Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 5.
Arnould Cotinet et Jean Roger, (p. 18-21).
pres que nous fuſmes de retour au port d’Arquico, où nous treuuaſmes nos compagnons qui calfeutroient nos Fuſtes, & les equippoient de ce qui leur eſtoit neceſſaire pour le voyage, nous leur aydaſmes à trauailler par l’eſpace de neuf iours. À la fin toutes choses eſtans preſtes nous fiſmes voile, & partiſmes de ce lieu le Mardy 6. Nouembre 1557. Nous emmenaſmes auec nous Vaſco Martins de Seixas, porteur du preſent, & de la lettre dont l’auoit chargé la Princeſſe, pour offrir de ſa part l’vn & l’autre au Gouuerneur des Indes. Nous auions encore en noſtre compagnie vn Eueſque Abiſſin de nation, qui venoit en Portugal en intention de s’en aller de là à S. Iacques de Galice, à Rome, à Veniſe, & de paſſer par apres en Ieruſalem, qu’il deſiroit voir principalemẽt à cauſe de la ſaincteté du lieu ; vne heure deuant le iour nous quittaſmes le port, & nauigeaſmes le long de la coſte auec le vent en poupe, iuſques à ce qu’vn peu apres midy nous montaſmes la pointe du cap de Goçam, & deuant qu’arriuer en l’Iſle des Eſcueils, veiſmes trois vaiſſeaux ſur le fer, qui nous ſembloient eſtre Geluas ou Terrades, de l’autre coſté, qui ſont des noms des vaiſſeaux de ce païs-là. D’abord nous leur donnaſmes la chaſſe, & les gaignaſmes à la voile & à la rame, pource que le vent s’abaiſſant, la mer ſe calmoit. De ſorte que nous nous obſtinaſmes si fort à les pourſuiure, qu’en moins de deux heures les ayans attaints de fort prés, nous euſmes moyen de diſcerner toutes leurs rames : Ce qui nous fit voir au vray que c’eſtoient des Galiottes Turques. Les ayant recognuës, nous priſmes la fuite auſſi toſt, & tournaſmes voile vers la terre, le plus à la haſte que nous peuſmes, pour nous eſchapper d’vn si grand danger qui nous menaçoit. Il ne tint pas à nous que noſtre fuitte ne fuſt auſſi grande qu’il nous fuſt poſſible : Mais ſoit que les Turcs ſoupçonnaſſent noſtre deſſein, ou qu’ils le reconnuſſent, tant y a qu’auec vn grand bruit & des hurlemens à leur mode, en moins d’vn quart d’heure ils ſe meirent tous à la voile contre nous, ſuiuant noſtre route auec leurs voiles eſcartelées de pluſieurs couleurs, enſemble leurs banderoles de ſoye. Et dautant qu’ils auoient le vent fauorable, ils s’en vinrent fondre ſur nous, ayant gaigné le deſſus du vent, tellement que nous ayant approchez à la portée d’vn bien petit fauconneau, ils tirerent contre nous toute leur artillerie, auec laquelle ils tuerent neuf de nos hommes, & en bleſſerent 26. ce qui fut cause que nos Fuſtes en demeurerent toutes rompuës, & qu’vne bonne partie de noſtre équipage fuſt ietté dans la mer. Cependant au fort de noſtre malheur, les Turcs ne perdirent point de temps, & nous ſceurent ioindre de ſi prés, que de leur pouppe ils nous bleſſoient aiſement auec le fer de leurs lances. Or pource qu’il eſtoit encore reſté dans nos Fuſtes quarante deux bons soldats, qui pour n’auoir eſté bleſſez, pouuoient encore vaillamment combattre, ceux-cy reconnoiſſans que de leur valeur, & de la force de leurs bras dépendoit la conſeruation de leur vie, delibererent de ſe deffendre. Auec cette resolution ils attaquerent courageuſement le Capitaine de ces trois Galiottes, dans l’vne deſquelles eſtoit Solyman Dragut, General de cette flotte. Leur abord fut ſi furieux, qu’ils l’aſſaillirent de pouppe à prouë, & y meirent à mort vingt-ſept Ianniſſaires. Toutesfois comme elle fut ſecouruë des deux autres Galiottes, qui eſtoient demeurées vn peu en arriere, elles firent ſauter en meſme temps dans celle que nous auions ſi rudement abordée, quarante Turcs de ſecours, qui nous affoiblirent fort, & nous firent perdre courage, car