Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 59.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 205-209).



Comme Antonio de Faria ſe baſtit auec le Corſaire Coja Acem, & de ce qui luy arriua auecque luy.


Chapitre LIX.



Il pleuſt à Dieu nous donner la mer calme, & le vent ſi fauorable, que noſtre armée nauigeant à mont la riuiere en moins d’vne heure arriua, & ſe rendit eſgale à l’ennemy, ſans que personne nous deſcouuriſt. Mais d’autant qu’ils eſtoient larrons, & qu’ils craignoient les gens du païs, à cauſe des grands maux & des voleries qu’ils y faiſoient iournellement, ils eſtoient tellement ſur leur garde, & auoient de ſi bonnes ſentinelles, qu’auſſi toſt qu’ils nous apperceurent, ils ſonnerent l’alarme à la haſte auec vne cloche, le bruit de laquelle cauſa vne telle rumeur, & vn tel deſordre, tant parmy ceux qui eſtoient à terre, que parmy les autres embarquez, que l’on ne pouuoit preſque s’entr’ouïr à cauſe du grand bruit qu’ils faiſoient. Lors Antonio de Faria voyant que nous eſtions deſcouuerts, ſe mit à crier aux ſiens, Meſſieurs mes freres, à eux, à eux, au nom de Dieu auparauant qu’ils ſoient ſecourus de Lorches, & leur ayant tiré toute noſtre artillerie, il pleuſt à Dieu que ce fut ſi à propos, qu’elle fit tomber & mit en pieces la pluſpart des plus vaillans, qui pour lors eſtoient montez, & paroiſſoient ſur le chapiteau ; choſe qui reüſſit conformément à noſtre deſir. Apres ces canonades, noſtre mouſqueterie, qui pouuoit eſtre de quelques cent ſoixante mousquetaires, ne manqua point de tirer au ſignal, qui pour ce auoit eſté ordonné ; tellement que les tillacs des Iuncos furent nettoyez de tous ceux qui eſtoient deſſus, & cela ſi rudement que pas vn des ennemis n’y oſa paroiſtre depuis. A l’heure meſme nos deux Iuncos aborderent les deux autres de l’ennemy en l’equipage qu’ils eſtoient où le combat s’alluma de part & d’autre ; de telle ſorte que ie confeſſe n’auoir la hardieſſe de déduire en particulier ce qui s’y paſſa, encore que i’y aye eſté preſent, car lors qu’il ſe commença il n’eſtoit pas encore bien iour. Or ce qui rendit effroyable la meſlée entre nous & nos ennemis, fut le bruit des tembours, des baſſins, & des cloches, accompagnez de quantité de balles d’artillerie, dont retentiſſoient les vallées & les eſcueils d’alentour, tellement que les corps eſpouuantez en fremiſſoient d’apprehenſion. Ce combat dura de cette façon l’eſpace d’vn quart d’heure, puis les Lorches & Lanteaas le vindrent de terre le ſecourir auec quantité de gens frais. Ce que voyant vn nommé Diégo Meyrelez, qui eſtoit dans le Iunco de Quiay Panjan, & que ſon canonnier n’employoit pas vn des coups qu’il tiroit, bien à propos, à cauſe qu’il eſtoit tellement eſpouuanté & hors de ſoy, qu’il ne ſçauoit ce qu’il faiſoit, comme il eſtoit preſt de mettre le feu à vne petite piece ; ainſi confus il le pouſſa ſi rudement que du haut en bas il le ietta dans l’eſcotille, luy diſant, Oſte-toy de là vilain, tu ne ſçaurois rien faire, ce coup-là appartient à des hommes comme moy, & non comme toy, puis ayant pointé le canon auec ſes coins de mire, dont il ſçauoit aſſez bien l’vſage, il mit le feu à la piece, qui eſtoit chargé de bales, & ſacquets de pierres, & ayant atteint la premiere Lorche qui marchoit deuant, il luy emporta tout le fond-bord depuis la pouppe iuſqu’à la prouë du coſté d’oſtribord ; de ſorte qu’en meſme temps elle demeura à fleur d’eau, & coula à fond par ce moyen, ſans que d’icelle il ſe pût ſauuer aucune perſonne. Alors la munition du ſacquet de pierre paſſa par deſſus la premiere Lorche, donna ſur le tillac d’vne autre Lorche qui venoit vn peu derriere, & tua le Capitaine d’icelle auec ſix ou ſept qui eſtoient proches de luy ; dequoy les deux autres Lorches demeurerent ſi eſpouuantées, que voulant prendre le bord vers terre en intention de fuïr, elles demeurerent toutes deux embarraſſées dans les cordages d’icelles ; de maniere que pas vne d’elles ne se puſt deſpeſtrer, & ainſi toutes deux priſes l’vne à l’autre demeurerent attachées, ſans pouuoir ny aduancer ny reculer. Alors les Capitaines de nos deux Lorches appellez Gaſpard d’Oliueyra, & Vicent Moroſa, voyant le temps propre à effectuer leur deſſein, picquez d’vne loüable emulation ils ſe ruerent deſſus, y iettans grande quantité de pots d’artifice ; & ainſi le feu s’y prit de telle ſorte, que toutes embaraſſées comme elles eſtoient, bruſlerent à fleur d’eau ; ſi bien que la pluſpart de ceux qui eſtoient dedans ſe iettoient en mer, où les noſtres les acheuerent tous de tuer à coups de zagayes, ſans que pas vn d’eux s’en eſchappaſt, de ſorte que ſeulement dans ces trois Lorches il y mourut plus de deux cent perſonnes, & dans l’autre dont le Capitaine eſtoit mort, il n’y eut perſonne qui ſe peut