis la conquête des Pulos ou Fellatahs. Antérieurement à l’invasion, plusieurs races se partageaient le pays, et quelques-unes d’entre elles conservent encore une demi-indépendance. Les divers cantons paient au sultan d’Hamaruwa un tribut annuel, consistant en esclaves, et dont le chiffre paraît varier entre 30 et 40.

Le révérend M. Crowther fut député au chef d’Hamaruwa. Les formalités exigeaient trente jours de délai avant la réception ; mais le souverain, impatient de voir l’étranger, voulut bien passer par-dessus l’étiquette. M. Crowther, selon une habitude dont il ne se départait pas, sollicita l’autorisation d’envoyer en Hamaruwa des missionnaires pour convertir et moraliser les indigènes. Le sultan répondit qu’il n’y voyait pas d’inconvénient, mais que ses sujets idolâtres étaient tellement sauvages, qu’il ne pensait pas qu’on en pût jamais rien faire. Quant au voyage, avant d’en autoriser la continuation, il prétendit qu’il fallait prendre à Sokoto les ordres du sultan, son suzerain. En attendant, il permit de descendre à terre et de faire le négoce.

La ville est située à 16 milles dans l’intérieur des terres. M. Baikie s’y rendit, non sans peine, au milieu de marais et de fondrières où aucun chemin n’avait été tracé. Aussitôt qu’il parut, une grande foule l’environna ; on considérait avec étonnement son teint blanc et ses vêtemens. Sa boussole excita par-dessus tout l’admiration, quand on vit qu’à l’aide de ce petit instrument il pouvait fixer avec précision la position de tous les pays qu’il avait traversés. Un des plus savans mallams de la contrée, qui avait fait le voyage de la Mekke, car tous, les Pulos de ce pays sont de zélés musulmans, pensa le jeter dans l’embarras en lui demandant s’il avait entendu parler de la Mekke et de Stamboul, et s’il saurait en fixer la position ; mais une femme enceinte qui se trouvait là le pria de cacher cet instrument dans la crainte qu’il ne portât malheur à son enfant. Les signes d’écriture n’excitaient pas moins la curiosité ; on lui demanda de tracer quelques caractères. Le docteur écrivit sur un morceau de papier Hamaruwa, 25 septembre 1854, et le donna à l’un des chefs ; mais tous voulurent en avoir. Il divisa alors son papier et en distribua les fragmens aux naturels, qui les considéraient comme des amulettes. À son retour, le docteur s’égara à la poursuite d’insectes ; il ne put regagner son bâtiment, et passa la nuit dans le feuillage d’un baobab.

On touchait cependant à l’époque où la rivière décroît. Quelques symptômes de maladie s’étaient manifestés, particulièrement chez les marins indigènes qui étaient constamment exposés à de grandes fatigues. Cette circonstance, la difficulté chaque jour plus prononcée de se procurer du combustible, plus encore les premiers indices de la baisse des eaux déterminèrent le chef de l’expédition à laisser la Pleiad et à clore cette reconnaissance par une excursion en canot. Il embarqua donc pour quelques jours de vivres, et parcourut encore un espace d’une vingtaine de lieues dans l’est. Les localités qu’il visita appartenaient à la tribu sauvage des Baibai et sont appelées Lau, Djin et Dulti. Les habitans sont de plus en plus barbares ; toutefois à Lau le docteur put recueillir quelques renseignemens sur les pays qui s’étendent plus loin. Il apprit qu’il n’était plus qu’à une distance de cinq journées du Faro, grande rivière que Barth avait vue à son confluent avec le Binue. La possibilité d’atteindre les pays du Soudan par le Tchadda était dès-lors démontrée, et M. Baikie, rejoignant la Pleiad, se décida à redescendre l’important cours d’eau qu’il venait d’explorer.