nous en fuſmes ſi mal traittez, que de cinquante quatre que nous eſtions en tout, il n’en reſta plus qu’vnze de vifs, encore en mourut-il deux le lendemain, que les Turcs firent couper par quartiers, qu’ils pendirent au bout de leurs vergues, pour marque de leur victoire : & ainſi ils les porterent iuſques à la Ville de Mocaa, de laquelle eſtoit Gouuerneur le beau-pere de ce meſme Solyman Dragut qui nous auoit pris. Celuy-cy aſſiſté de tous les habitans, attendoit ſon Gendre ſur l’emboucheure du port, pour le receuoir, & luy donner le bon accueil de la victoire qu’il venoit de gaigner ſur nous. En ſa compagnie il auoit vn ſien Cacis, lequel eſtoit Maulana (principale dignité Sacerdotale), & dautant que peu de iours auparauant il auoit eſté en pelerinage à la Mecque, dans le Temple du Prophete Mahomet, il eſtoit tenu de tout le peuple pour vn ſainct homme. Cét impoſteur s’en alloit par la Ville sur vn Char de Triomphe, entouré d’vne tapisserie de ſoye. Du haut de ce Char il faiſoit pluſieurs ceremonies, & donnoit de grandes benedictions au peuple, qu’il exhortoit à rendre toutes ſortes de loüanges à leur Prophete, pour la victoire que Solyman Dragut auoit gaigné contre nous autres. Si toſt que nous fuſmes arriuez en ce lieu, l’on nous y fit mettre pied à terre à neuf qui eſtions reſtez en vie, & qu’on auoit liez d’vne grosse chaiſne. Auecque nous eſtoit l’Eueſque Abiſſin, ſi couuert de playes, qu’il en mourut le lendemain, & nous fiſt connoiſtre en cette derniere fin, qu’il partoit du monde auec vne repentance de vray Chreſtien, ce qui nous encouragea & conſola grandement. Cependant tous les habitans qui s’eſtoient aſſemblez à l’entour de nous, ſçachant que nous eſtions des Chreſtiens que l’on emmenoit captifs, tranſportez d’vn excez de colere, nous donnerent vne ſi grande quantité de ſoufflets, qu’il faut que i’aduouë, que pour moy, ie ne penſois pas de m’eſchapper iamais en vie de leurs mains. À quoy les incitoit principalement la meſchanceté du Cacis, qui leur faiſoit accroire qu’ils gaignoient pleniere Indulgence enuers Mahomet, à nous frapper, & nous mal-traitter de ceſte ſorte. Ainſi tous enchaiſnez que nous eſtions, & perſecutez des vns & des autres, nous fuſmes menez en triomphe par toute la Ville, où l’on n’oyoit que cris & acclamations, ou s’entremeſloient pluſieurs ſortes de Muſiques, tant d’inſtrumens, que de voix. Auecque cela, il n’y auoit femme, pour retirée qu’elle fuſt, qui n’accourût à ce bruit pour nous voir, & nous faire quelque outrage : car depuis les moindres enfans iuſques aux hommes les plus aagez ; tous ceux qui nous regardoient paſſer, nous iettoient du haut des feneſtres, & des balcons, des pots
pleins d’vrine, & d’autres ordures, pour plus grand blaſme & meſpris du nom Chreſtien. À quoy ils ſe portoient à l’enuy les vns des autres, à cauſe que leur maudit Preſtre continuoit touſiours à leur preſcher qu’ils gaignoient les pardons à nous maltraitter. Tellement que pas vn d’eux ne vouloit paroiſtre nonchalant à s’acquérir, du merite, & faire vne penitence qui leur couſtoit ſi peu, employans pour cét effet tout le iour en pareilles Stations. Ayans eſté tourmentez de cette ſorte iusques au ſoir, à la fin apres qu’on nous euſt bien pourmenés ainſi garottez que nous eſtions, nous fuſmes conduits en vne obſcure baſſe-foſſe. Là nous demeuraſmes dix-ſept iours expoſez à toutes ſortes d’angoiſſes, & ſans y auoir pour tous viures pendant ce temps-là, qu’vn peu de farine d’auoine par iour, qui nous eſtoit diſtribuée le matin pour tout le reſte de la iournée. Quelquesfois auſſi l’on nous donnoit cette meſme portion en pois cruds, ſeulement trempez dans l’eau, que nous mangions ainſi, sans prendre autre nourriture.