Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 89.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 313-319).




Continuation de noſtre voyage iuſqu’à noſtre arriuee à la ville de Pacaſſer, & de la grandeur d’vn Pagode que nous y viſmes.


Chapitre LXXXIX.



Continvant noſtre route à mont cette riuiere les deux premiers iours, nous ne viſmes aucune ville ny aucun edifice remarquable, horſmis ſeulement vn grand nombre de villages & petits bourgs de deux à trois cent feux, qui eſtoient le long de la riuiere, & qui ſelon l’apparence de leurs baſtimens ſembloient eſtre loges de peſcheurs & de pauures gens qui viuoient du trauail de leurs mains. Quant au reſte tout ce que la veuë pouuoit deſcouurir dans le païs n’eſtoit que bois de grands ſapins, bocages, foreſts, & oragers, enſemble des plaines de bleds, riz, millets, panis, orges, ſeigles, legumes, lins, & cottons auec de grands enclos de iardins & de belles maiſons de plaiſance, qui deuoient appartenir aux Mandarins & aux Seigneurs du Royaume. Il y auoit auſſi le long de la riuiere vn ſi grand nombre de beſtail de toute ſorte, que ie puis aſſeurer ſans mentir, qu’il n’y en a pas dauantage en l’Ethyopie, ou au païs du Preſte-Iean ; au plus haut des montagnes ſe voyoient diuerſes maiſons de leurs ſectes de Gentils, enſemble pluſieurs clochers tous dorez, dont l’eſclat paroiſſoit ſi grand & ſi magnifique par le dehors, qu’à les voir de loing il n’y auoit rien de ſi agreable aux yeux, pour la richeſſe qui s’y remarquoit, le quatrieſme iour de noſtre voyage nous arriuaſmes à vne fort bonne ville, qui s’appelloit Pocaſſer, deux fois plus grande que Cantano, & encloſe de fort bonnes murailles de pierre de taille, enſemble de tours & de boulleuars preſque à la façon des noſtres, auec vn quay ſur le bord de la riuiere d’enuiron la portée de deux fauconneaux, fermé de deux rangs de grilles de fer auec des portes tres-fortes, pour le ſeruice d’vn chacun, & pour y deſcharger les Iuncos & autres vaiſſeaux qui y arriuoient & s’y fourniſſoient de toute ſorte de marchandiſes pour les tranſporter en diuers endroits du Royaume, principalement de cuivre, de ſucre, & d’alun, dont il y en a là tres-grande abondance. Là meſme au milieu d’vn carrefour, qui eſt preſque au bout de la ville, ſe void vn chaſteau grandement fort, qui à trois boulleuars & cinq tours, en l’vn deſquelles qui eſt la plus haute, le pere du Roy tint priſonnier, ſelon ce que les Chinois nous en dirent, vn Roy de Tartarie par l’eſpace de neuf ans, au bout deſquels il ſe fit mourir du meſme poiſon que luy enuoyerent ſes ſujets, pour n’eſtre contraint de fournir la rançon, que le Roy de la Chine leur demandoit pour ſa deliurance. Dans cette ville le Chifuu permit que de neuf que nous eſtions il y en euſt trois qui demandaſſent l’aumoſne, accompagnez de quatre hupes armez de hallebardes, & qui ſont comme des Records parmy nous. Ceux-cy nous menerent tous liez comme nous eſtions, par ſix ou ſept ruës, où nous euſmes d’aumoſne la valeur de plus de vingt ducats, tant en habits qu’en argent, ſans y comprendre la chair, le riz, la farine, les fruicts & autres viures qu’on nous donna ; de laquelle aumoſne nous en baillaſmes la moitié aux quatre hupes qui nous conduiſoient, pource que c’eſtoit la couſtume de le faire ainſi. En ſuitte de cela nous fuſmes menez en vn Pagode où le peuple accouroit de toutes parts ce iour là, pource qu’on y celebroit vne feſte fort ſolemnelle : ce Temple ou Pagode, à ce qu’on nous dit, auoit eſté autrefois vne maiſon Royale, où eſtoit nay le Roy qui regnoit. Or d’autant que la Royne ſa mere eſtoit morte du mal d’enfant, elle s’eſtoit faite enſeuelir dans la meſme chambre de ſon accouchement ; à cauſe dequoy, pour mieux honorer ſa mort l’on auoit dédié ce Temple à l’inuocation de Tauhinaret, qui eſt vne des principales ſectes des Payens du Royaume de la Chine. Ce que ie monſtreray plus amplement, lors que ie parleray du Labyrinthe des trente & deux loix qu’il y a en iceluy ; tous les baſtimens de ce Temple, enſemble tous les iardins & parterres qui en dependent, & tous les logis qui ſe ferment à la clef ſont ſuſpendus en l’air ſur trois cens ſoixante piliers, chacun deſquels eſt d’vne pierre entiere preſque de la groſſeur d’vn muy, & de vingt-ſept pieds