La dernière partie du voyage de la Pleiad n’offrant aucun incident remarquable, nous ne suivrons pas les courageux navigateurs à travers des lieux déjà visités. Il y a quelques mots à dire cependant du pays nommé Igbira, où les voyageurs recueillirent de nouveaux détails sur les désastres causés par la grande invasion des Pulos, Le roi de ce pays, retiré depuis le sac de Panda dans la ville de Yimaba, redoutait de nouvelles violences après l’inondation. Au moment où la Pleiad repassa, il venait de recevoir une députation de ses ennemis, qui s’engageaient à lui accorder la paix s’il voulait s’astreindre à un tribut de cent esclaves, et le pauvre roi délibérait avec ses officiers sur cette proposition. Laissant de côté l’étiquette, il vint trouver M. Baikie et lui fît part de la demande, ajoutant qu’il penchait à ne rien accorder, parce que s’il livrait les cent esclaves demandés, ses ennemis ne tarderaient pas à en exiger le double. Il songeait donc à se retirer jusque dans l’Akpoto, bien qu’il lui fût pénible d’abandonner Yimaha, qui s’était relevée de son désastre de l’an passé et qui redevenait très florissante. L’Anglais ne put qu’approuver sa résolution, puis aux consolations qu’il lui donna il ajouta quatre sacs de cauris destinés au rachat de ceux de ses gens que les Pùlos avaient pris. Ces pauvres gens, si fort maltraités par l’invasion et l’oppression des Pulos, sont inoffensifs et de mœurs douces et bienveillantes ; il deviendra facile aux Européens de s’établir au milieu d’eux, s’ils continuent à les gagner par de bons traitemens. Ils sont bien plus industrieux qu’on ne le supposerait : Yimaha, malgré ses malheurs récens, était une ville populeuse et active. Les Anglais ont vu sur son marché toutes les denrées dont les riverains du Binue et du Kwora inférieur font commerce, huile, sel, beurre, vin de palmier, fruits, poisson, céréales, parmi lesquelles quatre espèces de blé. L’industrie n’est pas moins active ; il y a des teintureries, des filatures, des fabriques de nattes, des brasseries, car les divers grains servent à faire une bière qui, sans valoir le vin de palmier, a cependant un goût fort agréable. Nos Anglais virent un forgeron actif et qui maniait avec une grande dextérité ses instrumens grossiers ; cet ouvrier industrieux attisait son foyer avec deux outres de peau de bouc auxquelles était attaché un tuyau de cuivre ; un petit trou qu’il ouvrait et bouchait alternativement avec la main servait à l’introduction de l’air. « Nous fûmes si charmés de son adresse, dit M. Baikie, que nous lui fîmes présent d’un marteau. »

Ce ne sont pas seulement les nègres d’Yimaha qui sont actifs et industrieux. Dans l’Igbo, qui fut visité bien plus longuement au retour qu’au départ, il se fabrique de jolis tissus à raies. Les chefs de l’Igbo forment une aristocratie très compliquée, et sont beaucoup plus belliqueux que ceux de l’Igbira. Ils sont couverts de bracelets et de colliers. Leur costume se compose uniformément d’une pièce de calicot serrée autour des reins, d’une peau de léopard jetée sur les épaules, et d’un bonnet rouge orné de plumes rouges et blanches, dont le nombre indique combien d’ennemis ils ont tués corps à corps. Beaucoup en portent cinq ou six, et le roi a droit à sept.

Dans ce pays, assez avant dans l’intérieur des terres, entre le Niger et la rivière du Vieux-Calebar, il y a une ville sainte du nom de Aro ; elle est, à ce que disent les naturels, le séjour de Tchuku, l’Être suprême, lequel a un temple où les djù-djù (prêtres) entrent en communication directe avec lui. Les rites de cette religion sont grossiers et bizarres. Lorsqu’un homme va consulter Tchuku, il est reçu par un prêtre, au bord d’un ruisseau, en dehors de la ville. On sacrifie une poule, et si l’offrande est mal reçue, les prêtres jettent dans l’eau une teinture rouge : ils prétendent que l’eau du ruisseau est changée en sang, et que le pèlerin a été emporté par Tchuku. On ne le revoit plus en effet, et il paraît que les dju-djù le dirigent à la côte pour le vendre comme esclave. Une consultation à Aro n’est donc pas sans danger ; toutefois il est facile avec une offrande convenable de se rendre la divinité propice, et M. Baikie vit un homme qui revenait d’Aro ; il était revêtu encore du caractère sacré que communique ce pèlerinage, et en signe de sainteté il avait le tour des yeux barbouillé de jaune.

