Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 50.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 170-173).



De ce qui aduint à Antonio de Faria, iuſques à ce qu’il eut anchré à Madel, port de l’Iſle d’Ainan, où il rencontra vn Corſaire, & de ce qui ſe paſſa entr’eux.


Chapitre L.



Apres que nous euſmes quitté le port de la riuiere de Mutepinan, mettant la prouë du coſté du Nord, il ſembla à propos à Antonio de Faria de s’en aller gaigner la coſte de l’Iſle d’Ainan, pour chercher vne riuiere qu’on nomme Madel, en intention d’y faire accommoder le grand Iunco où il eſtoit, pource qu’il puiſoit beaucoup d’eau, ou s’en pourueoir d’vn autre meilleur en eſchange de quelque choſe que ce fuſt. Ainſi apres auoir nauigé par l’eſpace de douze iours, auec vn vent touſiours contraire, à la fin il arriua au Cap de Pullo Hinhor, qui eſt l’Iſle des Cocos. Là ne pouuant apprendre aucunes nouuelles du Corſaire qu’il cherchoit, il s’en retourna vers la coſte du Sud, où il fit quelques priſes fort bõnes & bien acquiſes ſelon ce que nous en croyons. Car l’intention de ce Capitaine ne fut iamais autre, que de rendre le change aux Corſaires qui auparauant auoient oſté la vie & les biens à pluſieurs Chreſtiens, qui frequentoient en cette coſte d’Ainan, leſquels Corſaires s’entendoient auec les Mandarins de ces ports, auſquels ils donnoient vn fort grand tribut, afin qu’il leur fut permis d’aller vendre à terre ce qu’ils voloient ſur la Mer. Mais comme des plus grands maux Dieu en tire ordinairement de grands biens, il permit par ſa diuine Iuſtice, que pour auoir raiſon du vol que Coia Acem nous auoit fait au port de Lugor, il prit enuie à Antonio de Faria de l’aller chercher. A quoy il ſe reſolut à Patane, pour le chaſtiment de quelques autres voleurs, qui auoient merité d’eſtre punis de la main des Portugais. Or ayant deſia durant quelques iours auec aſſez de trauail continué noſtre nauigation dans cette enſe de Cauchenchina, comme nous fuſmes entrez dans vn port nommé Madel, le iour de la Natiuité de Noſtre Dame, qui eſt le huictieſme Septembre, pour la crainte que nous euſmes de la nouuelle Lune, durant laquelle il ſuruient ſouuent ſoubs ce climat vne ſi grande impetuoſité de vents & de pluyes, qu’il eſt preſque impoſſible aux Nauires d’y reſiter, & cette tourmente eſt appellée Tufan par les Chinois ; tellement qu’y ayant deſia quatre iours que le Ciel chargé de nuages nous prediſoit ce que nous apprehendions ; ioint que les Iuncos ſe venoient mettre aux abris qu’ils treuuoient là les plus proches, parmy pluſieurs qui entrerent dans ce port, Dieu permit qu’il y en euſt vn entre les autres, d’vn fameux Corſaire Chinois nommé Hinimilau, qui de Gentil qu’il auoit eſté, s’eſtoit depuis peu rendu Mahumetan, induit à cela (comme l’on diſoit) par les Cacis de la maudite ſecte Mahumetane, dont il auoit fait profeſſion n’agueres, & qui l’auoit rendu ſi grand ennemy du nom Chreſtien, qu’il ſe vantoit publiquement que Dieu luy deuoit le Ciel, pour les grands ſeruices qu’il luy auoit faits ſur terre, en la dépeuplant peu à peu de la nation des Portugais, qui dés le ventre de leur mere ſe plaiſoient en leurs offenſes, comme les propres habitans de la Maiſon enfumée, nom qu’ils donnent à l’Enfer ; & ainſi par ces paroles, & par d’autres blaſphemes ſemblables il diſoit de nous tout ce qu’on pourroit iamais s’imaginer de ſale & d’abominable. Ce Corſaire entrant en la riuiere dans vn Iunco fort grand & haut eſleué, auec tous ceux de ſa ſuitte qui s’occupoient au trauail de la nauigation, à cauſe que le Ciel s’obſcurciſſant preſageoit vne tourmente, s’approcha du lieu où nous eſtions à l’anchre, & nous ſalua à la façon de ceux du pays. Alors nous luy rendiſmes le ſalut de la meſme ſorte, comme c’eſt la couſtume de faire aux entrées des ports de ce pays-là, ſans que iuſques alors ils nous euſſent recogneus pour eſtre Portugais, non plus que nous ne les recognoiſſions point. Car nous croyons qu’ils fuſſent Chinois, & qu’ils ſe vinſſent mettre à couuert