de hauteur. Ces trois cens & ſoixante piliers ſont appellez des noms des trois cens ſoixante iours de l’année, & en chacun d’eux il s’y fait vne feſte particuliere auec quantité d’aumoſnes & de ſacrifices ſanglants, le tout accompagné de muſique, de dances & d’autres feſtes. Or au principale pilier, qui porte le nom de l’Idole, elle-meſme eſt enchaſſée fort richement dans vne chaſſe, au deuant de laquelle eſt touſiours allumée vne lampes d’argent. Sous le chaſteau, à ſçauoir entre ces piliers, ſe voyent huict fort belles ruës, encloſes de part & d’autres des grilles de leton auec des portes pour le passage des Pelerins, & des autres qui accourent continuellement à cette feſte pour y gagner vne maniere de Iubilé. La chambre d’en haut où eſt le tombeau de la Royne, eſt faite en façon de Chappelle toute ronde, & depuis le haut iuſques en bas garnie d’argent, de plus grand couſt en la façon qu’en la matiere meſme ; ce qui paroiſſoit aiſément par la diuerſité des ouurages qu’on y remarquoit. Au milieu ſe voyoit vne maniere de Tribunal fait en rond, comme la chambre de la hauteur de quinze degrez, clos tout à l’entour de ſix grilles d’argent, auec les pommes dorées ; & au plus haut eſtoit vne groſſe boulle, ſur laquelle il y auoit vn Lyon d’argent qui ſouſtenoit ſur ſa teſte vne chaſſe de fin or, de trois palmes en carré, où l’on diſoit qu’eſtoient les oſſements de cette Royne, que ces aueugles & ignorants reueroient comme vne grande relique. Au deſſous de ce Tribunal en la meſme proportion eſtoient quatre barres d’argent qui trauerſoient la chambre, où pendoient quarante trois lampes de meſme metail, en memoire de quarante trois ans que cette Royne auoit veſcu, & ſept lampes d’or auſſi en memoire des ſept enfans maſles qu’on diſoit qu’elle auoit eus. Dauantage à l’entrée de cette Chappelle, vis à vis vne croiſée qui la fermoit, ſe voyoient huict autres barres d’argent, où pendoient encore en fort grand nombre des lampes d’argent fort grandes & riches, que ces Chinois nous dirent y auoir eſté offertes par les femmes Chaems, Aytaos, Tutoens & Anchacys, qui ſont les plus honorables du Royaume qui auoient aſſiſté à la mort de la Royne, ſi bien que pour memoire de cet honneur elles y enuoyerent depuis ces lampes, iuſques au nombre de cinquante trois, à ce qu’on diſoit. Hors les portes de tout le Temple, qui peut eſtre auſſi grand que l’Egliſe des Iacobins de Liſbonne, en ſix rangs de baluſtres qui le fermoient tout à l’entour, eſtoit vn grand nombre de ſtatuës de Geans de la hauteur de quinze pieds, faicts de bronze, tous bien proportionnez, & tenans en main des hallebardes & des maſſuës, à quelques-vnes des haches ſur leurs eſpaules ; toutes leſquelles ſtatuës joinctes enſemble repreſentoient ie ne ſçay quoy de maieſtueux & de grand. Si bien que la veuë ne ſe pouuoit laſſer de les regarder. Parmy ce nombre de ſtatuës, qui ſe montoit à douze cent, à ce que les Chinois nous affirmerent, il y auoit vingt-quatre ſerpents auſſi de bronze, & fort grands ; au deſſus de chacun eſtoit aſſize vne femme auec vne eſpée à la main, & vne couronne d’argent ſur la teſte. L’on tenoit que ces vingt-quatre femmes portoient le titre de Roynes, pour plus grand honneur de leurs deſcendants, pour s’eſtre ſacrifiées lors de la mort de cette Royne, afin que leurs ames ſeruiſſent la ſienne en l’autre vie, comme en celle-cy leurs corps auoient ſeruy ſon corps ; choſes que les Chinois, qui tirent leur extraction de ces femmes, tiennent à tres-grand honneur, meſme ils en enrichiſſent les tymbres de leurs armes ; Au dehors de ces rangs de Geants il y en auoit encore vn autre qui les enfermoit, & qui conſiſtoit en pluſieurs arcs de triomphe tous dorez, où eſtoient penduës pluſieurs cloches d’argent auec des chaiſnes de meſme metail, lequelles ſonnant continuellement par le mouuement que l’air leur donnoit, faiſoient vn ſi grand bruit, qu’on ne pouuoit s’ouyr parler. Au dehors de ces Arcades il y auoit encore en meſme proportion 2. rangs de grilles de leton qui enfermoient tout ce grand ouurage, où ſe voyoient en certains endroits limitez des colomnes de meſme metail, & au deſſus des Lyons rampans, montez ſur des boulles, qui ſont les armes des Roys de la Chine, comme i’ay dit cy-deuant ; aux coings des carrefours il y auoit