ſauuer, à cauſe que Quiay Panjan alla fondre apres dans la Champana, qui eſtoit le batteau de ſon Iunco, & s’en vint ioindre la terre, où il trouua qu’ils s’eſtoient jettez dans la mer, auſſi la pluſpart furent fracaſſez contre des rochers qui eſtoient aupres du riuage ; ce que voyant les ennemis qui eſtoient reſtez dans les Iuncos, le nombre deſquels pouuoit eſtre de cent cinquante tous Mahumetans, Luzzons & Borneos, enſemble quelques Iaos meſlez parmy, ils commencerent de s’affoiblir de telle façon, que pluſieurs d’entr’eux à leur imitation ſe jetterent dans la mer. Cependant le chien de Coja Acem qu’on n’auoit point conneu encore, accourut à ce deſordre, afin d’encourager les ſiens. Il auoit vne cotte d’armes faites en eſcailles de lames de fer, doublée de ſatin cramoiſy, & frangée d’or, qui cy-deuant auoit appartenu aux Portugais. S’eſtant mis à crier à haute voix, afin que chacun l’entendit, il dit par trois fois, Lah, hilah, hilah, lah Mahumed, rocol halah Maſſulmens & hommes iuſtes de la ſainte Loy de Mahomet, vous laiſſez-vous ainſi vaincre par des gens ſi foibles comme ſont les chiens de Chreſtiens, qui n’ont non plus de courage que des poules blanches, ou que des femmes barbuës ? à eux, à eux ; car nous ſommes aſſeurez du Liure des Fleurs, dans lequel le Prophete Noby promet des delices eternelles aux Daroezes de la Maiſon de la Mecque : außi vous tiendra il promeſſe à vous & à moy, pourueu que nous nous baignions dans le ſang de ces chiens ſans Loy. Auec ces maudites paroles le Diable les encouragea tellement, que s’aſſemblant tous en vn corps ils ſe rallierent au combat, & nous firent teſte ſi valeureuſement, que c’eſtoit vne choſe eſpouuantable de voir comme il ſe jettoient à trauers nos eſpées. Alors Antonio de Faria s’eſtant mis à haranguer les ſiens, Courage, leur dit-il, valeureux Chreſtiens, cependant que ces meſchans ſe fortifient de leur maudite ſecte du Diable, fions nous en noſtre Seigneur Iesvs-Christ mis en Croix pour nous ; qui ne nous abandonnera point, quelques grands pecheurs que nous puißions eſtre. Car apres tout nous ſommes ſiens, ce que ces chiens ne ſont point. Là deſſus ſe jettant auec cette ferueur & zele de la foy vers Coja Acem, à qu’il en vouloit principalement, il luy deſchargea ſur la teſte vn ſi grand coup d’eſpée à deux mains, que luy couppant vn bonnet de maille qu’il auoit, il ſe ietta incontinent à ſes pieds, puis redoublant auec vn autre coup de reuers, il l’eſtropia des deux iambes, tellement qu’il ne ſe pût releuer, ce qu’eſtant apperceu des ſiens ils en firent vn grand cry, & attaquans Antonio de Faria s’approcherent eſgalement l’vn de l’autre par cinq ou ſix fois, auec tant de courage & de hardieſſe, qu’ils ne firent point de conte de trois Portugais deſquels il eſtoit enuironné, & luy donnerent deux reuers dont ils le jetterent preſque par terre. Ce que voyant les noſtres ils coururent incontinent à luy, & aſſiſtez de noſtre Seigneur, ils firent ſi bien que dans vn demy quart d’heure il mourut des ennemis en ce lieu, ſur le corps mort de Coja Acem quelques quarante huit, & des noſtres quatorze ſeulement, deſquels il n’y auoit que cinq Portugais, & le ſurplus eſtoient valets & eſclaues, bons & fideles Chreſtiens. Ceux qui eſtoient reſtez commencerent alors à perdre courage, & ſe retirerent en deſordre vers le chapiteau de prouë, en intention de s’y fortifier. A quoy vingt ſoldats des trente qui eſtoient dans le Iunco de Quiay Panjan accoururent incontinent, & s’en allerent au deuant d’eux, ſi bien qu’auparauant qu’ils ſe fuſſent rendus maiſtres de ce qu’ils pretendoient, ils furent par eux grandement preſſez de ſe jetterent dans la mer, où les vns ſe laiſſoient cheoir ſur les autres. Les noſtres eſtant encouragez par le nom de noſtre Seigneur Iesvs-Christ qu’ils reclamoient ; joint auſſi la victoire que deſia ils connoiſſoient eſtre à eux, tellement pour auoir l’honneur de la gagner toute, ils acheuerent de les tuer & exterminer tous, ſans que de tout leur nombre il en reſtat que cinq ſeulement, qu’ils prirent tous en vie, & les ayant fait priſonniers, ils les ietterent dans la ſentine pieds & poings liez, afin qu’à force de tourment l’on leur fit confeſſer certaines choſes qu’on leur vouloit demander ; mais ils s’egorgerent les vns & les autres à belle dents, de peur de la mort à laquelle ils s’attendoient ; ce qui n’empeſcha qu’ils ne fuſſent deſmembrez par nos valets, & apres jettez dans la mer, en la compagnie du chien Coja Acem leur Capitaine, grand Cacis du Roy de Bintan, eſpancheur & beuueur du ſang des Portugais, tiltres qu’il ſe donnoit d’ordinaire en ſes lettres, & qu’il preſchoit publiquement à tout les Mahumetans, à cauſe dequoy & pour la ſuperſtition de ſa maudite ſecte, il eſtoit grandement honoré d’eux.