en ces ports, pour ſe parer de la tourmente comme les autres. La deſſus voila que cinq ieunes hommes Chreſtiens, que ce voleur tenoit eſclaues dans ſon Iunco, iugeans bien que nous eſtions Portugais, ſe mirent tous à crier trois ou quatre fois, Seigneur Dieu miſericorde. A ces mots nous nous miſmes tous ſur pied pour voir ce que c’eſtoit, fort éloignez de iuger ce qui en arriua depuis. Car nous euſmes bien à peine recogneu que c’eſtoient des Chreſtiens, que nous criaſmes fort haut aux Mariniers, qu’ils euſſent à ramener leurs voiles ; ce qu’ils ne voulurent faire. Au contraire s’eſtant mis à ioüer d’vn tambour par maniere de meſpris, ils firent trois grandes huées, & à meſme temps faiſant eſclatter leurs cimeterres tous nuds, dont ils s’eſcrimoient en l’air en nous menaçant, apres qu’ils ſe furent anchrez vn quart de lieuë plus auant que nous, Antonio de Faria deſirant d’apprendre ce que c’eſtoit, y enuoya vn Balon bien équippé. Mais apres que ceux qui eſtoient dedans furent arriuez à bord, ces barbares leur iettoient vne ſi grande quantité de pierres, qu’ils leur firent courir fortune ; ſi bien qu’ils s’en retournerent fort bleſſez, tant les Mariniers que les Portugais. Antonio de Faria les voyants reuenir ainſi enſanglantez, voulut ſçauoir d’eux d’où cela procedoit. Monſieur, luy reſpondirent-ils, nous ne ſçauons point ce que cela peut eſtre, & ne vous pouuons dire autre choſe, ſinon que vous voyez en quel équipage nous reuenons. Cela dit, luy monſtrans les bleſſeures de nos teſtes, nous luy declaraſmes quelle reception l’on nous auoit fait. D’abord cette nouuelle embarraſſa grandement Antonio de Faria, ſi bien qu’il y penſa aſſez long-temps. A la fin regardant ceux qui eſtoient preſens, Meſſieurs, leur dit-il, qu’il n’y ait aucun qui ne ſe tienne preſt, pource que moyennant la grace de Dieu ie me promets que nous ſçaurons bien-toſt d’où vient tout cecy. Car ie m’imagine que c’eſt ce chien de Coja Acem, & poſſible qu’il nous pourra bien payer aujourd’huy nos marchandiſes. Auec ce deſir il commanda qu’on leuaſt à l’heure meſme les anchres, & le plus promptement qu’il peuſt il fit voile auec les trois Iuncos & Lanteaas. Les ayant approchez à la portée d’vn mouſquet, il les ſalua de trente-ſix volées de canon, dont les douze eſtoient fauconneaux, & autres pieces de campagne, parmy leſquelles il y en auoit vne de batterie, qui tiroit des bales de fonte ; dequoy les ennemis demeurerent ſi fort eſtonnez, que toute la reſolution qu’ils peurent prẽdre pour lors, fut de laiſſer leurs anchres dãs la mer, pour n’auoir loiſir de les leuer, afin de laiſſer aller leur Iunco vers la coſte. Choſe qui ne leur reüſſit point ſelon leur deſir ; car Antonio de Faria n’euſt pas ſi toſt recogneu ce deſſein, qu’il leur gaigna le deuant, & les aborda auec toutes les forces des Iuncos & des Lanteaas qu’il auoit. A cette rencontre il ſe fit vn furieux chamaillis de coups d’eſpée par ceux qui vinrent à s’approcher & en ſuitte de cela des iauelots, des bards, & des pots remplis de poudre furent lancez de toutes parts. Par meſme moyen plus de cent mouſquetaires tirerent ſans diſcontinuer ; de ſorte que durant vne demie heure les forces ſe treuuerent ſi eſgales des deux coſtez, qu’on ne pouuoit diſcerner à qui eſtoit l’aduantage. Mais en fin, il pleuſt à Dieu de nous eſtre ſi fauorable, que les ennemis ſe ſentant laſſez, bleſſez & brûſlez, ſe ietterent tous dans la mer ; & ainſi les noſtres auec de grands cris d’allegreſſe, pourſuiuirent courageuſement vne ſi belle victoire. Antonio de Faria voyant que ces miſerables couloient tous à fonds, à cauſe que le courant de l’eau eſtoit ſi impitueux & ſi grand qu’il les faiſoit noyer, s’embarqua dans deux Ballons qu’il fit équipper, prenant quelques ſoldats auec luy. Puis le plus habilement qu’il peuſt, il ſauua ſeize hommes, qu’il ne voulut laiſſer mourir, pour l’extréme beſoin qu’il en auoit en la Chiourme de ſes Lanteaas, à cauſe qu’aux combats, qui s’eſtoient paſſez on luy auoit tué vne bonne partie de ſes gens.