quatre monſtres de Bronze, d’vne hauteur ſi eſtrange, ſi démeſurée, & ſi difformes à voir qu’il n’eſt pas poſſible aux eſprits des hommes de ſe l’imaginer, tellement qu’il me semble plus à propos de n’en rien dire ; ioint qu’il faut que ie confeſſe que ie ne ſuis pas capable d’exprimer icy de paroles la forme en laquelle i’ay veu ces prodiges. Toutesfois comme il n’est pas raiſonnable de tenir ces choſes cachées ſans en donner quelque cognoiſſance, ie diray ce que mon foible eſprit en pourra comprendre. Vn de ces monſtres, qui eſt à main droicte, à l’entrée du carrefour que les Chinois appellent le Sergent Glouton de la Creuſe ou profonde maiſon de la fumée, & qui ſelon leurs hiſtoires, eſt tenu pour eſtre Lucifer, s’y void là ſous la figure d’vn ſerpent de hauteur exceſſiue, auec des couleuures fort difformes & monſtreuſes qui luy ſortent de l’eſtomach, toutes couuertes d’eſcailles vertes & noires, où ſe voyent encore force eſpines qui ont plus d’vn pan de longueur tout ainſi que celles des porcs-eſpics. Chacune de ces couleuures auoit vne femme au trauers de ſa gueule, auec les cheueux eſpars & pendants en arriere, comme grandement effrayée. Le monſtre portoit en ſa gueule, qui eſtoit fort grande & démesurée, vn lézard, qui luy ſortoit dehors plus de trente pieds de longueur, & de la groſſeur d’vn tonneau, auec les narines & les maſchoires ſi pleines de ſang, que tout le reſte du corps en eſtoit auſſi enſanglanté ; entre ſes pattes ce lézard entrainoit vn grand elephant, qui ſembloit eſtre ſi oppressé que les tripes & les boyaux luy ſortoient hors de la gueule, & tout cecy eſtoit fait auec tant de proportion & ſi au naturel, qu’il n’y auoit celuy qui ne tremblaſt de voir vne figure ſi difforme, & telle que les hommes n’en auoient poſſible iamais imaginé de ſemblable. Le replis de ſa queuë, qui pouuoit eſtre de plus de vingt braſſes, eſtoit entortillé à vn autre ſemblable monſtre, qui eſt le ſecond des quatre que i’ay dit eſtre au carrefour en figure d’homme, qui a plus de cent pieds de haut, & les Chinois l’appellent Turcamparoo, & diſent qu’il eſt le fils de ce premier ſerpent ; outre qu’il eſtoit fort laid, il auoit ſes deux mains miſes en ſa gueule, qui la luy faiſoient de la largeur d’vne grande porte, auec vne rangée de dents horribles qui s’y voyoient, & vne langue fort noire qui en ſortoit de la longueur de plus de deux braſſes ; ce qui eſtoit encore vne choſe fort effroyable à ceux qui la regardoient, & qui faiſoit fremir le corps : Quant aux autres deux monſtres, l’vn eſtoit d’vne figure de femme, nommé des Chinois Nadelgau, de dix-ſept braſſe de hauteur, & ſix de groſſeur ; cettuy-cy au milieu de ſa ceinture auoit vn viſage fait à la proportion de ſon corps, de plus de deux braſſes, qui par les narines vomiſſoit de gros tourbillons de fumée, & par la gueule quantité d’eſtincelles de feu, non artificiel, mais veritable, à cauſe qu’à ce qu’ils diſent, au haut de la teſte l’on y faiſoit continuellement du feu, qui venoit à ſortir par la gueule de cette meſme face effroyable qu’il auoit au milieu de ſa ceinture. Par cette figure ces idolatres vouloient monſtrer qu’elle eſtoit la Royne de la ſphere du feu, qui ſelon leur creance doit bruſler la terre à la fin du monde. Le quatrieſme monſtre eſtoit vn homme accroupy, qui ſouffloit à toute force auec des ioües ſi grandes & ſi enflées, qu’il ſembloit que ce fût vne voile de Nauire. Ce monſtre eſtoit auſſi d’vne hauteur deſmeſurée, & d’vn viſage ſi affreux & ſi difforme, que ceux qui le regardoient en pouuoient à peine ſupporter la veuë. Les Chinois l’appelloient Vznguenaboo, & diſoient que c’eſtoit luy qui eſmouuoit les tempeſtes ſur la mer, & qui demoliſſoit les edifices ; à cauſe dequoy le peuple luy donnoit pluſieurs aumoſnes, afin qu’il ne luy fiſt aucun mal ; joint qu’il y en auoit pluſieurs qui s’enroolloient en ſa Confrairie, & qui luy donnoient vn maz d’argent par an, qui vaut ſix ſols & vn liard de noſtre monnoye, & ce afin qu’il ne leur ſubmergeaſt leurs Iuncos, & ne fiſt aucun mal à ceux des leurs qui n’auigeoient ſur mer ; j’obmets vne infinité d’autres abus que leur grand aueuglement leur fait croire, & qu’ils eſtiment ſi veritables, qu’il n’y en a pas vn d’eux qui ne vouluſt mourir mille fois pour les ſouſtenir.