Il y a un autre dieu que Tchuku, lequel s’appelle Grissa ou Tchuku-Okelé. Celui-ci est le dieu créateur chez lequel les bons iront, après leur mort, faire bombance, à moins qu’ils ne préfèrent retourner dans telle contrée qui leur plaira sur la terre. Cette croyance est l’origine du touchant espoir que des nègres esclaves témoignent en mourant lorsqu’ils disent qu’ils reverront leur pays natal. À ces deux divinités, l’une toute-puissante, l’autre bienfaisante, est opposé Okomo, l’esprit du feu. C’est lui que les méchans consultent quand ils veulent réussir dans quelque entreprise perverse. Heureusement l’on peut contre-balancer par d’autres prières les vœux d’un ennemi ; ainsi, lorsqu’un homme méditant un meurtre a été invoquer Okomo, sa future victime peut, si elle en est avertie, aller à son tour porter ses prières et surtout ses présens sur son autel.

À Abo, principale ville de l’Igbo, tous les habitans de quelque distinction, hommes et femmes, ont un djù-djù (ce mot s’applique aux objets sacrés aussi bien qu’aux personnes) qui les préserve de toute mauvaise influence. Ce djù-djù consiste habituellement en une mâchoire inférieure de cochon, ou, à défaut d’un si beau talisman, en un morceau de bois qui a cette forme. Les morts sont couchés dans des fosses creusées au milieu même de leur hutte, que leurs héritiers n’abandonnent pas pour cela. Jadis les grands personnages étaient placés dans des tombeaux en forme de larges entonnoirs, entre deux couches d’esclaves que l’on immolait pour cette circonstance. M. Baikie dit que cette pratique sanguinaire tend à disparaître ; il paraît cependant que quarante esclaves furent encore immolés à la mort du dernier roi. Les femmes portent des bracelets en ivoire très lourds qui sont rivés à leurs jambes. Le temps est mesuré par saisons et mois lunaires, lesquels sont divisés en sept périodes de quatre jours. À la côte, les cauris ont perdu toute valeur ; plus on se rapproche de la mer et plus ils diminuent de prix ; dans l’Igbo, c’est le sel qui sert d’intermédiaire pour les échanges.

Après l’Igbo, la Pleiad traversa l’Oru et revit la mer.

Résumons maintenant les résultats obtenus par l’expédition anglaise du Tchadda. Ces résultats ont un double intérêt. D’abord le Binue ou Tchadda a été reconnu sur un espace de cent vingt lieues environ au-delà du point atteint jusqu’à ce jour par les hommes d’Europe. Les mœurs des indigènes, étudiées attentivement, ont prouvé qu’il était possible d’entretenir avec eux des relations amicales. La route fluviale du Soudan a été en quelque sorte tracée, pendant que le docteur Barth explorait si courageusement la route terrestre de la même région. Telle est la part qui, dans la campagne de la Pleiad, intéresse la science géographique ; mais à un autre point de vue la tentative de M. Baikie n’est pas moins curieuse. — Elle a prouvé qu’en se soumettant à quelques règles hygiéniques, les Européens pouvaient affronter certaines régions de l’Afrique regardées jusque-là comme interdites à l’explorateur par les influences meurtrières du climat. Elle marque ainsi, on peut du moins l’espérer, le point de départ d’une ère nouvelle dans l’histoire, jusqu’à présent si funèbre, des explorations africaines.


ALFRED JACOBS.

  1. Voyez, sur l’Afrique équatoriale et les Sources du Nil, la Revue du 15 octobre 1856.
  2. Voyez sur Wahlberg la Revue du 1er juillet 1857, et sur Harris la Revue du 15 janvier 1843.
  3. Le mille anglais est de 1,610 mètres.
  4. Nous donnerons désormais ce nom au Tchadda. Binue signifié eau noire.